Histoire culturelle de l'Europe

Isabelle Schwartz-Gastine

Reflets d’une actualité politique : Roderigo Lopez et Le Marchand de Venise

Article

Résumé

Cet article explore les liens qui peuvent exister entre l’actualité politique de la fin du XVIe siècle à Londres, marquée par le procès d’un médecin d’origine juive, Roderigo Lopez, accusé d’avoir tenté d’empoisonner la reine Elisabeth, sur fond d’antisémitisme, et la pièce de Shakespeare, le Marchand de Venise, qui s’inscrit dans un ensemble de pièces de théâtre exploitant la mauvaise réputation des Juifs.

Abstract

This article explores the links between the political actuality of 16th century London that is marked by a court-case against a medical doctor of Jewish origins, Roderigo Lopez. He was accused of trying to poison Queen Elisabeth I, in a context of strong anti-semitism. Shakespeare’s play, The Merchant of Venice, is one of many by the author that deals with the bad reputation of the Jews on stage.

Texte intégral

1Si le statut et la signification de cette pièce shakespearienne posent problème de nos jours, et surtout depuis l’holocauste, il en est de même pour son titre qui a subi des modifications significatives avant de prendre celui que nous connaissons, celui-là même qui figure dans l’in-folio des œuvres shakespeariennes publié en 1623 par John Heminges et Henry Condell, deux acteurs de leur troupe, « The King’s Men », passant sous protection royale à l’avènement de Jacques Stuart sur le trône d’Angleterre en 1603, sept ans après la mort de leur auteur attitré.

2La première de couverture du premier in-quarto, publié en 1600 (Q1), contient un long titre explicatif reprenant les diverses phases de l’intrigue selon la pratique éditoriale de l’époque destinée à attirer l’attention de lecteurs potentiels : « The most excellent Historie of the Merchant of Venice. With the extreame crueltie of Shylocke the Iewe towards the sayd Merchant, in cutting a iust pound of his flesh : and the obtayning of Portia by the choyse of three chests. » Le titre est suivi de la précision suivante : « As is hath beene diuers times acted by the Lord Chamberlaine his Servants1. »

3Bien que long et détaillé, ce titre n’est ni vraiment clair ni exact. D’abord on peut rétorquer que la cruauté de Shylock envers Antonio n’est que le reflet de la cruauté d’Antonio envers Shylock lorsqu’il lui crachait au visage ou méprisait sa religion (voir 1.3.102-1152). Ensuite, bien que Shylock ait aiguisé son couteau pour prélever une livre de chair au plus près du cœur d’Antonio, selon les termes du contrat ratifié par les deux parties, il hésite à le faire au cours d’un procès truqué car il doit couper « juste » une livre, ni plus ni moins (4.1.322), et ne doit pas verser de sang puisque le terme n’est pas mentionné dans le contrat, surtout le sang d’un chrétien, sous peine de mort immédiate, comme le stipule la loi vénitienne (4.1.304-308). Enfin, une histoire d’amour est évoquée, cause de cette mésaventure qui ne concerne ni Shylock ni Antonio, mais l’un de ses amis chrétiens désargenté, Bassanio, qui a besoin de subsides pour espérer être introduit auprès de Portia, la très riche héritière de Belmont. Celle-ci suit strictement les volontés de son père défunt dont le testament indique que le hasard décidera de son futur époux. Ce procédé aléatoire sur lequel Freud s’est penché dans « Le thème des trois coffrets3 » a pu être inspiré à Shakespeare par la ré-édition, en 1595, vingt ans après l’édition originale, de la Gesta Romanorum, recueil anonyme d’histoires collectées au Moyen-Age, traduit en anglais par Richard Robinson et qui, pour certaines, prennent leur source jusque dans le Decameron de Boccace dans lequel de nombreux événements sont le fruit d’un hasard sordide4

4Lorsque le deuxième in-quarto (Q2) est publié, en 16195, c’est-à-dire trois ans après la mort de Shakespeare, le superlatif initial du titre a disparu, l’adjectif « excellent » écrit en lettres majuscules se suffisant à lui-même : « The EXCELLENT History of the Mer-chant of Venice.With the extreame crueltie of Shylocke the Iewe towards the sayd Merchant, in cut-ting a iust pound of his flesh. And the obtayning of Portia, by the choyse of three Caskets6. »

5Plus aucune mention n’est faite de représentations théâtrales. Est-ce parce que la pièce étant si connue, il n’était plus nécessaire de l’authentifier, ou bien parce qu’elle n’était plus jouée en 1619, année de la mort de l’acteur Richard Burbage ?

6Une autre précision d’importance concerne le titre indiqué à l’intérieur de chacun des trois volumes (les deux premiers in-quarto et l’in-folio). En effet, le titre figurant au début des deux in-quarto (« head title ») ainsi qu’en cartouche en haut de chaque page (« running title ») est le suivant : « The Comicall History of the Merchant of Venice », tandis que dans l’in-folio, il est succinctement « The Merchant of Venice ». L’épithète « comicall » a disparu, sans doute considéré comme superflu puisque Heminges et Condell ont classé la pièce dans la première de leurs trois sections, celle des « comédies » où elle apparaît en huitième position, sur les quatorze qu’ils ont recensées. Dès 1598, avant même la première publication en in-quarto, l’ecclésiastique pédagogue Francis Meres avait déjà fait l’éloge de cette pièce comme faisant partie des « trésors de l’esprit » en la qualifiant également de comédie7. Ceci prouve bien l’esprit de comédie qui devait régner lors des représentations théâtrales initiales.

7Néanmoins, Antonio, tantôt « a merchant of Venice8 » comme dans l’in-folio, « the merchant », ou encore « a Christian merchant of Venice and friend of Bassanio9 » est un héros triste et mélancolique. Bien que n’ayant que la quatrième place avec un pourcentage de 7 % de texte10, Antonio ouvre la pièce par un échange avec deux de ses amis, Salanio et Salarino, en quelque sorte le double l’un de l’autre11 et faire-valoir du personnage éponyme. Dans cette scène d’exposition in medias res, Antonio confesse une profonde mélancolie dont il ne peut élucider la cause : « In sooth I know not why I am so sad » (1.1.1)12. Ce pentamètre iambique monosyllabique compose à lui seul une courte phrase, procédé inhabituel au début d’une scène d’exposition. La négation y est fortement appuyée par omission de l’auxiliaire « do », indiquant qu’Antonio manifeste une grande méconnaissance de soi, malgré une forte tendance à l’introspection (le pronom personnel « I » figure deux fois).

8Mais Antonio est-il réellement le personnage le plus important de cette pièce ? On pourrait en douter puisque, dès l’année 1598, lorsque l’éditeur James Roberts a porté la pièce sur le Registre des Libraires (en date du 22 juillet) il a inscrit « a booke of The Marchaunt of Venyce, or otherwise called The Iewe of Venyce13 ».

9Il apparaît que la pièce, composée, dit-on, vers la fin de l’été 1596, et portée à la scène entre l’automne 1596 et l’été 1598, ait été conçue et perçue comme une comédie, aux dépends, certainement, de Shylock, l’usurier juif, nommé Le Juif de Venise, sans doute par analogie avec The Jew of Malta, la tragédie que Christopher Marlowe avait écrite aux environs de 1589-1590 et qui triompha sur la scène du théâtre de la Rose dans l’interprétation d’Edward Alleyn14.

10Tous les indices concourent à transférer la primauté du rôle à Shylock dès l’époque de Shakespeare, même si persiste toujours une incertitude quant à l’interprétation lors des représentations initiales. Quel rôle jouait Richard Burbage, l’acteur principal de la troupe du Grand Chambellan : Antonio, le héros éponyme dont le texte est très réduit ou Shylock, l’usurier juif qui est la risée des chrétiens vénitiens ?

11Comme l’indique John Palmer dans son ouvrage consacré aux personnages comiques du répertoire shakespearien15, la pièce fut traitée comme une franche comédie pendant plus d’un siècle, et Shylock un personnage ridicule qui radotait dans sa barbe son attirance pour ses ducats, dans la veine du personnage de la comédie antique, le « senex iratus », que Molière a stigmatisé en son temps dans l’Avare et sa cassette16. John Palmer développe son interprétation au sortir de la deuxième guerre mondiale, alors qu’il n’était plus possible de se moquer ainsi d’un juif après la Shoa. Il a voulu montrer que si Shylock a des traits tragiques, il n’en demeure pas moins qu’en composant ce personnage, Shakespeare fait preuve d’une magistrale maîtrise de la théâtralité et des ressorts de la comédie classique.

12Les rires des premiers spectateurs17 devant les déconvenues de Shylock faisaient écho aux rires et quolibets des personnages vénitiens de la pièce lorsque Shylock est dépouillé de tous ses biens et que, par surcroît, Antonio, qui, quelques tirades auparavant, lui demandait de l’humanité, le condamne à renier sa foi et à se convertir au christianisme, c’est-à-dire qu’il le voue à une mort morale et religieuse en le forçant à être apostat. Ces rires, Shakespeare les a peut-être incités de façon mémorielle, lui qui a pu en entendre de semblables quelques années auparavant s’il était parmi la foule londonienne qui se pressait à Tyburn aux pieds du gibet en ce 7 juin 1594, jour où Roderigo Lopez était pendu, éventré et écartelé. Dans ses Annales publiées plus de trente ans après les faits, en 1625, William Camden rapporte le contenu du procès et commente les dernières paroles de Lopez avant son exécution, « affirmant qu’il avait aimé la Reine autant qu’il avait aimé Jésus-Christ, ce qui, venant d’un homme de profession juive, était reçu non sans rires de la part de l’assistance18 ». En effet, bien que « l’affaire Lopez » ait eu lieu deux ans avant la composition du Marchand de Venise, nombreux sont les critiques qui, depuis plus d’un siècle, à la suite de Sidney Lee, ont vu en Roderigo Lopez « un prototype contemporain » à « l’original de Shylock », titre de son article datant de 1880, toujours cité comme référence19.

13Dans cette présente étude, sans prétendre à une quelconque exhaustivité concernant un sujet aussi vaste et controversé, je commencerai par dresser un bref panorama des Juifs à Londres au xvie siècle, puis j’indiquerai certains éléments significatifs de « l’affaire Lopez » et enfin, je m’attacherai à mettre au jour quelques indices que Shakespeare aurait pu parsemer dans sa pièce.

Les Juifs à Londres

14En cette fin de xvie siècle, il est fort peu probable que les Londoniens aient eu beaucoup de contact avec des Juifs en chair et en os étant donné que les Juifs avaient été expulsés d’Angleterre par un édit d’Édouard Ier en 1290. Certains restèrent néanmoins, trouvant refuge à la Maison des Convertis fondée en 1232, mais, dans ce cas, ils devaient abjurer leur foi et renoncer à pratiquer l’usure20. Au fil des siècles, des Juifs convertis arrivèrent à Londres, notamment d’Espagne après 1492, suivis des Marranes du Portugal à partir de l’année suivante et surtout de 1497. Leur ennemi juré était la couronne espagnole, tout comme en Angleterre. En 1536 on recensa trente-sept familles juives, de marchands et médecins renommés, dont Dionysius Rodriguez, ancien médecin de la reine du Portugal, l’un de ses fils, Manuel Brudo devenu médecin attitré de personnages éminents de la Cour d’Angleterre et Gracia Mendes ainsi que son gendre Joseph Nasi dont il sera question plus avant dans cette étude.

15Cet afflux s’explique par un essor considérable du commerce international à Londres et un espoir de tolérance religieuse avec la Réforme, puisque Martin Luther, dans un premier temps, fut favorable aux Juifs, avant de leur jeter un terrible anathème21. Ayant de solides appuis internationaux et parlant plusieurs langues, certains d’entre eux faisaient d’excellents intermédiaires dans les échanges commerciaux, dans les affaires diplomatiques et aussi dans les services secrets pour le compte de la reine Élisabeth ou d’autres personnages influents de la Cour.

16À la fin du xvie siècle, leur nombre dépassait à peine la centaine. Ils pratiquaient la religion officielle, l’Anglicanisme, mais secrètement restaient fidèles à la tradition juive et transmettaient les rites ancestraux à leurs enfants, selon la définition du marranisme telle que la donne Cecil Roth22. Puisque cette pratique était affaire privée et non sans danger, ils préféraient ne pas divulguer cette dichotomie au grand jour. Néanmoins, un témoignage à charge est parvenu jusqu’à nous, celui d’un prisonnier de guerre espagnol resté dix mois en détention à Londres après la défaite de l’Armada en 1588, Pedro de Santa Cruz, qui dévoila devant l’Inquisition les pratiques des Marranes23. Il livra le nom du médecin Hector Nuñez, le chef spirituel de cette communauté depuis le règne de Marie Tudor24, qui aurait prévenu la reine Élisabeth de l’arrivée à Lisbonne de la flotte espagnole en route vers la Manche. Il impliqua également Dunstan Ames, né dans une famille de « conversos » à Valladolid, arrivé en Angleterre vers 1520 via le Portugal, devenu le premier homme libre (« freeman ») de la compagnie des marchandises, puis fournisseur de la reine (« purveyor and merchant for the Queen Majesty’s Grocery ») et enfin anobli en 1568. Celui-ci était, de surcroît, l’agent financier à Londres de Dom Antonio, le prieur du Crato et prétendant au trône du Portugal25. Lorsque Dunstan Ames mourut en avril 1594, il fut enterré sous le banc de sa famille à l’église St Olave dont il était un fidèle paroissien26. Il ne put donc pas assister à la terrible déchéance du mari de Sarah, sa fille aînée, Roderigo Lopez.

17Peu nombreux et discrets, les Juifs convertis avaient souvent des compétences appréciables et finissaient par occuper des postes de haute responsabilité, fluctuant entre commerce et diplomatie pour les uns et médecine pour les autres. Et pourtant, comme le remarque Lionel Ifrah, « l’Angleterre aux xvie et xviie siècles était obsédée par les Juifs27 ». En effet, à partir de la Réforme, on constate un regain d’intérêt pour les études hébraïques à partir de l’Ancien Testament. Mais parallèlement, du point de vue culturel, récits et pièces de théâtre eurent pour anti-héros ou « villains » des Juifs malfaisants et revanchards. Si bien que l’on peut dire que Christopher Marlowe, puis William Shakespeare, n’ont fait que suivre la mode de leur temps et une veine déjà bien ancrée sur la scène contemporaine dont deux œuvres perdues, The Jew selon Stephen Gosson (pièce qui s’est jouée au Bull en 1579) et The Jew of Venice de Thomas Dekker28. Toutes les pièces contemporaines concernant les Juifs offrent une constante dans la thématique de l’usurier avare. L’usure était l’un des domaines interdits aux chrétiens que pouvaient pratiquer les exclus, et nombreux chrétiens dispendieux devaient se résoudre à avoir recours aux services des usuriers qui devaient parfois sévir pour se faire rembourser.

18Une autre constante est le lieu de l’action. Ce n’est jamais l’Angleterre qui sert de cadre à l’action, mais des lieux levantins éloignés, la Turquie, Malte, Florence, Venise ou Tunis. Alors, transposé dans des endroits exotiques aux contours politiques et juridiques flous, le Juif semble pouvoir y exercer son emprise maléfique avec d’autant plus de violence et d’impunité.

19Christopher Marlowe se serait inspiré de Joseph Nasi, Juif résident et répertorié à Londres en 1536 et futur roi de Naxos et des Cyclades, comme modèle au héros éponyme de sa tragédie sanglante, Le Juif de Malte. Comme le précise Lionel Ifrah, « Marlowe ignorait tout des Juifs et du judaïsme, et n’en était que plus à l’aise pour produire un personnage monstrueux dont la richesse fabuleuse n’avait d’égal que son insatiable cupidité et sa cruauté diabolique. » Il ajoute que Marlowe « a bâti son Juif de bric et de broc avec les éléments préfabriqués que lui fournissait la tradition religieuse et littéraire de son époque29 ».

20Marlowe aurait également pu s’inspirer d’un autre Juif londonien qui a étudié la médecine en Italie, comme Barabbas le précise, lui qui se vante à son esclave arabe Ithamore, aussi enflammé contre les chrétiens que lui, d’avoir mené au cimetière grand nombre de ses patients30. Il s’agit là, sans doute, de Roderigo Lopez, médecin de la reine, réputé expert en poisons et accusé d’avoir voulu empoisonner sa royale patiente. Le Juif de Malte a été porté à la scène du Théâtre de la Rose en 1591 avec le grand acteur marlovien, Edward Alleyn, dans le rôle-titre. La pièce a été reprise en 1594, un an après la mort de Marlowe, pour vingt représentations très acclamées alors que le procès de Lopez était en cours, et à nouveau en 1596, année de composition supposée du Marchand de Venise31.

L’affaire Roderigo Lopez

21Cette « affaire » a fait l’objet de nombreuses études qui ne reprennent pas les mêmes indices et dont les conclusions sont parfois divergentes. Il est bien difficile de démêler les faits du mythe et surtout des préjugés.

22Roderigo Lopez, Marrane portugais qui parle cinq langues, arrive à Londres en 1559. Médecin réputé, il est nommé membre du Collège de Médecine en 1569 et le premier étranger à être médecin attaché à l’hôpital St Barthélémy. Il devient le médecin de membres influents de la Cour tels que Robert Dudley, comte de Leicester ou Robert Devereux, comte d’Essex, et, en 1586, il est nommé médecin personnel de la reine32.

23Par ailleurs, comme Hector Nuñes, il soutient la cause de Dom Antonio, le prieur du Crato, prétendant au trône du Portugal. Lorsqu’en 1592, Dom Antonio doit se réfugier à Londres, Lopez lui sert d’interprète, surtout auprès d’Essex, favorable à ce prétendant. Certaines sources qui font de lui, non un diplomate mais un agent secret, indiquent qu’il aurait aussi trempé dans un projet d’alliance anglo-turque contre les Espagnols33. Mais Lopez s’aliène la sympathie d’Essex en préconisant finalement un rapprochement avec l’Espagne, ce qui n’était pas du goût des Anglais qui voulaient y entretenir un conflit ouvert34. Il aurait eu la promesse (certains commentateurs disent que le commanditaire en était le roi d’Espagne) d’une bague de rubis et de diamant estimée à cent livres si Dom Antonio était éliminé, ainsi que la reine Élisabeth. Lopez offrit la bague à Élisabeth qui la refusa, preuve flagrante pour certains, qu’elle devait supposer qu’elle venait de Philippe II. Durant le procès, cette bague servit de charge contre Lopez, si bien qu’Essex lança une campagne virulente contre « le Juif », l’accusant de vouloir attenter à sa propre vie et à celle de la reine35.

24En octobre 1593, plusieurs hommes (Esteban de Gama, Gomez d’Avila et Ticino) arrêtés séparément, accusèrent Lopez. Sous la menace de torture36, Lopez avoua avoir reçu des propositions financières alléchantes s’il empoisonnait la reine. Un procès s’est tenu sous la houlette du grand juriste anglais Edward Coke. Lopez fut déclaré coupable de haute trahison, il fut désigné comme « ce Juif méprisable » par le procureur. Son assistant, le philosophe Francis Bacon, renchérit en traitant Lopez de « traître meurtrier, ce docteur juif est pire que Judas lui-même37 ». Malgré des hésitations, Élisabeth finit par condamner Lopez à être exécuté sur la place publique de Tyburn le 7 juin 1594.

25En reprenant la thèse de Hermann Sinsheimer, Danièle Frison conclut que « l’élément essentiellement juif de [la] tragédie [de Lopez] consiste en ce qu’il était le Juif de Londres aux yeux de l’opinion publique et que, de ce fait, il était fatal qu’une fois devenu suspect, il fît converger sur sa personne tous les préjugés antisémites38 ». James Shapiro précise que, bien avant que le scandale n’éclatât, Gabriel Harvey avait écrit en marge d’un ouvrage « Dr Lopez, the Q’s physician », who, « is descended of Jews, but [is] himself a Christian, and [from] Portugal39 ». Shapiro cite également le Leicester’s Commonwealth de l’année 1584 qui le nomme « Lopez a Jew », l’accusant déjà de façon proleptique d’avoir des dons d’empoisonneur et aussi de pouvoir détruire les enfants dans le ventre de leur mère40.

26Cette exécution a représenté l’expression d’un exutoire à l’antisémitisme ambiant qui transparaissait alors sous un jour macabre. Elle a été suivie de nombreux commentaires et d’action de grâce puisque la reine était sortie saine et sauve de complots ourdis contre sa royale personne. Longtemps après l’exécution de Lopez, durant le règne de Jacques Ier (1603-1625), des caricatures stigmatisant Lopez cherchant à empoisonner la reine circulaient encore : « Lopez Compounding to Poison the Queen », preuve que le sentiment anti-Juif était toujours vigoureux41.

27Lopez est-il une victime innocente et expiatoire ou un espion maléfique ? Déjà au moment de son procès, il semble que les avis furent partagés. Si Essex avait été au cœur de cette accusation, les proches de Lopez trouvèrent peut-être une certaine satisfaction dans leur malheur lorsque, sept ans plus tard, en 1601, le favori de la reine en personne fut accusé d’ourdir un complot contre elle et, déchu, fut condamné à mort, à son tour.

28De nombreux commentateurs juifs ont cherché à prouver l’innocence de Lopez, démontrant que l’accusation, et le procès qui a suivi, étaient le reflet de l’antisémitisme ambiant. Un seul historien juif, David Katz, démontre, après une enquête méticuleuse, que Lopez était effectivement engagé dans une conspiration visant à faire disparaître la reine vieillissante42. Dans son ouvrage, James Shapiro montre l’importance de la thèse de Katz pour les historiens, mais surtout pour la communauté juive qui pouvait être accusée collectivement d’un acte individuel43.

29Shakespeare a-t-il été impressionné par ce procès qui devait être l’objet de nombreuses conversations dans les salons et les auberges de l’époque ? A-t-il été lui aussi au pied de l’échafaud, comme je le suggérais, en me référant à la thèse de Stephen Greenblatt44 ?

30Comme je l’indiquais plus tôt, c’est l’article très convaincant de Sidney Lee publié en 1880 qui a fait un rapprochement entre Lopez et le personnage shakespearien. Depuis lors, les opinions divergent, mais quelque soient les conclusions, le personnage de Shakespeare est bien souvent rapproché du médecin marrane qui a sans doute pâti de ses ascendances juives en cette fin de xvie siècle45.

Indices dans Le Marchand de Venise

31Dans son étude, « Jews in Elizabeth England », Lucien Wolf signalait que Lopez aurait fait le voyage jusqu’à Venise en compagnie de ses frères et de leur épouse en février 1594 (deux mois avant la mort de son beau-père et quatre mois avant sa propre condamnation)46. En toute logique, il serait donc allé dans le ghetto juif47. Dans la pièce de Shakespeare, il n’est nullement fait référence au fait que les Juifs étaient obligés de résider dans un quartier circonscrit, bien que le terme « ghetto », d’origine incertaine ait fait son apparition à Venise en 1516 et correspondait à une réalité médiévale en Europe, comme en témoigne encore de nos jours des appellations de rues ou de quartiers48. Lorsqu’Old Giobbe veut aller trouver son fils Lancelet Giobbe dans la maison de Shylock où il est serviteur, le vieil homme demande son chemin à son propre fils. Comme il est aveugle, il ne s’en rend pas compte ; son fils, en revanche, le reconnaît très bien mais ne veut pas révéler son identité : « Master young man, you, I pray you, which is the way to Master Jew’s ? » (2.2.25)49. N’obtenant pas de réponse, Old Giobbo doit réitérer sa requête. Sa question, qu’il ne fait que répéter mot pour mot (34-35), frappe par son imprécision (pas de nom, pas de caractéristiques permettant une identification possible), ce qui peut surprendre car le quartier juif de Venise avait la réputation d’être surpeuplé.

32D’autre part, Janet Adelman précise qu’il est tout aussi impossible pour Antonio de vouloir inviter Shylock à diner chez lui (Bassanio : « If it please you to dine with us », 1.3.2950), les chrétiens ne fréquentant pas les juifs, qu’à Shylock de se rendre à son invitation (« I am bid forth to supper, Jessica », 2.5.1151), puisque les Juifs n’étaient pas autorisés à quitter le Ghetto une fois la nuit tombée.

33Contrairement aux sources historiques que j’ai rapportées selon lesquelles il était très difficile d’avoir des informations sur l’intérieur des maisons du Ghetto, Shakespeare situe l’action chez Shylock dans plusieurs scènes bien qu’aucune indication ne soit donnée dans le texte ni dans les didascalies. À l’acte II scène 5, Shylock s’apprêtant à sortir dîner chez Antonio, il recommande à sa fille Jessica de bien garder sa maison (qu’il personnifie à deux reprises : « my house’s ears » (« les oreilles de ma maison », 33), « my sober house » (« ma maison austère », 35), de bien s’enfermer et de verrouiller les portes afin d’éviter les dérives éventuelles du carnaval (2.5.3-18, 27-35). Il semble peu vraisemblable que les festivités liées aux rituels chrétiens puissent circuler dans le quartier juif. Il n’y avait que peu de porosité entre les différentes strates de Vénitiens.

34Lancelet Giobbe, nommé simplement « le clown », est le serviteur de Shylock. C’est un chrétien sans trop de scrupules qui va servir d’intermédiaire entre Jessica, enfermée chez son père, et Lorenzo, son amoureux vénitien. Il peut aller et venir, franchir le seuil de la porte et évoluer dans les deux sphères. Il peut aussi renseigner le spectateur sur le milieu clos du privé, et son témoignage est accablant pour Shylock puisqu’il rapporte à son père que son Maître affame sa maisonnée : « I am famished in his service. You may tell every finger I have with my ribs » (2.2.99-10052). C’est à lui que Jessica confie son malheur de vivre ainsi dans la maison de son père :

Our house is hell and thou, a merry devil,
Didst rob it of some taste of tediousness (2.3.2-353).

35On a vu qu’un rare témoignage concernant la vie privée des Juifs en Angleterre avait été recueilli – extorqué – par l’Inquisition en 158854. En 1596, un autre indice montre que, contrairement aux idées reçues, des marchands juifs avaient des serviteurs chrétiens, comme le prouve ce procès intenté par la veuve d’un marchand marrane contre une de ses servantes, Mary May, qui avait servi de témoins à charge sur la vie privée et les pratiques religieuses de la maisonnée de ses maîtres55. Shakespeare aurait pu s’inspirer de ce cas pour mettre un serviteur chrétien au service de Shylock.

36Le nom de ce personnage comique, Lancelet, ne vient pas du mythe médiéval de Lancelot du Lac. Patricia Parker a montré que ce nom est chargé d’une lourde connotation. Il s’apparente à « lancelet », ce petit instrument de chirurgie utilisé pour couper et vider des abcès, et aussi pour pratiquer la circoncision56. Le verbe « to lance » signifie ouvrir ou pratiquer une saignée57. En suivant cette onomastique, le personnage comique de Lancelet représenterait l’enjeu du « joyeux contrat » (« merry bond », 1.3.169) ainsi que le nomme Shylock. Dans la pièce, ce nom évoque le couteau que Shylock aiguise avec tant d’application lors du procès : « Why dost thou whet thy knife so earnestly ? » lui demande Bassanio, ce à quoi Shylock lui répond ouvertement : « To cut the forfeiture from that bankrupt there » (4.1.120-12158).

37Dans son long plaidoyer en prose, Shylock évoque le fait que les Juifs, tous comme les autres hommes, saignent après avoir été piqués : « If you prick us do we not bleed ? » (3.1.5859). C’est un rappel d’une pratique en vigueur au Moyen Âge : afin d’établir la nature d’une personne accusée de sorcellerie, on la piquait aux doigts. Si le sang coulait de la blessure, c’était la preuve irréfutable qu’il ne s’agissait pas d’une sorcière, mais d’un être humain. C’est ainsi que Shylock affirme son humanité tout en se posant en victime de l’agression des chrétiens. Il n’est pas surprenant alors, qu’à l’acte suivant, il cherche à se venger en voulant infliger une peine similaire à Antonio.

38Un autre nom pourrait aussi évoquer l’affaire Lopez, celui d’Antonio. Shakespeare aurait pu avoir choisi ce nom en référence à Dom Antonio, le prétendant au trône du Portugal dont les Anglais soutenait la cause et que Lopez avait aidé lors de son exil à Londres, avant de le désavouer, ce qui avait attiré la fureur du Comte d’Essex contre lui. Evidemment, on peut rétorquer que ce prénom était très courant en Italie et que Shakespeare l’a attribué ensuite à deux autres personnages, un capitaine de bateau dans La nuit des Rois (Twelfth Night, or what You Will) en 160160 et en 1611 au frère de Prospero dans La Tempête.

39J’ai évoqué l’hypothèse selon laquelle l’Espagne aurait promis à Lopez une bague de rubis et de diamant s’il empoisonnait Dom Antonio et Élisabeth. C’est donc un bijou qui scelle une traîtrise. Shakespeare a doublé ce symbole dans sa pièce puisqu’il fait circuler deux bagues différentes. Tubal, un co-religionnaire de Shylock, lui rapporte avec maintes circonlocutions par égard envers ses sentiments que Jessica a échangé une bague qu’elle lui avait dérobée avant de fuir la maison paternelle contre un singe (3.1.107-108). Dans son malheur, Shylock dévoile un pan de son intimité en révélant que cette turquoise était un présent de sa fiancée du temps où il était jeune homme : « I had it of Lea when I was a bachelor », 3.1.11061. À cet instant, c’est un être humain comme les autres, qui évoque à demi-mot l’amour qu’il portait à sa fiancée et dont il garde le souvenir grâce à ce bijou, à présent qu’il se retrouve veuf. Mais rapidement, il enrage contre sa fille et la renie en souhaitant sa mort62, elle qui a pu désacraliser un objet si chargé d’affect à ses yeux en le dégradant au rang de l’animal grossier contre lequel elle l’a échangé.

40Une autre bague sert de gage d’amour, également désacralisé, et donne lieu à tout le réseau métaphorique à connotation sexuelle qui conclut la pièce. En signe d’union, Portia offre une bague à Bassanio (3.2.169-174). Lorsque, déguisée en juge, elle réussit à sauver la vie d’Antonio, elle refuse la somme de trois mille ducats qui était en jeu dans le contrat initial comme honoraire. En remerciement, Bassanio veut lui offrir un cadeau : « Take some rememberance of us as a tribute » (4.1.41863). Elle choisit évidemment la bague qu’il porte au doigt (4.1.423). Il refuse d’abord, prétextant d’emblée qu’il s’agit d’une babiole sans valeur (« a trifle », 4.1.426), puis, devant l’insistance de ce juge obstiné, il donne la raison exacte :

Good sir, this ring was given me by my wife,
And when she put it on she made me vow
That I should neither sell, nor give, nor lose it (4.1.437-43964).

41Sur l’injonction d’Antonio pour qui cette bague n’est chargée d’aucune valeur sentimentale ou morale, Bassanio finit par demander à Gratiano de la transmettre à Portia. Au dénouement, une querelle éclate entre Gratiano et Nerissa, la suivante de Portia. Gratiano affirme qu’il a dû céder l’anneau de Nerissa au « clerc du juge » (5.1.142-150). Portia peut endosser à nouveau le rôle du juge pour condamner Gratiano, avant de se tourner vers Bassanio et lui demander sa bague (5.1.170). Il s’ensuit une explication de Bassanio sous forme de quatrain anaphorique dont l’épistrophe martèle le mot « ring » (« anneau ») qui ne convainc guère Portia. Nerissa et Portia accusent alors leur fiancé respectif d’infidélité, se vantent d’avoir été adultères, Portia avec le Juge, Nerissa avec son secrétaire, en produisant chacune la bague qu’elles auraient reçue au terme d’une nuit d’amour, et en profitent pour les obliger à se soumettre à leur autorité. La pièce se termine par une tirade de Gratiano parsemée d’allusions transparentes à des connotations sexuelles puisque le terme d’anneau désigne à la fois les organes sexuels de la femme et la virginité. Le ton n’est ni tragique ni même comique, il frise la grossièreté.

42Un indice textuel a été signalé comme une allusion directe à l’affaire Lopez. Pour pouvoir espérer la main de la belle Portia, les prétendants doivent choisir entre trois coffrets, d’or, d’argent et de plomb. Celui qui choisit le coffret contenant un portrait de Portia deviendra son mari, les autres seront condamnés à rester célibataires à jamais. Le suspense est tel que Bassanio, qui cherche quelque indice favorable, avoue à Portia qu’il souffre le martyre, comme s’il subissait le supplice du chevalet (« the rack ») : « Let me choose, / For, as I am, I live upon the rack65 » (3.2.24-25). Portia reprend ce mot à la réplique suivante, puis quelques vers plus loin (26, 32). L’expression ainsi appuyée n’a pas manqué d’étonner dans ce contexte de poursuite amoureuse. On se souviendra que le docteur Lopez est passé aux aveux sous la menace d’un tel supplice66.

43Comme dans toutes les autres pièces du corpus shakespearien, les métaphores animales sont nombreuses, dont certaines prennent la forme d’insultes qui reviennent avec la fréquence de métaphores filées.

44Le premier réseau concerne les chiens, au rang très vil dans la chaîne des êtres que les Élisabéthains connaissaient du Timée de Platon et de sa prolongation dans la chrétienté médiévale :

Thou call’dst me dog before thou hadst a cause,
But, since I am a dog, beware my fangs67 (3.3.6-7).

45De la même façon que Richard d’York, Duc de Gloucester, avoue aux spectateurs à l’ouverture de la pièce historique Richard III qu’il se comportera en villain puisque son corps difforme doit être le reflet de son âme, Shylock, traité de chien par Antonio, va agir en chien qui mord avec ses crocs (« fangs ») pour correspondre aux insultes qu’il a dû endurer.

46Une autre comparaison animale a retenu l’attention, l’insulte que profère Graciano durant le procès, alors que Shylock s’apprête à prélever sa livre de chair :

 ……………………………….Thy currish spirit
Governed a wolf, who, hanged for human slaughter,
Even from the gallows did his fell soul fleet,
And whilst thou layest in thy unhallowed dam,
Infused itself in thee ; for thy desires
Are wolvish, bloody, starved and ravenous68 (4.1.132-137).

47Au chien (« dog ») succède « cur », le « roquet », le « chien sans race », « homme méprisable » dans son sens figuratif69. Utilisé à la forme adjectivale péjorative (« currish ») en hypallage, associé au substantif « spirit », il fait écho à la théorie de la métempsychose développée par Pythagore, en suggérant que l’âme de Shylock n’est qu’une bête malfaisante.

48Le plus saisissant est ensuite le transfert au loup, chien sauvage, dont l’utilisation polyptotique (« wolf », « wolfish ») renforce encore la sauvagerie. Cette accentuation est d’autant plus pertinente dans ce contexte que la forme latine du mot loup est lupus dont le nom Lopez est dérivé, et que Lopez a en effet été pendu (« hanged »), non pour meurtre (« human slaughter »), mais pour tentative de meurtre.

49Cette bordée d’insulte se termine sur une autre note animale, celle du corbeau (« raven ») sous forme adjectivale (« ravenous »). Ce terme prête à jeu de mots car l’adjectif (« ravenous »), signifie vorace, amplifiant ainsi l’adjectif qui le précède qui signifie affamé (« starved »), mais aussi évoque le corbeau dans toute sa noirceur physique et morale. Les quatre adjectifs conclusifs martèlent la nature démoniaque de Shylock d’après Gratiano.

Conclusion

50Par rapport à Barrabas, Le Juif de Malte, le héros de la tragédie de Marlowe qui n’a rien pour le racheter, le personnage de Shakespeare est doté de qualités humaines qui transparaissent tandis que le sort s’acharne sur lui, lorsque sa fille fuit sa maison et dépense l’argent et les bijoux qu’elle lui a volés ou que la sentence de Portia est renforcée par celle d’Antonio, sauvé de justesse par un stratagème en marge de la loi et de l’honnêteté.

51S’il est un personnage comique au début de la pièce, à répéter les mêmes mots, les mêmes phrases dès qu’il s’agit de passer un contrat avec Antonio, Shylock devient pleinement humain lorsqu’il plaide en faveur d’une égalité de nature entre les hommes. Son appel à la vengeance qui conclut sa réplique, s’il est condamnable, n’en est pas moins compréhensible (3.1.66).

52Shylock n’est pas un Marrane à la différence de Roderigo Lopez, car Shakespeare décrit des pratiques vestimentaires, alimentaires et religieuses qui sont bien identifiées comme appartenant à la tradition juive. Il ne se cache pas de sa différence de race et, s’il se fait insulter par les chrétiens et qu’il plie l’échine au début de la pièce, Shylock les hait souverainement en retour et veut se venger du mal qui lui a été fait. Même s’il est riche, qu’il pratique l’usure en pleine ville et qu’il cherche les mêmes informations que les chrétiens, avec sa question leitmotiv « What news on the Rialto ? » (1.3.3470), il se tient, néanmoins, à l’écart de la société vénitienne et reste confiné dans son petit cercle près de la synagogue.

53Alors que Shakespeare ne s’est pas privé de montrer le ridicule du Capitaine gallois Fluellen, du Capitaine écossais Jamy, du Capitaine irlandais Macmorris dans sa pièce historique Henri V en les faisant parler avec l’idiome de leur région (sans oublier Henri V qui écorche le français, langue du pays qu’il a soumis), il n’a pas jugé opportun de faire s’exprimer Shylock avec un accent particulier, peut-être parce qu’il ne fréquentait pas assez de Juifs pour pouvoir imiter leurs idiosyncrasies. À part des répétitions d’expressions lorsqu’il s’agit d’usure et son obsession d’obtenir les termes de son contrat (« I would have my bond ! », 4.1.8571), Shylock utilise la même langue que ses ennemis chrétiens, ce qui peut prouver qu’il est bien intégré à la ville de Venise. Cela prouve également que Shakespeare lui confère une profonde humanité, bien loin de l’archétype du méchant Juif, et qu’il a peut-être voulu lui rendre hommage, sur le ton de la comédie, après les excès tragiques de l’affaire Lopez.

Notes

1 « La très excellente histoire du Marchand de Venise. Avec l’extrême cruauté de Shylock, le Juif, envers le dit Marchand, en lui coupant juste une livre de chair, et l’obtention de Portia à partir du choix entre trois coffres. Comme elle a été jouée de nombreuses fois par les serviteurs du Grand Chambellan » (Nous traduisons).

2 John Drakakis (éd.), The Merchant of Venice, « Arden 3 », The Arden Shakespeare, Londres, Methuen Drama, 2010. Cette édition sera l’édition de référence de cet article.

3 Sigmund Freud, « Le thème des trois coffrets », traduction française de Marie Bonaparte et Madame E. Marty (La Revue Française de Psychanalyse, tome 1, fasc.1, 2 et 3, Paris, Doin, 1927), classiques.uquac.ca, http://dx.doi.org:10.1522/030149453. (28 décembre 2013).

4 John Drakakis, op. cit., introduction, p. 31-32.

5 Le deuxième in-quarto (Q2), publié en 1619, porte la date erronée de 1600, sans doute pour signifier que ce texte est une réédition de l’édition précédente de Roberts (avec quelques corrections, mais aussi quelques erreurs supplémentaires) suite à la vente de son commerce à Thomas Pavier en 1608 (voir John Drakakis, p. 417).

6 Le terme désignant les trois coffrets d’or, d’argent été de plomb entre lesquels les prétendants à la main de Portia doivent choisir n’est plus « chest », c’est-à-dire « coffre », mais « casket », « coffret », « cassette », « écrin », dénotant un objet de dimensions plus réduites et d’un usage plus délicat. (Traduction du Harrap’s Standard French and English Dictionary, sous la direction de J.E. Mansion, vol. 1, Londres, Harrap _ C°, 1966).

7 John Drakakis, op. cit., introduction, p. 31. Francis Meres (1565-1647), Palladis Tamia, Wit’s Treasury, 1598.

8 Dans l’in-folio (1623), Shylock a une appellation similaire « a Jew of Venice ».

9 John Drakakis, op. cit., p. 162.

10 Jonathan Bate _ Eric Rasmusen, op. cit., p. 416 : les trois rôles qui dominent le texte sont Portia 22 %, Shylock 13 %, Bassanio 13 %.

11 Procédé de dédoublement que Shakespeare a coutume de faire, comme dans Hamlet, avec Guildenstern et Rosencrantz, afin de créer une interaction plus efficace entre les personnages.

12 « En vérité, je ne sais pas pourquoi je suis si triste » (nous traduisons).

13 Un livre du Marchand de Venise, ou encore intitulé Le Juif de Venise (nous traduisons).

14 Voir Andrew Gurr, Shakespeare’s Opposites. The Admiral’s Company 1594-1625, Cambridge, Cambridge University Press, 2009.

15 John Palmer, « CH. III : Shylock », Comic Characters of Shakespeare, London, Macmillan, 1946, p. 88.

16 On remarquera la proximité troublante des mots « casket » et « cassette ».

17 Dans son ouvrage Shakespearean Playing Companies, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 283-285 (cité par John Drakakis, p. 402), Andrew Gurr évoquait une incertitude quant au lieu théâtral dans lequel la pièce a été créée et représentée : au Théâtre de la Courtine (The Curtain) que John Burbage avait loué pendant la construction du Globe, sur la rive sud de la Tamise, ou bien encore, au Blackfriars, l’ancien couvent qu’il avait acheté en ville. Dans son ouvrage plus récent, The Shakespearean Stage 1574-1642, Cambridge, Cambridge University Press, publié en 2009, Andrew Gurr n’indique pas d’alternative au Theatre, ce qui ferait de cette pièces, l’une des dernières jouées dans ce lieu situé au nord de la Tamise, p. 294.

18 William Camden’s Annales rerum Anglicarum et Hibernacarum (1625). Citation tirée de l’introduction de John Drakakis (op. cit.) : « affirming that he had loved the Queene as he had loved Iesus Christ, which from a man of the Iewish profession was heard not without laughter in the standers-by », p. 20-21.

19 Sidney Lee [né Solomon Lazarus], « The Original of Shylock », The Gentleman’s Magazine, 248, 1880, p. 185-200.

20 Danièle Frison, Le Juif dans la tradition anglaise : Moyen-Âge et Renaissance, chap. VI : « Permanence des Juifs en Angleterre après l’expulsion et survie du thème juif : 1290-1656 », « Coll. Anglophonia », La Garenne Colombes, L’Espace Européen, 1991, p. 89-105. L’usure était condamnée par l’Église suivant l’interprétation du verset de saint Luc : « Mais aimez vos ennemis, faites du bien, et prêtez sans rien espérer », 6 :35, mais fut réintroduite en Angleterre en 1571.

21 Martin Luther écrivit ensuite un article virulent contre eux : « On the Jews and their Lies », Luther’s Works, édités par Franklin Sherman, vol. 47, Philadelphia, Fortress Press, 1971.

22 Cecil Roth, Histoire des Marranes, traduit de l’anglais par Rosy Pinhar-Delpuech, « coll. Histoire », (1932), Paris, Liana Levi (1990), 1992, p. 13.

23 James Shapiro, Shakespeare and the Jews, New-York, Columbia University Press, 1996 : « The prisoner of war Pedro de Santa Cruz was reapatriated to Madrid after being detained in London for 10 months. Once home he offered testimony against the Marranos he had encountered in England : it ‘is public and notorious in London’, he told the Inquisitors ‘that by race they are all Jews, and it is notorious that in their own homes they live as such observing their Jewish rites ; but publicly they attend Lutheran Churches, and listen to the sermons, and take the bread and wine in the manner and form as do the other heretics [Protestants] », p. 71. Cette déposition est maintenant étudiée avec circonspection car peut-être extorquée sous la torture ou la menace, suivant les pratiques peu recommandables de l’Inquisition. James Shapiro cite Lucien Wolf, « Jews in Elizabethan England », TJHSE 11, 1928, p. 1-91, p. 7.

24 Marie Tudor, catholique par sa mère, Catherine d’Aragon, la première femme d’Henri VIII, surnommée Marie la Sanglante car elle traquait les protestants, s’était mariée à Philippe II en 1554. À sa mort en 1558, Élisabeth, sa demi-sœur (fille d’Henri VIII et d’Anne Boleyn), est montée sur le trône d’Angleterre.

25 Cecil Roth, op.cit., p. 202.

26 Ibid.

27 Lionel Ifrah, De Shylock à Samson. Juifs et judaïsme en Angleterre au temps de Shakespeare et Milton, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 64.

28 Ibid, p. 22-23. Pièce entrée tardivement sur le Registre des Libraires, le 9 septembre 1653.

29 Lionel Ifrah, op. cit., p. 29-30.

30 Christopher Marlowe, The Jew of Malta, (c. 1590), The Complete Plays, London, Penguin, 1986 (196) :

31 John Drakakis, op. cit., p. 20-21.

32 Danièle Frison, op. cit., p. 97.

33 Ibid.

34 Cecil Roth, op. cit., p. 203.

35 Jewish Encyclopedia, <jewishencyclopedia.com>, 9 octobre 2012.

36 « the rack » : le supplice du chevalet.

37 John Gross, Shylock. Four Hundred Years in the Life of a Legend, London, Chatto _ Windus, 1992, p. 21, « a Jew ‘worse than Judas himself ».

38 Danièle Frison, op. cit., p. 45 (Hermann Sinsheimer, Shylock. The History of a Character, New York, 1963, p. 67).

39 James Shapiro, op. cit., p. 73 (Frank Marcham, ed., Lopez the Jew : An Opinion, by Gabriel Harvey, London, Waterlow _ Sons, 1927).

40 Idem, Leicester Commonwealth (1584), ed. D.C. Peck, Athens, Ohio, Ohio State Univ Press, 1985, p. 116.

41 « Lopez cherchant à empoisonner la reine » (nous traduisons). Cette caricature apparut d’abord dans Popish Plots and Treasons from the Beginning of the Reign of Queen Elizabeth (Londres, 1606), et fut reproduite presque 20 ans après dans le livre de George Carleton, A Thankfull Remembrance of Gods Mercy (Londres, 1627). Voir James Shapiro, op. cit., p. 3, et note 136.

42 David S. Katz, Jews in the History of England, Oxford, 1994, p. 105.

43 James Shapiro, op. cit., p. 71 : « As the first major Jewish historian to make this claim, Katz is well aware of what is at stake in his position : the ‘entire question of involvment in the numerous plots against Queen Elizabeth I has been one of extreme sensitivity for Anglo-Jewry, to the extend that suggesting any guilt by individual Jews was tantamount to a declaration of anti-Semitism » (Katz, p. 49).

44 Stephen Greenblatt, Will in the World. How Shakespeare became Shakespeare, chap. 8 « Laughter at the scaffold », (Norton, 2004), (Jonathan Cape, 2004), London, Pimlico, 2005, p. 256-287.

45 James Shapiro, op. cit., p. 73 : « While there is no real evidence in the play that Shakespeare modeled his character or plot upon these recent events, the fate of the unfortunate Marrano physician and the fictional Venitian usurer have nonetheless continued to be linked. As Arthur Dymock put it in 1894, ‘if Lopez did supply SH with his greatest villain, he inflicted lasting injury upon his unhappy race’« (note 138 : Arthur Dymock, « The Conspiracy of Dr Lopez », English Historical Review 9, 1894, p. 472).

46 Lucien Wolf, « Jews in Elizabethan England », TJHSE 11, 1928, p. 31, cité par Janet Adelman dans Blood Relations. Christian and Jew in The Merchant of Venice, Chicago and London, The University of Chicago Press, 2008, p. 6 : « According to a document [dated Feb 16 1594] in the State Archives in Florence, Lopez himself ‘paid a visit to the Ghetto in Venice’ – Shylock’s ghetto – in the company of his brothers and wife. »

47 Dans son introduction, John Drakakis (op. cit.) rappelle que l’origine du mot est une île en bordure de Venise sur laquelle devait se regrouper tous les Juifs. Il cite la définition donnée par Thomas Coryate dans son livre, Coryate’s Crudities (1611) « an Iland : for it is inclosed around with water » (p. 160), p. 4.

48 Voir L’Encyclopedia Britannica, vol. 10, p. 454 : « D’origine italienne incertaine – l’on peut y voir une corruption de giudeica (latin : judaicam) ou de gietto (fonderie de canons de Venise, site du quartier juif) ». La première occurrence du terme « ghetto » en anglais est postérieure à la pièce de Shakespeare, en 1611. Oxford English Dictionary, vol. 1, p. 848.

49 « Dites-moi, jeune homme, quel est le chemin le plus court pour aller chez le Juif ? », traduction de François Laroque, Le Marchand de Venise, Le Théâtre de Poche, Paris, Librairie Générale Française, 2008, Acte II, Scène 2, lignes 32-33, p. 62. Cette présente édition sera la référence des traductions.

50 « Si vous voulez venir dîner avec nous. »

51 « Je suis invité dehors pour souper, Jessica », idem.

52 « Il me fait crever de faim à son service ; tu peux compter chacun de mes doigts avec mes côtes », p. 66.

53 « Notre maison, c’est l’enfer et toi, joyeux diable, tu lui as enlevé un peu de son ennui », p. 72.

54 Janet Adelman elle aussi reprend cet aveu comme douteux (op. cit., p. 6).

55 Voir Danièle Frison, op. cit., p. 94 : procès intenté par Mary May contre deux Juifs portugais : « La fidélité à la religion juive de ces marchands, qui, dans le secret de leurs foyers, observaient les fêtes et le rituel juifs. […] Les témoignages des serviteurs chrétiens des deux marchands impliqués dans ce procès ne laissent subsister aucune ambiguïté […] Ce document prouve, enfin, la tolérance des autorités anglaises envers les crypto-Juifs. Car les révélations des domestiques quant aux pratiques juives de leurs maîtres ne furent suivies d’aucune sanction ni persécution. »

56 Patricia Parker, « Cutting Both Ways : Bloodletting, Castration/Circumcision, and the « Lancelet » of The Merchant of Venice », Alternative Shakespeare 3 présenté par Diana E. Henderson, London, Routledge, 2008, p. 95-118.

57 Oxford English Dictionary, sens II, 1 et 2 première occurrence en 1474.

58 « Pourquoi une telle ardeur pour aiguiser ta lame ? / Pour prendre mon dû sur ce failli qui est là », p. 136.

59 « Si vous nous piquez, est-ce qu’on ne saigne pas ? », p. 100.

60 Certains critiques modernes ont perçu une relation similaire entre Antonio et Bassanio dans Le Marchand de Venise et Antonio et Sebastien dans La Nuit des Rois : un homme plus âgé protégeant un plus jeune dans un rapport teinté d’homosexualité, alors que le jeune homme le quitte pour une relation amoureuse hétérosexuelle.

61 « C’est Léa qui me l’avait offerte avant notre mariage », p. 103.

62 Il n’est pas le seul père du corpus shakespearien à souhaiter la mort de sa fille désobéissante, selon le topos antique du vieux père acariâtre. Égée, dans Le Songe d’Une Nuit d’été, veut faire mourir Hermia si elle refuse d’épouser Demetrius, le prétendant qu’il a choisi pour elle ; Old Capulet voue sa fille Juliet à la tombe puisqu’elle refuse d’épouser Count Paris dans Romeo et Juliet ; il en est de même pour Brabancio qui renie Desdemone, lorsqu’il apprend qu’elle s’est mariée à Othello en secret.

63 « Acceptez un souvenir de nous en cadeau ? », F. Laroque, p. 151.

64 « Cher monsieur, c’est ma femme qui m’a donné cette bague,
Et elle m’a fait jurer en la mettant au doigt
De ne jamais la vendre, la donner ou la perdre », IV, 1, 437-439, F. Laroque, p. 152-153.

65 « Je vais le faire, / Car, en ce qui me concerne, je suis à la torture », F. Laroque, p. 105.

66 Voir l’article de Lee et le chapitre de John Palmer, tous deux déjà cités.

67 « Tu m’as traité de chien sans la moindre raison
Mais, puisque je suis un chien, prends garde à mes crocs », F. Laroque, p. 119.

68 « (…) Ton esprit agressif
Etait celui d’un loup qui, pendu pour un meurtre,
A vu sous la potence son âme s’échapper
Pour se loger en toi dans le sein de ta mère,
Une maudite louve ; car tous tes appétits
Sont ceux d’un loup sanglant, affamé et vorace », F. Laroque, p. 137.

69 Oxford English Dictionary. Quelques années après cette pièce, Shakespeare mettra cette insulte sous forme triplement allitérative dans la bouche de Coriolan lors de son bannissement de Rome par la plèbe « You common cry of curs », 3.3.120 (« Vile meute de chiens » traduction Henri Fluchère, Aubier collection bilingue, Paris, Aubier, 1980, p. 273).

70 « Quelles nouvelles sur le Rialto ? », F. Laroque, p. 51.

71 « Moi, je veux mon contrat », F. Laroque, p. 135.

Pour citer ce document

Isabelle Schwartz-Gastine, «Reflets d’une actualité politique : Roderigo Lopez et Le Marchand de Venise», Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], Revue d'histoire culturelle de l'Europe, Légendes noires et identités nationales en Europe, Varia,mis à jour le : 30/06/2016,URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php?id=212

Quelques mots à propos de : Isabelle Schwartz-Gastine

Normandie Université, Unicaen, ERIBIA

Isabelle Schwartz-Gastine est Maître de Conférences HDR au Département d’Anglais de l’Université de Caen (Normandie Université). Spécialiste du théâtre de la Renaissance, elle a publié deux monographies (King Lear, 2008, A Midsummer Night’s Dream, 2002), a dirigé ou co-dirigé cinq ouvrages (An Approach to Mythical Performance in Europe, 2015 ; Measure for Measure in Performance, 2013 ; Tours et Détours : les ruses du discours dans l’Angleterre de la Renaissance, 2008 ; Richard II de William Shakespeare : une œuvre en contexte, 2005, La Comédie shakespearienne de la Fête Impériale à la Belle Epoque, 2003) et une soixantaine d’articles dans des livres ou revues nationales et internationales. S’intéressant également à la poésie contemporaine, elle a traduit un recueil de Debjani Chaterjee, Cette Femme-là..., 2000 et dirigé un volume, Rencontres Poétiques du Monde Anglophone, 1998.