Lettre de la bonne femme Massée


David Ferrand

Éléments contextuels

1642

xviie siècle

Rouen

Non localisé

Édition du texte

Lettre de la bonne femme Massée

à sen fieux Denis, apprentif queux « queuz ». un chavetier nommé Cu de Gatte, à la ruë des Pennetiers, proche de la Calendre.

À Rouen


Men fieux, l’y a plus d’un meis, may et ten povre pere,

Que je t’eussions mandé toutes nos grand’s « tous nos grandes ». douleurs,

Mais je craignons tousjours que tu ne desespere

Quand tu orras oüy « ouys ». conter le fond de nos malheurs.


Las ! men povre fieux, o mal qui no possede

Si j’y pouvions chevir, je serions consolais ;

Mais le mal est si grand qui n’y a de remede :

Ta sœur a declaqué chen qu’a n’era jamais.


Tu connais bien Denis, su baufreux de fourmage,

Le fils au grand Drieu qui fait le glorieux ;

Ch’est le double mastin qui cause su « le ». dommage,

Et qui nous fait saillir les lermes de nos yeux.


Sans que je songissions en ocune folie,

Y frequentet queu nou et y couchet par « por ». fais,

Où il a si bien fait par sa cajolerie,

Que ta sœur Jeanne en est grosse bien de six meis.


Queu double creve-cœur ! quelle grande vergongne !

Faut-t’y que tay et nous j’ayons un tel affront !

Jamais la parenté n’eut d’aintelle besongne,

Car pour l’honneur tretous je levions haut le front.


Chenela est bien vray que te n’ante Renée

Avet un ptiot failly, dont j’en fume « fame ». fachez,

Car te n’oncle avet prins un pain sur la fournée ;

Mais chela n’étet rien, car y l’estest fianchez.


Mais stichy n’est fianché ny d’acord davantage ;

Pis sa parenté dit qui merite bien mieux.

Si je disons qui faut qui l’ayt en mariage,

Y s’en moque et s’en rit en fesant le moqueux « rieux »..


Le Curé l’a mandé dedans sen presbytere,

Qui l’y a remonstré tout chen qui l’y fallet ;

Mais y l’a beau prosner, car y n’en veut rien faire,

Et de pu, ch’est qui veut desnier à sen fait.


De chela, me n’enfant, j’en sis « fus ». toute jugée,

Car de tout su malur chequn se va moquant ;

Pis d’autre part ta sœur en est si affligée

Que je craignon la mort de la mere et l’enfant.


Ten pere en est si prins dedans la peterine

Que tout ainchin qu’un bœuf y jette des souspirs ;

Quement un loup « loug ».-garou cheminant y rumine,

Et revenant le sair ch’est bien oncor le pirs.


Su povre homme a tant craint tousiou la raillerie

Que, quand y veit queuqu’un « queuqun »., y s’enfit à quartier,

Et, pour ne point donner sujet de moquerie,

Y ne va (comme o dit) à messe ny montier « ny à Montier »..


Quant y sait qu’un chequn est allé à la messe,

Y s’en va proumener tout le long de nos « no ». hais,

Y tapine du pied, et, tout navré d’angoisse,

Y regrette qu’o monde y l’a esté jamais.


Sans cesse y l’est pensif, et ya la fache blesme ;

No diret comme may qu’il est prest à juger ;

Pu maigre y l’est chen fais qu’un juneux de Coresme,

Y n’a garde, y ne veut ny baire ny manger.


Est t’y venu le sair, je ly fais du potage,

J’en mange en le pensant le mettre en appetit ;

Pour chela y n’en veut point manger davantage,

Pis s’en va tout vétu jetter su sen qualit.


Te n’ante veyant chla en filant sa fusée

Etrique sa quenoüille, et, frapant ses genoux,

Remontre su malur à ste povre abusée ;

Pis estant à la fin ch’est à pleurer tretous.


Si j’eusse bien pensé aver tieulle « telle ». fredaine

J’eusse bien deniché su lequeux « lequeus ». de morviau « morveau ». ;

Quand y venet queu nou fesant la douche aleine,

No z’eut dit qui n’eut sceu quasiment troubler l’iau « eau »..


Ta sœur d’autre costé n’étet point emouquée,

Comme le sont à nous les filles d’àpresent ;

Mieux en féte ou ferier a ne s’en est toquée,

Car ainchy quement may a l’étet simplement.


Allest-t’y queuque fais en féte de village,

Ainchin qu’on sçait que vont les filles et garchons,

No m’a tousjou conté que ch’etet la pu sage,

Qui ne danset jamais à de sales canchons.


Su meschant tenet bien se z’afaires secrettes ;

Quand il la venet vair le sair prez note feu,

No l’y veyons par fais ly jetter des boisettes ;

Mais ainchin comme enfans je le prenions en jeu.


Su tritre devant nou jamais ne l’a baisée ;

Si l’i avet de l’amour, chequn gardait le sien ;

Ta sœur en su sujet a esté bien rusée,

Car je n’ay « n’ey ». pu jamais m’aperchever de rien.


Je veyions bien par fais dix mille niaiseries :

Si l’un baillet un coup, l’autre ly en rendet trais ;

Y se teurdet les mains et bien d’autres folies « folie ». ;

Mais, quay ! de tout chela je no rions par fais.


Y me souvient d’un temps qu’ devint dégoutée

Qu’a n’avet comme anten sen sein si bien gencé « jencé ».,

Mais que de su malur je m’en fusse doutée,

Jamais o grand jamais je n’y eusse pensé.


Tout durant ces chinq « ching ». mais, dedans note mesnage,

Y no z’est avenu tousjou queuque malheurs « maleurs ». :

Ten gay eut le haut mal qui mourut dans sa cage,

Et la vereulle vint à tes petites sœurs.


Le coq o grand Simon rendit le notte « notre ». borgne,

Dont y l’y eut eu procez sans que je m’y entremis ;

Note jument perdit d’un de ses pieds la corne,

Et ten quien pu d’un mais hurlit toutes les nuicts.


Note cliche « gliche ». avortit durant tout ste fredaine,

A l’avet pour le mains onze petits cochons ;

Chennela no fera juner la triolaine,

Car de fortune ychite y n’est point de bechons.


Notte vaque vellit durant tout su mesnage,

Là où par faute d’ayde a l’etranglit sen viau ;

Je n’avon z’u depis ny beurre, ny froumage,

Car tout sen povre lait est gras coume « comme ». de l’iau.


Notte malheureux cat cassit ten pot de terre

Que no z’avet donné ta coucine Telier ;

En quechant, y cassit le pied de ten biau verre,

Que ten pere a clinché aveuq un brin d’ozier.


Bien d’autres accidents « accidens ». nous sont venus ensemble.

Dieu nous doint patience et veuille consoler !

Mais de st’afaire ichy dy nou chen qui t’en semble ;

Sans tay je ne pouvon de queu cotté aller.


Biaucoup de tes parens nou fourrent à la teite,

Pour le faire tumber en accomodement,

De jetter un haraux queu ly et queu sa beite,

Et l’amener tout dret prisonnier à Roüen.


Mais je craignon les frais et la chicanerie,

Car sen pere a esté quez un tabellion ;

Y no suscitera tant de barboüillerie

Qu’enfin il aura part à ta succession « sucession »..


No m’a dit qui fallet que notte mal-heureuse

Yallit ly reprocher les biaux jeux qui l’ont faits.

Men povre cher enfant, a l’est « elle est ». par trop honteuse ;

Quand pour ma part, je crais qu’a ny entrera jamais.


Plusieurs gens, qui sont là, n’y viennent que pour rire,

A chen que no z’a dit Adrien l’Endouvé ;

Car devant ses Monsieurs y dit qui « qu’il ». convient dire

Stila qui l’a ponnu, stila qui l’a couvé.


Seret-che may qu’irait leu dire me n’affaire ?

Si no m’eret baizée o manié mes tetons ?

A peine le dirais-je à notte bon vicaire ;

Devant ly je fondrais ainchin que des cretons.


A l’en est quement may yencor davantage.

Niaumain, mande nou si faut franchir le saut ;

Tu l’y feras quanger devant tay de langage ;

Car lors je ly dierray : « Ch’est un fere le faut. »


Je t’avon envayé par su porteur de lettre

Ten pourpoint qu’est refait, tes brais et ten vieux bas,

Trois colets, deux moucheux, aveuq « avec ». ta quemisette,

Et pour faire un cheigneux un bout de canevas.


Quand j’yron à Roüen songner « sougner ». à no z’affaires « nos affaires ».,

Je portray men roquet pour te faire un mantel,

De la canvre que j’ay promise à nos biaux freres,

Des paires pour ten maistre aveuque du tourtel.

Commentaire sur l’édition

Édition faite sur l’édition Héron.

Source ou édition princeps

La xvii. et xviii. partie de la Muse normande, ou Recueil de Plusieurs Ouvrages Facecieux en langue Purinique, ou gros Normand. Contenant les œuvres jovialles qui ont esté presentées cette année aux Palinots, 1642, Rouen, David Ferrand.

David Ferrand, Inventaire general de la Muse normande, divisée en XXVIII. parties. Où sont descrites plusieurs batailles, assauts, prises de villes, guerres estrangeres, victoires de la France, histoires comiques, esmotions populaires, grabuges, & choses remarquables arrivées à Roüen depuis quarante années, 1655, Rouen, David Ferrand.

Édition critique

A. Héron, La Muse normande de David Ferrand, publiée d’après les Livrets originaux, 1625-1653 et l’Inventaire général de 1655, t. II, 1891, Rouen, Espérance Cagniard, p. 243-249.

Études

Catherine Bougy, La Langue de David Ferrand : poète dialectal rouennais du xviième siècle, auteur de La Muse normande, 1992, thèse soutenue à l’Université de Caen sous la direction de René Lepelley.

Commentaire historique et contextuel

Commentaire linguistique