Devis de construction de bateau


Anonyme

Éléments contextuels

1577

xvie siècle

Le Havre

Pays de Caux

Édition du texte

[f. 42 r.] Estat dun navire de quarante deulx pies de cille non conprins le talon et dix huict pies de cestes et vingct pies de bauct de dedens en dedens qui sera dieu aydant basty par Jeahn Gerout maistre cerpentier dem[e]rant a Fecamp pour Jeahn Hebert le jeune maitre de navire dem[e]rant au Havre de Grace a cavoir ungne cille telle qui convient a ung tel navire ung estable et ung tambot tel qui convient a ung tel navire de hourdis tresse pies et de lof dix neuf pies les varenges aurot huict pouces decantillon et les jenous a lecipolen tant plainct que vite en fons et doubles bien esement lung contre lautre pour la planche des cerres les cerres auront en fons cinq poucez et dousse depesseur et en aura quatre cours de c[h]acun bort aveques deulx cours de cerre par vesse de deulx poucez et demy depesceur la cerre baucquiere aura cinq poucez depesceur et de larje dousse poucez les baros deu tillact auront sept poucez en tous cens et fermes a ceus deronde le tout en diminuant avant et ariere et le tout courbe entre deulx ung le tillact aura de hauteur sept pies deulx poucez aura le pont de hauteur trois pies neuf poucez et les baros la plus pare six poucez et le reste au diminuet ( ?) et le tout courbe bien eseument et les tillas ceront davant ariere tous hounis et bordes de planche de deulx poucez le navire borde de planche de deulx poucez et demy jucques a la premiere cainte et le reste de deulx poucez ungne estraque au desuz de lecotart et le reste de pouce et demy tant le susain que les haus deu navires le susain aura de hauteur quatre pies et le pont de baros a mesmes hauteur et border le pont de baros de trois estraques de c[h]acun bort de planche de pouce et demy et triller le reste en parmy et ungne lice et blabort au desuz de haulteur de deulx pies et deulx courbes delleures c[h]acun bort au pont de baros [f. 42 v.] le navire aura a letiere jucques au bort et a la fauce lice de hourdis quatre courbes de c[h]acun bort et ung fourct suz les facons tins de quatre cevilles de fer. La canbre deu maitre et deu gouvreneur jucques au ropct et ung cateau de devant et ungne avantaje telle come Il apartient a ung tel navire aveques ungne dunnete Il aura suz le tillact et le pontz c[h]acun ung fourct tins c[h]acun de quatre cevilles de fer aveques le fourct de materel tins aucy de quatre cevilles de fer la callinge aura vingct cinq pies de lonct et potille de six potilles en fons Le tanbot aura saize pies de lonct et le reste potille bien eseument tant haut que bas le bauct de bite courbe de deulx courbes le navire aura de c[h]acun bort deulx cours de cainte de huict poucez de larje et quatre poucez et demy depesceur aveques ung escotart davant ariere le tout bien eseument esdifie et bin et sufisant et ung batiau et gouvrenal ferre bien eseument aveques la bonete timon et barre le tout come il convient a ung tel navire et rendre le navire a leau a ces depens et ricques au pont de Touque. Item le dict cerpentier cera teneu de ceurir le bre et letoupe tout ce quil en convientdra audict navire et brier le bordage dehors et dedens et calfader le navire dehors et dedens le tout bien eseument et rendre le navire prest de son dict metier de toutes cosses jeneralement de parquetaje filleus quasse decoutes potilles de ponpes brinquebales casbetren barres et ung bosseur courbe de deulx courbes. Item cera ceujet et teneu de ceurir toute la ferale quil convient a ung tel navire et aucy cera teneu de metre a cacune courbe au pont et au tillact deulx cevilles et deulx goujons telles quil convient a ung tel navire [f. 43 r.] et pour les susains et sambre de gouvreneur et cateau de devant a cacune courbe ceville et goujon. La courbe de lavantaje aura quatre cevilles et deulx jos cevilles a c[h]acun deulx cevilles lavantage courbee bien eseument. Les hors hiens et limons tins a cevilles de fer appres pour la courbe deu tanbot quatre cevilles de fer. Aulx cerres baucquieres de c[h]acun bort dousse cevilles de fer appres le tout bien a sufy de feral et cera tens (tenu ?) de enploer au dict navire a ces depens trente cevilles de fer pour les metre la ou le dict maitre verra bien estre soixt en fons ou aultrement aveques des bois pour estanbrouser tous les mas et ponpes. Le navire aura de c[h]acun bort suz le ponct et tillact deulx cours de nouaus de deulx poulcez depesseur et le tout bien esdifie jeneralement quelconques jouste notre devis sy desuz en quas que pour le fect de notre devis sy desuz sy estet par nous houblie quelque cosse propre le fect deu batiment deu dict navire tant pour les amenajemens que pour aultres estenciles tour jons ( ?). Ledict Gerout levera le dict navire prest comme pour et avoir livre le navire par luy vendeu a Jeahn Lemase. Ce marche sy desuz fect par le pris et some de deulx mile six cens livres tourgnois donct en a este paye contant par avanche la some de huict cens livres le reste ce payera a savoir neuf cens livres a lors que le dict navire sera prest de calfader et le reste deu payment ce payray a lors de la livreson deu dict navire qui sera teneu ledict gerout livres tout prest au pont de Touque come dict est a ses ricques et depens a la fin de mois de juillet procainement venant fect le vingt trois hieme jour de frevier mile cinq cens soixante et dix sept tesmoins nons cimes cimis

Le merc de

Jehan Hebert

Gueroult [f. 43 v.]

Du samedy xxiii j[our] de febv[rier] mil cinq cens soixante dix sept en la ville francoise de Grace par de[vant] Allain Duche[min] nott[aire] et Loys Fleurig[aut] tabell[ion] et futz p[rese]nt les[dits] Heb[er]t et Guerould no[mm]ez …. par lesquels voullontairement par inst[anc]e et p[rese]nce …… ont confesse …… aperes dudit aleu par predits icellui aleu et tenir et entrenir etc sur lobli[gation] de corps et biens et p]rese]ns h[onorable]s ho[mm]es Charles Hebirt et Rob[er]t Laisne bourg[eoi]s de ladite ville de Grace t[esmoin]s

Signés

La merc de

Jehan Hebert

Gueroult

C Hebirt

Laisne

Duchemin

Fleurigant

Commentaire sur l’édition

Édition faite sur le manuscrit par Michel Daeffler.

Source ou édition princeps

Archives de Seine-Maritime, Tabellionnage du Havre, 2E70-27, f. 42 r. – 43 v. 23 février 1577.

Édition critique

Études

Commentaire historique et contextuel

Commentaire linguistique

Ce texte comporte des traits phonétiques caractéristiques des parlers d’oïl du Nord-Ouest. Ainsi, l’absence de palatalisation de [k] devant [a] est très présente : cerpentier pour charpentier, du latin carpentariu(m), dérivé de carpentum « voiture à deux roues munie d’une capote, char, carrosse ; voiture de charge, chariot ; char d’armée » ; cevilles pour chevilles, du latin vulgaire *cavic(u)la, forme dissimilée du latin classique clavicula (diminutif de clavis « clef ») ; canbre pour chambre, du latin camera « toit recourbé, voûte, plafond voûté ; barque à toit voûté » (curieusement, il se rencontre aussi dans le devis une forme sambre, avec une consonne initiale constrictive alvéolaire sifflante sourde qui n’est pas attendue : [k] est une occlusive dorsovélaire sourde et [ʃ] est une constrictive postalvéolaire sourde : sur un plan articulatoire, il ne peut s’agir que d’une antériorisation de la consonne initiale de la forme standard, mais ce phénomène n’est pas attesté dialectalement en Normandie)  ; cateau pour château, du latin castellu(m) (en général, les parlers normands ont conservé l’alternance cas sujet-cas régime de l’ancien français pour des mots de ce type, et on attendrait plutôt ici la forme catel ou caté : ce n’est pas le cas) ; cacune pour chacune, du latin vulgaire cascúnum, croisement de quisque(unus), littéralement « chaque un » et de catúnum ( [unum] cata unum) littéralement « un à un », formé avec le latin tardif cata à valeur distributive (cette forme ca(s)cun(e) est historiquement attestée, mais elle a plutôt cédé le pas dans les parlers locaux contemporains à une réalisation « standardisée » avec une consonne initiale chuintante : voir Patrice Brasseur, Atlas linguistique et ethnographique normand, vol. IV, carte 1274 et vol. V, carte 1442) ; cosse pour chose, du latin causa (le passage de la consonne intervocalique constrictive alvéolaire sonore [ʒ] à la sourde [s] n’est pas attendu dans les parlers normands, mais il est plusieurs fois attesté dans ce devis : tresse pour treize, dousse pour douze) ; procainement pour prochainement, du latin vulgaire *propeanus, dérivé de l’adverbe prope « près » (il faut supposer ici une sorte d’hyperdialectalisme à partir de la forme du français standard, l’étymon latin ne comportant pas exactement un enchaînement [k] + [a]). Le traitement du [k] latin devant un [e] ou un [i], et de -ti- entre consonne et voyelle, est attesté une fois : avanche pour avance, déverbal d’avancer, du latin vulgaire *abantiare, formé sur l’adverbe abante « devant ». Il ne figure pas dans ce devis de phénomènes phonétiques des parlers d’oïl du Grand Ouest, hormis une fermeture de [ar] en [ɛr] dans cerpentier pour charpentier. Il est possible de constater aussi un autre phénomène phonétique propre aux parlers normands, l’amuïssement de r devant l et : ainsi nous trouvons callinge pour carlingue, de l’ancien scandinave kerling « femme », puis « emplanture du mât » dans un contexte nautique et par métaphore sexuelle ; ce terme fait partie du lexique d’origine scandinave passé dans le vocabulaire du français par l’intermédiaire de la Normandie. La démouillure de [l] en finale de mot est un autre phénomène phonétique normand, daté du XIIIe siècle, présent dans le texte : gouvrenal pour gouvernail et ferale pour ferraille. De même, la conservation de l’ancienne triphtongue [jao] est un phénomène qui devient dialectal à cette époque (xve-xvie siècles) : batiau pour bateau (comme nous l’avons indiqué pour cateau, nous pourrions attendre ici batel ou baté).

Sur un plan lexical, le mot potille « petit poteau ; pièce de bois », dérivé du latin postis, est donné par le FEW (vol. 9, p. 249) comme normand et picard, mais tous les exemples cités ou presque concernent la Normandie.

Enfin, nous constatons dans ce devis une certaine tendance à produire des métathèses, ce qui n’est pas spécifiquement dialectal, mais néanmoins assez remarquable : gouvreneur pour gouverneur, gouvrenal pour gouvernail, casbetren pour cabest(r)an ou frevier pour février.