Peigner la terre, tracer des lignes : la valeur thérapeutique de l’écriture-jardinage chez Philippe Jaccottet
Résumé
Ancrée dans la nature sans donner cours à une poétique naïve de l’espace, l’œuvre de Philippe Jaccottet choisit le jardin comme un topos privilégié, à retrouver presque partout : dans les nombreux poèmes ou proses consacrés à des jardins ou des vergers, dans les notes sur le jardinage, voire dans le portrait légèrement négatif que Jaccottet fait de sa Suisse natale qu’il compare à un « jardin clos » et étouffant. La mémoire édénique reste une possible clé d’interprétation pour les occurrences jaccottéennes du jardin, de même que pour ses nombreuses réflexions sur le jardinage et les tâches domestiques. Pourtant, si la mémoire édénique imprègne de tels textes, celle-ci se joue souvent sur un fond de mélancolie et un sentiment de perte et d’absence. Les motifs conjugués du jardin et du verger s’entrelacent chez Jaccottet avec une conscience obsédante de la dégradation universelle et d’un échec métaphysique. Mais si leur rôle d’espaces d’évasion est envisagé par Jaccottet avec ironie, même avec scepticisme, ils restent pourtant des espaces thérapeutiques permettant d’envisager une nouvelle écologie humaine en accord avec une nouvelle écologie spatiale.
Abstract
Grounded in nature without being naively descriptive, Philippe Jaccottet’s poetry favors the space of the garden as an elected topos, to be disseminated almost everywhere : in his poetry or more prosaic writings, in his poetical notes about gardens or orchards, even in his choice of comparing his native Switzerland to an « enclosed garden ». The Garden of Eden has a key role in interpreting many of the instances where garden and gardening appear in the Franco-Swiss poet’s works, even if this Edenic memory goes often together with a sense of melancholy and loss. Closely entwined, the lyrical motifs of the garden and of the orchard are grafted on to a haunting awareness of imminent death and metaphysical failure. If Jaccottet does no longer consider them as a background for spiritual escapist dreams, he nevertheless acknowledges their therapeutic role permitting to establish an altogether new human and spatial ecology.
Table des matières
Texte intégral
1Indéfiniment modulé dans les proses, les poèmes et les réflexions poétiques de Philippe Jaccottet, le jardin se décline toujours au singulier chez ce poète suisse romand connu plutôt comme un « poète du paysage » et moins comme un « poète des jardins ». Le temps est peut-être venu de corriger cette étiquette, car le jardin est loin d’être une présence discrète dans l’œuvre de Jaccottet et une perspective d’ensemble sur celle-ci nous permet d’en mesurer l’importance. Pourtant, si les paysages jaccottéens sont souvent marqués par un pluriel (pour ne mentionner que le titre d’un volume, Paysages avec figures absentes), le jardin de Jaccottet est souvent solitaire – ou, du moins, il est singularisé. Pourquoi ce singulier ? C’est que, au-delà de ses actualisations successives, il porte avec lui le noyau dur d’une mémoire paradisiaque. Proche ou lointain, abandonné ou cultivé, charmant ou sauvage, le jardin rappelle souvent, à Jaccottet, ce Jardin primordial d’où l’on a été chassé.
2Le jardin jaccottéen est un topos dans les deux sens du mot : c’est à la fois un lieu, notion que Jaccottet rapproche volontiers de celle du templum naturel, c’est-à-dire d’une enceinte consacrée, et un lieu textuel, devenu chez lui presque un lieu commun. Le motif du jardin traverse toute l’œuvre jaccottéenne, depuis le « jardin de roses » du Requiem (1947)1, allusion évidente à un imaginaire chrétien de souche médiévale associant la rose à la passion christique et à la pureté de la Vierge Marie, jusqu’au jardin aux « hautes herbes jaunâtres2 », traversé par un serpent immémorial dans Prose au serpent, l’une des quatorze proses poétiques réunies dans Paysages avec figures absentes (1970). Fulgurantes mais néanmoins présentes, des allusions spirituelles ou mystiques accompagnent les occurrences jaccottéennes du jardin, de même que ses nombreuses notes sur le jardinage et les activités domestiques – nous en glanons au hasard : « Brûleur de feuilles mortes, arracheur de mauvaises herbes, se borner peut-être à cela3 » ; « On taille les haies, le jardin bleu s’éclaire, et c’est comme si on montait les degrés d’une échelle4 » ; « L’hiver. Être un homme qui brûle les feuilles mortes, qui arrache la mauvaise herbe, et qui parle contre le vide5 » ; ou bien : « De menus travaux s’exécutent partout à voix basse, d’un doigt léger, comme dans un atelier de couture6 ». Et, en 1946, Jaccottet choisit d’abandonner ce qu’il appelle le « faux jardin » ou le « jardin clos » de la Suisse7, c’est-à-dire le provincialisme et le conformisme petit-bourgeois de cette Suisse de l’après-guerre, pour s’établir en 1953, après une brève parenthèse parisienne, dans un autre « jardin clos » : à Grignan, dans le sud de la France.
Le jardin, l’île et le Paradis
3Comment interpréter cette obsession jaccottéenne pour les jardins ? S’agit-il d’une spécificité suisse romande dont Jaccottet, malgré les distances qu’il prend par rapport à la Suisse, ne réussira jamais à se débarrasser pour de bon ? Ce qui est certain, c’est que le même motif apparaît aussi chez Gustave Roud, ce poète terrien et reclus qui, de sa ferme à Carrouge, jouera un rôle important dans l’affirmation de la vocation poétique de Jaccottet. De plus, en associant la Suisse à un jardin clos, Jaccottet ne fait rien d’autre que de réactualiser, sous un mode ironique, toute une mythologie nationaliste qui a marqué la fondation de la jeune Confédération helvétique. La géographie alpine a longtemps servi à appuyer un discours identitaire à la fois revendicateur et utopique d’un pays en mal d’être, envisageant l’existence des Alpes non comme une malédiction historique, mais au contraire comme le signe d’une Providence divine qui protège ce territoire et l’investit d’une mission presque sacrée : préserver l’innocence et la pureté d’une société rurale contre les appâts destructeurs de la civilisation corrompue8. Associer la Suisse à un jardin a longtemps signifié infuser, dans un imaginaire spatial, une idéologie métaphysique dans laquelle la Suisse était vue comme une nouvelle terre promise. C’est cette vision stéréotypée et réductrice, issue d’un complexe de minorité, qui empêchera longtemps Jaccottet de considérer la montagne autrement que « de loin9 » comme il l’affirme dans ses « Remarques » accompagnant la réédition, en 1990, du poème Requiem publié en 1947. Or ce besoin de dégager les Alpes des discours mystiques qui les obscurcissent, qu’on ressent déjà chez Gustave Roud, n’est pas loin de l’itinéraire que Jaccottet fait à propos du jardin, allant d’un jardin saturé de symbolisme tel qu’on le retrouve dans ses écrits de jeunesse jusqu’à un jardin de plus en plus épuré, dont les lignes simples et réduites à l’essentiel introduisent non seulement une nouvelle conception en matière d’écologie spatiale, mais aussi une manière novatrice et singulière d’aborder le rôle du poète et sa façon d’habiter le monde – bref, une nouvelle écologie humaine.
4Si Jaccottet aime souvent se déguiser en poète-jardinier, encore faut-il mesurer le sens de cette métaphore à l’aune de son imaginaire horticole. Irrigué par des traditions multiples provenant de différentes aires culturelles, celui-ci met en avant une vision du jardin conçu comme un espace de contemplation et de thérapeutique spirituelle. Dans les écrits de jeunesse, il est surtout rempli d’allusions chrétiennes récupérant des réminiscences paradisiaques, que la lucidité sombre du poète empêche pourtant de considérer autrement que sous une loupe mélancolique, avec la conscience de la distance irrémédiable qui l’en sépare. À plusieurs reprises, Jaccottet reprend une idée qu’il emprunte aux Romantiques allemands, en particulier à Novalis, et qu’il cite avec une insistance qui semble révéler un programme poétique. Elle apparaît pour la première fois dans une étude consacrée à George William Russell reprise dans La Promenade sous les arbres (1957), intégrant dans un projet commun promenade, écriture et récupération paradisiaque :
[…] il [George William Russell] aboutira très vite à ce pressentiment que l’Âge d’Or est encore au monde et que c’est nous qui ne le voyons plus, reprenant ainsi presque littéralement la phrase de Novalis :
Le Paradis est dispersé sur toute la terre, c’est pourquoi nous ne le reconnaissons plus. Il faut réunir ses traits épars10.
5Plus d’une fois, Jaccottet ne se privera pas de noter son impression paradisiaque au contact de ce qu’il voit au cours de ses promenades. Ce qu’il retient en particulier du Principe de la poésie de Poe, cité par Baudelaire, c’est précisément une remarque sur la nostalgie du Paradis perdu suscitée par la lecture d’un poème : « […] l’émotion particulière suscitée par le poème, joie et tristesse mêlées, tiendrait au fait que celui-ci nous rappelle à la fois que quelque chose comme le Paradis existe et que nous en avons été chassés11 ». L’éclat du soleil du matin « dans ces jardins, ces prairies, au pied de ces montagnes » fait s’élever dans l’esprit du poète une « impression irrésistiblement paradisiaque, on ne saurait préciser pourquoi12 ». Lié à un moment anhistorique des temps d’origine, le Paradis conjugue immédiateté et pré-réflexivité heureuse dans une clé anhistorique :
Maintenant encore (et pourtant les années auraient dû m’user), il m’arrive de retrouver aussi intense le sentiment qui me vint au commencement, et qui se traduisit aussitôt en moi par le mot : « paradis ». Traduction parfaitement absurde à beaucoup d’égards, mais que je dois essayer de comprendre, puisqu’elle est liée au secret poursuivi13.
6Au pôle opposé du Paradis se situe la ruine. C’est sous les auspices de telles ruines, à la fois spatiales et discursives, que les débuts de La Semaison sont placés, où les notes en prose coexistent avec des tentatives poétiques que les scrupules du poète font aussitôt avorter ; la poésie apparaît comme une sorte de paradis ou d’idéal d’écriture, un état de pureté et de jouissance discursives qu’on ne saurait contempler que sous la forme d’un projet jamais accompli ou d’une nostalgie d’un privilège définitivement perdu (quoi de plus équivalent à la ruine que la forme fragmentaire…). La première Semaison offre d’innombrables exemples d’une réflexion systématique sur les ruines14. Églises en ruines, monuments dégradés, cimetières abandonnés, maisons délabrées, bois pourri, mouvement brownien à emporter tous les objets : la dégradation des formes humaines soutient une pensée de la trace, incrédule à l’égard du projet unificateur romantique qui réactualiserait, dans un à-venir certain, le Paradis sur la terre. Si les études jaccottéennes aiment citer cette phrase de Novalis, devenue le texte phare de Roud et une citation fréquente dans les pages de Jaccottet, il faudrait s’interroger sur la raison pour laquelle d’autres citations de Novalis ne font pas office de références électives. Et ce, dans le contexte où Jaccottet préfère citer cette phrase souvent sans la commenter, ce qu’il ne fait pas lorsqu’il reprend d’autres citations novalésiennes :
Plutôt qu’une compétition sportive, la poésie n’est-elle pas un acheminement toujours recommencé vers l’intérieur de soi ? Novalis écrit dans Blütenstaub, fragment 32 : « Nous sommes chargés de mission : appelés à former la terre. » Au moins, à mettre un peu d’ordre dans notre chaos intérieur15.
7La référence à Novalis est un bon indicateur de ce qui rapproche Jaccottet des Romantiques, tout en le tenant à l’écart de leurs prétentions démiurgiques. L’attention prêtée au réel, l’idée d’une mission supérieure qui élève le sujet poétique à la hauteur d’une figure plus ou moins élective, l’archéologie du sacré enfoui dans le quotidien banal et désacralisé ne pouvaient pas laisser Jaccottet indifférent. Mais le commentaire dont Jaccottet assortit cette dernière citation de Novalis sur la « mission » poétique insiste sur la différence qui sépare le programme romantique des possibilités de la poésie contemporaine, pour laquelle le messianisme militant et (re)créateur des Romantiques se dissout dans la structure affaiblie du « ménage » spirituel (« mettre un peu d’ordre dans notre chaos intérieur »). L’intervention du Temps projette l’écriture jaccottéenne dans un espace et un temps crépusculaires, marqués par la dégradation et l’impuissance, où les motifs de la fin et de la finitude reviennent avec une répétitivité lancinante (l’automne, la perte, la fragilité des formes, la dégradation, l’apocalypse, la lézarde et les décombres dans lesquels sonne, affaibli, l’écho sonore des ombres).
8Évoquée par Jaccottet dans un essai16 publié dans le recueil Éléments d’un songe (1961), la quête du « royaume millénaire » poursuivie par Ulrich, le protagoniste du roman de Robert Musil, L’Homme sans qualités, se superpose d’une certaine manière à la quête de ce paradis dispersé sur la terre, poursuivie par Jaccottet. Cette quête à accents messianiques est placée tout d’abord dans l’espace clos et circulaire d’une île, dont l’isolement souligne sa différence par rapport à l’espace européen et sa valeur utopique. Après l’échec de cette première tentative de recréer le paradis originel, Ulrich et sa sœur, Agathe, se réfugieront dans le jardin de leur maison. Ce changement spatial, insistant surtout sur les trous de la palissade qui n’isole plus les héros de la marche de l’Histoire mais leur fait découvrir de nouveaux rythmes de vie illustre un tournant dans le roman qui, malgré le fond de mélancolie sur lequel il se clôt, persiste à refuser la voie du désenchantement et du nihilisme absolu :
Dans ce jardin pour la première fois peut-être contemplé par Ulrich, où les fleurs blanches des arbres fruitiers, en se fanant, semblent célébrer à la fois une fête et des funérailles, comme si la mort était devenue une clarté, ce n’est pas seulement des fantoches de l’Action parallèle que le frère et la sœur se détachent ; ni seulement de l’idéalisme européen, de la Vienne de 1913, d’une morale sclérosée, d’un art agonisant ; c’est bien, progressivement, de l’espace et du temps. […] Désormais, le livre tourne autour de cette lumière désirée, et ne progresse plus […]17.
9À l’époque de l’écriture du recueil, Jaccottet est en train d’achever sa traduction du roman L’Homme sans qualités : mi-critique, mi-poétique, le premier essai des Éléments d’un songe reconnaît la valeur emblématique de ce roman pour avoir donné un aperçu mélancolique de la crise et de la décadence de cette civilisation de la modernité, personnifiée par l’Empire austro-hongrois. Pourtant, Jaccottet ne s’attarde pas longtemps sur la contemplation « d’une catastrophe dont les causes furent d’abord dans l’esprit18 ». Il préfère se tourner vers la deuxième partie du roman, qui correspond à une ample méditation de Musil sur l’« autre état » auquel Ulrich aspire. Qu’est-ce qu’on doit comprendre par cet « autre état » ? Empruntée aux mystiques allemands, plus probablement à Maître Eckhart qu’Ulrich se plaît à lire, cette conception d’un « autre état » suppose la révélation épiphanique d’un sens supérieur à l’intérieur d’un monde soumis à la dégradation, l’intuition irrationnelle d’un ordre invisible qui se soustrait à cette même dégradation et à l’entropie, donnant en même temps le sentiment d’une vie pleinement vécue où chaque chose et chaque être trouveraient leur place et leur signification.
10L’échec des protagonistes d’accéder à cet « autre état » place la fin du roman dans une impasse. Pareil au « royaume millénaire », l’« autre état » reste une utopie. Les conversations sur la « pure lumière » qu’Ulrich a avec sa sœur dans le jardin de leur hôtel particulier ne peuvent pas empêcher les fleurs de se faner, ni l’Histoire de s’interposer brutalement pour mettre un terme à leur aventure. La présence absente de l’Histoire est symbolisée, dans le roman de Musil, par la « grille du jardin19 » dont les trous minent l’autarcie du jardin. De l’autre côté de ce dernier, « le mouvement de l’histoire se soucie peu de ce jardin, de l’immobile méditation qui s’y éternise, des cercles de l’amour séraphique20 ». Comme dans le cas de la reprise jaccottéenne de la citation novalésienne, la récupération du paradis est conçue plutôt avec scepticisme. Sa valeur reste pour autant intacte car son souvenir projette une lumière nouvelle sur le sens de la vie et de la mort, permettant aux deux héros de transcender les dualités et d’entrevoir une issue possible à la dégradation universelle. Elle consiste dans une acceptation de la mort et de l’échec avec le sentiment que, au cœur de cet exil et de la mort même, le monde cache un trajet qui prolonge celui de l’histoire, le creusant à l’infini. Il s’agit désormais de rester fidèle non plus à des théories mais à des indices fuyants offerts par le monde réel et de garder, en l’absence de tout système de croyances fermes, l’intuition de cette plénitude perdue qui se révèle à travers des bribes ou des « étincelles fuyantes ». Ce sont elles qui, éclairant le chemin pendant un instant furtif pour le laisser ensuite dans l’obscurité, empêchent de s’égarer à jamais et de sombrer dans le nihilisme le plus noir.
11Il faut dire qu’à la même époque, Jaccottet traverse une crise poétique dont les traces transparaissent tant dans le silence qui sépare le recueil L’Ignorant (1957) de Airs (1967), que dans le sombre portrait du maître déchu de L’Obscurité (1961), le seul roman de Jaccottet. La solution à adopter alors devant l’échec des utopies ne serait plus de refuser le temps et de croire à la possibilité – poétique ou tout simplement humaine – de refaire le paradis sur la terre, mais de travailler à l’intérieur de l’histoire et, de là, récupérer les traces évanescentes de ce même paradis, dispersées à la manière d’un miroir brisé. Cette conviction conduira à une poétique des reflets et des analogies qu’on pourrait rapprocher, jusqu’à un certain point, de celle de la poésie symboliste, pour ce qui est peut-être de cette conception d’une nature vue comme un espace sacré, possédant son architecture codifiée et son langage chiffré. Il est vrai que, chez Jaccottet aussi, l’acte d’élection fait d’un simple site naturel un lieu, c’est-à-dire une topographie consacrée, mais les rapprochements s’arrêtent là. C’est ce qui sépare peut-être l’entreprise poétique de Jaccottet de celle d’un Baudelaire : le refus de l’évasion dans un espace compensatoire au profit de l’acceptation, grave et sereine, de la réalité quotidienne. C’est prendre le parti du jardin éclairé par le soleil de l’après-midi plutôt que de s’échapper dans le labyrinthe narcissique de la forêt obscure. Conjuguant monotonie quotidienne et cyclicité cosmique, raison et passion, catabase et anabase, le jardin façonne chez Jaccottet des styles d’existence nouveaux, dans un accord heureux entre le moi et le monde.
12La redécouverte du paradis consiste ainsi, selon le poète suisse romand, dans une réévaluation du temps et de l’histoire, et non dans leur négation. Dans ses variations réflexives à partir du roman de Musil, Jaccottet met en fait à l’épreuve ses propres intuitions poétiques, où il voit des ressemblances avec cette recherche de l’« autre état » entreprise par les deux protagonistes musiliens dans le jardin de leur maison.
13Si le jardin jaccottéen refuse la clôture au profit d’une structure ouverte ou trouée qui laisse s’infiltrer un souffle, il rappelle pourtant, d’une certaine manière, le hortus conclusus médiéval. Ce jardin clos théorisé par la tradition monastique chrétienne revient chez Jaccottet sous son aspect de milieu physique destiné à une thérapie spirituelle. Dans le jardin monastique, les religieux sont censés travailler et cultiver la terre non seulement pour des buts strictement alimentaires, mais aussi et surtout comme une thérapie physique destinée à purger l’âme humaine des pensées mauvaises, assimilées métaphoriquement à des mauvaises herbes. On cultive le jardin comme on cultive « son âme21 » ou les vertus22. Les traités religieux médiévaux insistent souvent sur la vocation thérapeutique de la pratique du jardinage : faites régulièrement, des activités banales comme planter des légumes ou arroser les fleurs impriment au cœur humain un rythme nouveau qui met de l’ordre dans l’agitation et le trouble provoqués par les passions ; elles soulagent le cœur, le purifient et le rendent plus apte à accueillir les révélations célestes23. Réitérant dans un monde postlapsaire le geste primordial de l’homme de cultiver le paradis originel, le moine jardinier prépare ainsi son cœur pour devenir un jardin fertile où Dieu peut se promener de nouveau dans la brise du soir et jeter les graines de ses dons spirituels. Certains traités religieux insistent parfois avec une attention scrupuleuse sur l’architecture du jardin à installer près du monastère ; cette insistance à première vue incompréhensible, voire pédante est à mettre en relation avec la vision anagogique qui est celle de ces traités24. Les reflets anagogiques renvoient ainsi, comme dans une galerie de miroirs, du Jardin des premiers hommes au jardin terrestre, du jardin physique au jardin spirituel, du jardin spirituel au jardin mystique, celui du Royaume à venir. Dans les abbayes médiévales, le cadrage des palissades favorise la concentration et la sortie des apparences trompeuses du monde. Se promener dans le jardin, arroser les fleurs ou enlever les mauvaises herbes sont autant de gestes spiritualisés qui permettent aux moines d’avoir un avant-goût de la promesse messianique d’un ciel nouveau et d’une terre nouvelle.
14Le sens du sacré et la thérapie spirituelle deviennent de possibles clés d’interprétation pour les occurrences jaccottéennes du jardin, de même pour les nombreuses réflexions sur le jardinage et les tâches domestiques. L’enclos vert, le pavillon chinois, le dôme troué ou le temple grec sont autant de figures spatiales que Jaccottet associe avec le jardin pour renvoyer à son idéal d’une architecture verticale protectrice mais ouverte, limitant une ascension trop rapide, source d’erreurs et d’égarements spirituels. Son positionnement de plus en plus « orientalisé », dans le bassin méditerranéen avec la Grèce ou directement dans l’Extrême-Orient avec la Chine ou le Japon, fait ressentir le même filigrane mythique ou biblique, inscrivant la topographie paradisiaque dans une symbolique des points cardinaux privilégiant l’Orient. Dans les détours du jardin jaccottéen, locus amoenus qui n’exclut pourtant pas le labeur et le deuil, on ressent donc toute une nostalgie du paradis perdu et l’épaisseur des couches temporelles qui se sont déposées entre le moment génésique de cette topographie qui n’en est pas une et le moment crépusculaire de la civilisation de la modernité.
Le jardin orientalisé de Jaccottet
15Le jardin de Jaccottet est, à son tour, une organisation « savante », même si dans un autre sens que celui que Violaine Giacomotto-Charra donnait au jardin renaissant de Guillaume Du Bartas25. Elle remarquait qu’au souci architectural du jardin de la Renaissance, qui commençait à embellir la construction des palais, s’ajoutait une dimension « savante ». Le jardin était en même temps un « monde en miniature », conformément à la logique du microcosme, et un lieu d’exposition de l’« "épaisseur" historique », redonnant en représentation l’évolution de la nature : « l’historicisation du temps […] prend naissance dans cet événement fondateur que constitue l’expulsion du couple adamique hors du jardin d’Éden26 ». Le rôle du jardin serait donc paradoxal : d’un côté, il permettrait à la conscience humaine de renouer avec une origine paradisiaque, mais de l’autre, il lui révélerait également, dans l’épaisseur des strates de mémoire, les échecs des tentatives humaines de la récupérer.
16Néanmoins, dans ce dernier cas aussi, le jardin peut se présenter une fois de plus comme un espace thérapeutique, à condition d’une réévaluation des rapports qui relient l’homme à la nature. Dans une courte prose poétique, « Avril », Jaccottet assimile l’écriture aux jardins de méditation courants en Extrême-Orient, provoquant à la fois « une sorte d’apaisement intérieur » et « un sentiment de plénitude silencieuse » :
Les lignes du râteau peignent la terre, la rident comme une eau. Il faut les tracer quand celle-ci n’est pas trop sèche, sinon de la poussière s’élève et envahit la maison, se déposant sur les tables, les livres, les flacons. Des moines, en Extrême-Orient, ont créé des jardins de méditation à partir de ces lignes et de quelques pierres. Cela ne me surprend pas, car les dessins du râteau produisent une sorte d’apaisement intérieur, un sentiment de plénitude silencieuse. Pourquoi ? Ai-je coiffé la terre comme je coiffe encore quelquefois mon enfant, qui n’est plus une enfant27 ?
17L’appréciation positive du jardin oriental et sa valeur thérapeutique lui viennent de cette redécouverte des rapports perdus entre l’homme et le monde. On se rappelle que, pour Marguerite Yourcenar, le jardin occidental était justement condamné en tant que support d’une ambition démiurgique de l’homme de rivaliser avec la Nature ou même avec son Créateur : la création du jardin implique aussi un reproche implicite à l’adresse de l’imperfection de la création originale et une tentative de reconstruction du monde sur de nouvelles assises, prétendument supérieures28. Aucune violence semblable à l’adresse de la nature n’est repérable dans le jardin oriental, et cela malgré son caractère construit, même artificiel. Le jardin oriental fonctionne comme un exercice de concentration. C’est la raison pour laquelle le jardin oriental, notamment japonais, préfère en matière de fleurs les chrysanthèmes et les iris, des fleurs sans parfum29, car les odeurs des fleurs, comme les couleurs trop éclatantes ou trop mélangées, détournent l’esprit du devoir de méditation. Si l’art japonais des jardins célèbre le cerisier en fleurs, il n’en reste pas moins que le cerisier du Japon n’est jamais cultivé pour ses fruits, selon la même vision spirituelle que le jardin est destiné à un exercice ascétique et non à une consommation immédiate. En matière d’architecture, les allées des jardins orientaux suivent le même principe d’un engagement spirituel, étant construites de façon à entraver plutôt qu’à y engager le promeneur. Le jardin oriental est donc moins sensoriel et cinesthésique que le jardin occidental : son rôle est de provoquer le regard, de l’aider à se focaliser sur quelques éléments infimes mais essentiels du réel et d’encourager le passage d’un balayage distrait, superficiel et amusé de la réalité environnante à un effort de compréhension provoqué par cette même réalité.
18Envisager l’écriture comme un arrangement de lignes, à la manière des moines traçant des lignes dans un jardin de sable, complexifie la vision occidentale traditionnelle de la valeur thérapeutique de l’acte scriptural. Le jardin vu comme un « dôme » ou une « cage […] que le plus faible souffle agite et entrouvre30 » devient aussi le modèle architectural de ce poème idéal, cristallin et ordonné, que Jaccottet thématise dans sa première Semaison31. La poétique des analogies ou des harmoniques peut fonctionner dans ce cas aussi : si les moines ordonnent le sable du jardin pour synthétiser ou miniaturiser, à l’intérieur d’une clôture imaginaire, la complexité d’une réalité réduite à quelques dualités fondamentales, le yin et le yang, le poète fait révéler les essences du monde à l’intérieur d’un espace poétique construit sur des polarités similaires. Le jardin poétique est à la fois visible et lisible. La loi donnée par Dieu au premier homme dans le jardin d’Éden se métamorphose ainsi en loi d’écriture, stipulant la nécessité d’une mesure, au sens d’une aurea mediocritas ou d’un juste milieu à créer entre la passivité et l’action, le labeur et l’otium, le haut et le bas, l’immanent et le transcendant. Jardiner fait apprendre au sujet une praxéologie nouvelle, de nouvelles conduites adaptées aux rythmes de la nature et à ceux des travaux et des jours. Le texte se construit comme un jardin : en toute intimité, il fait rejoindre l’intime et l’extime, le dedans et l’extérieur, la culture et la nature.
19Les rythmes cosmiques impriment quelque chose de leur condition aux rythmes de l’écriture, que Jaccottet compare ailleurs, dans Travaux au lieu dit l’Étang, à l’écume qui s’avance et se retire sur la surface d’une eau ridée par le vent. Le rythme naturel devient ainsi une sorte d’analogon de l’activité poétique, qui avance à son tour entre acceptation et refus des images, à la recherche du mot le plus approprié et, en quelque sorte, aussi le plus naturel. Le jardin réussit ainsi à convertir un style de vie en style d’écriture : l’attente silencieuse et patiente du jardinier pour que les graines germent s’apparente à l’attente du poète pour le mot juste, malgré son impatience, son désarroi ou son désir d’immédiateté magique. Rappelons d’ailleurs que, depuis 1954, Jaccottet choisit comme titre pour ses trois carnets de notes La Semaison, donnant également au début de sa première Semaison, en guise d’exergue, une explication lexicographique du mot en question : « SEMAISON : Dispersion naturelle des graines d’une plante. (Littré)32 ».
20L’attraction de Jaccottet pour l’espace oriental est souvent réaffirmée dans son œuvre. Les moines japonais sont invoqués dans cette note d’« Avril » pour la même raison qu’un vieux Chinois anonyme apparaît dans le discours de remerciement que Jaccottet prononce pour avoir obtenu, en 1956, le prix Rambert pour son recueil L’Effraie : moins pour eux-mêmes que pour proposer des images désincarnées d’un idéal personnel, d’un modèle de soi effacé derrière un « il » (et un je / jeu) anonyme de figures en attente :
Il se verrait plutôt, ce poète, dans une cave que sur les tours ; sans ornements royaux, mais vêtu comme n’importe quel autre homme …. Certes, ce n’est plus le Soleil qu’il fut peut-être au commencement ; ni un Fils du Soleil ; ni même un Porte-flambeau ou un Phare ; tout juste une espèce de vieux Chinois anonyme, peignant dans une cave à la lumière d’une bougie, appliqué à figurer sur sa page peut-être une montagne, une cascade, ou un visage de femme ; et il rêve cette montagne, ces eaux, ces yeux si merveilleusement, si parfaitement peints, avec une si fine, si pure et si modeste perfection que, s’il tendait cette page à un voisin en difficulté, sur le point de mourir et se débattant, cet homme, examinant la page terminée, sourirait d’un air d’intelligence et, la page dans la main comme un débris d’un nouveau Livre des Morts, passerait sans peur ni regrets le seuil du très sombre espace qui l’attend pour l’engloutir ou le changer33.
21L’insistance avec laquelle Jaccottet se figure en moine oriental, fût-il jardinier ou peintre, certifie la fidélité d’un modèle de soi qui, à travers les variations et l’inconstance d’un moi fuyant, reste toutefois le même, fût-il dans l’Autre. Le poète devient un jardinier ou bien un peintre, moins créateur qu’ordonnateur de formes. Comme le peintre chinois ou le moine zen, le poète dessine (avec) des lignes ; comme le moine jardinier, son poème-image peut fonctionner comme une écriture initiatique et thérapeutique permettant de soulager et de donner un sens à l’absence, au deuil et à la perte.
22Dynamique, l’écriture de Jaccottet s’inscrit sur une trajectoire faite de discontinuités et de rebondissements, de tâtonnements paralysants et d’hésitations vaincues. Cette trajectoire reproduit sur la page les allées et venues du poète, ses innombrables déplacements, voyages et promenades, au point que certains critiques ont pu voir dans la promenade jaccottéenne aussi bien un thème scriptural de l’œuvre qu’un principe esthétique régissant une méthode et une manière d’écrire. L’espace de la page double ainsi, à la manière d’un miroir, une topographie non-linéaire qui se détruit et se recompose sans cesse esquissant, pas à pas, une carte impossible.
23Deux éléments reviennent périodiquement sur cette carte comme pour marquer, à jamais, son caractère à la fois référentiel et « palimpsestueux », historique et mythique. L’œuvre de Jaccottet abonde en descriptions et évocations de jardins et de vergers. Ces espaces que le sujet traverse le plus souvent à pied, mais bien des fois en voiture aussi, trahissent, par leur résistance à la pure littéralité, une composante qui dépasse la simple histoire subjective. Un premier point à noter : les notations sur le jardin ou le verger référentialisent l’écriture mais participent aussi à une sublimation ou à une évanescence qui les dédoublent, en superposant sur l’espace terrestre arpenté le reflet cosmique d’une galaxie ou d’une constellation :
Floraison du pêcher : il y a une impression de foule, d’essaim, de bourdonnement, dans le bourgeonnement, dont j’ai toujours été frappé comme du trait le plus net du premier printemps […]. Mais c’est surtout la multiplicité, la multitude qui frappe. Et puis la première fleur ouverte sous la pluie, comme un astre rose. Constellation du pêcher. Elle a la couleur de l’aube. Pêcher, constellation de l’aube.
Contemplateur du zodiaque terrestre, d’une galaxie arrêtée dans un jardin34.
24C’est comme si l’écriture descriptive plaçait l’épiphanie au cœur même de l’espace réel, entièrement coupée d’un sujet dont la simple et unique fonction resterait celle du témoin muet ou de l’enregistreur passif. Le monde serait ontologiquement composé de strates ou de couches superposées comme ce gâteau qu’on appelle un feuilleté, et un accident produisant une fracture dans ce monde d’apparence ferait révéler ce qu’il est, en fait, par essence.
25Le jardin tout comme le verger possède cette particularité de résister à l’interprétation univoque. Ni tout à fait étrangers à l’espace familier de l’humain ni entièrement domestiques, ils provoquent un dépaysement modéré, le sujet faisant dans le jardin l’expérience de l’exotisme à l’intérieur de repères connus d’avance. Le jardin permet d’expérimenter le vertige de la perte de soi tout en maîtrisant ce vertige par le rappel constant à l’ordre et au familier ; il met des limites, fussent-elles précaires ou provisoires, à la dégradation et à la dispersion de l’être. Le jardin fonctionne comme un labyrinthe, mais un labyrinthe dont la part d’imprévu est codifiée par des limites bien précises. L’enjeu du jardin n’est donc pas de proposer un espace compensatoire, mais de construire, par l’intermédiaire de l’art, un modèle utopique de sa propre réalité. Dans le jardin, le sens de la vue joue un rôle essentiel : non dans la découverte des espaces inconnus, mais dans la re-connaissance de ce qui a semblé être, jusqu’alors, un espace familier. Grâce à la disposition élaborée de ses lignes – et cela, même dans le cas d’un jardin si apparemment peu construit comme le jardin anglais –, le jardin présente une variante osmotique et sémiotique de l’espace réel. Trois infinitifs renvoient alors aux activités que sa définition implique : (dé)couper, tracer et disposer.
26Cosmétique provient du mot cosmos : le poète-coiffeur (« styliste ») arrange le poème comme un microcosme, une figuration en miniature du macrocosme universel. La cosmétisation de l’espace textuel, l’orchestration apparemment négligée de couleurs complémentaires (comme dans le « blason vert et blanc » d’un petit verger de cognassiers en avril35), font pénétrer, dans les trous du texte jaccottéen, un souffle qui, autrement, ne se rendrait guère sensible. Ce faisant, il évoque bien l’activité du jardinier oriental, effacé derrière un microcosme artificiel reproduisant, dans un espace clos, les structures fondamentales du macrocosme originel. La structure extrêmement simple, mais savamment organisée des jardins de méditation orientaux défie les interprétations. D’essence mystique et philosophique, cette conception envisage le souffle comme un principe invisible mais vivifiant qui se matérialise sur la terre à travers un jeu savant de vides et de pleins, de paroles et de silences, de formel et d’informel. Les lignes du texte-jardin reçoivent donc leur importance plénière précisément grâce à ce jeu et à la tension qu’elles établissent avec le blanc ou le vide du souffle originel. Comme dans le jardin zen dans lequel on ne peut saisir le vide (exemplifié par l’espace vierge du sable) qu’à travers la densité matérielle du rocher36, le texte-jardin trace des lignes et cristallise des mots rien que pour laisser transparaître ce principe essentiel qui anime tout, autrement invisible. L’activité du poète y est non seulement contextualisée à travers une image visuelle et analogique – le geste de tracer des lignes –, mais elle devient, elle-même, image, par l’intermédiaire de la ligne commune au poète et au peintre.
27Comme nous l’avons vu, le jardin oriental est, avant tout, un espace de méditation. Si la diversité des fleurs et des couleurs dans le jardin occidental piège et égare le regard, le jardin oriental est créé pour la réflexion. Construit sur le modèle antique du locus amoenus, le jardin des délices ou d’agrément occidental est fait pour l’homme37 ; évocation biblique ou non, l’homme le désire, le construit, lui donne une forme, l’arrange. Il ne peut pas y résider pour toujours, il s’y engage pourtant. Par contraste avec cette profusion d’objets et de couleurs, le jardin asiatique ne réclame pas l’humain. Il ne l’exclut pas non plus mais il lui dicte ses propres contraintes. Espace de l’artifice, il dénonce le caractère trompeur de la natura naturata. Si jouissance il y a, cette jouissance ne se confond pas avec le simple plaisir sensoriel, esthétique ou même sensuel – songeons aux jardins des délices iraniens… Les rochers et les quelques lignes de sable aident l’humain à la concentration, à une vision « en profondeur ». Ils l’invitent à questionner le quotidien, à y voir un défi d’interprétation, non pour le dépasser mais pour creuser sa source invisible.
28De la même manière, le poème dressera une vision en profondeur par l’intervalle creusé entre déploiement et retrait des mots, avancement et retrait des lignes. L’évolution formelle de la poésie de Jaccottet vers un vers de plus en plus prosaïsé ne serait-elle pas le signe d’un changement de l’idée que Jaccottet se fait du vers comme cadre d’inscription du discours ? D’une architecture formelle trop éclatante, sensible dans les alexandrins et les sonnets de jeunesse, Jaccottet passe peu à peu à un vers moins « figuratif », à la fois plus long, plus terne et plus proche de la prose. Christine Bénévent remarque le fait que, avec le passage du temps, la poésie de Jaccottet se fait moins optique et plus synesthésique, accordant un privilège à des sens tels que l’ouïe et l’odorat38. Le discours tardif de Jaccottet se fait moins représentatif, dans le sens dramatique du mot. Il semble moins concerné par la fulgurance des choses que par leur inévitable historicité et par la préservation de cette historicité au niveau de la langue. Le vers jaccottéen semble ainsi avancer vers ce moment originel de découpage d’une ligne, dont l’inachèvement formel empêche la clôture (sémantique et syntaxique) de la langue (donc la sclérose et la mort définitive). Devenue proche d’un « murmure », la langue de Jaccottet acquiert sa véritable force dans cette précarité : moins bavarde, elle devient davantage elle-même, plus proche du discours silencieux, mais ininterrompu, initié par la nature.
Petit traité de poétique horticole
29Jaccottet évoque ses vergers le plus souvent au printemps, lors de la floraison, comme pour mieux réunir, dans un même niveau significatif, jardin, temps messianique et promesse de la résurrection : « Chaque fois que je suis passé, en cette fin d’hiver, devant le verger d’amandiers de la colline, je me suis dit qu’il fallait en retenir la leçon […] », dit-il dans À travers un jardin39. Le verger et sa version miniaturisée, le jardin, lieux de toutes les histoires jaccottéennes, deviennent les endroits textuels – scripturaires au sens fort du mot – où se cherche et s’écrit le sens de l’histoire de l’humain sur cette terre.
30La perte des croyances antérieures conduit Ulrich à une nouvelle prise de conscience de la « réalité », extrêmement aiguë depuis qu’aucune médiation ne vient plus la détourner. Cette réalité, des plus simples, est pour autant problématique puisqu’elle implique une nouvelle façon de voir le monde, de même qu’une autre façon d’habiter ce monde, une façon que Jaccottet n’hésite pas à qualifier de poétique. En parlant de la manière dont il entend le travail poétique, Jaccottet commence par évoquer, dans son discours de remerciement pour le prix Rambert, la pure extériorité :
Simplement, j’étais dans la campagne, avec le genre de soucis et le genre de bonheurs qu’ont les hommes, ni plus ni moins, et ce sentiment d’un désastre commencé (seulement commencé). Et tout à coup, une émotion m’arrêtait ; cette même émotion que donne toujours l’ouverture sur les profondeurs, et que rien d’autre ne donne ; je voyais la lumière sur le bois des arbres de mars ; ou la rivière briller entre les feuilles […] ; ou des feux dans les verdures très sombres de l’hiver40.
31De là, Jaccottet glissera, imperceptiblement, vers la question de la poésie :
On a peut-être remarqué que je n’ai pas encore prononcé le mot « poésie ». Mais, cela va presque sans dire, c’est d’elle seule que j’ai parlé depuis le début, puisque c’est très simplement et très précisément de l’espèce d’émotions évoquées jusqu’ici, de ce que j’ai appelé faute de mieux l’ouverture vers les profondeurs, que naît, comme automatiquement, chez quelques poètes, le besoin de s’exprimer41.
32Par ce glissement, Jaccottet rapproche en fait réalité et poéticité, quitte à les juxtaposer parfois. La naturalisation de la poésie (« cela va presque sans dire ») va conduire, presque tout aussi « naturellement », à la question du langage, mais d’un langage poétique en quelque sorte préexistant à toute verbalisation et à toute formulation artistique. Il y a chez Jaccottet plusieurs étapes à travers lesquelles la poésie du monde se cristallise en forme discursive. On retrouve, tout d’abord, un certain type d’émotion née du contact direct avec le dehors. Il y a ensuite l’intuition d’une « ouverture » (on se trouve toujours au niveau du pathos, celui du pur affect) pour parvenir enfin à l’expression proprement dite, à la formalisation langagière d’une extériorité débordant le sujet. La poésie, en tant que forme linguistique, est placée à un niveau secondaire, dépendant d’un contact immédiat avec le dehors :
Ici pourrait et devrait commencer un autre discours, mais peut-être aurais-je plus de peine encore à le mener à terme que l’autre, aussi m’arrêterai-je avant, pour n’en donner que le probable argument : à savoir qu’à cette vie plus profonde et plus dense semble correspondre, à l’intérieur du langage quotidien, un langage également plus dense et plus profond, celui-là même de la poésie qui fut si naturel aux hommes dès les origines ; qu’il y aurait donc une prosodie, une syntaxe, un vocabulaire du secret ; et que la première tâche d’un poète serait évidemment, tout en s’efforçant de demeurer attentif à la vie profonde, d’apprendre ce langage et d’en perfectionner lentement l’emploi, ni plus ni moins que tout homme de métier42.
33La poésie, en tant que forme d’écriture, n’est pas l’expression du dehors : elle ne dit pas l’Autre, elle se mesure à lui. Il y a une lisibilité du jardin comme il y a une visibilité du poème arrangé et disposé comme un jardin : entre les deux les rapports sont de l’ordre de l’analogie. L’ordre du poème correspond à l’ordre du monde ; le dénominateur commun de ces deux expériences différentes est l’ordre qui, dans la réflexion jaccottéenne, prendra des appellations diverses : « mesure », « harmonie », « loi », « ordonnance », « cérémonie », « géométrie43 », « respiration44 » ou, plus généralement, « souffle ». Il y a une connivence secrète entre la poésie et la nature, entre ce pouvoir explosif de la nature primitive d’engendrer des formes et la capacité créatrice du langage. Par ses codes et ses rythmes, le langage poétique est une forme d’art in situ qui transforme le chaos en univers organisé ou cosmos, donnant curieusement une image de ce paradis perdu, lui-même une expression de la Loi divine. Plus d’une fois, Jaccottet évoque le travail poétique dans les termes d’une décontraction de l’attention, pareille à l’« attention flottante » de la psychanalyse, et de la réception passive d’un souffle venant du monde45, refusant des manières d’être et d’écrire toutes faites, exprimées à travers des étiquettes du type « écriture automatique » ou « démon » créateur46. Il est vrai que dans le refus de toute rhétorique on peut voir l’ombre d’une autre rhétorique, mais Jaccottet contourne ce danger en posant la possibilité d’une « nouvelle » rhétorique47, qui s’accepte comme une des rhétoriques possibles.
34Définissant l’expérience poétique en termes spatiaux (« à l’intérieur de » ; « plus profond »), Jaccottet se prononce pour une re-production au niveau verbal – ici intervient le rôle de l’artisan et de l’artisanat poétique – de cet espacement fondamental. La dichotomie langage quotidien / langage poétique, qui projetait pour un instant Jaccottet dans la logique de la binarité, est en fait une fausse dichotomie. Il n’y a pas de différence entre les deux : le langage du secret est le langage quotidien, densifié et rendu « plus profond ». La « profondeur » de la poésie est une métaphore traduisant l’expérience que le lecteur en fait, puisque rien ne peut changer la bidimensionnalité de la page écrite. Le problème a déjà été posé, dans l’art pictural, par la dénonciation de l’illusion de la perspective ; toujours est-il que, en dehors de toute contradiction apparente, l’art verbal, en particulier l’art poétique, est profondément spatial dans sa constitution. L’analogie poétique opère, en effet, par le déplacement ou, plus communément, par le transfert : mais ce n’est pas elle que Jaccottet mentionne dans le fragment cité. La poésie, sans ou avec images, est une poésie de la perspective : elle est un trajet tout comme le jardin existe en tant que projet : pro-iectus, promesse d’avenir. C’est sa vocation intrinsèque. La poésie ne s’accomplit pas en dehors du langage, mais elle le déborde : elle constitue le voyage que le langage fait vers lui-même, point de fuite continuellement déplacé. L’archéologie de la parole renvoie, en fait, à une recherche de sa propre arkhè, de son jardin génésique. Les signes linguistiques ne sont que la trace historique de cette quête du natif.
35La leçon antique, tout comme le sermon apostolique, étaient prodigués en marchant. La vocation de la connaissance s’accomplit dans l’expérience toujours renouvelée de la parole, mais d’une parole active, en perpétuel déplacement. Pour retrouver son image originelle, dans l’acception biblique, ou devenir une « figur(in)e des dieux » comme Platon le voulait48, l’homme devra se trans-figurer, se mettre en marche pour couvrir l’intervalle entre lui et cet autre soi-même qui constitue son prototype divin. La poésie sera le pèlerinage de l’image factice à l’image vraie dont l’icône sert de modèle exemplaire, tandis que le poème sera l’espace ouvert par la Chute dans laquelle ce pèlerinage pourra s’accomplir, retrouvant dans les contraintes de sa forme ambivalente (mi-close, mi-ouverte) le souvenir mythique (la saveur) du Paradis de même que toute l’histoire postlapsaire de l’homme sur cette terre.
Notes
1 Philippe Jaccottet, Requiem [1947], in Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Tappy, avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Jean-Marie Sourdillon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, p. 1279. Sauf indication contraire, toutes les citations des recueils de Philippe Jaccottet renvoient à cette édition.
2 Id., Paysages avec figures absentes [1970], in Œuvres, op. cit., p. 495.
3 Id., La Semaison (Carnets 1954-1967) [1971, 1984], in Œuvres, op. cit., p. 344.
4 Id., La Semaison (Carnets 1968-1979) [1984], in Œuvres, op. cit., p. 640.
5 Id., « Dieu perdu dans l’herbe », Éléments d’un songe [1961], in Œuvres, op. cit., p. 327.
6 Id., « Au pays » [1947], En marge d’« Observations (1951-1956) », in Œuvres, op. cit., p. 1297.
7 Id., Écrits pour un papier journal, Chroniques 1951-1970, textes réunis et présentés par Jean-Pierre Vidal, Paris, Gallimard, 1994, p. 275.
8 Pour plus d’informations sur la « nationalisation » de la nature alpine et la « force purificatrice » des Alpes, voir Oliver Zimmer, « In Search of Natural Identity : Alpine Landscape and the Reconstruction of the Swiss Nation », in Comparative Studies in Society and History, vol. 40, n° 4, octobre 1998, p. 637-665, en particulier p. 645-646 et p. 654-656.
9 Philippe Jaccottet, « Remarques » [1990], in Œuvres, op. cit., p. 1294.
10 Id., « La Vision et la Vue », La Promenade sous les arbres [1957], in Œuvres, op. cit., p. 86, italiques dans le texte.
11 Id., La Semaison (Carnets 1980-1994) [1996], in Œuvres, op. cit., p. 894.
12 Id., La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 368.
13 Id., « Paysages avec figures absentes », Paysages avec figures absentes [1970, 1976], in Œuvres, op. cit., p. 469.
14 Pour de plus amples développements sur l’imaginaire des ruines et du minéral dans l’œuvre de Jaccottet, je me permets de renvoyer à l’excellent ouvrage de Renée Ventresque (dir.), Philippe Jaccottet, la mémoire et la faille, Montpellier, Presses Universitaires de Montpellier, 2002, de même qu’à mon article : Andreea Bugiac, « Paysages minéralisés. Les figures stélaires dans l’écriture poétique de Philippe Jaccottet », in Cahiers ERTA, n° 6, 2014, p. 99-113.
15 Philippe Jaccottet, Observations (1951-1956) [1998], in Œuvres, op. cit., p. 37, italiques dans le texte.
16 Id., « À partir du rêve de Musil », Éléments d’un songe, op. cit., p. 259-277.
17 Ibid., p. 265.
18 Ibid., p. 259.
19 Ibid., p. 265.
20 Ibid., p. 266.
21 Claude-Marie Vadrot, La France au jardin. Histoire et renouveau des jardins potagers, Paris, Éditions Delachaux et Niestlé, 2009, p. 26.
22 Bernard Beck, « Jardin monastique, jardin mystique. Ordonnance et signification des jardins monastiques médiévaux », in Revue d’histoire de la pharmacie, 88e année, n° 327, 2000, p. 385.
23 Pour plus de détails, voir l’article de Bernard Beck, art. cit., p. 377-394.
24 Voir aussi Jean Delumeau, Une histoire du paradis, I. Le jardin des délices, Paris, Arthème Fayard, 1992, en particulier le chap. « Le jardin clos », p. 159-166 ; Elisabeth Antoine (éd.), Sur la terre comme au ciel. Jardins d’Occident à la fin du Moyen Âge, Catalogue de l’exposition du 6 juin-16 septembre 2002 au Musée national du Moyen Âge – Thermes de Cluny, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 2002 ; Michel Baridon, Les jardins : Paysagistes, jardiniers, poètes, Paris, Robert Laffont, 1998.
25 Violaine Giacomotto-Charra, « Entre savoirs et imagination : esthétique et symbolique du jardin dans les représentations édéniques de Du Bartas », in EIDÔLON, n° 74 : « Les Mythologies du Jardin de l’Antiquité à la fin du XIXe siècle », études réunies et présentées par Gérard Peylet, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, novembre 2006, p. 73-84.
26 Ibid., p. 74, 76.
27 Philippe Jaccottet, « Trois fantaisies – Avril », Beauregard [1984], in Œuvres, op. cit., p. 704.
28 Marguerite Yourcenar, Le bris des routines, textes choisis et présentés par Michèle Goslar, Paris, La Quinzaine littéraire / Louis Vuitton, coll. « Voyager avec… », 2009, p. 243.
29 Ibid., p. 243.
30 Philippe Jaccottet, « Trois fantaisies – Avril », op. cit., p. 703.
31 Id., La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 339 : « Rêve d’écrire un poème qui serait aussi cristallin et aussi vivant qu’une œuvre musicale […] ».
32 Ibid., p. 333.
33 Philippe Jaccottet, « Remerciement pour le prix Rambert », in Une transaction secrète, Paris, Gallimard, 1987, p. 296.
34 Id., La Semaison (Carnets 1954-1967), op. cit., p. 352.
35 Id., « Blason blanc et vert », Cahier de verdure [1990], in Œuvres, op. cit., p. 753 : « Vert et blanc. C’est le blason de ce verger. »
36 Cf. François Berthier, Le jardin de Ryōanji. Lire le zen dans les pierres, nouvelle édition, Paris, Adam Biro, 1997, coll. « Un sur un », 2004.
37 Daniel Madelénat, « L’intime en ces jardins… », in Simone Bernard-Griffiths / Françoise Le Borgne / Daniel Madelénat (dir.), Jardins et intimité dans la littérature européenne (1750-1920), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2008, p. 9 : « Instaurer un jardin, c’est soustraire et abstraire pour distraire […] ».
38 Christine Bénévent, Poésie et À la lumière d’hiver de Philippe Jaccottet, Paris, Gallimard, coll. « Foliothèque », n° 140, 2006, p. 183-184.
39 Philippe Jaccottet, À travers un verger [1984], in Œuvres, op. cit., p. 553.
40 Id., « Remerciement pour le prix Rambert », art. cit., p. 293.
41 Ibid., p. 294-295.
42 Ibid., p. 295.
43 Philippe Jaccottet, « Poursuite », Éléments d’un songe, op. cit., p. 309 sq.
44 Id., « Dieu perdu dans l’herbe », Éléments d’un songe, op. cit., p. 326.
45 Id., De la poésie, Entretien avec Reynald André Chalard, Paris, Arléa, 2005, p. 61.
46 Cf. Philippe Jaccottet, « Cette folie de se livrer nuit et jour à une œuvre… », in Une transaction secrète, op. cit., p. 318-319.
47 « [I]l faut en finir avec un certain Rimbaud […]. Il faut retrouver un ordre, fût-il relatif, ou provisoire, il faut fonder une nouvelle rhétorique. » Philippe Jaccottet, « Recherche de la vraie paix », in Pour l’art, n° 10, janvier-février 1950, p. 14-16, repris in Jean Pierre Vidal (réunion des textes et présentation par), Philippe Jaccottet, pages retrouvées, inédits, entretiens, dossier critique, bibliographie, avec la collaboration du Centre de recherches sur les lettres romandes, Lausanne, Payot, 1989, p. 26.
48 Platon, Le Banquet ou De l’amour, traduit du grec par Léon Robin et M. J. Moreau, Paris, Gallimard, coll. « Folio / Essais », 1973, 215 a et b, p. 144.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Andreea Bugiac
Université Babeş-Bolyai
Andreea Bugiac est chargée d’enseignement à l’Université Babeş-Bolyai de Cluj-Napoca, Roumanie, dans le cadre du Département de Langues et Littératures romanes. Elle est titulaire d’un doctorat ès lettres de la même université avec une thèse consacrée à la sensibilité historique de l’œuvre de Philippe Jaccottet (très honorable avec félicitations du jury). Parmi ses publications plus récentes, on signalera : « Paysages minéralisés. Les figures stélaires dans l’écriture poétique de Philippe Jaccottet », in Cahiers ERTA, n° 6, 2014, p. 99-113 ; « D’autres langues : le langage du monde et la part de l’inconscient chez Henry Bauchau et Philippe Jaccottet », in Revue internationale Henry Bauchau, n° 8, 2016-2017, p. 193-210 ; « "J’aurais voulu parler sans images, simplement…". Le rejet des images poétiques dans la poésie française contemporaine », Caietele Echinox, Jean-Michel Devesa (dir.), vol. 31, 2016.