La recherche du jardin perdu. Tentative de restitution des jardins perdus chez C. Simon, J. Roubaud et J.P. Goux
Résumé
La forte présence, comme motif, du jardin, dans la littérature contemporaine renvoie, chez beaucoup d’auteurs, notamment Claude Simon, Jean-Paul Goux ou Jacques Roubaud, à une forme de quête mélancolique, en ceci notamment qu’elle aboutit à une manière d’échec, le jardin perdu n’étant jamais qu’approché, restant dissimulé dans les limbes du passé ou sous les strates du jardin présent. Le récit, le narrateur, les personnages travaillent à retrouver, reconstituer, rappeler cet espace perdu, alors que le temps, la nature, l’Histoire l’ont transformé, détruit ou recouvert. La mélancolie s’installe donc quand les tentatives de mettre à jour les strates du palimpseste échouent ou demeurent incomplètes ou fragmentaires. On peut alors la considérer comme un ressort d’écriture, comme une machine à produire du récit, la dialectique entre désir de dire et aveu d’échec, permettant au récit de se constituer et d’avancer, pour dire son échec mais aussi faire entrevoir le jardin objet de la quête.
Abstract
To many authors and in particular Claude Simon, Jean-Paul Goux or Jacques Roubaud, the strong presence of the garden as a motif in contemporary literature evokes a kind of melancholy search, in that it leads to a form of failure, as the lost garden is only glimpsed, thus remaining shrouded in the constraints of the past or underneath the layers of the current garden. The narrative, the narrator, and the characters contribute to rediscover, to build and to bring back memories of this lost space whereas Time, Nature, and History altered, destroyed and covered it. So melancholy sets up when the attempts in throwing lights on the layers of the palimpsest fail or remain incomplete or fragmentary. Then we can consider it as a writing tool, as a real narrative machine, the dialectic between the desire to tell and an admission of failure, enabling the narrative to build itself and to go forward, so to admit failure but also to give a glimpse of the garden as the object of a long search.
Table des matières
Texte intégral
Il y a en effet toujours une expérience destructrice à partir de quoi se développe le désir de reconstituer les morceaux dispersés d'une mémoire par un travail intérieur passant par la langue1. Jean-Paul Goux
1La forte présence du motif du jardin, dans la littérature contemporaine, renvoie, chez beaucoup d’auteurs, notamment Claude Simon (Les Géorgiques2, 1981, L’Herbe3, 1958, par exemple), Jean-Paul Goux (Les jardins de Morgante4, 1989) ou Jacques Roubaud (Parc sauvage5, 2012), à une forme de quête mélancolique, en ceci notamment qu’elle aboutit à une manière d’échec, le jardin perdu n’étant jamais qu’approché, restant dissimulé dans les limbes du passé ou sous les strates sinon les ruines du jardin présent.
2Le récit, le narrateur, les personnages travaillent à retrouver, reconstituer, rappeler cet espace perdu, alors que le temps, la nature, l’Histoire l’ont transformé, détruit ou recouvert. L’espace du jardin est à envisager comme un palimpseste exploré par un texte qui y cherche des traces du passé, celles d’un jardin qui a pu être celui de l’enfance ou de l’histoire familiale. La mélancolie s’installe donc quand les tentatives de mettre au jour les strates du palimpseste échouent ou demeurent incomplètes ou fragmentaires. Ces tentatives pour re-susciter ou reconstruire le jardin seront examinées dans ces œuvres qui sont elles-mêmes mises en forme et travaillées par cette quête et par la forme des jardins qui y sont évoqués.
3Ainsi les personnages des Jardins de Morgante ont-ils à faire resurgir, sous un jardin existant, les traces, le plan et aussi l’auteur du jardin originel, bien différent et presque indétectable, sinon par quelques traces physiques ou grâce à l’archive. Chez Claude Simon, dans beaucoup d’œuvres, et notamment dans L’Herbe, les jardins sont soit une manifestation éclatante de la nature dans sa vigueur toujours recommencée et son changement perpétuel, soit le signe de la ruine et de l’effondrement familial, comme dans Les Géorgiques. Jacques Roubaud propose dans Parc Sauvage un jardin disparu qui resurgit grâce au souvenir et à l’archive. Seules comptent les tentatives pour décrire, sinon le jardin cherché ou suscité, au moins la tentative elle-même, dans ses errances et ses essais.
4Cet espace à reconstituer, à rappeler, au travers du temps, est donc l’objet insaisissable d’une impossible recherche et suscite une mélancolie polymorphe et parfois presque dissimulée, non dite, chez les personnages et les narrateurs des œuvres. Reste alors, in fine, un jardin de souvenirs et de mots, qui échappe toujours, mais apparaît tout de même, par fragments, miroitements ou surgissements.
Un espace à reconstituer
Les strates du temps : le jardin perdu
5Chez chacun de nos auteurs, abstraction faite de la plus ou moins explicite dimension autobiographique du projet d’écriture, un jardin est évoqué, qui s’est éloigné dans le temps et peut même avoir quasiment, voire complètement, disparu. Ce dispositif, à la fois temporel et spatial, relève de la mélancolie, si on l’envisage selon la tentative de définition d’Annie Clément-Perrier :
La notion de mélancolie a envahi le champ de nos interrogations dans tant de domaines (médical, psychiatrique, poétique, lyrique, pictural) qu’il est bien difficile aujourd’hui d’en donner une définition univoque, d’autant plus qu’est venu s’y adjoindre de façon un peu étrange et oblique le mot de nostalgie, un mot formé de façon plus récente, lui-même pris dans des significations brouillées : mal et désir du retour […], rêverie mélancolique associée à la mémoire (la réminiscence) ou contemplation résignée de quelque chose qui ne peut revenir […], expérience du jamais plus (le nevermore du célèbre poème d’E.A. Poe), particulièrement exploitée dans la littérature de l’exil ou de l’enfance perdue lorsqu’il s’agit de décrire des lieux ou des modes de vie disparus6.
6On verra effectivement que mélancolie et nostalgie sont ici à l’œuvre et que le jamais plus définit et modèle la démarche des personnages (ou des narrateurs, voire des auteurs) qui cherchent, en vain, à restituer un jardin passé, ce projet constituant le moteur même du récit et de l’écriture. Quant au jardin, il est proche du paradis perdu qu’évoque Annie Clément-Perrier à propos du jardin malgache de l’enfance de Claude Simon :
Et tout paradis ne peut être que perdu, lié à la fraîcheur de l’innocence (les ombrages, la verdure), c’est-à-dire à la non-connaissance de la mort, de la perte, paradis perdu mais un instant retrouvé dès lorsqu’il est décrit et recréé par les archétypes paradisiaques, décrit et recréé par la mélancolie de l’écriture au présent et au passé […]7.
7Dans Les jardins de Morgante, les quatre protagonistes, en charge d’inventaire, doivent se confronter à trois objets-univers secrets et mystérieux : une maison, une bibliothèque et un jardin. Le jardin présente la particularité d’être un palimpseste que les personnages, dont Chaunes, en sa qualité de spécialiste, vont explorer et tenter de comprendre. Sous le jardin visible, magnifiquement conçu et entretenu, se cache en effet un autre jardin dont des traces vont être mises au jour, en creusant, en sondant :
[…] ces petits cercles des allées de terre damée où le piochon de Chaunes avait fait apparaître le pavage de gros blocs noirs irréguliers mais exactement ajustés de la chaussée, de la rue, des antiques rues qui continuaient sous leur petite couche de terre damée à quadriller cette partie-là des jardins […]8.
8Aux repérages de Chaunes viennent s’ajouter les représentations du jardin qui sont présentes dans l’espace clos de la maison et de la bibliothèque : des fresques le représentant, des textes écrits par Morgante lui-même créent des doubles du jardin, constituent des couches supplémentaires au palimpseste physique du jardin exploré en marchant et en observant.
9On retrouve ici ce que Yves Luginbuhl, cité par Michel Baridon, a pu dire à propos du paysage :
Lire le paysage suppose également paysage écrit ou décrit, paysage imaginé ou reconstruit, c’est-à-dire paysage puisé dans une pensée paysagiste. Car si le paysage s’offre au regard comme la traduction des activités de l’homme sur la surface du globe, il est également et avant tout image élaborée à partir de souvenirs, de mythes, de connaissances, bref, de culture. Cette image est forcément changeante avec le temps, comme le paysage lui-même, qui évolue constamment. Représentation d’une réalité insaisissable dans sa totalité, elle est édifiée avec des vestiges de paysages créés par des générations antérieures, et avec des survivances de visions déformées par l’histoire et dont les traces subsistent souvent comme des certitudes plus ou moins ancrées dans les mémoires9.
10Gilles Clément ne dit pas autre chose quand, à propos du paysage, il insiste sur sa dimension subjective :
S’agissant d’un ressenti (et de sa transcription, par exemple dans un tableau : les premiers paysagistes sont des peintres et non des aménageurs), le paysage apparaît comme essentiellement subjectif. Il est lu à travers un filtre puissant composé d’un vécu personnel et d’une armure culturelle10.
11Les Jardins de Morgante sont faits de souvenirs et de connaissances, de visions et de traces. Le naturel, l’écrit, le peint, les subjectivités croisées des personnages y sont au travail. C’est dans cet ensemble complexe que les personnages doivent mener leur quête, qui constitue la matière même du roman.
12Les paroles des personnages, les changements et oppositions de points de vue et d’approches qui constituent le roman inscrivent également le jardin dans un tissu narratif et un ensemble de valeurs qui l’éloignent encore davantage dans le temps. Le jardin enfoui – on y viendra – resurgit donc au travers de quelques traces et reprend forme et existence grâce aux hypothèses formulées par Chaunes et par les repères qu’il reporte dans son calepin. Derrière une même clôture, le premier jardin, le jardin originel est présent mais perdu, réduit à quelques traces ou à une date, 1477.
13Deux dates structurent Parc Sauvage, le récit de Jacques Roubaud, 1942 et 1992, dates auxquelles correspondent les deux parties du texte. 1942, c’est le temps d’une amitié enfantine, le temps des jeux et des découvertes dans le parc sauvage ; 1992, c’est le retour du narrateur sur les mêmes lieux où « rien, en apparence, n’avait changé11 ». Entretemps, la compagne de jeux, Dora, a été dénoncée et est morte en déportation. Cette mort, ce demi-siècle écoulé, la réapparition du journal de Dora conduisent le narrateur à tenter de reconstituer le parc et, surtout, l’amitié et les jeux qui s’y sont déroulés. Dans le lieu clos qu’est ce parc sauvage, sorte de paradis fragile et perdu, conversations, jeux de balle, de construction, promenades sont remémorés et on sait, grâce au narrateur, que cette reconstitution, sorte de monument à Dora et à l’enfance, s’appuie sur leurs souvenirs, ceux du narrateur et ceux de Dora tels qu’ils sont présents dans le journal, retrouvé en 1992. Lieu clos, parenthèse temporelle, le parc sauvage, comme Les Jardins de Morgante, dissimule un jardin plus ancien :
14Sainte-Lucie avait dû être antérieurement une propriété plus vaste, mieux entretenue, plus riche. Le Parc Sauvage et le Vieux Bassin étaient sans doute les vestiges d’un « jardin d’agrément ». De l’eau avait probablement autrefois rempli le bassin, alimenté par un savant système de captation des sources et pluies, des rigoles. Des inclinaisons de dalles de pierre sèche y persuadaient toutes les eaux de ruissellement12.
15Modeste palimpseste, Parc sauvage n’a pas la dimension baroque des Jardins de Morgante, mais il se construit sur une fracture et une disparition, qui conduisent toutes deux le narrateur à construire un monument de souvenirs au jardin et à Dora. Si le jardin est, comme le paysage, « ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé de regarder ; ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé d’exercer nos sens dans un espace investi par le corps13 » ainsi que l’affirme Gilles Clément, la situation du narrateur de Parc sauvage correspond bien à cette configuration puisqu’en effet il lui faut dire ce qu’il a gardé en mémoire de cette période de jeu et d’amitié, sans plus avoir accès au parc, dans lequel il ne retourne pas dans la seconde partie du récit, en 1992.
16Jardin réel exploré et remémoré, jardin d’archives ou d’artefacts ‒ peintures chez Goux, journal chez Roubaud ‒, la question de la trace est essentielle, elle conduit chez Claude Simon, dans Les Géorgiques, un personnage à visiter le jardin ancestral pour y retrouver un signe, une tombe, un bâtiment. La propriété de l’ancêtre révolutionnaire, à présent à l’abandon, derrière une « invisible limite au-delà de laquelle, subitement, tous les bruits de la campagne […] semblaient cesser, niés, annulés, laissant place à cette qualité de silence que l’on ne trouve que dans les cimetières14 » ne livre pas son secret, la tombe de l’ancêtre a disparu, seule subsiste, mangée par le lichen, celle de sa compagne.
17Cette nouvelle tentative de restitution sans espoir de succès ‒ retrouver la tombe ou les restes du père dans d’autres œuvres, celle de l’ancêtre ici ‒ fait écho au motif simonien récurrent du cycle et de la perte ; ici, les descriptions de la propriété (terrasse, maison, portail…) au seuil du XIXe siècle et à la fin du XXe siècle se répondent et permettent de mesurer les changements liés au passage du temps et les transformations inhérentes au cours de l’Histoire. Dans L’Herbe ou dans Histoire15, le jardin traduit ce passage mais aussi une sorte de permanence, avec la présence récurrente d’un arbre ou le retour des saisons, qu’on trouve aussi dans Les Géorgiques. Le jardin en devenir, sa luxuriance, la lumière sont autant de motifs qui, dans L’Herbe, répondent au personnage de Marie, mourant dans sa chambre au cœur de la maison située elle-même au cœur du jardin. Le contraste est fort entre la vie finissante du personnage et le jardin, vivant et toujours recommencé, à envisager comme une matrice, y compris pour l’œuvre elle-même si on pense aux propos d’Annie Clément-Perrier dans Claude Simon : La fabrique du jardin16.
18Fait de couches temporelles que texte, narrateurs, personnages s’emploient à identifier en se déplaçant, en se souvenant, en creusant, en compulsant l’archive, le jardin semble inépuisable, comme s’il y avait toujours, inatteignable, un jardin derrière le jardin. Espace clos qui a permis que des histoires personnelles y trouvent place, que des espaces soient construits et identifiés ‒ « chambres de verdure » chez Goux, « la vigne » chez Roubaud, la « terrasse » chez Simon ‒, il est devenu un espace lointain et illisible que l’on s’efforce, presqu’en vain, de saisir.
Les strates de la nature : le jardin enfoui
19Le passage du temps se traduit souvent par une modification des lieux, modification due au travail de la nature ou à l’entreprise humaine, qu’elle se manifeste par l’abandon ou par le changement. Le jardin cherché, avalé par le temps, est aussi, comme espace, recouvert, dissimulé, enfoui sous un nouveau jardin où ses traces restent à identifier. Dans Les Géorgiques, la visite à la propriété de l’ancêtre procède par comparaisons ; celles-ci tentent de faire apparaître le jardin passé tel qu’il a pu être décrit dans les archives de l’ancêtre, et grâce à ses restes, ruines, traces dans le présent. Bâtiments à l’abandon ou disloqués, terrasse d’agrément devenue jardin potager, végétation ayant envahi l’espace, et tombe presque dissimulée sous les herbes et mangée par le lichen, tous ces éléments indiquent l’état de déliquescence de la propriété en même temps qu’ils renvoient aux jours où elle était entretenue et vivante, prise en charge par l’ancêtre et sa gouvernante-régisseuse.
20Dans Les Jardins de Morgante, les choses sont plus littérales. Un jardin est en effet enfoui, au sens propre, sous un autre jardin. Les personnages sont donc confrontés à un espace organisé, entretenu, cohérent, et à un paysage qui ne livrent pas, dans un premier temps en tout cas, de traces du jardin enfoui. C’est la circulation dans cet espace organisé et la circulation, d’un autre ordre, dans les archives qui permettent aux personnages, progressivement, de découvrir ce jardin sous le jardin, son organisation, son plan, les matériaux et végétaux qui le constituaient et même la philosophie qui a régi sa création. Mais le jardin reste évidemment enfoui et n’existe qu’au travers des tentatives de restitution, dans l’incertitude, le doute, voire le conflit qui peut opposer les personnages sur les choix qui président à leurs interprétations ou leurs actions dans le domaine. Chez Roubaud, de 1942 à 1992, le jardin disparaît littéralement, puisque le récit de la visite du narrateur cinquante ans après ne laisse aucune place au jardin ; il est sans doute encore là, puisque, on l’a vu, rien ne semble avoir changé, mais le jardin est absent de la brève partie consacrée à 1992 dans Parc sauvage.
21Doublement disparu, dissimulé ou détruit par le passage du temps, rendu illisible par le jardin présent qui en laisse néanmoins paraître des traces, des vestiges ou au contraire le masque complètement, le jardin passé, paradis perdu caractérisé par sa clôture et par une manière d’équilibre ou de bonheur, celui de l’enfance ou d’un passé considéré comme heureux, devient l’objet d’une quête, on a commencé à le voir, qui se révèle finalement quasi impossible, car les traces sont labiles et parcellaires et n’aboutissent qu’à des essais de mise en ordre, à des hypothèses multiples et parfois contradictoires.
Une tentative impossible ?
Des traces parcellaires et difficilement lisibles : le monde, les textes…
22Confrontés à des situations diégétiques dans lesquelles le jardin échappe, trop loin dans le temps, caché, les narrateurs, les personnages, le texte lui-même tentent d’identifier des traces, des signes qui permettront de faire voir le jardin cherché. Ces traces sont présentes dans les souvenirs, dans l’archive et dans l’espace même du jardin, s’il peut encore être parcouru et exploré. Ainsi, dans Les Géorgiques, la propriété de L.S.M., le général révolutionnaire, est-elle suscitée par une constellation de traces qui apparaissent dans les archives du général, citées dans le corps même du roman, dans les souvenirs du narrateur, souvent eux-mêmes des souvenirs de souvenirs, ou dans les déambulations d’un personnage sur le site de la propriété, longtemps après.
23Dans les archives du général, la correspondance avec la gouvernante permet en effet de voir la propriété au temps de sa splendeur, alors qu’elle est en pleine activité. Ainsi par exemple on peut se faire une idée précise des préoccupations de L.S.M. en lisant des extraits de lettres dans lesquelles cultures, élevage et jardin sont des préoccupations égales à celles qu’on trouve dans d’autres documents et qui ont à voir avec la diplomatie ou la guerre :
Il faut de suite réparer au jardin et à la prairie le dommage que vous me dites qu’ont fait les eaux du 18 7bre. J’avais pourtant bien dit au jardinier qu’il fallait y planter une bonne double haie qui n’arrête pas l’eau mais arrête les broussailles qu’elle entraîne17.
[…] dites-moi le nombre de bottes que j’ai eues tant à la coupe de Strébole qu’au verger au-dessus de l’allée. Le blé est-il beau ? Le trèfle de la division verte donne-t-il beaucoup de fourrage ? La division du gros noyer est-elle fauchée ? […] Les pommes de terre sont-elles belles ? Les blés sont-ils hauts18 ?
[…] je n’ai pas besoin de melons et de tout le fin jardinage puisque je n’y suis pas : il me faut beaucoup d’oignons, de pois, beaucoup d’ails, des laitues, des chicorées, des choux de toutes espèces, des poireaux, des raves, beaucoup d’oseille, des épinards, des artichauts et je n’en ai pas encore mangé à St M…19 ;
24Ces extraits disent à la fois le souci de L.S.M. qui souhaite que propriété et jardin prospèrent, la relation à distance qu’il entretient avec ces lieux via sa gouvernante et ils donnent une idée du jardin, animaux, arbres, plantes céréalières, légumes, cours d’eau…
25Ces archives familiales sont reprises, doublées, diffractées dans des récits de récits qui permettent au roman, par la parole de l’oncle d’un personnage rapportant des propos de la grand-mère au sujet de l’ancêtre général, de tenter de dire qui il était. C’est aussi le déplacement du personnage sur le site actuel de la propriété qui ajoute une couche au palimpseste en montrant un espace défait par le temps et la végétation, loin du jardin maîtrisé qu’appelait de ses vœux L.S.M. dans ses lettres. Allusions dans les lettres, bâtiments disloqués, les traces sont présentes mais livrées aux récits, aux inventions, aux possibles.
26De plus, un schème simonien est aussi à l’œuvre ici, comme dans L’Herbe, qui est celui du pourrissement et du recommencement. Ce schème est actif dans l’Histoire, mais aussi dans la nature, où le cycle des saisons, la luxuriance végétale manifestée par le jardin de L’Herbe, disent comment les tentatives de mise en ordre ou de construction du jardin finissent par être mises à mal, et conduisent à d’autres tentatives, en aval, pour retrouver un ordre et une cohérence perdus.
27Pour les personnages des Jardins de Morgante, les traces sont plus nombreuses et s’inscrivent aussi dans le redoublement, la contradiction, entre peintures, textes et jardin lui-même. Si Morgante a écrit (sur) ses jardins, des tableaux ont aussi été peints à leur sujet et les jardins eux-mêmes sont des espaces que Chaunes arpente pour les comprendre et y trouver des traces, des vestiges d’un jardin passé. Tout le problème réside dans l’articulation entre ces traces : qu’est-ce qui a été premier chronologiquement, de L’Âge d’or, le livre de Morgante, des peintures qui semblent avoir été réalisées sans que les peintres aient pu entrer dans les jardins, et du jardin lui-même ? En quoi la démarche de Chaunes qui marche dans les jardins est-elle plus pertinente que celle de Wilhem qui lit les œuvres de Morgante et analyse les peintures qui sont dans la bibliothèque ?
28De la même manière, il fallait admettre que les seules descriptions des jardins de L’Âge d’or avaient inspiré les peintures qu’ils voyaient, puisque, selon Choricius de Gaza, ce que la poésie décrivait, la peinture le montrait, […] dans ce jeu d’engendrement mutuel des formes écrites et des formes plastiques, il fallait admettre que les jardins de Morgante n’avaient été que la mise en œuvre dans l’espace des jardins que Morgante avait d’abord imaginés et écrits dans L’Âge d’or20.
29Des traces s’accumulent, se répondent, s’inscrivent dans un réseau complexe où l’incertitude règne, alors que les jardins, dans leur état actuel, sont voués à disparaître. Les découvertes de Chaunes dans les jardins renvoient à un jardin enfoui, la difficulté résidant dans l’impossible mise en ordre des vestiges. Cette impossibilité se retrouve, en même temps qu’elle est redoublée, amplifiée, dans la fouille des jardins peints, dans celle du jardin écrit et dans les relations entre les trois.
30Chez Roubaud, les traces sont d’un autre ordre, elles en passent par la seule mémoire du lieu, celle du narrateur et celle de Dora, l’amie d’enfance, telle qu’elle transparaît dans son journal retrouvé à la fin du récit. Celui-ci entretisse donc les souvenirs du narrateur et ceux de Dora. La dimension fragmentaire est donc ici liée à la mécanique mémorielle, celle du narrateur qui se souvient longtemps après, et celle, scripturale, du journal de Dora, avec ses choix et son arbitraire qui est aussi celui d’une enfant :
Dora, pour s’en souvenir, pour plus tard, quand tout serait rentré dans l’ordre pacifique, pour expliquer à sa mère, donna un nom à cet arbre, le plus « if » de tous les ifs, plus nu, plus fin que les autres. Elle le nota dans son cahier, comme emblème de la journée : l’If aux Fourmis21.
31Faites de traces, fragments, vestiges, archives, les hypothèses et les tentatives vont s’opérer, dans et par le texte, pour re-susciter le jardin disparu.
Hypothèses, mises en ordre : tentatives de restitution
32Dans les textes qui nous occupent, le vif, le jardin, est pris dans le temps ainsi que dans un réseau de sources et de représentations qui rendent sa restitution complexe, miroitante et parcellaire. Le miroitement fait intervenir et se répondre des récits et des représentations du jardin :
[…] ces noms que Chaunes maintenant répétait chaque fois qu’il venait le retrouver, à la nuit montante, avait raconté Wilhem, lorsqu’en entendant les récits qu’elle leur faisait, elle, Maren, de leurs marches dans les jardins de Morgante, il retrouvait le décor que les peintres avaient fixé sur la toile, après qu’il l’avait lu dans L’Âge d’or […]22.
33Ces tentatives se situent à deux niveaux. D’abord, dans le récit, on voit des personnages se livrer à ces entreprises de reconstitution, de remémoration, de reconstruction. Sur le plan narratif, les textes eux-mêmes constituent, dans leur entier, une tentative du même ordre. L’entreprise romanesque a pour but, entre autres, de tenter de restituer le jardin.
34Dans Les Jardins de Morgante, on a vu Chaunes travailler à cette double tentative : inventorier et comprendre le jardin existant, faire surgir le jardin enfoui. Adossées à l’exploration du jardin ainsi qu’à celle de l’archive, les tentatives se manifestent par les notes qu’il prend dans son calepin ainsi que par des photographies du jardin prises par un autre personnage. À cela s’ajoutent les multiples reconstitutions essayées dans les discours mêmes des personnages, ainsi que ce qui se constitue progressivement dans les échanges, parfois contradictoires, entre eux au sujet du jardin. Une image du jardin se construit et elle est prise en charge par le texte lui-même dans son ensemble, qui entretisse les récits menés par chacun des quatre personnages à son point de vue, récits qui finissent par proposer un kaléidoscope qui assemble des fragments (récits, archives, traces…) permettant d’entrapercevoir le jardin, sans jamais permettre qu’on en ait une représentation univoque et complète.
35Chez Claude Simon, dans Les Géorgiques, on retrouve ce kaléidoscope, mais les tesselles sont d’un autre ordre. La propriété de L.S.M. est d’ailleurs elle-même une tesselle parmi d’autres dans l’histoire familiale qui est travaillée dans le roman. En tant que telle, elle est prise en charge par le montage-collage généralisé qui constitue la trame même du roman, faite d’archives, de récits situés à différentes époques et à différents points de vue. C’est ce montage qui finit par donner à voir, dans le même mouvement, les tentatives faites par l’un des personnages pour reconstruire le parcours de l’ancêtre, sa famille et sa relation avec sa propriété et le texte lui-même comme manifestation de ce montage qu’il appartient au lecteur de parcourir, comme Chaunes marche dans les jardins de Morgante, pour y colliger les traces du jardin et essayer de faire sens. Jardin raconté ou décrit dans l’archive, hypothèses des personnages, jardin visité dans l’aujourd’hui romanesque, on voit des points de ressemblance avec le projet de Jean-Paul Goux, mais ici, le lecteur ne dispose pas de voix ou d’acteurs qui cherchent véritablement à porter le projet de restitution, sauf à le considérer d’emblée comme voué à l’échec ; c’est à lui de faire le travail de mise en ordre qui sera de toute façon lacunaire et approximatif.
36Parc sauvage ouvre un autre chemin encore puisque dans ce court récit, le jardin, le parc sauvage, en tant que tel, est assez précisément présenté dans la première partie, 1942, avec ses allées, son plan, ses arbres. La restitution est d’un autre ordre et c’est ce qui la rend difficile : le narrateur essaie de rappeler ce qu’ont été ces quelques mois de parenthèse, de quasi-paradis, à partir du journal retrouvé de quelqu’un qui ne pourra plus parler puisque mort en déportation. C’est dans cette gageure narrative qui fait parler, par une seule voix, deux personnages que réside l’impossibilité de restituer, non pas le jardin comme lieu, mais le jardin comme espace partagé, espace de jeux, de discussions, de découvertes. Souvenirs et archives sont là aussi au rendez-vous, mais assortis de la douleur d’un récit qui donne la parole à un proche disparu.
37La diversité des points de vue, des ressources mobilisées par chacun des textes, leur dimension partielle et parcellaire font de chacun d’entre eux une tentative, une approche qui livre du jardin objet de la quête une représentation incomplète et tremblée.
La mélancolie du narrateur
« Comment était-ce 23 ? » : le discours de l’échec
38Narrateurs et personnages, notamment ceux qui assument, comme dans Les Jardins de Morgante, l’un ou l’autre moment du récit, multiplient les constats d’échec ou doivent minimiser ou modaliser leur action ou leur point de vue. Les temps de récit, les commentaires d’archives, les souvenirs rappelés ne sont pas mis en œuvre ou en scène dans l’innocence : les doutes, les alternatives, les inconnues multiples, la méfiance même par rapport aux matériaux mobilisés rendent la reconstitution, la re-suscitation problématiques et le texte se charge de le manifester. Les formules, fréquentes dans les romans de Claude Simon, comme « comment était-ce ? » sont une sorte de règle pour nos trois romanciers et les moments durant lesquels les échecs sont explicités sont nombreux. Cela prend la forme d’un questionnement comme celui qui vient d’être évoqué ou celle de la formulation de doutes ou d’alternatives parmi lesquelles aucune n’est privilégiée. Cet état de choses, que nous allons examiner, conduit à une forme de mélancolie qui résulte de ce discours de l’échec et maintient le passé, le jardin passé, à une distance définitive.
39Jacques Roubaud ne fait pas autre chose quand il fait le choix de ne pas du tout évoquer le jardin dans la seconde partie de son récit. Le jardin et les événements qui s’y sont produits sont définitivement dans le passé et au passé. La première partie raconte le jardin de 1942, tandis que la seconde, très courte, se contente d’expliquer les conditions dans lesquelles Dora a été arrêtée ainsi que la manière dont son journal a été retrouvé dans le jardin même, réceptacle protecteur d’une capsule de mémoire intouchée qui resurgit dans le présent du narrateur. Dora n’est plus là, le jardin est invisible, le passage entre les deux parties marque cette coupure et atteste du relatif échec de la tentative de raconter, de restituer : si « c’est à l’aide du journal de Dora que le récit qui précède a été écrit24 », à l’arrivée, le narrateur ne peut que lire, se souvenir, « le cœur serré25 » et pleurer : « tears at rest26 ».
40Les personnages de Jean-Paul Goux sont plus loquaces et livrent un véritable florilège d’hypothèses et de doutes, de renoncements et de possibles. En effet, dans Les Jardins de Morgante, les personnages qui prennent en charge le récit, donnent à voir, dans leurs propos, ce qui rend la restitution difficile ou impossible, ce qui la rend en tout cas problématique et incertaine : pris dans un enchevêtrement de points de vue et de récits qui s’emboîtent, dans un millefeuille d’archives dont les interrelations sont difficiles à saisir, le jardin livre de multiples indices qu’on peut recouper, mais l’incertitude règne :
Et quand bien même l’ordre des créations proposé par Chaunes d’un jardinier nourrissant de son génie un poète eût prévalu sur l’ordre qu’il proposait, lui, Wilhem, d’un peintre inspirant un poète qui avait pour finir fait créer les jardins qu’il avait décrits […] en quoi permettrait-il de décider des mérites respectifs du jardinier et du poète ?
[…] qu’étaient donc, par exemple, avait-on dû se demander, ces allées qui ne rayonnaient pas régulièrement à partir de la maison, du côté du parterre semi-hexagonal ? ne fallait-il pas, par une simple translation, déplacer les axes des allées afin qu’elles fussent organisées autour de la maison, laquelle ne pouvait être que le centre organisateur des jardins27 ?
41Le jardin est saisi, mais les conditions de sa création, son importance, son sens, la compréhension de son état actuel restent mystérieux et livrés au débat.
42Chez Claude Simon, dans Les Géorgiques et ailleurs, toutes les tentatives sont, d’une certaine manière, minimisées et modalisées. Le récit, qui s’appuie sur des souvenirs, des archives ou d’autres récits, se constitue comme une tentative vouée à l’échec et les formules sont nombreuses qui traduisent ces tentatives et leurs résultats insatisfaisants, faites de questions, d’alternatives, de reformulations, de comparaisons, d’indécisions et de doutes :
[…] le château (ou plutôt la ruine : il (le fils renégat, l’ex-enseigne de vaisseau) l’avait cédé à un carrier qui, aussitôt avait entrepris de le démolir pour en revendre les pierres, puis, une fois l’aile gauche abattue, quand l’opération se fut révélée non rentable, l’avait revendu, bradé à son tour, sans doute à l’arrière-grand-père du fou), replâtré alors ou plutôt (comme le tracteur échoué plus tard dans la cour) tant bien que mal rafistolé, utilisé comme ferme […]28.
43La terrasse de la propriété familiale est évoquée, au temps de L.S.M., dans des pages où les « comme si » tentent d’approcher ce qu’ont pu être les derniers jours de l’ancêtre, sur sa terrasse et dans sa propriété, dans un récit qui s’assume comme approximatif et arbitraire :
Comme si pour arriver jusqu’aux tympans du vieil homme-montagne assis sur la terrasse ils [les bruits] devaient traverser des épaisseurs de silence […] comme si celui qui allait bientôt mourir était déjà séparé de ce monde aux multiples frémissements, aux minuscules échos, par une vitre, une de ces épaisses plaques de verre qui, dans les aquariums, délimitent les empires des deux éléments […]29.
44Dans ces œuvres, le jardin disparu, dont la restitution reste désespérément problématique constitue donc typiquement un objet (un terreau ?) pour la mélancolie ou la nostalgie, au sens où Jean Starobinski peut entendre ces termes en soulignant leur proximité et leurs différences, en insistant aussi sur leurs évolutions sémantiques au fil du temps. Quand il indique en particulier que la mélancolie se joue dans le choix d’un objet et dans la comparaison entre deux de ses états30, il met au jour un ressort qui agit dans les textes que nous avons choisi d’examiner.
45En effet, c’est à la fois dans le choix du jardin clos comme paradis perdu ‒ Annie Clément-Perrier insiste fort justement sur l’étymologie des deux termes dans son ouvrage consacré au jardin chez Simon, termes qui renvoient tous deux à la notion de clôture31 ‒ et dans la comparaison entre deux états du jardin, le jardin passé, éventuellement disparu et le jardin présent, éventuellement absent, que se place la mélancolie. Celle-ci est pourtant mâtinée du désir de rechercher, de retrouver, comme le dit la même Annie Clément-Perrier dans le bel article qu’elle a consacré à la nostalgie et à la mélancolie chez Maryline Desbiolles, Claude Simon et Jean-Paul Goux32.
46Les personnages, les narrateurs, les textes eux-mêmes sont en effet pris dans cette double contrainte d’une mélancolie inconsolable qui correspond au fait que le jardin visé est à jamais inatteignable et du désir de le chercher et de le nommer, de le décrire. Ce paysage mélancolique est donc complété par la présence du sentiment nostalgique, puisque celui-ci se caractérise notamment par le désir de retrouver. C’est dans la tension entre nostalgie et mélancolie que se construisent les récits, entre aveu, explicitation de l’échec et tentative toujours recommencée.
Colliger les traces, malgré tout : raconter le jardin, raconter la tentative
47Cette tension conduit les textes à osciller entre le constat d’échec et le récit de la tentative qui rassemble les traces colligées. Ainsi, chez Claude Simon, dans une poétique générale qui va au-delà de la question du jardin, le récit livre-t-il un montage d’éléments, souvenirs, récits, archives, montage qui concourt, malgré tout, à livrer au lecteur une représentation de l’objet autour duquel tourne le roman. La propriété de L.S.M. dans Les Géorgiques, comme le jardin familial de Perpignan, comme d’autres jardins encore dans d’autres œuvres, comme celui d’Histoire avec son bassin et son acacia, sont présents dans le texte. Grâce à la tentative de les nommer qui se donne comme telle, avec ses impasses et sa fragilité, se dessine malgré tout l’image d’un jardin, certes perdu, mais tout de même présent dans le réseau même des éléments mis en présence qui évoquent tous le jardin et permettent au lecteur, de construire, avec eux, une représentation, sans doute tremblée et tronquée, incertaine, mais néanmoins substantielle du jardin.
48L’entreprise de Jean-Paul Goux est du même ordre, puisque c’est au travers des tentatives d’inventaire et de description opérées par les personnages que, bon gré mal gré, se dessinent, dans la contradiction et le doute, une image du jardin enfoui, une image du jardin présent, prises dans un tissu complexe de sources et de points de vue. Les tentatives sont racontées, parfois à différents points de vue, et, de fait, en émergent les jardins visés, dans une manière de brouillard sémantique et narratif qui environne et envoûte le lecteur.
49Parc sauvage propose une tentative plus heureuse, on l’a vu, puisque le jardin de 1942 est restitué dans le récit, à partir des souvenirs du narrateur et du journal de son amie Dora, mais la mécanique est bloquée par un présent, 1992, qui ne donne pas à voir le parc et prend acte du décès de Dora. Les traces, les archives, sont exploitées par le récit, mais celui-ci aboutit néanmoins à une impossibilité qui donne une autre forme à une mélancolie et à une nostalgie d’une certaine manière plus violentes dans leur expression, avec un texte qui, au présent, ne peut re-susciter jardin passé et amie disparue.
50Ici non plus pourtant, pour citer à nouveau Jean Starobinski, la mélancolie, comme appel au vide, ne l’emporte pas, dans le sens où elle conduirait à l’atonie, à la stupeur. Pourtant, chez Claude Simon, Jean-Paul Goux ou Jacques Roubaud, elle relève tout de même du veuvage, de la viduitas, ce qui aggrave, pour Jean Starobinski, le sentiment du vide, car la mémoire cherche à retrouver, mais en vain, « le fantôme de la vigueur qui ne renaîtra pas33 ». Chercher à dire, à décrire, à nommer ne peut aboutir qu’à désigner, en creux ce qui ne reviendra pas. La fragilité, la vulnérabilité sont présentes aussi bien dans le jardin lui-même, soumis au temps et au changement que dans les personnages qui tentent de le dire, avec leurs doutes et leurs propres fêlures. Robert Harrison met en parallèle cette double vulnérabilité dans Jardins :
C’est précisément la porosité réciproque entre les jardins et nos états d’âme qui rend les premiers si vulnérables à nos yeux. […] Créations domestiques protégées, les jardins sont fragiles par nature, aussi artificiels soient-ils par leur style. On peut toujours craindre l’éternel serpent dans l’herbe. Les états d’âme qu’hébergent les jardins sont tout aussi précaires et fragiles34.
51L’instabilité et l’évanescence du jardin rejoignent les faiblesses et les limites des tentatives des personnages pour dire le jardin ; le précaire est partout et la tentative elle aussi est fragile, mais vivace.
52Espace clos et identifié comme plein, cohérent et signifiant, le jardin, qui s’est éloigné dans le temps, fait l’objet de tentatives de restitution qui visent à le remémorer. À partir des traces qui en subsistent ‒ souvenirs, archives, récits, monuments, vestiges ‒ le récit livre une ou plusieurs hypothèses, possibilités, parfois contradictoires et toujours partielles, qui se présentent comme les tentatives qu’elles sont et même le plus souvent comme des échecs. C’est pourtant dans le corps même de la tentative que le jardin, en creux, va trouver sa place, dans un récit complexe qui s’avoue comme essai et donne à voir une image du jardin, livrée au doute, et tiraillée entre une mélancolie tentée par le vide et une nostalgie qui tente de ramener au jour, malgré tout, le jardin passé et perdu.
53Si le roman échoue à restituer, comme l’indiquent Jean-Paul Goux dans le texte mis en exergue au début de cet article, ou Claude Simon, aussi bien dans ses romans qui mettent en scène cet échec que dans ses textes théoriques, c’est néanmoins ce projet de restituer qui motive le projet d’écriture. On peut alors considérer que mélancolie et nostalgie doivent être cultivées et utilisées comme ressorts d’écriture, comme machines à produire du récit, la dialectique entre les deux, entre désir de dire et aveu d’échec, permettant au récit de se constituer et d’avancer, pour dire son échec mais aussi, on l’a vu, faire entrevoir le jardin objet de la quête. Les matériaux convoqués, dans leur diversité, autorisent que le texte progresse ; oscillant entre le doute sur ses moyens et la volonté de restituer, il rend visible un jardin possible fait de fragments et de pièces. Mélancolie et nostalgie peuvent être envisagées positivement comme éléments nécessaires à l’existence même du récit.
54Celui-ci peut alors de ce fait être considéré comme un remède à la mélancolie (et à la nostalgie). Le texte lui-même devient le lieu où les traces et les strates du jardin sont rendues visibles, même parcellaires et troublées. Le lecteur trouve, dans les œuvres de Jean-Paul Goux, Claude Simon et Jacques Roubaud, une manière de jardin qu’il parcourt, construisant son itinéraire, collectant et organisant ses découvertes, avec le bonheur du « marcheur » qu’est Chaunes dans Les Jardins de Morgante, qui trouve, dans le jardin visible, les émotions et les réflexions du « lecteur » de jardins expert qu’il est. Alors « le tracé du jardin paysager [correspond] à la structure du roman », « le visiteur y découvre successivement différentes vues, différents éclairages, différentes fabriques qui constituent autant d’observations mentales recueillies à mesure qu’il avance », et « il construit, élément par élément, une connaissance concrète des lieux35 ». Le lecteur, visiteur de l’œuvre, la parcourt et y fait son propre chemin.
55Si parcourir ou reparcourir le jardin enfoui et/ou disparu est devenu impossible, reste donc à parcourir le texte, comme un jardin, ou même un jardin de jardins, pour retourner la mélancolie en bonheur ou en tout cas en désir, comme celui exprimé par un narrateur de Claude Simon : « quelque chose de violent qui protestait, furieux, bâillonné mais hurlant : jamais je n’avais tant désiré vivre, jamais je n’avais regardé avec autant d’avidité, d’émerveillement, le ciel, les nuages, les prés, les haies36 ».
Notes
1 Jean-Paul goux / Jérôme goude, « Les hautes falaises : le chant des ornières », in Le Matricule des anges, n° 101, mars 2009.
2 Claude simon, Les Géorgiques, Paris, Éditions de Minuit, 1981.
3 Id., L’Herbe, Paris, Éditions de Minuit, 1958.
4 Jean-Paul goux, Les Jardins de Morgante, Paris, Éditions Payot, 1989.
5 Jacques roubaud, Parc sauvage, Paris, Éditions du Seuil, 2012.
6 Annie clement-perrier, « Entre nostalgie et mélancolie : variations géographiques dans quelques romans contemporains. Maryline Desbiolles, Claude Simon, Jean-Paul Goux », in Littérature, n° 187, 2017, p. 78-96.
7 Id., Claude Simon : La fabrique du jardin, Paris, Nathan, 1998, p. 23.
8 Jean-Paul goux, op. cit., p. 222.
9 Yves luginbuhl, Paysages : textes et représentations des Lumières à nos jours, Lyon, La Manufacture, 1989, p. 11-12. Cité dans : Michel baridon, Les jardins : paysagistes, jardiniers, poètes, Paris, Robert Laffont, 1998, p. 1159.
10 Gilles clement, Jardins, paysage et génie naturel, Paris, Fayard, Collège de France, 2012, p. 20.
11 Jacques roubaud, op. cit., p. 132.
12 Ibid., p. 84-85.
13 Gilles clement, op. cit., p. 20.
14 Claude simon, Les Géorgiques, p. 151.
15 Id., Histoire, Paris, Éditions de Minuit, 1967.
16 Annie clement-perrier, op. cit., p. 43-47.
17 Claude simon, Les Géorgiques, p. 468.
18 Ibid., p. 472.
19 Ibid., p. 474.
20 Jean-Paul goux, op. cit., p. 200.
21 Jacques roubaud, op. cit., p. 59.
22 Jean-Paul goux, op. cit., p. 212.
23 Cette question est posée par le narrateur dans Claude SIMON, Le Palace, Paris, Éditions de Minuit, 1962, p. 134-135.
24 Jacques roubaud, op. cit., p. 135, première ligne.
25 Ibid., p. 132.
26 Ibid., p. 135, dernière ligne.
27 Jean-Paul goux, op. cit., p. 285-286.
28 Claude simon, Les Géorgiques, p. 183.
29 Ibid., p. 379.
30 Jean starobinski, L’Encre de la mélancolie, Paris, Éditions du Seuil, 2012, p. 171 sq.
31 Annie clement-perrier, op. cit., p. 22.
32 Id., « Entre nostalgie et mélancolie… », art. cit., p. 78-96.
33 Jean starobinski, op. cit., p. 543 sq.
34 Robert harrison, Jardins : réflexions sur la condition humaine, Paris, Poche-Le Pommier, 2010, p. 175.
35 Michel baridon, op. cit., p. 816 et 821.
36 C’est ce que répond S., alter ego de Claude Simon dans Le Jardin des Plantes – roman dont les premières pages sont des quasi-calligrammes de parterres de jardin –, en réponse à une question sur son sentiment de mélancolie au moment où il échappe de peu à la mort en 1940. Voir Claude simon, Le Jardin des Plantes, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 303.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Bernard Heizmann
Université de Lorraine, ESPÉ
Bernard Heizmann est enseignant à l’ESPÉ de Lorraine et auteur d’une thèse portant sur le personnage dans l’œuvre de Claude Simon. Ses champs d’activité et de recherche touchent à l’écriture en contexte professionnel (écriture scientifique, rhétorique de la vulgarisation, note de synthèse, résumés, écrits professionnels,…), aux apprentissages info-documentaires et au roman contemporain. Ses publications les plus récentes : « La vitesse, objet impossible et solution d'écriture », in Frédérique Toudoire-Surlapierre / Peter Schnyder (dir.), Vertiges de la vitesse (Colloque international des 19 et 20 mars 2015, UHA, Mulhouse), Paris, Garnier, 2018 ; « Chartier (Roger) », in Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, production collaborative et évolutive du Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine, 2017, http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/chartier-roger/