Cant royal. Jamais ne fut de sy belle espousaye


Anonyme

Éléments contextuels

xvie siècle

Rouen

Pays de Caux

Édition du texte

Cant royal en motz rechiproques

pour vous semondre tous a neupche

Venez en habit sans repronche

Ou vous y tourneres les brocques.

On estins semondre je vous veulx

Beaulx valletons, et belles bachelettes

Venez a neupche, et pignez vos caveulx

Vos habitz neufz, et vos belles cosettes

Vos patinostres, et vos belles chevrettes

Mettez sus vous, venez au matinet

Chelle pucelle, au gent corps bel et nect

Tant godinet, est la Vierge Marie

Est atournaye, et tant bien disposaye

Venez la veir, car elle se marie

Jamais ne fut, de sy belle espousaye.


Assemles vous, apportez deulx et deux

Dessus vo quief, cappeletz de florettes

Vous trouverez, les gentilz menetrieux

Fort meienx, de jouer canchonnettes

Lavez vo fache, et vous monstrez honnettes

Sans vous farder, chela a Dieu desplet

Ny portez point, de soulliers a clippet

Aspic ne mist, ne telle senterie

Car vous verrez, que la Vierge est posaye

En grand honneur, sans quelque cuyderye

Jamais ne fust, de sy belle espousaye.


Elle a le front, boultys et plantureux

Ses joes sont, rondes et vermeillettes

Ces sourcis noirs, son [.]onard amoureux

Ses deux yeulx sont, comme deux colombettes

Et ne faict point, comme chez folles bettes

Tant desrunaye, et en dict et en faict

Car son brument iche fucest tant parfaict

Het trop cha chela, ouy dea n’en doubtez mye

Pourche a piquiet, c’est tansdis opposaye

En se monstrant, se tres parfaicte amye

Jamais ne fust, de sy belle espousaye.


Elle n’a point non, le cœur presomptueux

Elle ayme tant, ches simples famelettes

Qu’el les faict fair, au festin somptueux

En leur donnant, rost patés tartelettes

Le Sainct Esprit, verses des bouteillettes

Le vin de grace, tant beau et friolet

A quelconque plat, y a ung aignelet

Le Pere veult, qu’on face gaye vie

Toute lyesse, n’est interposaye

Parquoy on dict, que en tel gloire assammye

Jamais ne fust, de sy belle espousaye.


Adonc le sire, en acueil gratieux

Le vint baiser, en ses levres doulchettes

Et le dona, ung anel precieux

Dieu festoyoit, vierges et puchelettes

Et leur disoit, vechy les mamelettes

Dont men quier fyeux allecha le doux laict

Bon bruit sonnoit, tambours et flagollet

Tant que le draulle, eust la teste estourdye

Mais joye estoit, a dancer exposaye

Qui tripotoit, cantant ches melodye

Jamais ne fust, de sy belle espousaye.


Envoy

Prinche, on remplait, tandis les chopin[ettes]

Harpes sonnoient, orgues et espinettes

On y buvoyt, le vin jusquez la lye

Jesus gersait, la gambade troussaye

Donant sa bru, sur toutes plus jollye

Jamais ne fust, de sy belle espousaye.

Commentaire sur l’édition

Édition faite sur l’original. Les abréviations sont restituées en italiques.

Source ou édition princeps

BNF, manuscrits, Français 2206, f° 59-[61] 60 v.

Édition critique

Études

Commentaire historique et contextuel

Une erreur de reliure a fait qu’initialement ce chant était coupé en deux. Le scripte a dans un premier temps corrigé cela en laissant une indication en bas du f° 59 v°, dans laquelle il parle de « chant royal picard ». Cependant, la formulation « Venez la veir » pour « Venez la voir » interdit d’y voir du picard. Le texte est plus vraisemblablement normand, mais copié par un scribe parisien (Denis Hüe, Petite anthologie palinodique (1486-1550), 2002, Paris, Champion, p. 394-396) qui aura confondu le normand avec le picard.

Commentaire linguistique

La langue de ce chant royal possède plusieurs traits phonétiques caractéristiques des parlers d’oïl du Nord-Ouest. Ainsi, l’absence de palatalisation de [k] devant [a] est très présente : Cant pour chant, du latin classique cantu(m) ; cantant pour chantant, forme conjuguée du verbe chanter, du latin cantare ; canchonnettes pour chansonnette, forme diminutive de chanson, du latin classique cantione(m) ; brocques pour broches, du latin vulgaire *brocca, féminin de l’adjectif brocchus, broccus « proéminent, saillant (en parlant des dents) », pris substantivement ; caveulx pour cheveux, du latin capillos ; quief pour chief, du latin tardif capu(m), réfection du latin classique caput ; cappeletz pour chapelets, forme diminutive de chapel, du latin cappellu(m) ; quier pour chier (français moderne cher), du latin caru(m) ; gambade « saut où l’on agite les jambes », du latin tardif gamba. Le traitement du [k] latin devant un [e] ou un [i], et de -ti- entre consonne et voyelle, est aussi représenté : Chelle au lieu de celle ; chela pour cela ; ches pour ces ; iche pour ce ; vechy pour voici ; rechiproques pour réciproques, du latin reciprocu(m) « qui revient au point de départ » ; neupche pour noce, du latin vulgaire *noptiae, altération du classique nuptiae « noces, mariage ; commerce charnel » d’après le substantif latin vulgaire *novius « nouveau marié », dérivé de novus « nouveau » ; canchonnettes pour chansonnette, forme diminutive de chanson, du latin classique cantione(m) ; fache pour face, du latin tardif facia « portrait », issu du latin classique facies ; doulchettes, forme diminutive de douce, du latin dulcia ; puchelettes, forme diminutive de pucel(l)e « jeune fille », du latin tardif *pullicella ; Prinche pour prince, réflexe du latin princeps, cĭpis. Toutes ces formes pourraient être picardes aussi bien que normandes.

Pour la morphologie, le déterminant possessif singulier men, pour mon, est une forme dialectale probablement normande. Elle fut aussi picarde en ancien français, mais selon Gossen (Charles Théodore Gossen, Petite Grammaire de l’ancien picard, 1951, Paris, Klincksieck, p. 102-103), « Dès le début, les formes dialectales sont concurrencées par le type francien mon, ton, son […] » et « Il faut croire que les auteurs et les scribes répugnaient à employer l’adjectif possessif dialectal qui leur semblait peut-être trop vulgaire (pic. mod. min, m’n, ém’n, etc.). » Le paradigme de l’adjectif possessif men, ten, sen est attesté en Normandie dans la Vie du Bienheureux Thomas Hélie de Biville (xiiie siècle) et il est devenu courant dans les textes normands au xvie siècle (René Lepelley, Le Parler normand du Val de Saire, 1974, Caen, Cahier des annales de Normandie, n° 7, p. 126).

Le verbe assemles pour assemblez, avec absence d’épenthèse, est une forme que l’on rencontre en ancien français dans le Nord et dans l’Est du domaine d’oïl ; il s’agit sans doute d’une forme plutôt picarde. Il en est de même pour le nom caveulx pour cheveux : il est cité par sous la forme cavieu par Jules Corblet dans son Glossaire étymologique et comparatif du patois picard ancien et moderne (1851, Paris, Dumoulin) et de nombreuses variantes sont indiquées par le FEW (vol. 2, p. 247-248) ; cette forme est en revanche absente en Normandie (voir Patrice Brasseur, Atlas linguistique et ethnographique normand, vol. IV, carte 1123 « Cheveux »). Le nom fyeux pour fils est plus ambigu : le terme est picard (attesté par exemple par Corblet ou par Gabriel Hécart dans son Dictionnaire rouchi-français, 1834 ; les deux auteurs le considèrent comme normand également) aussi bien que normand, présent dans l’est de la région (voir Patrice Brasseur, Atlas linguistique et ethnographique normand, vol. IV, carte 1323 « (Mon) FILS »). De même, la forme verbale pignez, pour peignez, est attestée en ancien français dans tout le Nord-Ouest du domaine d’oïl : présente dans le Brut comme chez Renclus de Molliens, elle se rencontre même en Champagne.

En revanche, les formes veir, pour voir, et meienx, pour moiens/moyens, comportent un traitement du ē et du ĭ latins propres aux parlers d’oïl du Grand Ouest : elles ne peuvent être que normandes et pas picardes.