Chant rial fait à Saint Nigaize
Anonyme
Éléments contextuels
1587
xvie siècle
Rouen
Pays de Caux
Édition du texte
Texte A | Texte B | Texte C | Texte D |
Chant rial en dialogue Chic. argumentaris. […] Sus la boize de nos cartiais Girard Et bien men Bon quesque tu fais illocque Betran En bonne fey, j’escoute note cloque Girard Pardienne men compere, Betran Chest bien Ristré begault pa nostre docque Girard Et pense-tu tay mesme dans ta quaire Betran Tout biau, tout biau hay grand avalleux d’uistres, Girard Chen qu’il à fait ? pardi y lont taloque Betran Mais comm fuche, hay dy may, gueule nai[re] ? Girard Comme che fust, jacqu’y fauldrait rebaire Betran Ay conte un poy, hau ma petite broque Girard Aga men bon y sestest mis à baire Enhen fit-il, vous bevez à notte ocque Betran Prinche picque ste grande hanicroque |
Chant rial, Chic. Argumentaris. Sur la deffaicte des Reistres Chant Rial faict à Sainct Nigaise, Par deux bons garchons drapiais Estans assichez à leu zaize, Su la boize de nos cartiais. Giraud Et bien men bon quesque tu fais illoque, Betran En bonne fey j’escoute note cloque Giraud Pardienne men compere Betran Chest bien Ristré begault pa nostre docque Giraud Et pense-tu tay-mesme dans ta quaire Betran Tout biau, tout biau hay grand avalleux doüistres, Giraud Chen qu’il à fait ? pardi y lont taloque Betran Mais comme fuche, hay dy may, gueulle naire ? Giraud Comme che fust, jacqu’y fauldrait rebaire Betran Ay conte un poy, hau ma petite broque Giraud Aga men bon y sestest mis à baire Enhen fit-il, vous bevez à notte ocque, Betran Prinche picque ste grande hanicroque |
Chant rial, fait en forme de dialogue à Saint Nygaize Par deux bons garchons drappies, Estant assichez à leur aize Sus la Boyse de nos carties Girard Et bien, men Bon, que fai-tu loque En bonne fay, j’ecoute note cloque, Betren Pardienne, men compere, Girard Chest bien ritre, begaud, par nostre docque, Betren Et pense-tu tay mesme, assis dedens ta quaire, Girard Tout biau, tout biau! Hay! grand avaleux d’houystre, Betren Chest qui l’a fet ? pardique, il ont taloque ; Girard Escoute un poy hau, ma petite brocque, Betren Aga ! men Bon ; y s’etest mys à baire En hen ! fit-il, vos venez à note oque ; Prinche, pis qu’este grande hannicroque |
Chant réal, fait à Saint Nigaise Par deux bons garchons drappiez Estans assichez à leuzaize Sur la boyse de nos quartiez Bertran Et bien men bon, quesque tu fais illoque Marin En bonne fey, j’écoute nôtte cloque Bertran Vreymen’ il y a bien à chu coup à rebaire, Marin Chest bien rittré, Begaut pa notte docque Bertran Et pense-tu tey-mesme dens ta quayre Betran Tout biau hey grand avalleur d’yttres, Bertran Chen qu’il à fait ! Pardienne il-ont taloque, Marin Et comme fûche ? Et dy mey, gueule nayre ? Bertran Comme che fûche, jacque il faudrêt rebayre Betran Et conte un poy, hé ! ma petite broque Girard Aga men bon y s’esteyt mis à bayre Hen, hen, fit-y, vous buvez à notte oque Prinche, pis-que chête grand hanicroche |
Commentaire sur l’édition
Texte A : placard collecté par Pierre de l’Étoile. Texte B : texte de Jacques le Mesgissier. Texte C : texte d’Adrien Morront. Texte D : Recueil Conrart
Source ou édition princeps
Texte A : Chant rial en dialogue. Chic. Argumentaris, placard sl nd, inséré dans un recueil composé par Pierre de l’Étoile (1546-1611), comprenant des pièces datées de 1589-1600, BNF, département Réserve des livres rares, RES FOL-LA25-6.
Texte B : Chant rial, chic. argumentis, sur la deffaicte des Reistres, 1622, Rouen, Jacques le Mesgissier, Biblioteca Casa Consulado, A Coruña, 53F ; 1-11 ; 341(28) « Papiers divers curieux. T. III ».
Texte C : Chant rial fait en forme de dialogue ; à Sainct Nigaise, par deux bons garchons drappiez, estant assichez à leur aise sur la boise de nos cartier. Avec plusieurs autres sortes de beaux discours, fort joyeux et récréatifs pour resiouir les bons esprits avec la chanson et regrets lamentables des habitans de S.-Nigaise, sur la perte et déplorable ravissement de leur boise, 1622, Rouen, Adrien Morront.
Texte D : Chant réal, fait à Saint Nigaise par deux bons garchons drappiez, estans assichez à leuzaize sur la boyse de nos quartiez, Recueil formé par Valentin Conrart, connu sous le nom de Recueil Conrart, t. XVIII, Bibliothèque de l'Arsenal, Ms-4123, p. 1251-1254.
Édition critique
A. Héron, La Muse normande de David Ferrand, publiée d’après les Livrets originaux, 1625-1653 et l’Inventaire général de 1655, t. I, 1891, Rouen, Espérance Cagniard, p. 256-259.
Études
–
Commentaire historique et contextuel
Ce texte était traditionnellement daté de 1622, date de sa première édition officielle à Rouen. Mais on le retrouve, dans une version bien meilleure, sur un placard conservé dans la collection de Pierre de l’Étoile, constituée durant les années 1589 et 1600, mais concernant un événement de 1589, ce qui en fait remonter la composition à la fin du xvie siècle. Une note manuscrite en tête du recueil donne les dates : 1589-1594, mais elle n’est pas de la main de Pierre de l’Étoile. En revanche sous le placard, avant collage, la date de 1587 est clairement écrite. La version donnée par le Recueil Conrart est difficilement datable. Elle ne peut être postérieur à 1675, date de la mort de Valentin Conrart.
Commentaire linguistique
Les quatre versions de ce texte comportent des traits phonétiques caractéristiques des parlers normands. Ainsi, l’absence de palatalisation de [k] devant [a] est très présente : garetz pour jarrets, du gaulois *garra « jambe » ; cauffer/causfer pour chauffer, du latin vulgaire *calefare, altération de calefacere « faire chaud » ; cloque pour cloche, du latin tardif clocca, de même sens ; ficqué/fiqué pour fiché, forme conjuguée du verbe ficher, du latin vulgaire *figicare puis *ficcare, dérivé du class. figere « enfoncer, planter ; fixer, attacher » ; quaire/quayre pour chaire (français moderne chaise), du latin cathedra « siège à dossier » ; queminel pour cheminel « chenet », du latin caminus « cheminée, âtre » ; escamel pour eschamel « tabouret, escabeau, banc », du latin scamellum « tabouret » ; etc. Le traitement du [k] latin devant un [e] ou un [i], et de -ti- entre consonne et voyelle, est aussi bien représenté : Chen pour ce (pronom démonstratif) ; chu pour ce (adjectif démonstratif) ; Chest pour c’est ; garchons pour garçons, du francique *wrakkjo « vagabond » ; fachon pour façon, du latin classique factionem, accusatif de factio « pouvoir, manière de faire »… Ce sont là des phénomènes des parlers d’oïl du Nord-Ouest. Le traitement du ē et du ĭ latins apparaît dans les mots réal pour roial/royal, du latin regale(m) « royal », dérivé de rex, regis « roi » ; les versions A, B et C attestent d’une fermeture de la voyelle initiale : rial ; fey/fay pour foi, du latin fidem « fidélité » ; rebaire pour reboire, forme dérivée du latin bibere ; craire/crerre/creyre pour croire, du latin credere ; nai[re]/naire/nayre pour noire, du latin nigra… C’est là un phénomène des parlers d’oïl du Grand Ouest. Le participe passé veu pour vu pourrait être le témoin de la réduction d’un [əy] à [ø] et non à [y] (xiiie siècle) : ce phénomène des parlers normands n’est pas assuré dans la mesure où il est contredit par la mention Se n’ussions eu, au moins dans la version C. Le mot biau indique une conservation de la triphtongue [jao], qui est en train de se réduire aux xve-xvie siècles.
Pour la morphologie, le déterminant possessif singulier men, pour mon, est une forme dialectale normande. Elle fut aussi picarde en ancien français, mais selon Gossen (Charles Théodore Gossen, Petite Grammaire de l’ancien picard, 1951, Paris, Klincksieck, p. 102-103), « Dès le début, les formes dialectales sont concurrencées par le type francien mon, ton, son […] » et « Il faut croire que les auteurs et les scribes répugnaient à employer l’adjectif possessif dialectal qui leur semblait peut-être trop vulgaire (pic. mod. min, m’n, ém’n, etc.). » Le paradigme de l’adjectif possessif men, ten, sen est attesté en Normandie dans la Vie du Bienheureux Thomas Hélie de Biville (xiiie siècle) et il est devenu courant dans les textes normands au xvie siècle (René Lepelley, Le Parler normand du Val de Saire, Caen, 1974, Cahier des annales de Normandie, n° 7, 1974, p. 126). Les formes verbales trouvit, boutit et baillit sont des témoins du xvie siècle, alors que la langue française a tendance à étendre le paradigme du passé simple en -i (type finir, mais aussi partir, faire ou rendre) à beaucoup d’autres verbes, notamment ceux du premier groupe, en raison de leur régularité : -is, -is, -it, -îmes, -îtes, -irent ; les grammairiens des xvie et xviie siècles ont combattu cette tendance et en ont triomphé, mais elle s’est maintenue dans certains parlers locaux, notamment en Normandie. Les formes bevant/beuvant, vous bevez et No bevera/No beuvera/No buvera montrent l’évolution de la voyelle initiale du verbe boivre/boire : sous l’influence des deux consonnes labiales [b] et [v], [ǝ] s’est labialisé en [y] dès le XIIIe siècle, mais l’usage actuel s’est fixé tardivement, après le xvie siècle (le futur subit quant à lui une réfection qui ne s’imposera pas avant la seconde moitié du xviie siècle) ; les formes rencontrées ici sont plutôt archaïques. Aga « regarde » est une interjection, anciennement forme impérative avec apocope du verbe agarder ; elle s’est maintenue dans le parlers normands sous cette forme ou sous la forme éga.
Pour la syntaxe, la tournure j’en eron/j’en ayron, avec un verbe conjugué à la première personne du pluriel associé à un pronom personnel de la première personne du singulier, est dialectale, mais pas spécifiquement normande. Les tournures No bevera/No beuvera/No buvera et no dit montrent l’emploi d’un pronom personnel indéfini no typiquement normand ; son origine est discutée.
Le déterminant démonstratif chu est employé de nos jours dans le nord-ouest du Cotentin et au nord-est du Pays de Caux (voir Patrice Brasseur, Atlas linguistique et ethnographique normand, vol. V, 2019, carte 1426) ; c’est aussi une forme picarde. Le paradigme de l’adjectif possessif men, ten, sen a été employé également en Picardie en ancien français. Toutefois, l’abondance de mots comportant un traitement du ē et du ĭ latins correspondant aux parlers d’oïl du Grand Ouest, ainsi que les autres phénomènes que nous avons relevés, indiquent clairement que les quatre versions du texte sont parfaitement normandes. L’emploi des formes besson/béson/bêsson pour boisson se fait aujourd’hui plus spécifiquement dans deux zones géographiques : le sud de la Manche, le sud du Calvados et l’ouest de l’Orne d’une part ; dans l’ouest du Pays de Caux et l’embouchure méridionale de la Seine, jusqu’au Pays d’Auge, d’autre part (voir Patrice Brasseur, Atlas linguistique et ethnographique normand, vol. I, 1980, carte 272). Rouen et le Roumois usent plutôt de la prononciation [beʃɔ̃], avec une palatalisation de -ti- entre consonne et voyelle dans l’évolution de l’étymon latin bibitione. Deux hypothèses peuvent par conséquent être avancées : soit cette répartition était déjà valable au XVIe siècle et il est possible que le texte soit plutôt originaire du Pays de Caux ou de l’embouchure de la Seine ; soit la prononciation [besɔ̃] avait cours à Rouen au xvie siècle et elle a depuis évolué.
La version C du texte comporte quelques caractéristiques qui le distinguent des trois
autres versions. Les formes drappies (face à drapiais/drappiez)
et carties (face à cartiais/quartiez) pourraient témoigner d’une influence fermante du yod, produite avant le xiiie siècle et dialectale : [je] > [i]. Il peut s’agir de variations purement graphiques
aussi. Le mot gerez (face à garetz) comporte peut-être une consonne initiale non dialectale [ʒ], mais aussi une fermeture
de [aʀ] en [ɛʀ]
typique des xve-xvie siècles. Enfin, la forme de déterminant démonstratif masculin singulier su (face à chu) est également plus méridionale : elle est attestée dans l’Atlas linguistique et ethnographique normand (vol. V, 2019, carte 1426) dans le Pays de Caux et la Vallée de la Seine (ainsi que
dans le Cotentin et le Bessin).