Addition au mandement du vénérable Chapitre de Lisieux


Anonyme

Éléments contextuels

1760

xviiie siècle

Lisieux

Pays d’Auge

Édition du texte

Lettre critique et satyre en patois normand, faites à l’occasion de la mort de Mr de Brancas, Evêque et comte de Lisieux.

Monsieur,

Pis-que le ciel noz a donné l’himeur de la Pou-é-zie, je crénions déplaire à ses volontés, manquer à ce que je nous devons, et que ça s’appelerait enfouir ses talents, si je n’en faisions pas une pour au sujet de la mort de monsigneur de Brancas.

Si je noz en avisons si tard, c’est que je n’y avons pas pensé pu tôt, Car, comme an dit, y a toujours queuque chose, qui ramène a en faire une autre : le pit moindre rien fait venir une bonne pensée ; un caillou qui roule dans un chemin en remue tout autant qu’il en rencontre, S’ils ne sont pas gros que lui, et tout ça revient au même. C’est pourquoi comme je ne vous trouvîmes point à la grand Messe Paroissiale de notre Paroisse, à cause que je n’y étions point, je ne sûmes entendre votre vénérable mandement, qu’est comme une magnère d’Oraison finèbbe ; mais je n’y avons que gagné, à cause que not’ Vicaire qiu sait que je nous mêlons de science, nous l’envéyit ces jours passés pour en dire not’ jugement.

J’l’avons trouvé d’une moulure assez lisable, et ben ortografié, mais un petit trop long.

Pour ce qu’est des mots, de devinîmes tout d’un coup qu’hormis mr le Curé, son vicaire, et nous qui sommes le magister de pus de trois Paroisses, le reste n’y entendrait guères pus que rian, parce quin savent pas comme t’est-ce quon parloye à l’accadémie, et que surement le sien qui l’a fait en ferait ben encore un autre tout pareillement semblable.

Or c’est pour que tout le monde, ignorans et autres, ayent leux part de ça, que jen avons brassé une espèce promtement en not langage, en façon de supplément au vôtre ; je vous l’enveyons pour l’y joindre. Si queuqu’un le blâme, je dirons que j’avons fait ce que j’avons pu, mais que je ne sommes pas obligeais d’en savet autant que des chaloines qui avons le temps entre le déjeuné, le diné, le gouter et le souper, d’apprendre leux matines par cœur.

Au reste, je vous prions d’excuser notre importination, et not’ hardièche. C’a servira toujours à vous apprendre que je sommes le plus humble de vos serviteurs.

Le Magister des trois paroisses à St Clou près biaumont en auge.

Addition au Mandement

du Vénérable chapitre de Lisieux

Il est don mort çu bon monsieu !

Que je l’avons pleuré mon Dieu !

C’etet ben le pu royal homme

Qui fut de Normandie à Rome.

Gens comm’ ça devraient-ti mourir ?

Y devraient tout au pu flêtrir..

Nos autres pauvres imbécilles

Animals sur terre inutiles,

Je vivons souvent pu d’chent ans

Quasi toujours en arrageants.

Pis qu’ainsi l’veut la providence

J’en pouvons qu’pleurer en silence.

Boileau, s’tenragé médisant

Qui ne lachet mot qu’en mordant

Eut eu biau tourner et biau faire

N’eut fait su li rian que d’liau claire

Et trovant dur par tous les boutz

Il en eut pensé tous c’ment nous.

Ceux qui li rompiont en visière

Et qu’échauffiont sa bile amère

C’etait d’ces Evesque à gros grain,

Qui ne savions qu’manger du pain,

Godailler, s’emplir la bedeine

Sans se bailler la moindre peine,

Aller cheux l’Roi, faire leux cour

Et par fois faire itou l’amour.

Pour ce qu’est de la résidence

Ils en faisions q comme je danse,

Et leux gîte le pus fatal

C’etait le gîte episcopal.

Ce n’est pas comm’ ça qu’était l’nôtre

Il aimait le sien mieux qu’tout autre.

D’où viant ? C’est qu’il cherchait la paix,

Qu’in voulait point que ses sujets

S’entrebattissent pour c’te dame

Qu’a deja damné pu d’une âme.

Non pourtant qu’il approuvit l’cas

De ceux de la Vaque à Coulas,

Qui pour se donner un nom rare,

Voulions faire le tintamare

Comm’ stila [en marge : Erostrate] qui pour mêm’ profit

L’Église d’éphèse brûlit.

Oh non ! j’avons su qu’en cachette

Il les délogeais sans trompette

Et vous l’s’enveyèt aux regrets

Pour les rendre un peu pus discrets.

Et ça, c’étet créyant ben faire

Et point par espouar de salaire.

An ne l’a point vu trotailler

Sentir sous l’nez a dom Boyer… [en marge : Mirepoix]

Pour attraper meilleure aubeine.

Il était content de la sienne.

Il est vrai qui n’manquait de rian

Mais qui qu’ca fet, a t’on trop d’bian ?

An court par tout c’te marchandise,

Et c’est pire encor dand l’église.

Et pis sans ça, tous ces honneurs

Qu’il aurait pu pertendre ailleurs ;

Comm’à Paris par parenthèse…

Ah ! qu’un Evêque est là ben aise

Il n’a que l’pape au dessus d’soi

Il est pu que l’curé du Roi.

Par ma figue Monsieur Ignace

Qué c’eut été ben là vout’ place !

Véyais qu’eu biau vous auriais fait

Combian de brit, combian d’caquet

Vous auriais epargné au monde.

J’ons peur que Dieu ne vous en gronde,

Et que vote modération

Ne set vote condamnation.

Que quon dirais s’il vous présente

Des curés par vingt ou par trente

Tretous logeais aveuc Pluton,

Et peut-être pu d’un milion

De penaillons de toute mine

Cazernés en même cuisine.

Des badeaux grillant aveuc eux

Maudissant le grimoire affreux,

De Beaumont et de sa sequelle

Et des billets, la mod’ nouvelle.

Oh ! là veyons qué qu’ous direz

Si Dieu, face a face, a vot’ nez

Ce Dieu qu’est le roy de tous l’zautres

Vous dit ces péchés sont les vôtres,

Pis qu’ous pouviez les prévenir

En de lieu de vous zendormir ?

Eh hem ! faudra pourtant répondre

Ou sinon se laisser confondre.

Allez, n’craignez point son courroux,

C’est à nous à parler pour vous.

Tout vot’ diocèse en sait de reste,

Pour vous préserver de la peste.

Je dirons tretous, tout d’un coup,

Qu’on ne pouviait etre par tout,

C’est à dire dans not’ espèce

Sonner la cloche et dir’ la messe,

Je dirons, pis que par malheur

Queuqu’uns aveuc leux conducteur

Devaient aller a tous les Diables

Qu’il etait ben pu raisonnable

Que ce fussent ces parisians

Pécheurs de métier, et vaurians

Que non pas nous, de pauvres hères

Qui n’entendons rian aux affaires,

Et qui de madam’ Construction

Ne connaissons rian que le nom.

C’est y pas vrai ? … mais vions la suitte

Du reste de votre conduite,

Car une fois qu’on est là bas

Ces médisants ne manquent pas.

On dit qu’ou bouttiez tout vot’ joie

A toujours remuer vot’ monnaye

Sans Dénasser pour qui que c’set

Qu’ou auriais vu la faim, la fret,

Voir’ la nudité sans chemise

Montrant par tout sa marchandise

Putôt que d’lâcher un fétu

Pou leux enveloper le cu.

Par la sambleu queu Calomnie !

Et sus qui mordra pu l’envie.

Après tout, c’est vot’ faute itou.

Qué qu’ça sart de faire le mitou ?

A quoi bon ces Nicholleries,

Ces muche-pot, ces cachotteries ?

D’où viant, quand votre bras baillet,

Qu’à peine l’autre le savet ?

Qu’ou n’montiais pas su la ch’minée

Faire sonner vot’ cramaillée

Pour avartir vos lexovians

Qu’ou étiais prêt d’ouvrir vos mains :

C’est com’ ça que l’on fait l’aumône ;

Monter en quaire, ou l’dire au Prône.

Qué qu’a sarvi vot’ précaution ?

A vous bailler un vilain r’nom.

Je n’ons pas moins su par derrière

Qu’ou nourissiais pu d’une mère

Dont la fillette allait sans ça

Faire son père grand papa ;

Qu’ou faisiais aller la cuisine

De gens qu’avions assez de mine,

Mais qui pour fournir deux ecus

Auriont été chent fois pendus.

Moqu’ous, moqu’ous d’la barbouillée,

Vot’ affaire n’est point embrouillée.

Ce n’est point cor par çu trou là

Que Mons Satan vous attrapra.

Mais par où don ?… ah ! faut vous l’dire,

N’aimions point un brin la satyre ?

Quèque certain réparateur

Bènêt, entêté des honneurs,

Qui la rage au fin fond de l’âme

Vint Vous conter qu’sa propre femme,

Sans dire gare, et sans pitié

Vous l’avait très ben cocufié,

Pis après qu’un mois d’mariage

Pour premier meuble de ménage,

O v’nait d’ly bailler un poupon

Qui n’était mi de sa façon,

Et qu’pour punir sa peccadille

Il vous priait d’la rendre fille,

Et li, garçon comm’ par devant

« C’est bian fait dit t’ous au manant,

« Mais dis moi, qu’est-tu mon compère ?

« Savetier, mon réverend-père,

« dit-il, aussi bon qu’à Paris,

« Et peut-être qu’en tout pays.

« C’est assez, mon pauvre bonhomme,

« Mais apprends, qu’ici comm’ a Rome

« Dans ton métier, soit vache ou bœuf

« On ne det manier de neuf.

« Adieu, bonjour. » Et pis de rire,

Mais si riait-ti le pauvre sire

Et pour qui point ?… c’est donc là l’vlin

Qui det vous mettre avec Calvin ?

Zeste. Par ma fé, vla grand’ chose

Ah que l’bon Dieu veut d’autres causes.

Li même, aut’ fois, s’est ben moqué

D’not’ Père Adam qu’avet manqué :

Diabe ! que j’en suons ben la pere !

Ah mon Dieu ! Sans la ménagère,

Que de tracas, et que de soins

Dans çu monde j’aurions de moins ?

An n’y connaitrait point l’envie,

N’en pu qu’sa sœur la jalousie.

An n’aurait point vu d’assassins

Ni d’ceux qui s’appélions méd’cins,

Par conséquent point d’maladie,

Et vous, Madame d’ipocrisie

Quand vous pleureriez tous les jours

Vot marchandise o rest’ à cours ?

Point d’Evêchés, point d’abbaye

Par conséquent, point d’simonie.

De cela qu’a tant fait pécher,

Et qu’a déjà fait trébucher

Plus d’un bon quart de notre race,

Sans ceux qui pour aver vot’ place

Iront encor s’entr’etrangler,

Est-ce à dessein de vous r’sembler ?

Tarare ! Je vous en souhaite

C’est ben là ce qui les inquiette,

Ah bon, pour les chent mille francs

Qu’ils vous sentions venir tou l’s’ans,

Bon pour… Mais adieu, Saint Ignace,

Priez pou l’sieu qu’aura vot’ place

Priez pour nous, qui craignons bian,

En perdant tout, de n’trouver rian

Qui vaille.

Je n’avons pu que faire faire trois copies du présent, parce que je n’avons pu apprendre que le nom de trois de vos messieurs, en vous y comprenant. Faites-nous le plaisir d’en faire part aux autres ; c’a nous épargnera la peine du reste, et le coutêment de l’imprimure qu’an en voulait faire faire.

Commentaire sur l’édition

Édition faite sur le manuscrit de la Médiathèque de Lisieux. L’édition d’Yves Nédélec est incomplète et souvent fautive, faute d’une connaissance approfondie du patois.

Source ou éditions princeps

Médiathèque André-Malraux de Lisieux, ms 37.

Édition critique

Yves Nédélec, Le Diocèse de Lisieux au dix-huitième siècle, thèse de doctorat, 1954, p. 323-329.

Patrice Lajoye, « Un manuscrit janséniste conservé à la Médiathèque de Lisieux. À propos d’une satire en patois du xviiisiècle contre l’évêque de Lisieux », Bulletin de la Société historique de Lisieux, 2020, p. 171-181.

Études

Commentaire historique et contextuel

L’auteur s’identifie comme curé de Saint-Cloud, paroisse absorbée en 1827 par Saint-Étienne-la-Thillaye, juste au nord de Beaumont-en-Auge, non loin de Saint-Hymer, fief du Jansénisme au xviiisiècle. À cette époque, donc vers 1760, le curé de Saint-Cloud était Daniel Langlois, ancien acolyte de Saint-Michel de Pont-l’Évêque, qui fut le desservant de la paroisse du 20 mai 1721 au 4 janvier 1771. Daniel Langlois fut un curé problématique. Il semble qu’ait obtenu sa cure par des moyens peu recommandables, et dès septembre 1721, on lui contestait sa qualité de curé, du fait qu’il était toujours absent. De fait, sa signature n’apparait pas avant 1723 dans les registres paroissiaux. Le conflit s’éteint cependant en août 1733.

Sur le personnage même d’Henri-Ignace de Brancas, évêque de Lisieux de 1715 à sa mort en 1760, voir le portrait que dresse Yves Nédélec dans sa thèse : s’il s’agit d’un prélat qui a de l’esprit, mais qui est peu porté sur l’action, sauf pour ce qui est de maintenir la paix religieuse dans son diocèse. Il est avare, tous les projets architecturaux commencé sous son épiscopat, à commencer par la rénovation du palais épiscopal, étant restés inachevés. À sa mort, cependant, le Chapitre de Lisieux édite un mandement qui dresse de lui un véritable portrait hagiographique.

Les Nouvelles ecclésiastiques, une publication janséniste clandestine, avaient déjà réagi, en septembre 1760, à la publication de ce mandement et à sa reprise par le Journal de Trévoux, tenu par des Jésuites. Elles le jugeaient en effet bien trop hagiographique et fort peu fidèle à la réalité. La satire en patois est elle-aussi une réaction à ce même mandement, mais plus qu’une contestation argumentée, elle reprend le style des Sarcellades.

Commentaire linguistique

Pour Yves Nédélec, cette satire est en faux patois, mais il ne donne pas d’arguments pour appuyer son propos, et s’il édite le texte en annexe de sa thèse, il le fait sans apparat critique.

De fait, ce texte semble rédigé par un lettré qui entend patoiser mais n’est peut-être pas patoisant lui-même. Il use de mots ou d'expression qui sont dialectaux et correspondent à la pratique de l'est de Caen, notamment à la région de Lisieux : pis-que (puisque), l'himeur (l’humeur), pu(s), queuque, ben, leu(x), queuqu'un, savet/saver, chaloine (chanoine), hardièche (hardiesse), stila (celui-là), brit (bruit, dispute), aveuc (avec), caquet (discussion) coutêment (dépenses, frais), cramaillée (crémaillère), finèbe (funèbre), fret (froid), imprimure (impression), magnère (manière), muche-pot (cachoterie, secret), pertendre (prétendre), tretous (tous), vlin (venin), etc. Nombre de ces termes sont bien présents dans le dictionnaire d’Henri Moisy, qui couvre la Normandie centrale (Dictionnaire de patois normand indiquant particulièrement tous les termes en usage dans la région centrale de la Normandie, 1887, Caen, Henri Delesques). De même, la conjugaison de verbes du premier groupe au passé simple avec des désinences -is/-is/-it/-îmes/-îtes/-irent est correcte. Il use aussi et il abuse, à la manière de Molière, de la tournure verbale j(e) + première personne du pluriel, qui est une construction dialectale.

D'autres formes devraient être dialectales et ne le sont pas ou sont fautives : une (eune), an (no), ça (cha/chenna), c'etet (ch'était), garçon (garchon), vache (vaque), votre (vote), rian (ren), au vôtre (au vôte), pauvres (paures/poures/pauves), autres (autes), moindre (meindre), Roi (rei), par fois (parfeis), soi (sei), importination (importeunation), chemise (quemise), etc.

De même, des phrases entières restent en français standard. Il est donc probable que l’auteur soit bien en contact avec le patois du Pays d’Auge, sans être patoisant lui-même. Cependant il est possible que le copiste du manuscrit ait atténué le caractère dialectal du texte, comme il l’a fait pour les textes 4 et 12, dont les traits dialectaux d’Île-de-France ont été atténués, voire totalement effacés dans le manuscrit de Lisieux.