RELATION DES AUDIENCES données par le
Grand Seigneur
& par le Grand
Visir
, au Sieur de
Guilleragues
Ambassadeur de France à la Porte Othomane.
On avoit reçeu depuis deux mois , plusieurs avis par des lettres écrites de Constantinople & d'Andrinople , que les honneurs du Sofa avoient esté accordez au Sieur de
Guilleragues
: mais on ne sçavoit pas encore les particularitez de cette nouvelle , ce qui en avoit fait différer la publication.
Le sieur de
Guilleragues
estoit arrivé à Andrinople le 3 d'Octobre dernier. Il y estoit venu apres avoir esté asseuré de la part du
Grand Visir
qu'il recevroit les mesmes honneurs qui avoient toûjours esté rendus à ses prédécesseurs , & que les innovations que le
défunt Visir
avoit voulu introdüire dans le cérémonial, n’auroient point de lieu.
Il fut resçeu avec des cérémonies extraordinaires. Le Grand Escuyer, l’Aga des Janissaires & plusieurs autres officiers du
Grand Seigneur
allérent au
devant de luy, à une lieüe de la ville : & ils l'y amenérent au milieu d'une haye de Janissaires sous les armes.
Le
Grand Visir
estoit alors indisposé : & il ne put luy donner audience que le 28 du mesme mois. Ce temps fut employé en négociations sur les principales cérémonies de l'audience : & on fit sur ce sujet plusieurs propositions à l’Ambassadeur. On offrit de luy donner audience dans la chambre où le
Grand Visir
la donne ordinairement aux Ambassadeurs & aux autres Ministres Estrangers. On luy représenta que ce
Ministre
recevoit dans la mesme chambre le Mufti , & le Musahib ou favori du
Grand Seigneur
, qui sont deux des plus considérables personnes de la Cour: & qu'ainsi , il ne devoit pas faire de difficulté d'y aller à l'audience. Néantmoins , le Sieur de
Guilleragues
n'y voulut pas consentir , parce qu'il sçavoit que le Sofa y estoit disposé d'une maniére toute nouvelle , & qu'il occupoit la plus grande partie de la chambre : de sorte qu'il ne restoit qu'un tres petit espace depuis l'estrade jusqu'à la porte , où les Turcs laissoien leurs Pabouches ou souliers.
Il dit que le Mufti & le Musahib ne disputoient pas avec le
Grand Visir
sur les honneurs qu'ils prétendoient : mais que la contestation sur la forme du Sofa & sur les cérémonies de l’audience , avoit fait trop de brüit depuis cinq ans , dans toute l'Europe pour n'estre pas terminée avec éclat. Qu’ainsi , il estoit résolu de ne se relascher sur aucune circonstance des honneurs de sa réception , afin qu’on ne put jamais luy reprocher qu’il eût manqué à soûtenir la dignité d’un caractére aussi illustre que celuy d'Ambassadeur de l'Empereur de France. Ses raisons furent rapportées & approuvées par le
Grand Visir
, qui luy fit donner de nouvelles asseurances qu'il seroit traité selon le cérémonial pratiqué a l'égard des autres Ambassadeurs de France , luy faisant mesme espérer de plus grands honneurs. Le 28 d'Octobre fur destiné pour cette audience.
Le 27 , veille de la cérémonie , l’
Ambassadeur
envoya , selon la coûtume , par ses Drogmans les présents ordinaires au
Grand Visir
, qui les reçeut avec des marques d'une extrême satisfaction , & fit donner quarante sequins à ceux qui les avoient portez. Ils présentérent au Kiaïa ou Lieutenant du Grand Visir , ceux qui luy estoient destinez : & il leur donna dix séquins , qu'ils distribüérent selon l'ordre qu'ils en avoient , aux domestiques du
Grand Visir
& du Kiaïa. Le 28 , l’
Ambassadeur de France
fut condüit à l'audience par le Chaoux Bachi & par quelques autres officiers de la Porte. Il estoit richement vestu à la Françoise , & monté sur un beau cheval de l'écurie du
Grand Seigneur
: & il estoit accompagné de ses domestiques & des princripaux Marchands François , au nombre de soixante & dix , tous magnifiquement vestus. Il fut amené ainsi au Serrail du
Grand Visir
, où il mit pied à terre : & il fut condüit en traversant plusieurs chambres , à celle où ce
Premier Ministre
reçoit les Visites du
Grand Seigneur
, qui estoit destinée pour l’audience.Cette chambre est ornée de quantité de peintures & de dorures. Il y a au milieu un bassin de marbre avec quelques jets d'eau, dont les bords estoient garnis de vases pleins de fleurs. Le plancher estoit couvert de riches tapis, de coussins & d'autres meubles tres magnifiques à la maniére du païs. Le Sofa estoit disposé selon la maniére ordinaire : deux tabourets de velous rouge enrichis de broderie à fleurs d'or , y estoient placez sur une mesme ligne , celuy du
Visir
n'estant pas sur une estrade plus relevée , selon qu'il s'estoit pratiqué quelques fois.
Le Sïeur de
Guilleragues
monta sur le Sofa , & s'assit sur le tabouret qui estoit placé vis-à-vis de la porte par laquelle il estoit entré. Le
Grand Visir
arriva peu de temps apres , par une autre porte du costé de l'autre tabouret , & monta sur le Sofa. Le Sieur de
Guilleragues
se leva cependant, sans sortir de sa place : & apres les compliments réciproques, il se remit sur son tabouret au mesme temps que le
Grand Visir
s'assit sur le sien. Aussitost qu'ils furent assis , le Selam-Chaous dont la charge est de faire une courte priére pour la conservation & pour la prospérité du
Grand Seigneur
, la prononça à haute voix selon la coûtume.
Le Sieur de
Guilleragues
commença l'entretien par un compliment qu'il fit au
Grand Visir
sur son élévation à la premiére charge de l'Empire Othoman : & il loüa particuliérement le
Grand Seigneur
, sur le chois qu'il avoit fait d'un si habile
Ministre
pour luy remettre la condüite des plus importantes affaires de l'Estat. Le sieur Fontaine un des Drogmans
de France , interpréta en Turc le discours de l’
Ambassadeur
: & le
Grand Visir
y répondit par plusieurs demonstrations d’estime & de reconnoissance , en luy disant plusieurs fois qu’il estoit le tres bien venu. C’est le terme de civilité dont les Turcs se servent ordinairement lors qu’ils veulent de les voir. Il parla aussi toûjours à l’
Ambassadeur
en troisiéme personne , qui est une grande marque de respect parmi les Turcs.
Apres que la conversation de plus de demie heure , deux officiers apportérent le Cahüe & le présentérent à l’
Ambassadeur
& au
Grand Visir
, en mesme temps , dans des tasses semblables , apres avoir mis devant l’un & l’autre , un mouchoir de toile de soye , également enrichy d’or & de broderie. Le sorbet , le parfum & les eaux de senteur leur furent aussi servis en mesme temps & de la mesme maniére.
Le
Grand Visir
asseura l’
Ambassadeur
qu’il souhaitoit d’estre bientost en estat de le condüire à l’audience du
Grand Seigneur
: ajoûtant qu’il pouvoit espérer par avance , d’estre tres bien reçeu de Sa
Hautesse
: & que cependant , il l’asseuroit de l’exécution de tout ce qu’il luy avoit promis en faveur des Chrestiens , & des Missionnaires de Levant , & des Marchands François qui négocient dans l’Empire Othoman.
Ensüite on apporta une riche veste dont l’
Ambassadeur
fut revestu. Trente autres furent distribüées aux principaux de sa süite , quoy qu’on n’eneût pas donné un pareil nombre à ceux de la süite des autres Ambassadeurs de France , qui n’en avoient reçeu ordinairement que vingt ou vingt quatre. Les Ambassadeurs des autres Nations en reçoivent encore un moindre nombre.
Le Sieur de
Guilleragues
apres avoir salüé le
Grand Visir
qui luy témoigna encore la joye qu’il avoit de le voir , sortit le premier de la chambre : & il retourna au Palais de Métropolitain , condüit par les officiers de la Porte , au mesme ordre qu’il en avoit esté amené.
Toutes les cérémonies de cette audience furent observées & mises en écrit par le Teschrifat-Emini qui tient le registre des cérémonies : & il demanda qu'elles fussent insérées dans les Archives de l'Empire , afin d'en conserver la mémoire à la postérité.
Le
Grand Visir
& les principaux officiers de la Porte témoignérent une extréme satisfaction de la maniére dont l'
Ambassadeur
s'estoit aquitté de cette fonction. Le peuple mesme fit paroistre par des acclamations , la joye qu il avoit de voir tendre au
Ministre
du plus grand
Prince de la Chrestienté
, des honneurs dont le refus luy avoit si souvent fait appréhender de fâcheuses süites.
Le 26 Novembre fut destiné pour condüire L'
Ambassadeur
de France à l’Audience du
Grand Seigneur
. Ce jour là , qui estoit un Dimanche , le Sieur de
Guilleragues
apres avoir entendu la Messe de grand matin , monta à cheval & partit à huit heures de la maison du Métropolitain , accompagne de ses domestiques , des principaux Marchands,de tous les François qui estoient à Andrinople , & il fut condüit en la maniére accoûtumée : par le Chaoux Bachi qui estoit venu le prendre avec quelques autres officiers de la Porte.
Il trouva dans la premiére Cour du Serrail , environ mille Janissaires , à qui on fit la distribution de plusieurs plats de pilau , ou ris cüit avec de la viande , qui est le régale ordinaire qu'on leur fait en semblables occasions. On ne leur distribüa pas la paye selon la coûtume , à cause que la pluspart de ceux de ce corps estoient en campagne.
Il fut ensüite condüit dans la sale du Divan , où il estoit le
Grand Visir
, accompagné du Janissaires Aga, ou Colonel Général des Janissaires, d'un des Cadileskers ou Grands Prevosts , du Testerdar ou Grand Trésorier , & du Nischangi Bachi ou Grand Chancelier. Ils estoient assis à quelque distance les uns des autres , sur un banc attaché au parquet de la muraille. Le Sieur de
Guilleragues
entra dans le Divan , accompagné des sieurs Mérille & Noguerres Secrétaires de l'Ambassade , de deux Drogmans & de six de ses domestiques : & il se plaça sur un tabouret qui luy avoit esté préparé , pres , & en face du
Grand Visir
. Ils se complimentérent reciproquement : & le Sieur de
Guilleragues
se leva quelque temps apres , pour laisser au
premier Ministre
le temps de terminer les affaires des particuliers , qui estoient en foule dans le Divan pour luy demander justice. Ce
Ministre
jugea en une heure & demie, plus de cent procez , apres avoir écouté les parties : prononçant la Sentence sur le champ.
Le
Grand Seigneur
estoit à une jalousie au dessus du siége du
Grand Visir
: & il voyoit tout ce qui se passoit dans la sale.
Apres que le Divan fut fini , on apporta des tables dont la premiére fut mise devant le
Grand Visir
, à laquelle il mangea seul avec l’
Ambassadeur
de France, qui y fut condüit par le Chaoux Baschi.
On en servit d’autres en mesme temps, pour l’Aga des Janissaires , le Cadilesker , le Tefterdar , le Nischangi Bachi , & pour ceux de la füite de l’
Ambassadeur
. Les sieurs Merille & Noguerres Secrétaires de l’Ambassade furent placez à la seconde , deux autre François à la quatriéme , & trois à la cinquiéme. Le Cadilesker mangea seul à la troisiéme, parce qu’estant une personne de la loy , il ne doit pas manger avec d’une religion différente. Les Drogmans demeurérent cependant , debout.
Les tables furent servies avec beaucoup de magnificence , de früits , de ris & de plusieurs mets préparez à la maniére du païs. Le repas dura plus d’une heure & cependant , l’entretien continüa toûjours entre l’
Ambassadeur
& le
Grand Visir
: & le sieur Fontaine servoit d’Interpréte.
Apres le repas on couvrit l’
Ambassadeur
d’une riche veste , & on en distribüa encore trente à ceux de la füite. Les présents destinez pour le
Grand Seigneur
furent portez vers l’appartement des Sultans , & reçeus par le Kisler Agassi ou Chef des Ennuques noirs.
Quelque temps apres le
Grand Visir
sortit du Divan & entra dans l’appartement du
Grand Seigneur
. Le sieur de
Guilleragues
y fut condüit un demy quart d’heure apres , par les Capigais, avec le sieur Fontaine , les sieurs Merille & Noguerres Secrétaires , & sept autres personnes de sa süite. Chacun estoit accompagné de deux Capigis , selon la coûtume.
Le
Grand Seigneur
revestu d’habits tres riches, & couvert de pierreries , estoit assis sur un Thrône magnifique placé au fonds de la sale : & les principaux Officiers de sa cour estoient debout autour de
Sa Hautesse
.
L’
Ambassadeur
salua le
Grand Seigneur
par une profonde révérence : & lui fit un discours qu’il prononça avec tant de dignité , que le
Grand Visir
ayant voulu interrompre ,
Sa Hautesse
ordonna à l’
Ambassadeur
de continüer & de luy demander tout ce qu’il luy plairoit. Ce discours ayant esté interprété par les Drogmans , le
Grand Seigneur
parut en estre fort satisfait. Il parla encore une seconde fois au Sieur de
Guilleragues
: ce qui est sans exemple , les Sultans se contentant ordinairement d’entendre une partie de la harangue des Ambassadeurs , apres quoy le Visir prend la parole , & les Grands Seigneurs les congédient par un signe de teste , ou leur font dire par les Visirs qu’ils sont satisfaits de leurs compliments.
Le Sieur de
Guilleragues
ayant esté ramené de l’Audiance dans le mesme ordre qu’il y avoit esté condüit , sortit du Serrail , monta à cheval , & se rangea selon la coûtume pres de la porte , avec tous ceux de sa füite pour voir sortir le
Grand Visir
, & défiler les Janissaires : apres quoy il se retira au mesme ordre auquel il estoit venu.
Le
Grand Seigneur
partit le mesme jour , par une porte de derriére pour
aller à la chasse
: & quatre jours apres , il partit encore pour une
longue chasse
qui devoit durer deux mois.
Les jours süivants , le sieur de
Guilleragues
rendit visite aux principaux officiers de la Porte : & le 23 , il visita le Musti , qui est comme le Pontife des Turcs. Le Mufti reçeut avec beaucoup de civilité & de marques de respect : & il luy fit les régales ordinaires de cahüé , de sorbet & d’eau de senteur. Il visita aussi incognito , le Capitan Bacha gendre du
Grand Seigneur
: ayant remis à le voir publiquement avec les cérémonies ordinaires , lors qu’il seroit de retour à Constantinople , où il exerce particuliérement sa jurisdiction sur l’armée navale du
Grand Seigneur
.
Il ne luy estoit plus qu’à prendre audience de congé du
Grand Visir
: & il la demanda au commencement de Janvier. Mais en mesme temps , le
Visir
fut obligé de faire un voyage de dix jours , pour aller conférer de quelques affaires importantes avec le
Grand Seigneur
, qui
estoit à la chasse
entre Constantinople & Andrinople. Au retour de son voyage , le
Grand Visir
le fit avertir de venir à l’audience le 29 du mesme mois. Il luy manda aussi par le sieur Fontaine un des Drogmans de l’Ambassade , qu’il avoit résolu de luy donner trente vestes pour ceux de sa füite : & qu’il luy envoyeroit trente chevaux de son écurie pour la marche. L’
Ambassadeur
qui avoit desja renvoyé une patrie de ses domestiques, appella tous les François qui estoient à Andrinople , pour rendre sa füite plus nombreuse. Il alla à l’audience vestu d’une longue veste fourrée de Marte zibelline : & la pluspart de ceux de sa füite estoient vestus de robbes à la Grecque , & par le
Grand Visir
. Il fut d’abord condüit à la sale ordinaire des audiences , où on le vint prendre un quart d’heure apres, pour le condüire dans une chambre magnifiquement ornée , où peu de Turcs ont la liberté d’entrer , & dans laquelle aucun Chrestien n’estoit jamais entré.
Le Sieur de
Guilleragues
y trouva deux tabourets également placez sur le Sofa , & il s'assit d'abord sur le sien. Le
Grand Visir
entra un moment apres , & l'
Ambassadeur
s'estant levé demeura sur le Sofa pour le salüer , & ils s’assirent en mesme temps. L'audience dura pres d'une heure, à la fin de laquelle on apporta les régales accoûtumez de cahüé, de sorbet & d’eaux de senteur. Le
Grand Visir
remarquant que l'
Ambassadeur
temoignoit quelque répugnance à boire le cahüé à cause qu il estoit préparé avec de l’ambre , en fit apporter d’autre : & il ne prit le sien qu’apres qu’on l’eut servi à l’
Ambassadeur
.Il luy fit ensüite aporter une veste magnifique & en fit distribüer trente autres à ceux de sa füite. Le sieur de
Guilleragues
sortit de la sale , & il fut recondüit à son logis avec les mesmes cérémonies.
Le
Grand Visir
fit fournir vingt chevaux & autant de chariots pour son équipage , quoy que selon la coûtume , les Ambassadeurs doivent retourner à Constantinople à leurs dépens.
Le sieur de
Guilleragues
partit d’Andrinople , le 16 de Fevrier : & il arriva le 22 , à Constantinople , dans un carrosse suspendu à la Polonoise, richement garny , dont le
Grand Visir
luy avoit fait présent. Il descendit de carosse au fonds du port , où le Vicaire Patriarchal , les Marchands François & Vénitiens & toutes les personnes du pays affectionnées à la France l’attendoyent. Il y entra dans un caïque qu’on luy avoit préparé, & qui fut süivi de plus de cinquante autres.
Lorsqu’il passa devant Galata , il y fut salüé de la mousqueterie & de l’artillerie d’un vaisseau , de deux barques & d’un tartare de Marseille. Il trouva au débarquement à Tophana , un cheval du Vayvode de Galata , qui le porta jusqu’au Palais de France, où il fut reçeu avec les acclamations de toute la Nation Françoise.