Légende sans titre
Anonyme
Éléments contextuels
1913
xxe siècle
Heussé
Mortainais
Édition du texte
À Heussé, on raconte quantité d’histoires plus ou moins sottes, mais de véritables légendes, il n’y en a point. Celle qui est racontée ci-dessous se rapporte à une croyance populaire qui voulait que le soir, tantôt à un endroit, tantôt à un autre, on aperçût la Bête blanche. C’était ce qu’en d’autres lieux on appelait la dame blanche.
Or, un soueur, deux hommes d’un village s’en vinrent à un aut’ vilège pour cri la couturière. Y avait environ deux km de chemin. Y partirent après la soupe mangée. Y faisait presque noueur.
Ayant fait environ la mitan du chemin, y se trouvaient dans eune charrière, le long d’un champ de trémaine, quand y z’aperçurent la Bête blanche qui s’avançait vers eux, du mitan du champ. Cette apparition les g’lit de poue, leurs cheveux s’piquirent sûs leurs têtes pendant que la sueu roulait sû leû figure et que le sang n’marchait pûs dans leûs veines.
Y tombèrent à genoux : ‘Oh ! bonne bête blanche, qui gémirent, nous t’en prions, ne nous fait point d’mâ. Aie pitié de nous, nous te donn’rons pustôt tout c’que tu voudras. Laisse-nous parti.’
Mais la Bête blanche é restait muette et comme piquié sûs piau. Alors, nos deux poltrons erfirent leue prière. C’te foués là eune voieue sourde leûs répondit : ‘Mettez à bas vos blouses, vos gilets, vos culottes et vos chemises et continuez vot’ chemin sans vous arrêteu surtout. J’vous laisse le reste.’
Les deux malheureux, pus tremblants qu’eune feille, obéirent sans s’faire prier.
Puis y s’en furent, n’osant même pas se r’tourner et arrivèrent au village où demeurait la couturière. Y trouvèrent la porte fermée ; mais y frappèrent un p’tit coup. La porte s’ouvrit et nos hommes entrèrent. Qui fut erfaite ? C’est la pôve couturière en véyant arriver, sans costume, les gas qu’étaient pas fiers pour un sou.
Comme eune les r’connaissait pas, o s’sauvit en criant comme une ouee chez les vaisins. Ceux-là arrivèrent bentôt armés les uns d’un fusil, les autres d’une fourche, d’un balai, d’une frô.
Y n’allaient faire ben du mâ aux pôves gâs quand la couturière les erconnut et empêcha le massacre. On leur jeta vite des linges sûs l’corps et on leur demanda des explications. Y racontèrent en tremblant, cequi leur z’était arrivé.
Veyant cela, chacun se signa d’la main droite, sauf un p’tit bonhomme qu’iétait pus malin et qui proposa d’vérifier la z’affaire.
Après ben des hésitations, sa proposition fut acceptée. Alors tout le monde ben armé, se mit en route avec pas mal de lanternes. Y’ z’étaient au moins 25, les pus décidés en avant, les femmes au mitan, les moins braves à l’arrière.
Avec ben des précautions et ben des patenôtes, dites en cachette, nos gens finirent par arriver à l’endroit de la Bête. Y virent les habits à bas et la Bête blanche qui z’avaient du mal à distinguer au mitan du champ. C’était donc vrai. Malheu de malheu ! Comment faire ? Déjà quéque z’uns prenaient la poudre d’escampette quand le petit vieux s’écria : ‘Vous êtes des lâches étou ; faut aller pûs près.’
On obéit, on avança mais avec ben de la peine. À vingt mètres, la Bête blanche se mit à causer : Bée, ée, ée, ée, qui fit.
À c’té voué, chacun fit un saut. Mais le petit vieux apercha sa lanterne et découvrit le mystère. La Bête blanche, la fameuse bête, la terrible bête, qui faisait poû à tout le monde, grands et petits, la bête eh ! ben… c’était la brebis d’un voisin qui maraudait dans la trémaine.
Pour la vouée sourde, on sut le lendemain que, c’était celle de l’amoureux de la couturière
qui avait voulu jouer un malin tour à ses camarades.
Commentaire sur l’édition
Édition faite sur l’original.
Source ou éditions princeps
Monographie communale, 1913, Arch. dép. Manche, 134 J 34.
Édition critique
Patrice Lajoye, « Quelques légendes inédites en patois de la Manche collectées en 1913 », Revue de la Manche, 62, 249, 2020, p. 30-32.
Études
Patrice Lajoye, « Quelques légendes inédites en patois de la Manche collectées en 1913 », Revue de la Manche, 62, 249, 2020, p. 27-37.
Commentaire historique et contextuel
Nous avons ici une variation comique sur le thème courant de la dame blanche, laquelle porte ici le nom de « Bête blanche ». Ces dames blanches sont des fantômes féminins, dont il ne faut pas s’approcher : malheur à celui qui tenterait de les séduire, il finirait roué de coups. Le mot « bête » a servi, tant en Normandie occidentale que dans le pays gallo voisin, à désigner non pas nécessairement des loups, mais toute forme de créature féérique – lutins, fées, dames blanches, etc.
Commentaire linguistique
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