La Gazette de Renaudot

De Venise , le 1r Septembre 1685.

Le sieur Magnanini Lieutenant Colonel est arrivé ici aujourdhuy , sur une felouque : ayant esté dépesché de l'armée le 3 du mois dernier , par le sieur Morosini Généralissime, pour venir informer le Sénat , des particularitez du siége & de la prise de Coron. Kalil Bacha Visir de la Morée s'estant avancé pour tenter le secours de la place , s'estoit campé avec dix mille hommes pres des lignes de circonvallation & fatiguoit les assiégeants par des combats continüels. Le23 de Juillet , il fut tué d'un coup de canon. Le 24 , on mit le feu à une mine qui n'eut presque aucun effet , quoy qu'elle fût chargée de plus de cent barils de poudre : & on ne put ainsi donner l'assaut. En mesme temps , les Turcs firent attaquer une redoute avancée à la teste des lignes : & ils s'en rendirent maistres. Mais il en furent chassez apres trois heures de combat , dans lequel ils perdirent plus de trois cents hommes & quelques étendarts : qui avec plusieurs testes de ceux qui avoient esté tüez , furent exposez à la veüe des assiégez. Environ cent trente hommes de nos troupes furent tüez ou blessez. Le Commandeur de la Tour Général du débarquement de celles de Malte , fut tüé apres avoir repris la redoute dans laquelle il entra le premier la pertüisane à la main : estant süivi de plusieurs Chevaliers de Malte. Le 30 , les Turcs ayant fait mettre pied à terre à une partie de leur cavalerie , attaquérent encore la mesme redoute & les lignes en quelques endroits. Mais ils furent repoussez avec beaucoup de perte & poursüivis jusques dans leur camp par les Grenadiers & par les Dragons. Le 7 d'Aoust , le Généralissime tira des équipages des vaisseaux & des galéres , environ quinze cents hommes , & il les fit marcher de nüit , avec ordre de charger les ennemis en flanc. Il fit aussi en mesme temps ,
sortir des lignes trois mille hommes des troupes de Brunswich & de Malte qui donnérent avec une extrême vigueur sur les Infidéles. Ceux ci ayant pris l'épouvente apres une résistance médiocre , abandonnérent leur camp. On y trouva toutes leurs tentes , plusieurs chevaux , six piéces de canon de bronze & dix sept drapeaux , avec 1’etendart général , orné de trois queües de cheval , quantité d'armes & des sommes considérables. Les assiégez à la veüe desquels toutes ces actions se passérent , continüérent cependant , de se défendre avec le mesme courage qu'ils avoient montré depuis sept semaines que duroit le siége, quoy que la place fut presque toute détrüite par les bombes & par le feu continüel du canon : & quoy qu'ils commençassent à manquer d'eau douce. Le sieur Morosini , nonobstant la difficulté que les Mineurs avoient à travailler dans le roc sur lequel la place est sitüée , fit achever une seconde mine, qui fut chargée de deux cents barils de poudre sous la principale tour. Le 11, on y mit le feu & elle eut tout le succez qu'on en avoit esperé : ayant fait une bréche fort large, mais à laquelle on ne pouvoit monter sans beaucoup de peine. Néantmoins , les troupes donnérent aussitost l'assaut : & quoy que les Turcs se défendissent avec une vigueur extraordinaire & un feu continüel , le bataillon de Malte & ceux de Brunswich, apres trois heures d'un sanglant combat, se logérent à demi hauteur de la bréche , . & s'y couvrirent avec des sacs de laine & des falcines. On continüa cependant , de raser le haut de la bréche avec le canon , & de jetter des bombes , afin que les assiégez n'eussent pas le temps de se reconnoistre. Sur le midy , les troupes donnérent un second assaut avec tant de furie , que les assiégez ne se trouvant plus en estat de résister , exposerent un drapeau blanc & demandérent à capituler. Mais pendant qu'on estoit en pourparler , pour l'échange des ostages , les Turcs firent joüer deux fourneaux & tirérent sur les assiégeans , un coup de canon chargé de cartouches , dont ils reçeurent quelque dommage. Cette perfidie irita si fort les nostres , que s'estant rendus maistres de la bréche , ils entrérent dans la place sans attendre aucun ordre : & ils passérent au fil de l'épée pres de trois mille des Infidéles , avec le Bacha. On perdit de nostre costé , plus de quatre cents hommes qui furent tüez , entre lesquels estoient deux Chevaliers de Malte. Le Prince Philippes de Savoye , le Prince de Brunswich , le Marquis de Courbon , le Marquis de S. Paul , & trente Chevaliers de Malte furent blessez , avec plusieurs autres personnes de qualité. On trouva dans la place soixante & seize piéces de canon de bronze , & quantité de munitions de guerre & de bouche , avec des richesses pour plus de deux millions. Trois cents Mainotes, ensüite de la prise de Coron , vinrent au camp : & ils asseurérent le Généralissime que plus de neuf mille autres estoient disposez à se ranger sous la protection de la République. Il résolut aussitost d'aller de ce costé-là , pour se rendre maistre du port , & pour joindre les Mainotes à son armée. Le Sénat en considération des grands services qu'il a rendus cette campagne , a honoré le sieur Lorenzo Morosini son frére , à la dignité de Chevalier : & il a donné dispense d'âge à son fils pour entrer dans le Sénat. Les derniéres lettres de Dalmatie portent que le Chevalier Janco a fait une course aux environs de Sing : & qu'il y a enlevé quantité de bétail : qu'il est passé delà vers Ottoch : & qu'il a fait le dégast par toute la campagne , pour obliger la garnison de cette place à l'abandonner sans attendre qu'elle soit attaquée dans les formes. On écrit de Spalatro , que quinze cents Morlaques ont rüiné les fauxbourgs d'un château dans la plaine de Clin, brûlé les grains & les fourages & fait un grand butin de bestail. L'avis qu'on avoit reçeu d'un combat donné entre nos vaisseaux , commandez par le sieur Alessandro Molino & la flote Othomane , n'estoit pas véritable. Le sieur Morosini luy a envoyé un renfort de huit vaisseaux pour le mettre plus en estat d'attaquer cette armée , s'il en a une occasion favorable. Il y a en mer quarante cinq galéres des Infidéles. Le Doge accompagné des Sénateurs a assisté au Te Deam , chanté en l'Eglise Ducale de S. Marc , en action de graces des avantages remportez par les armes de la République sur les Turcs : & on y a arboré l'Etendart général qui a esté pris sur eux , devant Coron.