De Vienne , le 14 Janvier 1685.
On eut avis la semaine derniére , qu’il estoit entré dans Neuhausel un grand convoy de vivres. Les Infidéles s’estant assemblez au nombre de trois mille chevaux , & fortifiez de quelques troupes du
Comte Thékéli
, obligérent le Colonel
Heusler , dont les troupes estoient beaucoup inférieures en nombre à se retirer , de crainte de se trouver obligé à combattre avec desavantage. Ainsi , ils firent entrer dans la place trois cents chariots chargez de toutes sortes de munitions,avec trois cents chevaux qui portoient aussi chacun un sac de farine. On asseure que la garnison est si nombreuse , & qu’elle souffroit avec
une telle disette
, que si l’on eût empêché ce convoy d’entrer dans la place , elle eût esté bien tôt rédüite à la derniére extrémité. Le Colonel Heusler a écrit qu’il n’avoit pû empêcher l’entrée de ce convoy , parce qu’il n’avoit que huit cents hommes, la pluspart Hongrois : qu’une partie de sa cavalerie estoit démontée : & qu’il auroit encore eu besoin de mille cüirassiers. Le brüit court que les Turcs ont assemblé un corps de quinze mille hommes entre Bude & Weitzen , pour faire enter un secours plus considérable dans Neuhauser , & mesme pour tâcher de délivrer cette place du blocus. Le Commandant avoit reçeu ordre d’en faire sortir les malades , les vieillards , les femmes , & toutes les autres personnes incapables de servir. On asseure que depuis l’entrée du convoy , les Turcs font des sorties & des courses qui obligent les habitans à quatre ou cinq lieuës de la place , d’abandonner leurs maisons , & de se mettre sous la protection du
Comte Thékéli
, ou à se retirer dans les places fortes. Les Mécontents fortifiez par le secours qu’ils ont reçeu des Turcs , battent incessamment la campagne, & incommodent considérablement les quartiers des Impériaux & des Bavarois , dont ils ont tüé plus de six cents hommes depuis que les troupes sont entrées en quartier d’hyver. Le
Comte Thékéli
est rentré dans sa forteresse de Mongatz : d’où il envoye continüellement des partis contre les Impériaux. On mande de Croatie , que les Infidéles continënt de bloquer la ville de Wirowitza si étroitement , qu’il n’y peut plus rien entrer. Un de leurs partis s’avança ces jours passez , fort pres de Neutra : & il enleva un grand nombre de coureurs Allemans, qu’ils passérent au fil de l’épée. Ensüite , ils emmenérent tout le bétail qui estoit à Freystadt. On a envoyé cinq cents hommes à Sartekel , pour empêcher les Infidéles de faire à l’avenir de pareilles courses. On a sçeu par quelques prisonniers qui se sont sauvez de Bude , que
la disette y est extréme
, & mesmes que toutes les lignes ne sont pas encore comblées , faute de travailleurs. Il y a néantmoins des avis contraires : & on n’a pû ainsi estre encore exactement informé du véritable état de la place. Le Commandant veut exiger des habitans du païs des environs , le tribut annüel qu’ils ont ci-devant payé : & il les menace du plus crüel traitement s’ils manquent à le fournir , quoy qu’ils s’en excusent sur la désolation extréme du païs. On confirme de toutes parts , que la misére augmente de telle sorte parmi les troupes Impériales & auxiliaires , qu’il n’est pas possible de la bien exprimer. Dans leur marche de Gran à Neusol , les soldats ont esté dans la boüe & dans l’eau toûjours jusqu’à la ceinture :& durant dix jours que cette marche a duré ,
le pain leur a manqué : de maniére qu’ils ont esté rédüits à se nourrir de chair de cheval & de chien , & en mesme des corps morts
. Plusieurs femmes ont esté contraintes par l’extréme nécessité , d’abandonner leurs enfans dans cette longue & pénible marche. Les soldats rédüits dans leurs quartiers à la derniére misére , exercent toutes sortes de violences contre les païsans :
& mesmes ils en ont tüé quelques-uns pour les manger
. On rapporte le détail de ces crüautez avec les circonstances si affreuses , qu’on n’y pourroit ajoûter foy , si elles n’estoient confirmées par le témoignage de tous ceux qui viennent de la Haute Hongrie. Les partis des Turcs & des Mécontents enlevent un grand nombre d’Allemans : & on en trouve plusieurs
morts de froid & de faim
au milieu de champs. Les chemins sont tellement rompus par les neiges & par les pluyes qu’il est impossible d’envoyer aux troupes aucun secours de vivres par charois : & on a dessein , pour sauver celles qui restent sur pied , de les tirer de la Haute Hongrie , afin de leur donner d’autres quartiers. Mais cette résolution , quoy que tres nécessaire , paroist fort difficile à exécuter , à cause qu’elles ne sont pas en état de marcher : que les chemins ne sont pas pratiquables : que dans leur extreme foiblesse elles pourroient estre taillées en piéces par les ennemis : & mesme qu’on ne sçait où leur donnerde meilleurs quartiers. Les Habitans des villes & du plat païs continüent de se plaindre de ce que nonobstant leur extréme désolation , on ne laisse pas de surcharger
de nouvelles impositions
, qu’il leur est impossible de payer , ce qui les oblige d’abandonner leurs maisons & leurs familles , & de se mettre sous la protection du
Comte Thékéli
. Il y en a déja plusieurs qui s’estant aussi joints aux Infideles ont attaqué avec eux les quartiers des Impériaux & ont servi à leur surprendre. Les troupes diminüent de jour en jour, par la désertion, ou par la mortalité que
la faim
, les
maladies
& la rigueur du froid causent parmi les soldats. Le régiment du Duc Frédéric de Wirtemberg Général Major & Colonel d’Infanterie qui s’estoit trouvé de douze cents hommes : & les régiment du Cercle de Süabe qui faisoient pres de quatre mille hommes à l’ouverture de la campagne sont reduits à trois ou quatre cents hommes. On a jugé à propos de différer leur marche au-delà de la Theisse , parce que le Général Schultz n’est pas de ce costé là pour les défendre de l’attaque des Mécontents qui les attendent au passage.
L’Empereur
a envoyé ordre aux Colonels & autres Officiers de ses troupes de se rendre incessamement à la tête de leurs Corps , & de travailler en diligence à en faire les recruës , à proportion de l’estat auquel ils se trouvent réduits. La pluspart sont venus icy pour donner au Conseil de guerre un estat de leurs régiments , afin de faire régler les recruës , & ils demandent en même temps l’argent nécessaire pour y travailler.
Sa Majesté Impériale
a fait venir les Officiers d’artillerie pour conferer avec l’Ingénieur Espagnol qui a preparé des bombes d’une nouvelle invention. Il promet toûjours des effets extraordinaires des mortiers ausquels il travaille : assurant qu’ils jetteront des carcasses & des bombes aussi loin que les boulets de canon peuvent porter. Le 9 de ce mois , on tint dans la maison de nôtre Evêque , la premiére conférence avec l’Envoyé du Landgrave de Hesse – Cassel , surle sujet des troupes qu’il a offertes à
l’Empereur
. Mais on n’y régla rien , ni pour le nombre ni pour les somme que
Sa Majesté Impériale
doit donner à ce Prince. On n’est pas encore entiérement convenu des conditions sous lesquelles le
Duc de Hannover
envoye ses troupes auxiliaires. On a seulement conclu le traité avec les
Ducs de Zell
& de Wokfembuttel , pour les cinq mille hommes qu’ils fourniront. L’
Empereur
fera bientost délivrer ici , au Baron de Waldembourg Envoyé de ces Princes , des lettres de change pour cent mille florins , dont la moitié sera payée quand les troupes partiront : & l’autre , quand elles arriveront dans les Païs Héréditaires de Sa
Majesté Impériale
, & Elle espére que quelques Estats , Cercles & Républiques luy donneront de semblables assistances, sans lesquelles il luy seroit impossible de soûtenir les dépenses extraordinaires de la guerre en Hongrie. Le 11 de ce mois , le Baron Stratman demanda au nom de l’
Empereur
aux Estats d’Austriche un secours proportionné aux besoins présents , pour continüer la guerre contre les Turcs. Il leur expliqua les intentions de
Sa Majesté Impériale
sur ce sujet : & il leur donna ensüite sa proposition par écrit. Les Députez allérent à la Maison de Ville , où se tient l’Assemblée des Estats pour en délibérer. Ils ont accordé quatre cent cinquante mille florins en argent comptant , & cent mille sacs de grains. Le Comte de Hohenloe Envoyé Extraordinaire du Cercle de Franconie , demande que les troupes auxiliaires de ce Cercle , puissent , à faute de bâteaux pour descendre le Danube , passer par la Bohéme : & que les estapes leurs soient fournies par les communautez de ce Royaume. Mais il se trouve quelque difficulté sur cette demande. Le
Comte de Wallestein
est revenu le 12 de ce mois de son Ambassade de Pologne. On fait venir de Hongrie un grand nombre de prisonniers Turcs afin de les vendre à l’Ambassadeur d’Espagne , qui les envoye à Naples pour
servir de forçats sur les galéres d’Espagne
. Le Baron Saponara est arrivé de Pologne : & il a rapporté que
le Roy
tâchera de faire terminer la Diéte générale en peu de jours : qu’il y fera particuliérement délibéré sur les moyens d’augmenter& de faire subsiter l’armée : & qu’on remettra les autres affaires à la fin de la campagne. Le Comte de Martinitz Grand Maréchal de Bohéme est mort.