Antonio Castillo Gómez, Leer y oír leer. Ensayos sobre la lectura en los Siglos de Oro, Madrid – Francfort, Iberoamericana–Vervuert, 2016
1L’histoire sociale de la culture écrite à l’époque moderne est un champ de recherche qui a connu un important développement en Europe depuis les travaux pionniers d’Armando Petrucci, Roger Chartier et Peter Burke. Antonio Castillo Gómez en est l’un des meilleurs spécialistes actuels, tant par la qualité et l’importance de ses travaux que par le dynamisme avec lequel il anime depuis une vingtaine d’années la recherche collective dans ce domaine, à travers le Seminario Interdisciplinar de Estudios sobre la Cultura Escrita, à l’Université d’Alcalá de Henares, la coordination de nombreux ouvrages et l’organisation de rencontres internationales prestigieuses.
2Ses propres recherches ont mis en lumière la diversité des pratiques et des usages de l’écrit dans l’Espagne moderne, de l’écriture épistolaire aux formes d’écriture diffusées dans les rues et exposées en milieu urbain : papiers, pamphlets et pasquins, graffitis et inscriptions. De ces orientations de recherche témoignent plusieurs de ses ouvrages personnels, dont Entre la pluma y la pared. Una historia social de la escritura en los siglos de oro (Madrid, Akal, 2006), et plusieurs des beaux volumes qu’il a dirigés ou co-dirigés, dont certains offrent une vision comparative et embrassent les pratiques européennes sur une longue période – par exemple Culturas del escrito en el mundo occidental. Del Renacimiento a la contemporaneidad, publié aux presses de la Casa de Velázquez en 2015.
3Une part importante des études menées par Antonio Castillo depuis une vingtaine d’années s’intéresse aussi aux pratiques de lecture et de diffusion orale de l’écrit, dans une sphère intime ou dans l’espace public. C’est à ce champ de recherche que se rattache le présent ouvrage, qui réunit 6 études déjà publiées dans des revues et des ouvrages collectifs entre 2000 et 2006, une période suffisamment éloignée pour qu’il soit utile de les mettre à nouveau à la disposition des lecteurs qui lisent l’espagnol1. Du reste, la réédition de ces travaux judicieusement choisis a supposé une actualisation allant parfois jusqu’à un changement de titre, l’ajout d’un index et des transitions soignées. Le résultat est un ouvrage cohérent et structuré, précédé d’une introduction qui rappelle l’évolution considérable de la recherche depuis les premiers travaux sur l’histoire du livre, centrés sur l’analyse de la possession et de la circulation des livres, jusqu’à une prise en considération à partir des années 1980 des pratiques sociales de la lecture et des discours théoriques sur cette activité.
4Très logiquement, le volume s’ouvre sur une étude concernant ces discours théoriques, abondants dans l’Espagne moderne comme ailleurs en Europe, avant d’aborder les pratiques individuelles et collectives de la lecture. Cette première étude, « Del donoso y grande escrutinio. La lectura entre la norma y la transgresión », placée sous l’égide de Cervantes et du fameux épisode de l’expurgation de la bibliothèque de don Quichotte, vient rappeler avec pertinence les inquiétudes suscitées par la prolifération des livres à l’époque moderne. Si la suspicion pesait tout particulièrement sur la fiction, accusée de distraire de pensées graves ou d’occupations sérieuses et d’enfiévrer l’imagination, tandis que les ouvrages d’histoire et les traités dispensant des leçons morales et spirituelles étaient jugés plus favorablement, les considérations sur la lecture dans les manuels d’éducation des princes et des nobles par exemple révèlent la volonté d’encadrer étroitement cette activité.
5Les pratiques de la lecture étudiées dans les articles suivants sont en vérité très diverses, commençant par la lecture « érudite »2 d’ouvrages savants ou théologiques, à laquelle s’adonnent clercs et laïcs dans le but d’en tirer profit dans leurs propres compositions et réflexions, pour passer à celles des prisonniers hommes et femmes de l’Inquisition (« Pasiones solitarias. Lectores y lecturas en las cárceles inquisitoriales »), plus fréquentes et plus variées qu’on pourrait le penser – les prisonniers réclamant avec ardeur des livres provenant souvent de leurs propres bibliothèques, introduits dans les geôles inquisitoriales après contrôle des autorités ou parfois clandestinement.
6L’ouvrage se poursuit par l’examen de plusieurs cas de lecture collective3, dans des communautés bien spécifiques de l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles : des femmes vivant dans des maisons communes, telles que religieuses et « beatas », et des groupes de morisques, ces musulmans convertis au christianisme que l’Espagne finira par expulser au début du XVIIe siècle, après un siècle de tentatives d’ « acculturation » impliquant le contrôle de leur langue et de leurs lectures, entre autres pratiques culturelles et sociales. Ces cas très dissemblables a priori partagent plusieurs caractéristiques : la lecture constitue une pratique de socialisation, impliquant une médiation et remplissant une fonction identitaire, à ceci près que dans le cas des morisques il s’agit de préserver de manière clandestine une identité originelle, par le biais de lectures collectives du Coran ou d’autres textes en langue arabe.
7Cet usage de la lecture collective pour renforcer l’application d’une règle ou d’un ensemble de dispositifs ou au contraire pour entretenir la sédition, apparaît non seulement dans de petites communautés mais aussi dans la sphère publique. La cinquième étude, « Leer en la calle. Coplas, avisos y panfletos », concerne un des sujets de prédilection de l’auteur, la lecture dans l’espace public de la rue, et donne un aperçu de la foisonnante diversité des écrits exposés et lus dans cet espace ouvert à tous : pamphlets, pasquins, libelles, vers licencieux ou diffamatoires, mais aussi avis, placards, annonces publiques émanant des autorités (dont les édits de foi de l’Inquisition, lus à haute voix), ou nouvelles plus ou moins authentiques.
8Enfin, une dernière étude explore les liens entre lecture et écriture, déjà évoqués antérieurement à propos de la lecture érudite, souvent accompagnée d’annotations. Il s’agit ici, comme l’indique le titre remanié de l’étude, « Lectura y autobiografía », de mesurer spécifiquement la place de la lecture dans différentes autobiographies classées en fonction de l’appartenance sociale de leurs auteurs : religieuses, étudiants et humanistes, soldats ou encore artisans. Dans ces œuvres qui se présentent sous des formes diverses et qui ne sont pas toujours destinées à la publication, des traces de lectures sont perceptibles, de plus d’une manière : de la référence à un ouvrage qui fut un modèle de vie, voire l’origine d’une vocation, à des citations qui peuvent parfois aller jusqu’au plagiat. Allant à la rencontre des études littéraires plus spécialisées, sur l’autobiographie, mais aussi sur les usages de la citation et la fréquence des « emprunts » à l’époque moderne, ce dernier essai témoigne de l’ampleur du champ de l’histoire culturelle.
9L’ensemble du volume ne propose certes qu’un échantillon de travaux, mais c’est là un éventail qui donne une idée des recherches menées depuis quelques décennies sur les usages de l’écrit dans les sociétés modernes – ici, l’Espagne des Habsbourg – et de la richesse des formes de communication dans ces sociétés a priori peu alphabétisées et cloisonnées. Il montre, en définitive, à quel point l’étude des pratiques culturelles est indispensable à une histoire des sociétés bien comprise.
10Alexandra Merle
Notes
1 Ce même ensemble d’études a été précédemment publié en italien (2013) et en portugais (2014).
2 Chapitre 2, « Leer y anotar. La lectura erudita ».
3 Chapitre 4, « Leer en comunidad. Moriscos, beatas, y monjas ».