Le triomphe des Normans (extrait)


Guillaume Tasserie

Éléments contextuels

1490-1499

xve siècle

Rouen

Non localisé

Édition du texte

Salomon

Sus, apprez, sans dilation,
Homme d’enqueste, qui est tu,
Que je voy en ce point vestu ?
Ton non « nom ». ? Je te veulz bien congnoistre.

Le commun peuple de la basse Normendie

Ne le sçavons peint, nostre maistre.
Es convient que je vous dye ?
Bé, ne sieux je de Normandie
Le quemun peuple ? Ch’est men nom.
Sçavons peint quelle aage j’ey.

Salomon

Non ?

Le commun peuple

De pieux chinq ans juq’a siez vingtz,
Men mestre.

Salomon

Ce n’est que bien prins :
J’approuve ceste consequence
Que depuis les ans de innocence
Jusq’ ès ans de decripité « decrepité ».
C’est le peuple et communité.
Mais qui t’a aprins ce langage ?

Le commun

Bé, n’est ce nostre propre usage
Et le vray vulgaire normant ?
Quique m’en vueille estre blasmant ?
Ainsi mé l’a ma mere apprins
Et n’en doy peint estre reprins.
Pourtant seses « se ces ». gallins gallans
Ont esté parmy sés « ces » Francheiz
Et ont contrefait leur langage,
Si sieux je vray Normant, g’y gage.
Ne sieux pas doncq, men bon seigneur ?

Salomon

Or me dy sans plus de sejour,
Par le serment que tu as fait
Au Dieu vivant et tres parfait :
Que croy-tu ? que te semble il estre ?
Que puys tu bonnement congnoistre
Du faict de la conception
Dont il est present question ?
Est elle pure, saincte et belle,
Sans quelque tache originelle ?
Y a il eu polution,
A ton ymagination ?
Qu’en croy tu ? Or dy, par ta foy.

Le commun

Se je le crey, se je le crey !
Bé, a quey mé le demandous ?
En ygnorons, par nostre foy ?
Se je le crey, se je le crey !
Le diable m’emport’ quand et sey
Se ne m’en fais machue de houx.
Se je le crey, se je le crey !
Bé, a quey mé le demandous ?
N’est che le meien le plus doulx
Et n’est che la douche puchelle
Qui de sa tres digne mamelle
A alecté che noble Rey ?
Se je le crey, se je le crey !
Mays qui veult contre luy hoignier ?
M’arme ! Il auroit a besoignier
Assez pour en caer au dessoubz.
Bé, a quey le mé « mé le ». demandous ?
Je ne quenyeux tant innocent
Ne sy viel, eust il des ans chent,
Quy « Qui ». le nye, a che que je vey.
Se je le crey, se je le crey !
Pas ne seraye vray Normant
Se j’alloie chu concept blasmant,
Comment che meschant mesurous.
Bé, a quey mé le demandous ?
C’est assez parler : mé de mey,
Pour estre brulé devant tous,
Se je le crey, se je le crey.
Bé, a quey mé le demandous ?
Cy se met a genoulx nu teste,
et dit en ce faisant :
Men huvel bas, a deux genoulz,
Je crey, aussi vray que je dis,
Que la reine de paradis,
La mere Dieu, nostre mestresse,
A eu en sey tant de noblesse
Et tant de grace et tant d’honnour
Que jamays Dieu nostre signour,
Qui l’a peu et deu et voulu,
N’a souffert estre en rien polu
Son tres glorieux et pur corps,
Ne par dedens ne par dehors,
Et n’eust termé polution
En sa saincte conception,
Devant, en l’instant, et ne La correction n’est pas mentionnée par Le Verdier. apprez ;
Mais il la garda par exprez
Pour son tect et sa maisonnete
Trestoute belle et toute nette,
En despict des faulx envyeulx.
N’es che merveille qu’en tous lieux
La feste ès Normans est nommée ?
Ossy est elle bien aymée.
Apprez Dieu, ch’est nostre credenche,
Nostre esper, nostre confidenche.
N’es che quelque chose qu’on die
Sen douaire que Normendie ?
Sen benest fieulx ly a donné
Che bon peis et abandonné
Pour partage, pour appennage,
Bé n’es che son propre heritage ?
M’erme ! ossy on ne l’y het peint.
Et pour en congnoistre le point,
Je m’esmerveille comme encore
Il est du contraire memoire,
Et m’esbays que terre n’euvre
Qui transgloutisse et pieux requeuvre,
Ainsy que Abiron et Datham,
Telz hoignours. Ha voy que deten
Du pseaulme qui se commenche
Deus laudem ; pour recompense
Soient ilz maulditz ! Tant seulement
Si sont ilz, a men jugement.
Car, aussy vrey quement la messe,
Nous ly devons fey et promesse,
Honneur, gloire, devotion,
Cantique, genuflection,
Tribut, veu, reverence, hommage,
Peage, service et dixmage.
N’es che nostre escu, nostre garde,
Nostre secours, nostre avant garde,
Contre les ennemys d’enfer,
Fussent ilz aussi fors que fer ?
Jamays a eulx ne fust submyse
Ne de quelque peché reprise,
En despit des villains hoignoux,
Qu’en deust besilier devant tous
Et dehagner comme la cher
A la fenestre du boucher,
S’ilz retournent aucunement.

Salomon

Qu’en croys tu ?

Le commun

Tout fin proprement,
Qu’elle est belle comme le jour,
Ou la raide mort sans sejour
Me pieusse aterrer prestement
Se je ne le crey fermement.
Bé, a quey le fault il cheler ?

Commentaire sur l’édition

Reprise de l’édition Le Verdier, avec vérification sur le manuscrit. Lorsqu’une différence est constatée entre le manuscrit et l’édition, la forme donnée par Le Verdier est rapportée en note.

Source ou édition princeps

Bibliothèque nationale de France, manuscrit Français 24315, fo 132 vo-135 vo.

Édition critique

G. Tasserie, Le Triomphe des Normands, suivi de La Dame à l’agneau par G. Thibault, œuvres inédites publiées avec introduction par P. Le Verdier, 1908, Rouen, Léon Gy, p. 46-50

Études

Commentaire historique et contextuel

Guillaume Tasserie est un auteur qui a plusieurs fois participé au concours du Puy des Palinods de Rouen, célèbre concours de poésies consacrées à la Vierge, et il en a été aussi un temps le prince. Le Triomphe des Normands est une moralité tirée d’un chant royal présenté au concours de 1490. Le roi Salomon y interroge diverses personnalités sur le culte de la Vierge, le dogme de l’immaculée conception. L’une de ces personnalités est le « commun peuple ». Curieusement, ce peuple est dit de « basse Normandie », alors que l’auteur est rouennais.

Commentaire linguistique

La langue employée par le « commun peuple » est dialectale en raison de plusieurs traits phonétiques et morphologiques : l’absence de palatalisation de [k] devant [a] (caer pour choir) et le traitement du [k] latin devant un [e] ou un [i] (Ch’est pour c’est, chinq pour cinq, machue pour massue, douche pour douce, puchelle pour pucelle, etc.) sont propres au domaine du Nord-Ouest (deux tiers nord de la Normandie et Picardie) ; le traitement du ē et du ĭ latins ( pour moi, crey pour crois, quey pour quoi, sey pour soi, Rey pour roi, etc.) est propre aux parlers de l’Ouest d’oïl, de même que le phénomène alors récent de non-labialisation de [e] (et de [ɛ̃]derrière consonne labiale [p], [b], [f], [v] et [m] (meien pour moyen, peint pour point). Les formes de déterminant possessif (men pour mon, Sen pour son) sont attestées dans la partie septentrionale de la Normandie. Aucun phénomène linguistique clair ne permet de rattacher ce texte plus spécifiquement aux parlers de l’Ouest du domaine normand, ceux de la « basse Normendie ».