Lettre de la bonne femme Anez


David Ferrand

Éléments contextuels

1644

xviie siècle

Rouen

Non localisé

Édition du texte

Lettre de la bonne femme Anez

A sen fieux Flipes, apprentif queu gros Jean,

tout contre un vendeux « vendeur ». de bourrez, à la Maraiquerie.

Stanches.


Me fieux, je ne say à qui s’éguche ta chervelle ;

Semble à vair que tu vive ainchin comme un lugan ;

Tu ne nous mande rien de toute les nouvelle

De che qu’on fet et dit asteure dans Roüen.


Macé par sen fieux sait tout chen qui s’y passe,

Qui s’y dit, qui s’y fet, et le mandé tousjours ;

Je pense que tu sais fourré dans queuque casse,

Et que tu n’és su pié, si che n’est o hauts jours.


Chela le monstre bien, car y mande à sen pere

Tout chela que no luit plaqué à ses potiaux ;

Pour tay, no ne t’en a jamais o tant veu fere ;

Est-che que tu ne « que ne ». peux luire à se z’écritiaux ?


Chennela, me n’éfant, no semble bien estrange,

Car quand no te boutit à mestier à Roüen,

Tu escrivais et luisais tout ainsin coume « ainsi comme ». un ange ;

Dieu sçait où tu as de pis mis te n’entendement.


Su Macé, que j’ay dit qu’étet ten camarade,

A sen pere a mande si bien chen qui sçavet « savet ».

Qui vendit tout sen pray loq à ste Bourdigade,

Dont il a bien chevy à tout chen qui devet.


J’en devions fere otant pour no vider d’affaires

Et pour aver l’etoffe à te fere un mantel,

Quand dimenche dernier j’oüys notre « nostre ». Vicaire

Qui en luisit « luysit ». la deffence en un grand écritel.


Quand j’entendis chela, j’en fus toute épaumie,

Et soudain je sentis tournier men chervel ;

J’en reddis le gueret, j’en fus évanoüye,

Et quechant je pensis m’écrazer le musel.


O brit que no fezet ten pere accourt bien vitte ;

Y quitte là le Prosne et tous les Mandements ;

Y m’aspergit si bien avecq de l’iau beniste

Qui me fit r’assicher « r’asicher ». et mettre à men « à mon ». bon sens.


J’en rends graces « rendis grace ». à Dieu, et, sortant de la Messe,

Checun m’entoure ainchin qu’on fet un bateleux,

Pour saver d’où venet une tieulle feblesse,

Mais je ne leu dis rien de men mal douloureux.


Mais, quand je fus queu may, lors je coumenche « commenche ». à braire,

Je descharge men cœur et prenonche chez mots :

Queu pitié est-che chy, qu’est-che qu’on pourra faire

Des fritz que no « nou ». ne peut bouter à la my-gos ?


Les lerra-t’on « lairron nou ». pourrir à notte veüe et sceuë ?

J’en pleure dans le cœur, ch’est perte sans proufit ;

No cochons agachez n’en feront leur repuë,

Si n’ont prumierement « premierement ». passé par l’alambic.


Je dis par st’alambic, car ces diantres de beites,

(Chla « Chela ». s’entend du pu grand jisques o letterons)

No ne sait queu malur y l’ont dedans leu teites,

Y n’en maqueront brin, si che n’est en estrons.


No ne seret quasi où lascher l’éguillette ;

Y sont de nos my-gos degoustez tellement,

Qui no z’y faut aller tretous coume en cachette ;

Niomains d’une lieuë ils « il ». en sentent le vent.


L’y eut dimenche huit jours qu’une de no metresses,

Qui ainchin coume nou ne savet sen calcul,

Notte verard foüillit si bien dessous ses fesses

Qu’a qut su le musel et nou monstrit sen cul.


No z’a biau clariner pres l’auge la caudiere,

Et crier : Tiau, tiau, tiau, pas un de nos « no ». gorretz

Ne respond : Oüyn, oüyn, oüyn à notte chambriere,

Si che n’est qu’a l’y met queuque fais des navetz.


Et que feron-je donc des biens que Dieu no donne « Dieu donne ».,

Les portant o prinsseux, quand y seront pilez ?

Je n’avons ny poinçons « poinsons »., demy queuë, ny tonne,

Que no quatre demis que no z’a rafutez.


De quay poiron nou don l’année de ste ferme,

Si che n’est de ses biens qu’o z’y peut amasser ?

Notte maistre n’ayant rechu anné’ « année ». ny terme,

Si no mettra dehors je vo laisse à penser.


Ten pere, ainchin qu’un gars, en soufflet « souflet ». hors d’aleine,

De me vair delouzer il en hauchet le dos,

Quand y l’entrit queu nous le fils de Madeleine,

Qui nous fit à tous deux quitter notte prepos.


Y venet de Roüen et contit file à file « y contit fil afille ».

Chen qui l’avet oüy, et sitte y no diset

Qu’o z’eret du rabais pour l’entrée de ville,

Dont je priisme à Dieu en bref temps qu’ainsi set.


Chela no consolit alors may et ten pere,

Car j’estions écœurez « ecœutez ». n’ayant sceu desjuner ;

Et d’autant que chela soulaget notte affaire,

Ten pere aveuque « avecque ». nous le pria de disner.


Y no dit qui pourret passer dessu ten mestre

L’endemain, qu’il avet affaire dans Roüen ;

Ch’est pourquay je t’avons fait escrire ste lettre « letre ».,

Afin que chen qu’on dit tu mande pu souvent.


St’année chy que j’avons tout « tou ». notte saux à baire,

Tu viendras, si tu peux, ses feriers de Noël ;

Tu seras bien venu ; pour des patez de paire,

No t’en baudra queu nou à rebouque musel.


Ameine, si tu peux, su Bastien pour rire ;

J’eron pour tay et ly assez de quay maquer ;

J’avon notte vieux coq, je le bouteron cuire ;

Ossi bien asteur’ chy y ne sret pu cauquer.


No t’attend en su temps, car st’Anne, ta cousine,

Se dait en ces jours là aveuq gros Jean fiancher ;

Y l’i éra, ce dit on, assez maigre cuisine ;

Y n’importe ; tu peux t’attendre à bien danser.


Ell’a un ptiot failly ; mais quay ! y s’yaquenode ;

Pierre ossi : y l’en a davontage d’argent ;

Y ne s’en soucy’brin ; y dit que ch’est la mode,

Et qu’on z’en fait ainchin asteur dans Roüen.


Su Blin que tu aymais tant avant ta departie,

Il est mort du clavel, dont j’en sommes « somme ». marris ;

No t’en garde la piau, dont j’avon bien enuie

T’en faire un devantel pour garder te z’abits.


Adieu, men cher éfant ; de pur « peur ». d’estre suprinse,

Mande nou si tu viens, ou tu ne viendras pas.

La cambre niomains de ta sœur est retinse ;

N’oublie d’apporter « d’aporter ». quand tay de z’armanas.

Fin.

Commentaire sur l’édition

Édition faite sur l’édition Héron.

Source ou édition princeps

La vingtieme partie de la Muse normande, ou Recueil de plusieurs ouvrages Facetieux en langue Purinique, ou gros Normand. Contenant les œuvres jovialles qui ont esté presentées cette année aux Palinots, 1644, Rouen, David Ferrand.

David Ferrand, Inventaire general de la Muse normande, divisée en XXVIII. parties. Où sont descrites plusieurs batailles, assauts, prises de villes, guerres estrangeres, victoires de la France, histoires comiques, esmotions populaires, grabuges, & choses remarquables arrivées à Roüen depuis quarante années, 1655, Rouen, David Ferrand.

Édition critique

A. Héron, La Muse normande de David Ferrand, publiée d’après les Livrets originaux, 1625-1653 et l’Inventaire général de 1655, t. III, 1892, Rouen, Espérance Cagniard, p. 15-19.

Études

Catherine Bougy, La Langue de David Ferrand : poète dialectal rouennais du xviième siècle, auteur de La Muse normande, 1992, thèse soutenue à l’Université de Caen sous la direction de René Lepelley.

Commentaire historique et contextuel

Commentaire linguistique