Légendes noires et identités nationales en Europe (fin Moyen Age-XIXe siècle)
1L’expression même de « légende noire » a été attachée à l’Espagne depuis que Julián Juderías l’a employée dans le titre d’un ouvrage1 qui a fait date, au début du xxe siècle. Le propos était alors de dénoncer la somme d’accusations lancées contre l’Espagne depuis des siècles, accusations qui touchaient à la fois la politique, les mœurs, le caractère et la culture des Espagnols, et dont l’auteur affirmait qu’elles étaient « fantastiques » et « grotesques », autrement dit infondées et dues exclusivement à l’envie de nations moins favorisées2. Ainsi la « légende noire » se trouvait-elle caractérisée par une double nature malveillante et fabuleuse.
2L’ouvrage de Juderías a déclenché une polémique durable et, après une série d’écrits fiévreux débattant de la légitimité des attaques ou parfois de leur réalité, de solides études sont venues corriger ou nuancer ces premières analyses : l’historien espagnol Ricardo García Cárcel3 a ainsi fait remarquer que la légende noire anti-espagnole – qui est complexe et embrasse en fait plusieurs sujets, de l’attitude des conquistadores dans le Nouveau Monde à l’état des sciences en Espagne au temps des Lumières – coexiste avec une « légende rose », que l’on pourrait aussi qualifier de « dorée », et que tout cela n’est, au fond, qu’un exemple de ces guerres d’opinion qui se sont développées dans le monde4. Sans nier la réalité des attaques, et notamment des accusations de tyrannie, de fanatisme religieux, de cruauté, d’avidité ou d’orgueil, il estime qu’elles trouvent leurs origines rationnelles dans les conflits entretenus par la monarchie espagnole au cours de sa période d’expansion puis d’hégémonie – ainsi, que les premiers traits contre les Espagnols aient été décochés dans la péninsule italienne, au temps de l’expansion aragonaise et surtout pendant les guerres d’Italie, avant que les puissances du nord de l’Europe ne prennent le relais dans la seconde moitié du xvie siècle, ne relève nullement du hasard. Le même auteur affirme par ailleurs que les étrangers n’ont pas été les seuls à user d’esprit critique envers les décisions de la couronne ou les travers de la société espagnole.
3Si Ricardo García Cárcel s’emploie ainsi à ôter à la légende noire anti-espagnole tout caractère irrationnel et « fantastique », en la liant à un contexte historique marqué par la belligérance et les rivalités et en la banalisant, un autre éminent spécialiste de l’histoire de l’Espagne moderne, Joseph Pérez, tout en enregistrant le caractère puissant et durable de la légende noire, signale le rôle qu’a pu jouer dans cette persistance la réaction des Espagnols eux-mêmes. La prise de conscience des regards dépréciatifs, relevée également par un autre grand hispaniste, François Lopez, dans une étude sur « la crise de la conscience espagnole au XVIIIe siècle »5, se complique d’une propension certaine à intérioriser les critiques, à les reprendre et à les amplifier encore, comme l’ont fait de nombreux penseurs espagnols des Lumières et du XIXe siècle6, à propos desquels Joseph Pérez n’hésite pas à employer le terme de « masochisme ». C’est là un phénomène digne d’intérêt, sur lequel Pierre Chaunu7 avait également attiré l’attention.
4Cette évocation de la légende noire antiespagnole et des débats et questionnements auxquels elle a donné lieu jusqu’à nos jours, outre qu’elle rappelle les circonstances dans lesquelles a fait son entrée dans le langage commun une expression imagée qui, sans figurer dans les dictionnaires, s’est largement propagée, incite à rechercher les conditions de la naissance et du développement d’autres représentations dépréciatives, en les mettant en relation avec un contexte précis et en examinant les enjeux qui les entourent, mais aussi à examiner leurs effets à court ou à long terme.
5De fait, l’expression de « légende noire » a pu être employée à propos d’un certain nombre de réputations fâcheuses, remarquables tant par leur ténacité que par leur virulence, concernant des collectivités ou des institutions (la légende noire des Templiers, celle des jésuites, celle de l’Inquisition …) ainsi que nombre de personnages éminents, monarques ou grands seigneurs, qui ont en commun d’avoir été vilipendés avec acharnement8. Sans doute même a-t-elle fini par être un peu galvaudée.
6Aussi convient-il de proposer une définition des « légendes noires » dont nous traiterons ici : sans faire de la question épineuse de la véracité (ou de l’invention) un critère déterminant, on désignera ainsi des représentations critiques diffusées par différents canaux et au moyen de supports variés – l’écrit, l’oral, voire l’image, qui peuvent bien sûr être complémentaires – avec une intensité, une amplitude et une persistance telles qu’elles finissent pas s’inscrire au panthéon des « idées reçues », le facteur temps jouant ici un rôle déterminant.
7Il ne nous appartient pas d’établir ici un catalogue des réputations détestables qui ont été assez nourries et répétées, souvent dans une large partie de l’espace européen, pour pouvoir être qualifiées de « légendes noires »9. Nous tenterons, plus modestement, d’analyser grâce à l’étude de plusieurs cas – certains bien connus, d’autres plus surprenants – les mécanismes qui sont à l’œuvre dans la construction, puis la propagation et l’éventuelle évolution de ces représentations qui, nées dans un contexte précis qu’il s’agira de décrypter, ont pu connaître au cours du temps des emplois divers, des renaissances et des transformations, jusqu’à des échos plus frivoles ou ludiques.
8L’examen des conditions de la naissance d’une légende noire s’appliquera dans un premier temps aux représentations de quelques grands personnages – tous détenteurs d’une forme d’autorité – soumis à des entreprises de dénigrement qui ne furent jamais gratuites et dont les éléments sont en partie récurrents. La recherche des racines de ces représentations, du contexte qui a permis leur éclosion, se doublera donc d’une analyse de leur mise en forme et des « ingrédients » les plus souvent convoqués et les plus efficaces. On constatera sans surprise que, dans bien des cas, les traits prêtés aux personnages vilipendés, monarques ou grands seigneurs, ont été assemblés en inversant les composantes du portrait idéal du prince ou du bon gouvernant : on verra ainsi surgir la cruauté, la cupidité, mais aussi les divers degrés de l’intempérance et de la luxure, et toutes les autres nuances de la tyrannie telle que la définit un cadre doctrinal bien connu au Moyen Âge et à l’époque moderne. Pourtant, certains personnages sont en butte à des procédés de disqualification qui emploient d’autres ingrédients, plus propres à susciter le rire que l’effroi.
9Si les enjeux initiaux sont généralement politiques, la nature des supports employés dans ces entreprises de disqualification ou d’anéantissement – proclamations dans l’espace public, à effet immédiat, ou écrits destinés à constituer des témoignages pour la postérité, à créer une mémoire – et donc celle des destinataires supposés, est variable. On trouvera en effet parmi les outils mis à contribution plusieurs registres de l’écrit – du pamphlet violent et public à la correspondance plus diffuse ou aux mémoires, des chroniques à la littérature, celle-ci intervenant en général dans un second temps –, sans omettre le recours à l’oralité, sacrée et solennelle ou au contraire populaire et moqueuse, et sans exclure cette arme de choix qu’est l’image, voire la caricature dont l’emploi amène à s’interroger sur l’efficacité de la dérision pour dégrader l’image d’un individu puissant.
10Par ailleurs, aux côtés des usages immédiats liés à des intentions bien précises, il faut envisager l’évolution de ces légendes noires, puisqu’aussi bien leur inscription dans le temps est un élément primordial de leur définition même. On n’imagine guère qu’une légende noire éphémère puisse mériter cette appellation. Or, cette durabilité a en général pour corollaire une grande capacité d’adaptation, de renouvellement et d’enrichissement : nombreux sont les exemples d’utilisations différées, au prix d’une réorientation ou de transformations qui visent à répondre à de nouveaux enjeux, et ces transformations s’accompagnent parfois d’une transplantation d’un territoire à un autre en Europe. En d’autres termes, la légende noire d’un personnage du passé peut opportunément être réactivée pour servir à bâtir celle d’un autre, bien contemporain. Si le déploiement d’une légende noire passe par le recours à des supports de nature diverse, le rôle joué par la fiction littéraire appelle un examen particulier. Outre qu’elle peut participer à l’expansion d’une représentation dépréciative ou à sa réorientation, en grossissant certains des traits initialement esquissés ou en ajoutant de nouvelles composantes, la littérature s’arroge parfois de plus grandes libertés. Il arrive ainsi que le théâtre, la nouvelle ou le roman, en s’emparant d’une légende noire préexistante, en joue pour la détourner, la dénaturer ou la déconstruire.
11Enfin, les relations entre légendes noires et identités nationales (ou collectives) ne sauraient être laissées de côté. L’évocation initiale de l’Espagne, si sensible à sa réputation, montre assez l’importance du sujet, non seulement dans le cas de représentations d’une nation ou d’une communauté entière, mais aussi lorsque la représentation d’un personnage le dépasse et lui fait incarner des valeurs collectives. Il faudra donc envisager d’une part le processus d’élaboration ou de renforcement de la cohésion d’une communauté par contraste avec l’image de l’ennemi ou de l’Autre, et d’autre part les effets des légendes noires sur leurs propres objets, de la réfutation à l’intériorisation.
Notes
1 Présenté en 1913 à un concours littéraire sous le titre La leyenda negra y la verdad histórica, l’ouvrage de Julián Juderías, fonctionnaire dans un ministère espagnol équivalent aux Affaires étrangères, cultivé et polyglotte, fut publié en 1914 puis en 1917 sous le titre plus sobre de La leyenda negra. Il a été réédité plusieurs fois au cours du XXe siècle, et récemment encore : La leyenda negra. Estudios acerca del concepto de España en el extranjero, Junta de Castilla y León, 2003. Précisons que Julián Juderías n’était pas le premier à utiliser cette expression, puisqu’on en trouve trace par exemple dans un discours prononcé en 1899 par une célèbre femme de lettres, Emilia Pardo Bazán, déjà à propos de l’image de l’Espagne.
2 « Par légende noire nous entendons l’atmosphère créée par les récits fantastiques qui ont été publiés sur notre patrie dans presque tous les pays, les descriptions grotesques qu’on a toujours faites du caractère des Espagnols – individuellement et collectivement –, la négation ou en tout cas l’ignorance systématique de tout ce qui nous est favorable et nous honore dans les divers domaines de la culture et de l’art, les accusations qu’à toutes les époques on a portées contre l’Espagne, à partir de faits exagérés, mal interprétés ou totalement faux … », cité par Joseph Pérez, La Légende noire de l’Espagne, Paris, Fayard, 2009, p. 8, à partir de l’édition de 2003 du texte de Juderías.
3 Ricardo García Cárcel, La leyenda negra. Historia y opinión, Madrid, Alianza, 1992.
4 Ricardo García Cárcel, op. cit., p. 16.
5 « Tout grand pays dont la puissance représente une menace pour ses voisins est en butte à des attaques, à des satires qui dénoncent sa volonté d’hégémonie, mais l’Espagne est peut-être le seul qui depuis l’aube des Temps modernes ait été si constamment vilipendé ; à l’époque de sa prépondérance, puis à celle de son déclin, et plus encore quand elle apparaissait affaiblie et déshéritée. L’Espagne est peut-être le seul pays qui durant des siècles ait été stigmatisé par une persistante légende noire qui a contribué à lui faire prendre conscience du cours particulier de son histoire, du caractère anachronique de sa société, de ses mœurs, de ses valeurs », Juan Pablo Forner et la crise de la conscience européenne au xviiie siècle, Institut d’Études Ibériques et Ibéro-américaines de Bordeaux, 1976, p. 318.
6 La Légende noire de l’Espagne, op. cit.
7 « Cette image d’elle-même a affecté l’Espagne plus qu’aucune autre image de soi-même n’a affecté, dans le même temps, aucune autre entité nationale », Pierre Chaunu, « La Légende noire antihispanique », Revue de psychologie des peuples, XIX (1964), p. 88-233.
8 On peut songer au titre du livre de Jean Tulard, L’Anti-Napoléon : la légende noire de l’empereur, Paris, Julliard, 1965 (réédition : Paris, Gallimard, 2013), ou, plus récemment, à celui de Domenico Losurdo, Stalin : storia e critica di una leggenda nera, Carocci, 2008 (traduction française : Staline histoire et critique d’une légende noire, Bruxelles, Aden, 2011). Certaines familles, comme les Borgia, ont également été l’objet de campagnes de dénigrement appuyées à propos desquelles on parle de « légende noire » (voir par exemple Guy Le Thiec, Les Borgia : enquête historique, Paris, Tallandier, 2011).
9 Pour une appréciation de la variété des personnages nantis d’une « légende noire », on pourra se reporter à un ouvrage parus aux éditions Casterman (jeunesse) : Sophie Lamoureux, Les légendes noires. Anthologie des personnages détestés de l’Histoire (2014). On y trouve une belle collection de figures appartenant à toutes les époques, de Néron à Raspoutine ou à Hitler, en passant par Attila, Torquemada, Richelieu ou Napoléon.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Alexandra Merle
Normandie Univ., Unicaen, ERLIS
Alexandra Merle, ancienne élève de l’ENS et agrégée d’espagnol, est professeur de Civilisation et Littérature de l’Espagne classique à l’Université de Caen depuis 2011. Ses travaux de recherche ont d’abord porté sur l’image de l’Empire ottoman en Espagne, sujet sur lequel elle a publié un ouvrage, Le Miroir ottoman. Une image politique des hommes dans la littérature géographique XVIe-XVIIe, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2003) tiré de sa thèse de doctorat. Ses travaux plus récents portent sur l’historiographie espagnole et la littérature politique de l’Espagne moderne, sujets sur lesquels elle a publié une quarantaine d’articles. Elle a co-dirigé plusieurs travaux collectifs dont L’Espagne et ses guerres. De la fin de la Reconquête aux guerres d’Indépendance (PUPS, 2004), Les jésuites en Espagne et en Amérique. Jeux et enjeux du pouvoir (PUPS, 2007), Soulèvements, révoltes et révolutions dans la monarchie espagnole au temps des Habsbourg (à paraître aux Presses de la Casa de Velázquez, 2016) et Tacite et le tacitisme en Europe à l’époque moderne (à paraître chez Honoré Champion).
Quelques mots à propos de : Eric Leroy du Cardonnoy
Normandie Université, Unicaen, ERLIS
Éric Leroy du Cardonnoy est ancien élève de l’ENS, agrégé d’allemand et Professeur de littérature et civilisation XIXe-XXe des pays de langue allemande à L’Université de Caen depuis 2011. Ses travaux ont porté sur la littérature autrichienne (Les 'réflexions' d'Elias Canetti: une esthétique de la discontinuité, Bern, Peter Lang, 1997) et se concentre désormais sur l’histoire culturelle des pays habsbourgeois au XIXe siècle. Il a notamment publié Perceptions du congrès de Vienne: répercussions d’un événement européen (XIXe-XXIe siècle) tome I, (Éric Leroy du Cardonnoy et Herta Luise Ott eds.), Rouen, Austriaca n°79, 2015 ; Karl May en France : une réception manquée ? (Eric Leroy du Cardonnoy ed.), Revue Strenae n°9/ 2015. Il prépare actuellement Le congrès de Vienne en caricatures (Pascal Dupuy, Eric Leroy du Cardonnoy eds.), Rouen, PURH et Adalbert Stifter : la lettre et le monde ou les limites de la littérature, Paris, Belin, Collection « Voix allemandes ».