D’Aureng-Abad, aux Indes Orientales, le 16 Ianvier 1683.
L’Armée d’
Aureng-Zeb
Empereur des Mogols, est campée au tour de cette ville depuis plus d’vn an. Les quatre autres armées qu’il a mises sur pied en différents endroits des Indes, sont occupées à faire la guerre contre plusieurs Rajas ou Princes Idolâtres, qui ont pris les armes pour favoriser la
révolte du Prince Akebar fils aîné de l’Empereur
. Ce jeune Prince a fait vne armée assez nombreuse dans le Decan : et il a attiré à son service quantité de Mécontents et plus de quinze mille hommes de la Nation des Ratores. Ces peuples qui sont Idolâtres, sont estimez les plus braves de toutes les Indes. Tavercan vn des principaux Emirs de la Cour du
Grand Mogol
, ayant reçeu quelque mécontentement, avoit suivi le party du Prince Akebar, qui luy donna le commandement de son armée. Il résolurent il y a quelque temps d’attaquer Aureng-Zeb avec vn corps de vingt mille hommes, et d’entrer la nuit dans son camp, pour tâcher de se saisir de sa personne. Tavercan estoit chef de l’entreprise qu’il vouloit exécuter avec le secours des Ratores. Aureng-Zeb en fut averti plusieurs jours auparavant, par ses espions : et quoi que son armée fût beaucoup plus nombreuse que celle du Prince Akebar, il aima mieux le prévenir par vne ruse que de hazarder le combat. Il écrivit donc vne Lettre adressée à son fils : et il l’envoya par des endroits où il sçavoit qu’vn des Chefs des Ratores s’estoit fortifié et rendu maistre de tous les passages, afin que la lettre luy tombât entre les mains. Elle estoit écrite en des termes pleins d’artifice, pour
faire croire qu’Aureng-Zeb et le Prince Akebar son fils estoient en bonne intelligence : et elle finissoit en le pressant d’amener les Ratores leurs ennemis communs dans l’endroit dont ils estoient convenus, afin de les punir des trahisons qu’ils avoient faites depuis long temps à la Maison Royale. Cette lettre fut leüe par vn des Chefs des Ratores qui la montra aux principaux : et elle causa aussitost vne grande émeute parmy ces Troupes. Tavercan et les autres Chefs leur représentérent inutilement que c’estoit vn artifice d’
Aureng-Zeb
, afin de les détacher du service du Prince Akebar, et d’affoiblir ainsi son party. Les Ratores n’eurent aucun égard à leurs remontrances : et ils se retirérent hors du camp, de crainte d’estre envelopez. Cependant,
Aureng-Zeb
, qui est plus que jamais engagé dans ses anciennes superstitions magiques, pour empescher que les Troupes de son fils ne pussent avancer, envoya attacher des Talismans à quelques vieilles sépultures aupres d’Esmer, la nuit qui précéda le jour que la bataille devoit estre donnée. La retraite des Ratores empescha Akebar d’exécuter son dessein. Tavercan désespéré du mauvais succez de l’entreprise, résolut d’aller tüer
Aureng-Zeb
. Il se rendit avec peu de suite au quartier de l’
Empereur
: et il demanda à luy parler pour vne affaire importante.
Aureng-Zeb
commanda qu’on le fist entrer, mais que s’il estoit armé il quitât ses armes, et qu’on le tuât s’il refusoit d’obéïr. Tavercan estoit bien armé et revestu d’vne cüirasse cachée sous sa veste. Quand on luy demanda s’il estoit armé, il se recula, mit la main au sabre et tüa les premiers Gardes qui s’avancérent contre luy. Il fit de grands efforts pour entrer dans l’appartement d’
Aureng-Zeb
: mais les Gardes estant accourus en plus grand nombre le tüérent, apres qu’il eut long temps combatu. Son fils âgé de douze ans, qui avoit voulu le suivre, se sauva dans le tumulte. Le Prince Akebar s’est depuis, retiré dans le Decan, aupres du Raja Sombagi, fils du fameux Raja Sevagi : et il s’est posté avec ses Troupes, dans des montagnes inaccessibles. Les Ratores se sont aussi retirez aupres de ce mesme Raja. Les autres armées d’
Aureng-Zeb
sont depuis plus d’vne année occupées à faire la guerre à Sombagi, avec plus de perte que d’avantage. Ils ont assiégé pendant huit mois la forteresse de Ramser, sitüée sur vne haute montagne, sans pouvoir la prendre. Tavercan vn des Emirs, promit à
Aureng-Zeb
de l’emporter en huit jours. Mais ayant vn dessein contraire, il feignit d’y donner vn assaut : et il donna moyen en mesme temps à Sombagi d’y jetter vn grand convoy de munitions et de nouvelles Troupes. On dit que Sombagi luy a fait vn présent de trois cens mille roupies ou quatre cens cinquante mille livres pour cet important service.