De Léopol , le 24 Octobre 1685.
ON a enfin , appris les particularitez de ce qui s'est passé entre l'Armée de la Couronne & celle des Turcs & des Tartares. Les Polonois , au nombre seulement de quinze mille hommes , apres avoir passé le Niester sur le pont qu'ils y avoient construit , s'avancérent dans la Walaquie , & s'y campérent en un endroit avantageux , pour attendre les Régiments qui n'avoient encore pû joindre les troupes de Litüanie. Le Petit Général de ce Duché arriva au Camp , à la teste de trois mille cinq cents Chevaux : & en mesme temps on tint Conseil de guerre. Le Grand Général de la Couronne résolut d'aller chercher les ennemis à Czecora , où on sçavoit qu'ils devoient assembler un grand convoy pour le faire passer à Caminietz. L'armée s'estant mise en marche , entra dans des bois & des défilez de Boucovina , par lesquels il falloit necessairement passer : & elle fut trois jours à les traverser , sans avoir aucune nouvelle des ennemis. Le 1r de ce mois , arrivant dans une plaine , elle apperçeut les Tartares qui descendoient d'une montagne , & qui vinrent charger l'avant-garde avant quelle eût le temps de se reconnoistre. Le Petit Général de Litüanie s’avança pour la soutenir , avec dix Compagnies de Cavalerie armées de petites lances : mais il fut obligé de plier.
Le Prince de Curlande
marchant fort à propos avec trois bataillons & trois pièces de canon , luy donna moyen de rallier ses troupes. Alors , ils chargérent ensemble si vigoureusement les Tartares & firent un si grand feu , qu'ils les poussérent vers la hauteur d'où ils estoient descendus. En mesme temps , on apprit que les Turcs devoient joindre les
Tartares le lendemain à la pointe du jour : & sur cet avis , on rangea promtement l'armée en bataille dans la plaine. Les Infideles se mirent aussi en bataille à mesure qu'ils arrivoient. Les deux armées demeurerent ainsi en presence & escarmouchérent le reste du jour. Le Grand Général fut averti par un transfuge que le Seraskier Soliman Bacha avoit résolu d'attaquer l'aile droite avec toutes ses forces : ce qui l'obligea de faire marcher quelques troupes pour la fortifier. Mais les Turcs s'en étant apperçeus , vinrent en mesme temps pour profiter de ce mouvement , attaquer la droite des Polonois avec toute la vigueur possible. Les Hussarts & l'Infanterie soutinrent courageusement deux décharges. On fit un grand feu de trente deux piéces de canon sur les Turcs, qui furent contraints de reculer. Ils tombérent ensuite , sur le Corps de bataille : & cependant, les Tartares donnérent sur l'aile gauche des Polonois & la poussérent durant quelque temps. Mais le petit Général de Litüanie qui la commandoit , &
le Prince de Curlande
, fortifiez de quelques Compagnies , soûtinrent leurs efforts & les obligérent à se retirer hors la portée du canon. Le 4 , les Infideles se contentérent de faire un feu continüel de leur artillerie , qui estoit venuë de Kaminietz. Les Généraux Polonois firent en diligence travailler à quatre redoutes , pour les empescher de s'emparer d'une montagne qui estoit sur la gauche des Polonois : d'où ils auroient pû incommoder beaucoup leur Camp. Elles furent achevées la nuit suivante : & on y plaça douze piéces de campagne. La nuit du 5 au 6 , on mit en état deux autres redoutes plus avancées qui découvroient tout le vallon. Le 7 & le 8 , les Turcs donnerent quelques alarmes au Camp des Polonois. Le 9 , on reconnut que les Tartares avoient fait un grand détachement. En mesme temps , un Walaque rapporta qu'ils faisoient ce mouvement à dessein d'envelopper l'armée Polonoise , & de luy fermer les passages de la forest : ayant commandé deux mille Païsans pour y abattre des arbres & leur oster ainsi la liberté de se retirer. Cet avis &
la disette
des fourrages firent résoudre les Généraux à la retraite : & pour la faciliter ils jugérent à propos de brûler une grande partie des chariots. Le reste des bagages commença le soir à défiler :& ils se trouvérent avant le jour , hors de quatre passages les plus difficiles & les plus dangereux. Les Hussars & la Cavalerie les suivirent à la reserve de douze Compagnies de Pansernes qui demeurérent à l'arrieregarde avec l'Infanterie & les Cosaques sous le commandement du Général de l'artillerie & du Prince de Curlande. Les Turcs & les Tartares s'apperçeurent de cette retraite à la pointe du jour. Ils descendirent dans la plaine en ordre de bataille , & chargérent l'Infanterie avant qu'elle fust entrée dans le bois. Mais comme tous les régiments estoient bien couverts de chevaux de frise , & qu'il y avoit à la teste de chaque bataillon deux piéces d'artillerie , ils reçeurent les ennemis avec un grand feu qui les fit plier. Six Compagnies de Pansernes passérent cependant , entre les bataillons : & ils poussérent ces Infidéles jusqu'à une chaussée entre la plaine & le bois. L'Infanterie eut ainsi le temps d'entrer en bon ordre dans la forest. Les Turcs firent cependant , avancer leur artillerie avec une diligence extraordinaire : & ils la postérent si avantageusement qu'elle incommoda beaucoup l'armée durant demie-heure. Ils trouvérent mesme le moyen de passer un marais qui estoit à la gauche des Polonois : & ils les attaquérent encore par cet endroit. Le combat fut fort opiniâtre durant une heure. L'Infanterie Polonoise chargea les Turcs avec une extreme valeur : & on fit un si grand feu sur eux avec douze pieces de canon chargées à cartouches, portées sur une hauteur , qu'ils se retirérent. L'armée campa ensuite au delà du fossé de Trajan qui traverse la Walaquie : & trois heures avant jour , elle se remit en marche. Les ennemis parurent encore sur la gauche des Polonois , qui firent alte durant deux heures , sans que les Turcs osassent les attaquer. La nüit , ils campérent à une lieüe d'eux : le 12 au matin , on ne les vid plus : & l'armée continüa sa retraite qui a esté de cette façon , aussi heureuse & aussi glorieuse qu'elle pouvoir l'estre en une si dangereuse occasion. L'Infanterie y a fait tres bien son devoir à l'exemple des principaux Officiers.
Le Prince de Curlande
s'y est signale. Le Marquis de Souvré demeura presque tousiours dans l'Infanterie. Il se mesla mesme plusieurs fois avec beaucoup de valeur parmy les ennemis : & il eut quelques uns de ses gens blessez aupres de luy.