Tribunal correctionnel de Cherbourg


Anonyme

Éléments contextuels

1833

xixe siècle

Cherbourg

Cotentin

Édition du texte

Tribunal correctionnel de Cherbourg

Audience du 7 octobre

La loi répressive des injures et propos diffamatoires, est-elle applicable à une poissonnière qui aurait injurié et diffamé une de ses camarades ? — (Rés. aff.)

De tems immémorial, les poissonnières semblent avoir le privilège d’exploiter l’injure et de tenir impunément les propos les plus cyniques. Souvent des hommes graves ont été aux halles se distraire de leurs pénibles occupations et recueillir des figures de rhétorique pour, lesquelles il a fallu créer des dénominations nouvelles. C'est au génie inventif de ces dames que l’immortel Vadé doit ses pages brillantes d’expressions originales et de saillies piquantes et burlesques. Si quelquefois la police est intervenue pour réprimer les écarts d’une éloquence un peu trop incisive, je ne sache pas néanmoins que la justice ait été jusqu'ici appelée à prononcer sur les plaintes portées par une poissonnière contre une de ses camarades. Ordinairement, ces dames se font justice à elles-mêmes et la lutte oratoire une fois terminée, un tiers conciliateur intervient, qui conduit les athlètes épuisées au cabaret voisin, pour y sceller un doux rapprochement.

Il n’en a point été de même à Cherbourg. Lundi dernier, les femmes Planquette et Besnard avaient à se justifier devant le tribunal correctionnel de l’imputation d’injures et propos diffamatoires envers la femme Garçon dite la Gratienne. Nous nous abstiendrons de faire retentir aux oreilles de nos lecteurs les termes énergiques qui dans le cours des débats ont fréquemment égayé le nombreux auditoire que cette affaire avait attiré. Nous nous bornerons à faire connaître l’historique du procès que le tribunal était appelé à juger. Nous ne croyons pouvoir mieux faire que de laisser parler la femme Planquette elle-même, qui a présenté sa justification en ces termes :

« Une boune amie à moi, la femme d’un commissaire, qui n’est pas fière, qui parle à tout le monde, qui m’estime beaucoup, parc’que j’suis une femme honnête et estimée de tout l’monde dans mon étal, et que je n’dis jamais d’malhonnêtetés et de sottises aux gens… j’suis pauvre, v’là tout… et comme elle me prend bien d’l’intérêt, elle vint m’dire l’matin, à six heures : ma p’tite Planquette, v’là qu’le Roi, Sa Majesté, arrive à midi ; c’est une occasion pour vous d’ly offrir queuqu’chose qui puisse flatter son cœur de nouveau. N’y manquez pas, ma p’tite Planquette, qu’elle m’dit, c’te chère dame. Le lundi et l’mardi, j’allas ouvrir des huîtres à la cour du Roi dans l’chantier, dont j’avais la permission d’aller-z-au palais de M. le préfet à toutes les heures que j’voulais. J’parla, du projet de porter une corbeille de homards et un bouquet au Roi, à la Gratienne. V’là qu’est bien, nous v’là-z-allées à la cour. C’est la Gratienne, Messieurs, comme la put-ancienne et parlant mieux que moi, qui devait présenter la corbeille au Roi. Quand j’fûmes arrivées, les gendarmes n’voulurent pas nous laisser entrer dans l’appartement d u Roi, parce qu’il fallait être plus de deux pour être présentées. J’dis qu’j’étions à quinze et j’tira d’ma poche ma chose de M. le Préfet pour entrer partout. La Gratienne entrit toute seule avec la corbeille et j’attendis dans un p’tit cabinet. Quand elle revint, elle m’dit que le Roi de sa grâce avait accepté not’ corbeille et l’honneur de not’bouquet. Des Messieurs qu’étaient là nous dirent : vous allez avoir un beau cadeau. J’dis tant mieux, car j’sommes de pauvres femmes, mères de famille. Un premier valet de pied du Roi, grand bel homme ma foi, revint et mit queuqu’chose dans la main d’la Gratienne, d’la part de Sa Majesté le Roi qu’elle mit dans sa poche. En sortant j’avais si envie d’voir le cadeau, que j’li demanda à la porte de me montrer ce qu’elle avait reçu. Elle m’dit : j’te l’montrerai toujours bien ; c’n’est pas ici la place. Enfin, à force de la camailler, de m’le faire voir, quand j’f’umes au bas d’la rue Grande-Vallée, elle me montrit dans sa main Cinq Napoléons. Pardinne, que j’li dis, rien qu’ça, c’est pas bien d’quoi pour quinze personnes, qu’les six homards tu nous l’s’as fait payer vingt francs et qu’ils n’en valent pas dix. Enfin, ça s’passa comme ça. Le lendemain, ma bonne amie, c’te chère Dame, vint m’voir et m’dit comme ça : ma p’tite Planquette, j’sis bien aise que le Roi vous ait fait un joli cadeau ; cent écus, c’est bien joli. Ah ! que j’li dis comme ça : s’il a donné cent écus, la Gratienne a gardé deux cents francs, car elle ne m’a montré que cinq Napoléons. Cette chère Dame fut bien étonnée, car elle m’dit qu’elle était sûre.que le Roi avait donné cent écus, c’qui est bien plus croyable, Messieurs, qu’cent francs d’la part d’une Majesté, pour quinze personnes. Au reste, on a écrit à Paris pour avoir la définition de tout ça. Il est vrai qu’j’ai dit qu’la Gratienne était une voleuse ; ses filles m’ont frappée avec un balai qui m’a enlevé ma coiffe. J’ai crié tas de P…, tas de G…, j’n’ai pas l’moyen d’faire un procès ; v’nez, que j’vous en f… autant qu’vous m’en avez f… Il est vrai qu’jai dit à une des filles de la Gratienne : vas chercher un Matou à Honfleur ; moi, j’en ai pris un à Cherbourg, parce qu’il est d’Cherbourg et que j’sis d’Cherbourg, et v’là… »

Malgré ces explications, et des protestations de respect et de vénération pour le ministère public, le tribunal a condamné les femmes Planquette et Besnard à cinq jours d’emprisonnement et aux frais. »

Commentaire sur l’édition

Édition faite sur l’original.

Source ou éditions princeps

Journal de Cherbourg, 13 octobre 1833.

Édition critique 

Études

Patrice Lajoye, « À propos du compliment des pêcheurs du Pollet adressé à la duchesse de Chartres (1772). Les compliments de poissonnières en patois normand », Les Amys du vieux Dieppe, 2021, CXXXIV.

Commentaire historique et contextuel

En août-septembre 1833, Louis-Philippe est en déplacement dans la Manche. Des poissonnières de Cherbourg décident de lui rendre hommage. L’affaire aurait pu passer inaperçue si elle n’avait fini au tribunal correctionnel le mois suivant, suite à une bagarre entre ces poissonnières. L’une des accusées témoigne en patois. L’auteur de l’article est très probablement Jean Fleury, alors directeur du Journal de Cherbourg.

Commentaire linguistique