Une Audience de Justice de Paix de campagne


Éléments contextuels

1836

xixe siècle

Honfleur

Pays d’Auge

Éditions du texte

Une Audience de Justice de Paix de campagne

La salle ressemble à tout ce qu’on voudra, excepté à une salle d'audience ; le magistrat siège en blouse et en éperons, parce qu’il ne demeure pas au chef-lieu, et qu’il fait quatre lieues hebdomadairement pour venir juger.

Le juge (au public).

Allons, vous autres, ôtez vos chapeaux, ça va commencer. (À l’huissier) : Appelle les ceux qui passent le premier.

L’huissier.

Jean Quetet contre Nicolas Foquet.

Les parties (toutes deux ensemble.)

Me v’la, me v’la ; j’demande à prouver ; j’demande qu’y lève la main.

L’huissier.

Silence donc que j’lise l’affaire.

« Disant ledit Quetet, requérant, que les porcs dudit cité ont vagué dans la mare susdite, y barbotant, comme c’est l’usage desdits quadrupèdes, dont l’eau... »

Le juge de paix.

Arrête un p’tit peu ; (au greffier) : Dites donc, y a-t-y ben des affaires aujourd’hui ?

Le greffier.

Dam, ma foi, y en a quinze.

Le juge.

Quinze ! diantre ! eh mais, dis donc, Pierre, es-tu là !

Une voix dans l’auditoire.

J’y sieux.

Le juge.

Eh ben, men gas, oblige mai de dire au Bras-d’Or qu’y donne la botte à ma j’ ment parce que y a quinze affaires.

Pierre.

J’vas t-y aller.

Le juge (à l'huissier).

Va ten train à présent.

L’huissier.

« Dont l’eau de ladite mare peut en faire foi par l’état de trouble permanent qui…

Le juge (interrompant).

Pierre ! Pierre ! dis au Bras-d’Or qu’y la passe à l’eau.

Pierre.

J’vas l’y dire.

Le juge (à l'huissier).

R’marche.

L’huissier.

« Permanent qui la dénote. Le tout offert à prouver ; en conséquence, etc. »

Le juge (au greffier).

Quique vous en dites, vous ?

Pierre (entrant).

Y dit qui va l’y donner la botte.

Le juge.

C’est bon, sièche-tai là.

Le greffier.

Dam, je dis qui faut interroger Nicolas.

Le juge.

C’est juste ; Nicolas, approche tai, quéque t’as à dire pour tes cochons ?

Nicolas.

C’est un faux, maître Jérôme, j’offre la preuve du faux, j’en lève la main.

Jean Quetet.

Et mai aussi j’offre la preuve et j’en lève la main.

Le juge (au greffier).

Quéque vous dites de ça, vous ?

Le greffier.

Dam, si j’étais de vous, je leur accorderais la preuve.

Le juge.

Va comme je te pousse. Eh bien, mes garçons, faites venir les ceux qui témoigneront la circonstance.

Le greffier.

Dam, si j’étais de vous, je dirais le jour qu’il faut qu’y viennent les ceux qui témoignent.

Le juge.

Ah ! ça, c’est juste. Eh bien, vous autres, vous amènerez vos témoins le premier lundi du mois qui va entrer.

Les parties ensemble.

C’est cha, maître Jérôme, j’les amènerai, j’en lève la main. (Ils sortent.)

Le juge (les rappelant).

Haie, dites donc, dites donc, amenez-les le second lundi, je n’ pensais pas que la foire aux vaches tombe juste le premier lundi, et que je peux pas juger ce jour là parce qu’y faut que j’y aille pour une vache amoulliante.

Les parties ensemble.

Et mai y tout, pour un viau.

Le juge.

Eh bien c’est convenu ; (à Nicolas) : Dis donc, Nicolas, r’passe tu par les Authieux ?

Nicolas.

Oui, maître Jérôme, pour vous obéir.

Le juge.

Eh ben, man garçon, dis à ma femme qu’a n’oublie pas de donner du lait sû à la g’nisse.

Nicolas.

Oui, maître Jérôme.

Le juge (à l’huissier).

Va tan train à présent.

L’huissier.

Le ministère public contre Mathieu Fossey.

Mathieu Fossey.

Me v’là, c’est faux, j’demande le serment.

Le juge.

Pour qui que tu remues la langue, imbécille ; rambourge, man garçon, t’as pas rien à prouver ; c’est criminel ; c’est à l’autre ; mais ous qu’il est donc l’y l’autre ? ous qu’est l’accusation ?

Le greffier.

Dam, si j’étais de vous j’l’enverrais chercher.

Le juge.

Faut ben ! Pierre ! Pierre ! où qu’est Pierre ?

Pierre.

Me v’là, me v’là.

Le juge.

Va t’en chercher le père Rigot ; tu l’trouveras à la Femme sans tête, qui joue au domino ; dis l’y qui vienne tout à l’heure, parce qu’il est accusation.

Pierre.

J’y vas, maître Jérôme.

Le juge.

Pierre ! Pierre ! Passe aussi au Bras-d’Or, et regarde s’il l’a passée à l’eau.

Le juge (au greffier).

Quique j’allons faire en attendant.

Le greffier.

Dam, si j’étais de vous, j’prendrais les conciliations.

Le juge.

C’est juste ça ; (à l’huissier) : appelle une conciliation, petit.

L’huissier.

François Lerebours contre Thomas Travers.

Le juge (à l’huissier).

(aux parties) :

T’as pas besoin de lire la cédule, je sais quiqui retourne ; (aux parties) : approchez garçons : man devoir est de vo’s dire que vo’s devez vo’s concilier, veyons quique vo’s avez à répondre à ça.

Les parties ensemble.

J’veux l’y en faire coûter ; j’veux le mener loin ; j’en verrons tout du long.

Le juge (au greffier).

Quique vous dites de ça, vous ?

Le greffier.

Dam, je n’dis rien.

Le juge.

Ni mai n’tout… Ah, v’la Pierre. Eh ben, l’as-tu trouvée ?

Pierre.

Pardine, j’crais ben, elle était attachée dans l’écurie.

Le juge.

Est-y bête ? c’est l’accusation que j’te dis.

Pierre.

Tiens, le père Rigot. Dam, il a dit qu’il avait la première manche, et qu’il n’allait pas être longtemps.

Le juge.

R’tournes y , et dis l’y qu’ y mette la partie au plutôt deux, parce que y a quinze affaires : et puis dis au Bras-d’Or qu’y mène ma j’ment à la forge, pour l’y faire mettre un fer au pied du remontoir de devant, man garçon. (Pierre sort.)

L’huissier.

Faut-y rappeler une conciliation ?

Le juge (au greffier).

Quique vous en dites, vous ?

Le greffier.

Dam, si j’étais de vous, j’attendrais le père Rigot.

Le juge.

C’est juste ça ; j'allons attendre.

Pierre (rentrant).

Me revlà.

Le juge.

Eh ben, où qu’ça en est ?

Pierre.

Eh ben, on la ferre.

Le juge.

Qui ?

Pierre.

Pardine la j’ment.

Le juge.

J’te parle de la partie.

Pierre.

Ah ! la partie ; y sont manche à manche.

Le juge.

Que manche à manche ?

Pierre.

Pardine y a une partie de nulle.

Le juge.

Dis lé donc.

Le père Rigot (entrant).

Faut y avé du guignon ? quatre six dans la main et à mai la pose. Pourqai que Pierre est venu m’chercher pour faire l’accusation ? C’est la cause que j’ai perdu.

Le greffier.

Dam !

Le père Rigot.

Pour qui qui me mettent toujours l’accusation ? je n’sis que le second adjoint, pourqui que le premier ne la fait pas ly ?… Quatre six et à mai la pose : faut-y avé du guignon ?

Le juge.

Allons, père Rigot, crachez dans vos mains… et poussons.

Une voix dans l’auditoire.

Père Rigot ! père Rigot ! v’nez vite, vot’ vaque est débreulée, la v’là qu’est entrée dans l’jardin, qui casse les cloches à melon.

Le père Rigot (au prévenu, en courant).

Mathieu, Mathieu, j’te racquitte, man garçon, viens t-en maider a rattraper ma vaque.

Le juge (au greffier).

Quéque vous dites de ça, vous ?

Le greffier.

Dam ! comme il n'y a que des affaires de police, et que le ministère public est après sa vache, si j’étais que d’vous, j’renverrais à huitaine.

Le juge.

C’est juste ça ; (au public) : Vous entendez bien ; c’est fini pour aujourd’hui.

Pierre (entrant).

Maître Jérôme, votre bête est ferrée.

Le juge.

Ça se trouve ben, tout est fini en même temps

Commentaire sur l’édition

Édition faite sur l’original.

Source ou éditions princeps

Journal d’Alençon, 25 janvier 1836, d’après une édition antérieure dans Le Spectateur normand (Honfleur).

Édition critique

Patrice Lajoye, « Quelques saynètes humoristiques du Pays d’Auge du xixe siècle », Bulletin de la Société historique de Lisieux, 94, 2022, p. 139-147.

Études

Patrice Lajoye, « Quelques saynètes humoristiques du Pays d’Auge du xixe siècle », Bulletin de la Société historique de Lisieux, 94, 2022, p. 133-151.

Commentaire historique et contextuel 

Initialement publié dans un journal de Honfleur, Le Spectateur normand, ce texte a toutefois été repris dans le Journal d'Alençon du 25 janvier 1836. On y décrit d'une façon grotesque une audience de justice de paix, et pour cela, les personnages y parlent un sabir mêlant patois et français standard, le juge n'étant curieusement pas le dernier à s'exprimer ainsi. Le nombre important de didascalies transforme finalement presque cette saynète en véritable pièce de théâtre.

Commentaire linguistique