Histoire culturelle de l'Europe

Gilles Polizzi, François Sagnes, Bomarzo, poétiques d’un jardin italien, essai de Gilles Polizzi et photographies de François Sagnes, Ivry s/Seine, éd. Créaphis, 2016

Compte-rendu

1Que ce jardin connu sous le nom de Sacro Bosco ou Barco dei mostri, aménagé à flanc de coteau à Bomarzo près de Viterbe par Pier Francesco dit « Vicino » Orsini entre 1552 et 1584 soit voué à la mélancolie, c’est une évidence, toutefois le rôle de cet affect dans la création du parc est complexe. La mélancolie y est d’abord un mal qu’il faut combattre, par des « fabriques » (constructions et statues) et les divertissements dont elles sont le prétexte : c’est ce que proclament plusieurs inscriptions, comme par exemple sur un pilier de la première terrasse, sol per sfogar il coro (« seulement pour épancher mon cœur ») ou autour de la « gueule » du géant (improprement nommée bocca del inferno), Lasciate ogni pensiero o voi ch’intrate (« oubliez tout souci ô vous qui entrez ») ; et enfin sur les parois du nymphée, dont les eaux « libèrent de tout penser obscur » (ogni oscuro pensiero). Encore faut-il se « libérer » de l’emprise du sentiment qu’inspirent les tombeaux qui s’étagent en haut du parc : la tombe « étrusque » fictivement brisée et renversée, et le mausolée de Julie Farnèse, l’épouse du prince, auquel on accède par une volée d’escaliers jalonnés d’effigies funèbres (Proserpine et Cerbère). Il y faudrait aussi s’affranchir du leitmotiv iconographique résumé par Francesco Sansovino, l’un des visiteurs1 : la « douce » mélancolie de l’exil et du désamour chantée par Sannazaro dans son Arcadia et mise en scène dans le parc. Car la mélancolie est partout à l’œuvre, comme source d’inspiration et principe du désordre qui agence les fabriques : statues de nymphes gisantes (« la belle endormie ») ou à demi-sorties de la terre (Gaïa en contrebas de la bocca del inferno), vertige de la « maison penchée », dont la chute ralentie dure depuis cinq siècles. C’est donc bien à cet affect que Bomarzo doit son expressivité : l’artifice d’un « mentir-vrai » décliné jusque dans la manière, rugueuse, difforme et volontairement maladroite qui modèle le peperino, la roche rougeâtre tirée du lieu-même, et dont les volutes couvertes de mousse se confondent avec le végétal.

2Pour autant le paradoxe maniériste qui unit les contraires, le mal et son remède, la nature et l’artifice, ne se confond pas avec le désordre qu’ont voulu y voir les Surréalistes, Dali et André Pieyre de Mandiargues dans la deuxième moitié du XXe siècle ; et encore moins avec une pathologie « freudienne » qui a fait le succès du jardin. L’ombre du deuil a beau être omniprésente, elle ne fait pas de Vicino Orsini, l’aristocrate délirant et sadique qu’avait imaginé Mandiargues dans Les Monstres de Bomarzo2 à la faveur d’un désordre bien réel, dont témoigne un documentaire d’Antonioni (La villa dei mostri, 1950). Les fabriques étaient en pièces, et les inscriptions sur les statues, encore indéchiffrées, se lisaient autrement – ogni parole vole sur la bocca del inferno –. Ainsi le célèbre colosse pris en flagrant délit de viol homosexuel (« Hercule ? Non ; c’est quelque chose de beaucoup plus méchant » fantasmait Mandiargues3, n’aura-t-il retrouvé son identité que de notre temps, par comparaison avec le dessin de Guerra qui l’identifie au héros de l’Arioste : Orlando, rendu « fou » par la « trahison » de sa bien-aimée Angélique, « déchire » en deux un malheureux bucheron qui croisait sa route. Il s’agit donc d’expressionnisme et non de sadisme, puisque c’est le sujet lui-même qui dit par là son propre tourment. Du reste, les hyperboles qui sont le principe de la statuaire du parc – tout y est surdimensionné à l’exception d’un Pégase ridicule, donc comique – doivent autant à Rabelais, dont Vicino était le lecteur, qu’à la statuaire « baroque » de l’après Michel Ange. Pourtant le contresens surréaliste – une fois le malentendu éclairci – n’efface pas la glose « mélancolique » du jardin. D’abord parce qu’il marque une reconnaissance : Mandiargues est le premier à commenter ce jardin comme un poème. Ensuite parce qu’il débouche sur un dilemme qui n’est pas sans rapport avec la folie. On peut lire le programme du parc comme une suite d’allégories, en suivant l’enchaînement de l’Idée. Son comparant moderne serait alors le conceptualisme du Land art selon Robert Smithson, qui l’a expérimenté dans les parages de Rome au début des années 60. Le strict équivalent de la « maison penchée » serait donc the partially buried woodshed, la cabane enterrée (ou ensevelie) par le même artiste en 1970. En revanche, si l’on se fie au rapprochement suggéré par Mandiargues à la fin de ses Monstres, il faudrait considérer plutôt l’expérience de la matière, sa grossièreté, la maladresse voulue de la statuaire. Et retenir l’équivalence inverse entre les fabriques de Bomarzo et l’Art Brut selon Dubuffet, qui a quelque chose à voir avec la folie pour autant que l’artiste « naïf » se refuse à en réprimer la pathologie. Ce débat entre l’idée et la matière, la sophistication d’une pensée et la violence d’un affect est de tous les temps. Il fait de la relation entre mélancolie et création le premier ressort de l’art des jardins.

3Gilles Polizzi

Notes

1  Cf. Horst Bredekamp, Vicino Orsini und der heilige Wald von Bomarzo. Ein Fürst als Künstler und Anarchist, Worms, Werner’sche Verlagsbuchhandlung, 1985, consulté dans sa trad. italienne Vicino Orsini e il sacro Bosco di Bomarzo. Un principe artista ed anarchisto, Roma, éd. dell'Elefante, 1989, p. 297.

2  André Pieyre de Mandiargues, Les Monstres de Bomarzo, Paris, Grasset, 1957.

3  Ibid., p. 34.

Pour citer ce document

, «Gilles Polizzi, François Sagnes, Bomarzo, poétiques d’un jardin italien, essai de Gilles Polizzi et photographies de François Sagnes, Ivry s/Seine, éd. Créaphis, 2016 », Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], Prochains numéros, Jardin et mélancolie en Europe entre le XVIIIe siècle et l’époque contemporaine, compte-rendus de lecture,mis à jour le : 14/12/2019,URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php?id=1607