« Notre langue » : Franz Rosenzweig face à la renaissance de l’hébreu
Résumé
Cet article se penche sur le rôle que joue la langue hébraïque dans l’œuvre du philosophe Franz Rosenzweig (1886-1929), tout particulièrement sur sa réaction au phénomène de la renaissance de l’hébreu. Rappelant les analyses de L’Étoile de la Rédemption (1921), nous montrons que la description de la langue éternelle et sainte du judaïsme semble priver de tout fondement la sécularisation et l’actualisation de l’hébreu. La théorie du judaïsme développée dans L’Étoile devait toutefois rencontrer les exigences de la « réalité juive » ; de fait, c’est à travers ses analyses du devenir historique de l’hébreu que Rosenzweig a livré ses positions les plus subtiles sur le sionisme, comme nous le montrons en lisant l’article de 1925 sur le « néo-hébreu ». Nous nous penchons enfin sur la manière dont Rosenzweig a conçu la rencontre des langues dans la traduction : traduire l’hébreu en allemand n’est pas acclimater le premier au second, mais perpétuer dans l’allemand la condition diasporique et l’essence spirituelle de l’hébreu.
Abstract
This paper looks at Franz Rosenzweig’s reaction to the revival of Hebrew, from The Star of Redemption (1921) to the translation work to which he devoted himself in the 1920’s. Rosenzweig’s conception of Hebrew as the holy language of the Jewish people seemed to forbid the possibility of actualizing and secularizing the language. Rosenzweig’s theory of Judaism, however, could not ignore the historical issues which the Jewish people was facing as he was writing, namely assimilation and Zionism. Indeed, Rosenzweig’s subtle position on Zionism is best expressed in his analysis of the revival of Hebrew and in his theoretical writings on translation. We argue that both the revival of Hebrew and the act of translating are not meant to acculturate Hebrew to modernity, but aim at preserving in the present the exilic consciousness and the spiritual essence of the holy language.
Table des matières
Texte intégral
1L’œuvre de Franz Rosenzweig (1886-1929) soulève avec une rare acuité la question du rapport du peuple juif à ses langues et de ces dernières à la parole d’une Révélation qui, pour s’être d’abord donnée à entendre de la voix même de Dieu, s’est ensuite recueillie et transmise dans un texte saint. Au cœur du système philosophique et théologique qu’est L’Étoile de la Rédemption (1921) se trouve en effet le concept d’une « Révélation de parole » (sprachliche Offenbarung1), relation nouée dans le langage entre Dieu et l’homme. Jusque dans son œuvre de traduction de la Bible hébraïque, entreprise en 1925 aux côtés de Martin Buber, c’est encore d’après ce concept dialogique de la Révélation que Rosenzweig lira les Écritures et qu’il cherchera à faire réentendre, dans l’allemand du XXe siècle, l’hébreu saint et la parole immémoriale de l’alliance2.
2Cet intérêt philosophique et théologique explique que Rosenzweig se soit inlassablement tourné vers l’expérience des langues et le lien qui unit ces dernières aux communautés religieuses. Ainsi L’Étoile de la Rédemption met-elle en regard l’une de l’autre l’Église chrétienne, qui se doit de parler toutes les langues afin de porter l’évangile dans le monde entier, et le peuple juif, qui demeure attaché à sa langue propre mais se voit aussi dispersé parmi les langues du monde. C’est donc d’abord dans le cadre d’une métaphysique du judaïsme et d’une réflexion sur le destin historique du peuple juif que Rosenzweig réfléchit, en philosophe, au statut de la langue hébraïque et des langues des nations. C’est ensuite en tant que traducteur et commentateur des textes de la tradition juive qu’il prêtera l’oreille aux inflexions de cette langue et qu’il orchestrera son dialogue avec l’allemand qui, pour lui, fut toujours aussi bien « notre langue ».
3De la philosophie du langage à la traduction des textes de la tradition, l’œuvre de Rosenzweig se fait également l’écho des débats politiques et culturels auxquels le judaïsme de son temps s’est trouvé confronté. Contemporain du mouvement de la « renaissance de l’hébreu », Rosenzweig n’est pas resté insensible à la question de savoir comment les langues – et quelles langues – pouvaient accompagner la revendication du retour à Sion et l’émergence d’un projet politique pour la terre d’Israël. Cette question soulève pourtant une difficulté au sein de son œuvre. L’Étoile de la Rédemption décrit en effet l’hébreu comme une langue éternelle parce que sainte : soustraite au quotidien profane et à l’histoire politique, vouée à la lecture du texte sacré et à la liturgie, la langue hébraïque ne saurait se plier à la sécularisation qu’implique sa transformation en une langue nationale. Or, au moment même où paraît l’ouvrage, l’hébreu est en passe de redevenir une langue parlée : dotée d’un lexique et d’une grammaire modernes grâce aux efforts d’Eliézer Ben Yehouda, elle sera bientôt considérée comme l’une des langues officielles du mandat britannique en Palestine3. Ne cachant pas ses réserves à l’égard du projet sioniste, Rosenzweig observe ce phénomène de renaissance linguistique depuis l’Allemagne, c’est-à-dire aussi depuis l’allemand et les « langues juives » d’Europe. La renaissance de l’hébreu rend visible, en la portant à l’extrême, la tension entre l’essence du judaïsme, que décrivait L’Étoile, et sa réalité historique, nécessairement confrontée aux questions de l’assimilation et du sionisme.
4Une langue qui n’est jamais morte peut-elle renaître ? Une langue sainte peut-elle devenir l’instrument de la communication profane sans trahir la vocation religieuse qui est la sienne ? Quels effets ces phénomènes produisent-ils sur le rapport du peuple juif aux « langues de ses destinées extérieures4 », qu’il parle depuis les siècles de son exil ? Après avoir rappelé la place que reçoit la langue hébraïque dans la métaphysique du judaïsme, nous analyserons la position de Rosenzweig face à la renaissance de l’hébreu, puis montrerons en quel sens la traduction de l’hébreu, loin d’acclimater ce dernier aux exigences de la modernité assimilée, permet de perpétuer l’identité exilique du peuple juif à travers les langues.
La langue sainte dans L’Étoile de la Rédemption
5« Système de philosophie » autant que « livre juif5 », L’Étoile de la Rédemption se propose de décrire l’ensemble de l’expérience humaine à travers les relations qu’entretiennent les trois « éléments » se trouvant au fondement de toute réalité : Dieu, le monde et l’homme. Leurs relations se nouent dans les trois événements que sont la Création, la Révélation et la Rédemption, dont le sens peut être déchiffré à partir du texte sacré. Or, puisque c’est dans le cadre des communautés religieuses que l’Écriture sainte est lue, commentée et transmise, la troisième partie de L’Étoile se penche sur la façon dont ces dernières structurent l’existence humaine afin d’entretenir la mémoire des événements primordiaux et d’orchestrer, dans le monde, la rencontre entre le temps de l’homme et l’éternité de Dieu.
6Deux communautés distinctes, le judaïsme et le christianisme, se partagent toutefois la tâche de porter la Parole révélée et d’unir les êtres humains dans l’œuvre du Royaume. Rosenzweig s’efforce de rendre compte de leur face-à-face en menant une comparaison qui repose moins sur la foi propre à l’une et l’autre religion que sur les formes de vie qui sont pour elles caractéristiques6. Aussi décrit-il le judaïsme à travers la vie éternelle du peuple juif – dont l’éternité tient à ce qu’elle fait perpétuellement retour en elle-même –, et le christianisme à travers le chemin éternel de l’Église mondiale – le parcours d’une foi missionnaire qui se maintient au monde en s’adjoignant toujours plus de membres.
7C’est donc à travers la catégorie du peuple qu’est abordée l’existence du judaïsme. Mais quelle sorte de peuple est le peuple juif ? Trois éléments constituent le concept de peuple (Volk) : l’attachement à un territoire où s’enracine l’histoire de la communauté ; la pratique d’une langue commune dans laquelle chacun de ses membres se reconnaît ; l’existence d’une loi qui donne à la communauté sa règle. Or, si le peuple juif a bien une terre, une langue et une loi qui lui sont propres, il ne saurait en jouir à la façon des nations : la terre, la langue et la loi constituent pour lui les trois aspects d’une même alliance éternelle avec Dieu, et non les signes d’une existence historique. C’est pourquoi elles portent le signe de la sainteté, qui les soustrait à toute appropriation temporelle :
La terre lui appartient, au sens le plus profond, seulement comme terre de sa nostalgie, comme terre sainte. C’est pourquoi, même lorsqu’il se trouve chez lui, cette pleine propriété de la patrie lui est même contestée, à la différence encore de tous les peuples de la terre : lui-même n’est qu’un résident étranger sur sa terre : « mienne est la terre », lui déclare Dieu ; aussi longtemps qu’il peut la posséder, la sainteté de la terre soustrait la terre à sa libre possession ; elle élève à l’infini sa nostalgie de la terre perdue et l’empêche à l’avenir de se sentir pleinement chez soi sur aucune autre terre7 […].
8Pour le peuple juif, l’exil loin de sa terre n’est donc pas seulement un destin historique, mais une condition métaphysique, liée à l’élection. De la même manière, la langue hébraïque n’est nullement le signe de reconnaissance de « l’identité nationale » du peuple juif, mais une langue sainte, vouée à la prière et à la lecture du texte sacré. Le peuple juif n’est donc jamais chez lui dans la langue qu’il parle :
Et voici que le peuple éternel a perdu sa langue propre et parle partout la langue de ses destinées extérieures, la langue du peuple auprès de qui il vit pour ainsi dire en invité ; et quand il ne sollicite pas le droit de l’invité, mais vit pour soi en colonie retranchée, il parle la langue du peuple dont il a reçu, en émigrant de chez lui, la force de s’établir ainsi ; cette langue, à l’étranger, il ne la possède jamais en tant qu’il est lui-même, jamais sur le simple fondement de sa propre appartenance par le sang, mais toujours seulement comme la langue d’émigrés venus d’on ne sait où ; le « judéo-espagnol » dans les Balkans, le « yiddish » en Europe de l’Est n’en sont que les cas actuels les plus connus8.
9Aussi le peuple juif ne parle-t-il jamais la langue qui lui appartient en propre, mais toujours celle de l’un ou l’autre de ses exils. Les « langues juives » d’Europe sont encore des langues d’emprunt, des variations dialectales sur la langue d’un hôte que l’on a quitté. Même lorsque le juif s’exprime dans la langue de l’hôte, il se reconnaît ou se trahit par un certain sentiment de cette langue, qui lui dicte le choix d’un vocabulaire ou d’un ordre singulier des mots9. Dès lors, en l’absence d’une langue unique du peuple, la parole juive creuse toujours un idiome dans la langue de l’autre, dessinant la figure d’une assimilation impossible.
10Si le peuple juif possède bien une « véritable patrie de langue » (eine eigentliche Sprachheimat10), c’est assurément dans la langue hébraïque. Cette dernière, cependant, n’est plus vouée à l’expression du quotidien profane, ni même à l’adresse du juif à son frère : consignée dans les « signes muets de l’Écriture », elle est la langue de l’adresse à Dieu dans la prière. Mais si la langue hébraïque a cessé d’être parlée au quotidien, elle n’en continue pas moins à s’immiscer dans la langue de tous les jours : Rosenzweig fait allusion à la présence de mots hébraïques, renvoyant notamment aux éléments de la liturgie, dans toute parole juive, quelle que soit la langue vernaculaire en laquelle celle-ci se dit. Le peuple juif ne cesse donc jamais de parler l’hébreu, même lorsqu’il s’exprime dans une langue qui n’est pas la sienne, et c’est peut-être cette présence secrète de sa langue propre au sein des « langues de ses destinées extérieures » qui l’empêche de trouver en ces dernières une nouvelle patrie linguistique11.
11C’est pourquoi l’on ne saurait voir en l’hébreu une « langue morte » ayant perdu toute vitalité, c’est-à-dire tout usage. D’après la description de L’Étoile, en effet, seules les langues des nations possèdent une vie éphémère : pour les peuples du monde, la langue « est vivante parce qu’elle peut même mourir12 », ce qui fait d’elle, par excellence, « la porteuse et le témoin13 » de la vie temporelle du peuple. Le peuple ne fait qu’un avec sa langue, il croît avec elle, et elle mourra avec lui14 ; c’est pourquoi les peuples du monde combattent, avec l’énergie du désespoir, pour affirmer l’éternité de leur langue, sans pouvoir l’arracher au temps. L’hébreu, en revanche, est « tout autre chose qu’une langue morte15 », puisqu’il n’épousa jamais les destins temporels d’un peuple temporel, mais fut, de toute éternité, la langue sainte du peuple éternel. C’est pourquoi l’exil linguistique du peuple juif, décrit en des termes si douloureux, est pourtant le signe d’une vie authentiquement éternelle du peuple.
12Confrontée, dans le moment même de l’écriture de L’Étoile, à l’essor du mouvement sioniste, la métaphysique rosenzweigienne du judaïsme semble le priver de tout fondement. La sainteté de la terre démontre l’impossibilité de principe d’une existence territoriale du peuple juif, et le projet de faire « renaître » la langue hébraïque perd toute raison d’être dès lors que cette dernière est soustraite au cycle de la vie et de la mort. Plus encore, la définition de l’hébreu comme langue sainte interdit d’emblée toute reconfiguration des relations entre le profane et le sacré, entre la vie quotidienne de la langue et sa vocation liturgique : sont donc exclues aussi bien la transposition de la liturgie juive dans une langue vernaculaire que la transformation de l’hébreu lui-même en langue vernaculaire ouverte à un usage profane. Dès lors, l’hébreu semble n’être concerné ni par le miracle d’une résurrection de ce qui est mort, ni par la fondation d’une identité nationale du peuple juif, ni par la possibilité d’une sécularisation du judaïsme à travers la sécularisation de sa langue.
13Faut-il en conclure que L’Étoile propose une représentation purement théorique de l’essence du judaïsme, incompatible avec la « réalité juive16 » et ses développements contemporains, notamment les phénomènes de l’assimilation et du sionisme17 ? Rosenzweig soulignera plus tard que L’Étoile offre en effet une théorie du judaïsme, de laquelle on ne saurait pourtant déduire immédiatement ni une politique déterminée, ni une réponse à des problèmes historiques : l’application pratique reste à élaborer, et la fonction de la théorie est bien plutôt d’opérer la limitation de toute politique18. En ce qui concerne les questions linguistiques, le phénomène de la renaissance de l’hébreu offre au penseur une occasion exemplaire de se confronter aux exigences de la « réalité juive ». Du reste, comme le montrent les différents épisodes rapportés par Paul Mendes-Flohr, Rosenzweig n’a jamais pensé que l’on ne devait pas parler l’hébreu19. Dès 1917, dans une lettre ouverte adressée à Hermann Cohen sur l’enseignement du judaïsme, il soutient que l’hébreu devrait être enseigné comme une langue vivante20. Au début des années 1920, il assure lui-même l’enseignement de la langue hébraïque au Freies Jüdisches Lehrhaus de Francfort, dont il est l’un des membres fondateurs. Lors d’une rencontre avec l’écrivain Agnon, en 1922, il sera déçu de constater que ses étudiants peinent à s’exprimer en hébreu21. Ces remarques illustrent à leur manière la position défendue dans L’Étoile : une langue sainte ne saurait mourir, mais c’est presque exclusivement dans le cadre de la liturgie ou de l’étude des Écritures que se perpétue sa vie éternelle. Il faudra attendre 1925 pour que Rosenzweig prenne position sur le devenir « profane » de la langue hébraïque et propose, à cette occasion, une solution originale à la contradiction entre l’impossibilité métaphysique du sionisme et sa réalité historique.
Langue et nationalisme : « Néo-hébreu ? »
La critique du nationalisme formel
14En 1925, Rosenzweig réagit à la publication d’une traduction de l’Éthique de Spinoza en hébreu, due à Jakob Klatzkin (1882-1948). Son article, sceptiquement intitulé « Néo-hébreu22 ? », est l’occasion d’une réflexion sur la renaissance de l’hébreu et d’une discussion avec les principes d’un sionisme interprété comme « nationalisme formel ». Sous couvert de dégager les qualités de sa traduction et de mesurer la portée de cette entreprise, Rosenzweig discute en effet la théorie sioniste présentée par Klatzkin en 1918 dans ses Problèmes du judaïsme moderne23.
15Critiquant tout « romantisme de l’exil » (Galuth-Romantik24) et mettant en avant les formes objectives de la vie nationale plutôt que le contenu spirituel du judaïsme, Klatzkin exhorte le peuple juif à se doter à son tour des éléments formels qui constituent une identité nationale : une terre et une langue. Quant à cette dernière, Klatzkin soutient sans réserve le choix de l’hébreu. Il fustige l’ignorance de la langue hébraïque par les écrivains et penseurs juifs25, et condamne leur propension à se complaire dans un « judaïsme traduit26 », c’est-à-dire à s’exprimer dans les langues des nations, au lieu de développer une expression authentiquement juive dans la langue de Sion. Klatzkin écarte également l’hypothèse d’un partage de la nation juive entre le yiddish et l’hébreu : doté de deux langues nationales, le peuple n’en serait plus un, mais deux, irrémédiablement divisé entre le peuple yiddish de la galout et le peuple hébraïque en Eretz Israël27.
16Le premier reproche de Rosenzweig, évoqué comme en passant, porte sur les origines d’une telle théorie : sa confiance en les critères purement formels de la nation en fait l’héritière du nationalisme européen, qui n’a pas manqué d’influencer le peuple juif au même titre qu’il a façonné le devenir des autres « communautés ethniques » (Völkerschaften) de l’Europe28. Or, pour Rosenzweig, ce n’est pas dans un tel programme nationaliste que résident le sens profond et la valeur du sionisme, mais dans son caractère messianique : le sionisme, comme il l’écrit dès 1916, n’est rien d’autre que « la forme émancipée du mouvement messianique » qui a toujours traversé le judaïsme29. Le sionisme ne constitue donc pas une tentative désespérée du peuple juif pour prendre part à la vie historique des nations : il vise à rendre sa vitalité au peuple juif en ranimant l’aspiration messianique qui fait partie de son essence. Un sionisme demeurant fidèle à son caractère messianique – c’est-à-dire exubérant, fou, impossible –, serait donc saint et digne de confiance ; mais le sionisme qui ne vise qu’à la « normalisation » du judaïsme, qui désire « un bonheur juif, une culture juive, une nation juive, un État juif », produit des effets tout à fait semblables à ceux de l’assimilation, et il n’est rien moins que souhaitable de le voir arriver à ses fins30. Klatzkin apparaît comme le représentant d’un sionisme de la « normalité », souhaitant conquérir une « norme nationale » afin de mettre un terme à cette « anormalité » que cultive le judaïsme diasporique31.
17En second lieu, Rosenzweig reproche à la théorie de Klatzkin son abandon de l’héritage juif. Si le mot de tradition n’apparaît qu’une seule fois dans l’article de 1925, c’est bien d’elle qu’il est de part en part question, Rosenzweig définissant le judaïsme de la diaspora comme un « judaïsme de l’héritier32 ». Être juif ne signifie rien d’autre que recueillir un patrimoine vieux de plusieurs millénaires et le conserver vivant dans une pratique consciente d’elle-même. La considération accordée à cet héritage n’est pas une manière de cultiver l’irréductible particularité qui isole le peuple juif des nations ; elle renvoie à l’essence du peuple juif, distingué de tous les autres par l’élection, ce que le « nationalisme formel » du mouvement sioniste préfèrerait oublier. Or son refus de l’héritage traditionnel n’entraîne pas seulement une regrettable rupture avec le judaïsme d’antan, faisant douter de la capacité du sionisme à préserver l’identité historique et culturelle du judaïsme. Ce rejet prive aussi le sionisme des ressources que la tradition lui offre pour accomplir sa tâche de revivifier le judaïsme. Dès lors, la position théorique du sionisme est vouée à être contredite par la pratique, une contradiction que Rosenzweig met au jour dans la traduction de l’Éthique par Klatzkin.
18Traduisant Spinoza en hébreu, Klatzkin est en effet amené à redécouvrir l’influence que la philosophie juive du Moyen Âge, mais également la Kabbale, ont pu exercer sur le penseur d’Amsterdam33. Soucieux, pour des raisons religieuses, de ne pas se montrer trop tolérant envers l’apostat, il réduit cette influence à une simple ressource linguistique. La terminologie de la scolastique juive aurait ainsi inspiré le latin de Spinoza, y compris dans ses propositions les plus audacieuses, qui soumettent la langue à des constructions tourmentées (par exemple la relation entre l’idée et son « idéat ») – choses qui, d’après Klatzkin, s’exprimeraient de façon toute naturelle en hébreu. Rosenzweig en conclut que la traduction de l’Éthique en hébreu en vient à être « plus originale que l’original34 » : Spinoza s’est vu, pour ainsi dire, retraduit dans la langue originale de sa pensée. Dès lors, la position de Klatzkin apparaît contradictoire : par le soin apporté à retrouver, dans sa traduction et son commentaire, l’origine hébraïque des termes latins, il démontre en pratique que la terminologie hébraïque a été bien plus qu’une simple ressource formelle pour la langue de Spinoza. L’expérience de la traduction met ainsi à l’épreuve la théorie du nationalisme formel, et suggère qu’à travers l’héritage dont la langue est porteuse, c’est le contenu spirituel du judaïsme qui demeure bien vivant et continue d’animer la pensée et la vie juives.
La langue hébraïque dans l’histoire
19Ces remarques sur la traduction en « néo-hébreu » conduisent Rosenzweig à réfléchir à la vie historique de la langue hébraïque. Alors que L’Étoile plaçait la langue hébraïque sous la loi univoque de la sainteté, l’article de 1925 nous invite à considérer une antinomie : « La vérité selon laquelle l’hébreu est la langue sainte du peuple saint, et la non-vérité selon laquelle l’hébreu serait la langue parlée d’un peuple comme tous les autres, semblent irréconciliables35. » Ces deux formules, toutefois, ne s’opposent qu’au plan théorique ; la réalité juive (die jüdische Wirklichkeit) s’emploie à les rendre compossibles et même interdépendantes.
20Semblant prendre le contrepied de L’Étoile, Rosenzweig affirme alors que la sainteté et l’éternité de l’hébreu n’ont jamais rendu cette langue imperméable à l’histoire. L’hébreu n’a cessé de s’enrichir, non seulement grâce aux apports des productions juives (de la Michna à la Haskala en passant par Juda Halévi, Maïmonide et Rachi), mais également sous l’influence d’autres langues comme l’araméen, le grec, les langues de l’empire romain, l’arabe, le latin et les autres langues européennes : « Toutes ont contribué au tissu de mots et de phrases qui forme le rideau de la langue, lui qui tout à la fois montre et dissimule le saint des saints du peuple de grands prêtres aux regards des peuples du monde36. » La sainteté de l’hébreu n’a donc jamais signifié sa fermeture au monde, et son éternité n’implique pas que la langue ait dû rester figée en une image privée de vie. L’image du voile dit bien que la langue trace, autour du cœur du judaïsme, une frontière souple et mouvante, qui laisse transparaître ce qu’elle ne cesse pourtant de protéger.
21Si l’hébreu possède ainsi, « en dépit de sa sainteté37 », une vie historique, quelle différence le sépare encore des langues du monde ? Toutes les langues ne s’enrichissent-elles pas des apports venus de l’étranger, en se confiant non seulement à la traduction mais également aux emprunts lexicaux ? Par la réponse apportée à cette question, Rosenzweig démontre sa fidélité aux principes exposés dans L’Étoile. Les langues du monde, en effet, ne doivent leur vitalité qu’à l’auto-purification (Selbstreinigung) à laquelle elles se soumettent régulièrement, lors même qu’elles se nourrissent constamment d’influences étrangères. L’histoire des langues du monde peut donc se lire comme un cycle où la langue, de parlée, devient écrite, c’est-à-dire se constitue en un patrimoine classique, qui sera à son tour ouvert aux influences étrangères ; jusqu’à ce que, quelques générations plus tard, un nouveau classicisme vienne fixer les règles de la langue. Rosenzweig suggère, sans s’expliquer plus avant, que ce processus d’auto-purification est « parfois catastrophique » : combattant pour leur langue, pour sa pureté et son authenticité, les peuples du monde s’engagent dans la catastrophe d’une éradication de l’étranger, d’un repli de la langue sur elle-même, un geste toujours porteur d’une charge autodestructrice38. Qu’en est-il alors de l’hébreu ?
Mais la vie de la langue éternelle, tout comme celle du peuple, ne s’accomplit pas dans une telle succession de morts et de résurrections, grâce à laquelle tout ce qui vit sur terre peut étirer sa vie au-delà du laps mesuré par la durée naturelle. Cette vie est ne-pas-pouvoir-mourir, ne-pas-vouloir-mourir, ne-pas-devoir-mourir. Ce que la langue s’est une fois véritablement incorporé, elle ne s’en sépare plus jamais. Elle ne croît pas à la façon d’un organisme, mais d’un trésor – celui dans lequel l’humanité des peuples, elle qui vit et meurt, peut lire l’approche du Royaume39.
22La langue hébraïque échappe constitutivement à la loi de l’auto-purification : elle s’enrichit continuellement, et chaque acquisition nouvelle, quelle qu’en soit la provenance, est pour elle pérenne. Son éternité ne la prive pas de toute évolution, mais la préserve d’une historicité identifiée à l’auto-purification de l’idiome ou à l’auto-régulation de l’organisme. L’éternité de l’hébreu est donc réinterprétée comme temporalité sainte – le temps vivant d’une croissance ininterrompue, celle du Royaume dans le monde.
23Ces arguments constituent aussi une réponse au nationalisme linguistique de Klatzkin, puisqu’en vertu de cette temporalité propre à la langue, lire l’hébreu signifie toujours recueillir l’héritage dont il est porteur. À la différence des langues européennes, devenues parfois méconnaissables d’un siècle à l’autre, on ne peut lire une page d’un journal hébraïque sans en tirer quelque profit pour la compréhension de la langue d’Ibn Ezra, du Talmud ou de la Bible. Il est donc absurde de prétendre rendre la langue indépendante de la tradition : « Lire en hébreu signifie : être prêt à entrer en possession de tout le patrimoine de la langue40. »
24Rosenzweig en arrive à une conclusion étonnante : « À la langue de Dieu du peuple, il manque le véritable signe distinctif d’une langue sainte, à savoir son exclusion de la langue parlée des hommes41. » Seules sont saintes en ce sens les langues réservées à l’usage liturgique, comme le latin d’Église ou l’arabe coranique ; mais cet usage exclusif leur confère pour Rosenzweig une forme dégénérée de sainteté, confinant à la « magie » d’une parole qui opère sans être comprise42. Le judaïsme, pour sa part, n’a jamais renoncé à exiger que la langue des prières et des offices soit comprise des fidèles. L’hébreu est ainsi la seule langue sainte au sens authentique, dans la mesure où il n’opère pas de divorce entre la langue de Dieu et la langue des hommes. Symétriquement, les langues que parle le peuple juif en diaspora sont dépourvues du signe distinctif des langues profanes, à savoir « le complet abandon à l’instant présent », puisque « dans l’allemand du plus déjudaïsé des juifs » résonne encore une foule de citations qui laissent transparaître le patrimoine de la langue43. En d’autres termes, le juif tend à parler les autres langues comme il parle l’hébreu : non pas comme une langue historique qui devrait périodiquement s’auto-purifier, mais comme une langue éternelle qui, à chaque phrase, se cite elle-même et fait paraître la richesse de son histoire44.
Langue et diaspora
25Comment, dans ces conditions, envisager une actualisation de l’hébreu qui ne fasse pas violence à la temporalité sainte qui est la sienne ? C’est par une comparaison avec le destin du yiddish que Rosenzweig esquisse sa réponse au problème – un choix polémique dans le contexte de la « guerre des langues » qui déchira le mouvement sioniste. Si la pratique du yiddish a pu se maintenir à travers les siècles, y compris dans l’aire germanophone, c’est grâce à la profondeur historique et à la tension géographique qui caractérisent cette langue. Le yiddish a pu préserver sa particularité grâce à sa « teneur en hébreu », qui creuse, au sein de la proximité à l’allemand, une étrangeté fondamentale, et grâce à la dispersion de ses locuteurs dans l’espace : « Sans cette consolidation historique et cette tension géographique, le yiddish aurait nécessairement succombé au destin de tout fragment dialectal45. »
26Or tel serait aussi le destin d’un hébreu qui prétendrait s’isoler à la fois de son histoire et de la diaspora pour devenir la langue d’un territoire juif en Palestine, c’est-à-dire une langue se fiant uniquement à son être-parlé : il ne manquerait pas d’être absorbé par l’arabe46. Pour la survie de la langue, Rosenzweig en appelle donc au respect des liens qui l’attachent à l’histoire, ainsi qu’à ses « obligations transpalestiniennes » envers la diaspora :
On ne peut pas se mettre à parler l’hébreu comme on veut, mais il faut commencer par le parler comme il est. Or il est attaché au passé et obligé envers le monde [vergangenheitsgebunden und weltverpflichtet], même dans la bouche du plus jeune enfant de colon de la colonie la plus récente. […] La langue ne peut devenir ce qu’elle veut, elle deviendra ce qu’elle doit. Et ce “doit” ne réside pas en elle-même, comme c’est le cas pour toute langue naturelle-nationale, mais en dehors de sa réalité parlée, dans le patrimoine du passé et dans le lien préservé avec ceux pour qui le judaïsme est nécessairement, par essence, judaïsme de l’hériter47.
27Rosenzweig en tire une conclusion originale quant au rapport entre le judaïsme en terre d’Israël et la diaspora. Comme l’enseignent les mathématiques, c’est la circonférence d’un cercle, et non son centre, qui délimite son aire ; le centre n’en est donc un qu’à condition de se rapporter constamment à la périphérie qui manifeste son rayonnement. Alors que Klatzkin récusait ce schéma du centre et de la périphérie – au motif que, si l’on se contentait de faire de la Palestine un centre spirituel pour le judaïsme, on laisserait la périphérie dépérir dans l’assimilation48 –, Rosenzweig renverse la perspective49. Aussi longtemps que subsistera une périphérie, c’est-à-dire jusqu’à ce que viennent les temps messianiques, le centre ne se maintiendra qu’en référence à elle. C’est donc la réalité historique et géographique propre à cette périphérie – tradition et diaspora – qui doit participer à la définition du centre et à sa vivification spirituelle. L’article de 1925 demeure donc fidèle aux positions adoptées dès 1917, et auxquelles L’Étoile donnait leurs fondements métaphysiques. Sans rejeter le projet du sionisme politique, sans adhérer non plus au sionisme culturel, Rosenzweig invite les sionistes à apprendre à devenir des « sans-patrie » dans le temps et des nomades sur la terre de leurs ancêtres – donc à cultiver à Sion les traits qui constituent l’existence éternelle du judaïsme50.
28En conclusion de l’article, Rosenzweig se penche sur une brochure sioniste bilingue, exaltant la Palestine comme terre originaire de la Révélation. Le traducteur hébraïque, dit-il, a su dépouiller le texte de tous les artifices de « l’idéalisme universitaire néo-allemand » pour retrouver l’authentique langue de la Bible51. Faut-il en conclure que le néo-hébreu de 1925 opère un retour à la langue des origines et renoue avec la force religieuse du texte saint ? Faut-il au contraire y voir le signe que la langue des origines est opportunément réactualisée pour servir le projet politique du sionisme ? Contournant l’alternative, Rosenzweig veut plutôt suggérer que la traduction en « néo-hébreu » n’a valeur de révélation du vrai que lorsqu’elle parvient à retrouver l’héritage millénaire du judaïsme. De la même manière, parler l’hébreu n’a de sens que si l’on comprend que l’essence de cette langue se trouve bien au-delà de son être-parlé : dans l’éternité de l’Écriture, c’est-à-dire dans la transmission ininterrompue d’un héritage. L’hébreu du XXe siècle deviendra ce qu’il doit être – en vertu de ses devoirs envers la tradition juive, mais aussi envers le monde –, et non ce que les hommes voudront en faire.
29S’il ne sera guère possible d’en détailler ici l’analyse, qui mériterait de plus amples développements, il faut du moins signaler que le débat sur l’actualisation de l’hébreu et sur la place du langage dans le projet sioniste s’est poursuivi, en 1926, dans une lettre adressée à Rosenzweig par Gershom Scholem52. Cette « confession à propos de notre langue », rédigée depuis Jérusalem, témoigne du regard inquiet que porte Scholem sur la renaissance de l’hébreu, qu’il compare à la dangereuse manipulation, par les insouciants magiciens de la modernité, des forces religieuses enfouies dans la langue. Là où Rosenzweig redoutait que le néo-hébreu ne perde tout lien à ses racines, Scholem dénonce la brutalité avec laquelle ces dernières se voient soumises aux exigences du présent, dans l’illusion que l’on pourrait séculariser sans profaner, moderniser sans transgresser la loi du temps, un geste dont la lettre laisse deviner les conséquences apocalyptiques. Dans les deux cas, il n’y va pas seulement d’une crise de la tradition du judaïsme, mais d’un ébranlement de la confiance la plus fondamentale, celle que nous avons en notre langue – laquelle suscite tout à la fois le désir de son actualisation et la crainte de sa perte dans un parler sans histoire.
« Estranger l’allemand. » Rosenzweig traducteur de la langue hébraïque
30Le rapport de Rosenzweig à la langue hébraïque repose tout à la fois sur une conscience diasporique – liée à l’histoire du peuple juif dans le monde – et sur une essence spirituelle – liée à la Révélation dont ce peuple est le premier porteur. Ces deux dimensions se retrouvent dans le travail de traduction de Rosenzweig, qui occupe les dernières années de son existence. Alors qu’il commence à enseigner l’hébreu à Francfort, Rosenzweig traduit une sélection de prières juives, qui paraissent en recueil en 1920. Il traduit ensuite un choix d’hymnes et poèmes du poète médiéval Juda Halévi, qui connaîtra deux éditions de son vivant (1924, 192753). En 1925, il se joint à Martin Buber dans l’entreprise d’une nouvelle traduction de la Bible hébraïque, œuvre considérable qui sera achevée par Buber, seul, au début des années 1960. Il ne saurait être question d’évoquer ici toutes les subtilités de cette importante œuvre de traduction54. Nous tâcherons seulement de montrer en quel sens l’acte de traduire constitue, pour Rosenzweig, un moment de la vie de la langue hébraïque et un élément de l’identité diasporique du peuple juif.
La rencontre des langues
31Si Rosenzweig a conscience de s’adresser à des juifs que l’assimilation a éloignés de leurs traditions, la vocation essentielle de ses traductions n’est pas de mettre les textes hébraïques à la disposition de ceux qui ne lisent plus l’hébreu – ce qui reviendrait à considérer que les langues ne sont que des instruments de la communication, et la traduction, une simple opération de passage d’une langue à l’autre55. Dans ses textes sur l’enseignement du judaïsme, Rosenzweig soutient que la pratique juive ne saurait faire l’économie d’une connaissance de l’hébreu, et que la langue de la prière est, en tant que telle, intraduisible56. La traduction n’a donc aucunement vocation à se substituer à l’original57. L’acte de traduire ne poursuit non plus aucune fin assimilatrice : il ne s’agit pas d’adapter les textes anciens au goût du jour, moins encore d’acculturer les traditions juives à l’Allemagne de 1920.
32Quelle fonction est donc dévolue à la traduction, dont Rosenzweig n’a cessé de rappeler à la fois la nécessité et la difficulté ? La tâche du traducteur n’est pas de délivrer un message d’une langue à l’autre, mais d’opérer la rencontre entre les langues : il vise moins la transmission d’un contenu de sens que la métamorphose des langues elles-mêmes. Le grand essai de 1926 sur « L’Écriture et Luther » parlera ainsi des « noces sacrées » entre la langue traduite et la langue traduisante, que le traducteur vient réunir au moment qui est pour elles le plus propice58. Dans la postface à son recueil de Juda Halévi, Rosenzweig écrit que la tâche de la traduction n’est pas de s’approprier l’étranger, mais au contraire d’ouvrir le propre à l’étranger : traduire en allemand n’est pas germaniser l’étranger (das Fremde eindeutschen), mais « estranger » l’allemand (das Deutsche umfremden). La traduction est donc l’occasion d’un renouvellement de la langue traduisante au contact de la langue traduite. Dès lors, traduire apparaît comme un acte authentique de création linguistique, au même titre que la poésie.
33Ces principes sont à l’œuvre dans les traductions de Rosenzweig, tout spécialement celle des poèmes de Juda Halévi, où il est manifeste qu’il cherche à traduire l’hébreu dans un allemand qui n’existe pas encore. On aurait tort, toutefois, de réduire cette démarche à la volonté d’ « imiter » dans la langue allemande les rythmes et sonorités de l’hébreu. S’il s’essaie parfois à reproduire certains effets propres au texte de Halévi, Rosenzweig sait qu’il est vain de chercher à transposer les propriétés morphologiques et musicales d’une langue dans une autre, obéissant à des lois bien différentes : on n’aboutirait par là qu’à un « calque » du texte original, illisible et artificiel. Il s’agit bien plutôt de donner au texte traduit une forme poétique aussi rigoureuse que celle de l’original, en instaurant dans l’allemand des contraintes formelles qui produiront une langue renouvelée59. Ces choix conduisent à un allemand dont l’orthographe et la syntaxe, bien que toujours lisibles, sont bouleversées : pronoms séparés du verbe dont ils sont le sujet ; pratique presque systématique de l’enjambement ; suppression des articles et du verbe être ; ordre inhabituel des compléments d’objet. Lire Juda Halévi dans l’allemand de Rosenzweig produit une impression tantôt de spontanéité – car le vers, vivant et rythmé, semble dit plutôt qu’écrit –, tantôt de raffinement, la recherche stylistique confinant parfois à la sophistication. En cherchant dans sa langue des ressources expressives comparables à celles de l’hébreu du poète, Rosenzweig a produit un style propre, où l’allemand semble être tout à la fois bousculé, ornementé et renouvelé.
34Qu’en est-il de l’hébreu « dans » cet allemand qui se laisse métamorphoser à son contact ? Les commentaires de Rosenzweig à sa traduction montrent qu’il n’a voulu ni acclimater l’étrangeté de la langue hébraïque, ni mettre fin à la situation d’exil qui appartient pour lui à l’essence de cette langue. La décision de traduire Juda Halévi, en lequel L’Étoile saluait déjà le « grand chantre de notre exil60 », n’est pas anodine, non plus que le choix de poèmes évoquant la nostalgie de Sion et l’aspiration à la restauration messianique. L’exil est, pour Rosenzweig, une condition herméneutique de l’œuvre de Halévi, dont les particularités formelles concourent au maintien d’une identité exilique jusque dans et par la langue. Halévi pratique en effet le style mosaïque (Musivstil), une écriture entretissée de citations et d’allusions bibliques. Bien loin d’y voir un simple effet de style à vocation érudite ou ornementale, Rosenzweig y reconnaît un procédé de mise-en-exil (Exilierung) du monde :
Toute poésie juive en exil dédaigne d’ignorer cet être-en-exil qui est le sien. Cela se produirait s’il lui arrivait, comme à d’autres poésies, de faire immédiatement accueil au monde. Le monde qui l’entoure, en effet, est pour elle exil et doit le rester. À l’instant même où elle renoncerait à cette attitude, où elle s’ouvrirait pour laisser ce monde s’engouffrer en elle, ce monde lui deviendrait un chez-soi [heimisch], cesserait d’être exil. Mais cette mise en exil du monde [diese Exilierung der Welt] est accomplie par la présence constante de la parole de l’Écriture. Grâce à elle, un autre présent se glisse devant celui qui l’environne, et le réduit au statut d’apparence, ou plus exactement d’image. Ce n’est donc pas l’Écriture qui se voit rapprochée pour, en manière d’image, servir d’illustration à la vie présente ; tout à l’inverse, les événements servent à la mise en lumière de la parole de l’Écriture et deviennent une analogie de celle-ci61.
35La poésie juive vit son exil non pas comme une condition qu’elle devrait surmonter, mais comme une tâche qu’elle doit perpétuer. La référence à l’Écriture, dans l’œuvre de Halévi, ne vise donc pas à rendre le présent plus familier en le parant des couleurs de l’histoire sainte d’Israël. Tout au contraire, la pratique de la citation biblique vise à rendre étrangers le monde ambiant et le temps présent en leur superposant un autre monde, un autre temps. C’est pourquoi la traduction devra faire sentir la présence de l’intertexte biblique dans la poésie de Halévi. Comment, toutefois, donner à sentir cette différence entre l’hébreu de la Bible et l’hébreu du poète dans l’allemand de la traduction ? Rosenzweig touche ici au problème de savoir comment traduire la polyphonie propre au texte original sans effacer les superpositions de langues62. Sans pouvoir surmonter entièrement cette difficulté, il s’en remet aux habitudes de la langue poétique allemande : celle-ci étant moins encline à citer la Bible, l’effet de reconnaissance produit par une allusion biblique sera d’autant plus frappant pour le lecteur.
36On le voit, traduire l’hébreu médiéval dans l’allemand du XXe siècle ne revient aucunement à réduire l’étrangeté de la langue hébraïque, ni à mettre fin à l’exil qui la sépare du monde. Le traducteur vient bien plutôt seconder le poète – et la Bible elle-même – dans la tâche de mettre à distance le monde ambiant et le temps présent. Loin de se résorber dans une traduction assimilatrice, la conscience diasporique semble s’approfondir à l’épreuve du renouvellement des langues63.
L’utopie d’un allemand hébraïque
37Pour conclure ces réflexions sur la langue hébraïque, examinons un texte qui, en apparence, se tient éloigné de toute préoccupation politique et de toute renaissance de l’hébreu. En juillet 1927, un bref article de Rosenzweig se penche sur « L’influence immédiate de la Bible hébraïque sur la langue de Goethe64 ». L’adjectif « immédiat » a ici toute son importance. Il ne s’agit plus de montrer que la poésie allemande a ses racines dans la langue de Luther, ce qui est bien connu, ni de rappeler que cette traduction a su « laisser du jeu à la langue hébraïque », au point d’introduire dans l’allemand nombre d’ « hébraïsmes » qui passent à présent inaperçus65. Il s’agit bien plutôt de déceler au cœur du classicisme allemand l’influence directe de l’hébreu de la Bible. Représentant de l’esprit de Bildung qui souffle encore sur la conception rosenzweigienne de la traduction, Goethe est aussi le grand créateur de langue dont l’influence rayonne sur toute production littéraire et philosophique d’expression allemande. Prouver que ce sommet du classicisme tire de l’hébreu une partie de son éclat, c’est donc installer la langue hébraïque au cœur de l’histoire de la culture allemande.
38Pour étayer ce propos audacieux, Rosenzweig pouvait se réclamer de Poésie et Vérité, qui recueille le témoignage d’une étude attentive de la langue hébraïque par le jeune Goethe66. Mais c’est dans les textes du poète que Rosenzweig cherche à découvrir les traces de l’hébreu de la Bible, à vrai dire l’unique trace, suffisant pour lui à déceler un sous-texte précis. Il remarque en effet l’usage récurrent du verbe brüten (littéralement : couver) dans la poésie et la prose goethéennes, où ce terme se voit fréquemment associé à des facultés sensibles et intellectuelles, notamment l’esprit (Geist). Ce dernier terme est, depuis Luther, la traduction admise de l’hébreu ruach, dont Rosenzweig et Buber ont amplement débattu dans le cadre de la traduction des premiers versets de la Genèse67.
39Goethe, pour sa part, a fait le choix, « aux époques les plus différentes de sa vie », de rendre la phrase de Gn 1, 2 (« und der Geist Gottes schwebte auf dem Wasser ») en substituant le verbe brüten au schweben de Luther. En effet, schweben (planer) autorise la compréhension du ruach comme un vent, c’est-à-dire un phénomène sensible déjà largement spiritualisé : invisible, imperceptible, apaisé au point de n’être qu’un souffle ondulant sur les eaux. Brüten en revanche ne laisse aucun doute : il s’agit bien d’une activité toute matérielle, évoquant la chaleur du nid, la promiscuité de la couveuse, l’énergie animale blottie contre la vie qu’elle protège.
40Ces analyses des détails d’une langue poétique peuvent paraître anecdotiques, mais elles conduisent à des conséquences capitales. Goethe n’a pas seulement reçu l’influence immédiate de la langue biblique : il a redécouvert, sous le texte de Luther et la lecture spiritualisée qu’en proposait son temps, le sens originellement sensible du verbe hébraïque. Il est vrai que Herder avait déjà souligné, dans Die älteste Urkunde des Menschengeschlechts, la véhémence créatrice de ce souffle de Dieu (Hauch Gottes), refusant de le réduire à l’inoffensif vent passant sur les eaux. Mais s’il avait ainsi donné toute sa richesse au substantif, Herder, pas plus que Mendelssohn dans sa traduction du Pentateuque, n’avait osé rendre à sa pleine concrétude animale le verbe décrivant l’activité de cet esprit.
41En outre, en montrant que l’allemand classique emprunte à l’hébreu de la Bible, Rosenzweig déploie le rêve d’un allemand toujours déjà hébraïsé, grâce au jeu que Luther sut laisser à la langue hébraïque et grâce à l’intuition poétique de Goethe68. Ces propos ne dessinent pas seulement une image idéale de l’harmonie des langues, qui se trouve au cœur du projet d’une nouvelle traduction allemande de la Bible – laquelle pourrait bien, selon l’expression de Gershom Scholem, n’avoir été qu’une Sprachutopie69. Ils suggèrent également que, si l’hébreu est « notre langue », ce n’est ni seulement au sens où il poursuit une vie éternelle dans la liturgie juive, ni seulement au sens où il peut offrir dans l’histoire une existence nationale au peuple juif. C’est aussi au sens où il se traduit dans chacune de « nos langues » en diaspora, venant nourrir les idiomes des peuples et renouveler leurs forces en puisant au trésor de l’héritage juif.
Conclusion
42La renaissance de l’hébreu est, pour Rosenzweig, l’occasion de montrer que la sainteté et l’éternité de la langue hébraïque ne s’opposent pas à sa vie historique, pour autant que celle-ci est comprise comme la temporalité d’une tradition elle-même sainte et éternelle, perpétuée par chaque nouveau lecteur ou locuteur de l’hébreu. Si la métaphysique du judaïsme exposée dans L’Étoile semblait s’opposer en tout point au projet sioniste, la manière dont Rosenzweig envisage les exigences de la « réalité juive » invite à nuancer ce jugement. Sans proposer de réponse directe aux choix historiques auxquels les juifs sont confrontés au début du XXe siècle, l’ouvrage de 1921 se propose bien plutôt de reconduire ces choix à leurs conditions métaphysiques, ce qui a du moins la vertu de faire apparaître en toute clarté les problèmes qu’il revient au philosophe et au politique de penser.
43C’est à travers ses analyses de « l’actualisation » de la langue hébraïque que Rosenzweig a livré ses positions les plus précises et subtiles sur le sionisme. Il est caractéristique de sa démarche qu’il ne cherche pas à contredire le sionisme sur son propre terrain, de sorte qu’on ne peut affirmer ni qu’il adhère au sionisme, ce qui serait factuellement faux, ni qu’il le rejette, ce qui impliquerait qu’il n’ait pas perçu la cohérence de ce projet et l’espérance dont il était porteur. Conscient des deux voies divergentes s’offrant au judaïsme moderne – assimilation et sionisme –, Rosenzweig a eu à cœur de les reconduire toutes deux au rapport du judaïsme à ses traditions, comprises non pas seulement comme un héritage culturel, mais comme le signe d’une vocation religieuse, propre au peuple de la Révélation. Son choix s’est porté sur une voie singulière qui, sans renier la fécondité de la « symbiose judéo-allemande », donc sans renoncer à l’une et l’autre appartenance, travaille à une dissimilation depuis l’intérieur de toute appartenance70. Son œuvre de traducteur, creuset d’une rencontre où les langues se rapprochent pour s’altérer et se renouveler, en est la plus juste expression.
Notes
1 Franz Rosenzweig, Der Stern der Erlösung, Francfort, Suhrkamp, 2015, p. 273 ; L’Étoile de la Rédemption, traduit de l’allemand par A. Derczanski et J.-L. Schlegel, nouvelle édition revue et annotée par J.-L. Schlegel, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2003, p. 345. Nous renvoyons désormais à ces deux éditions avec les abréviations suivantes : Stern ; Étoile. Tous les textes cités ont été retraduits.
2 Sur le langage dans l’œuvre de Rosenzweig, voir Marc Crépon, Les promesses du langage. Benjamin, Heidegger, Rosenzweig, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2001 ; Gérard Bensussan, « Parole, langage et temporalités. La Bible dans L’Étoile de la Rédemption », Dans la forme du monde. Sur Franz Rosenzweig, Paris, Hermann, coll. « Le Bel aujourd’hui », 2009, p. 153-179 ; Inken Rühle, Gott spricht die Sprache des Menschen. Franz Rosenzweig als jüdischer Theologe – eine Einführung, Tübingen, Bilam Verlag, 2004.
3 Sur la renaissance de l’hébreu, voir Jack Fellman, The Revival of a Classical Tongue. Eliezer Ben Yehuda and the Modern Hebrew Language, La Haye/Paris, Mouton de Gruyter, 1973 ; Keren Mock, Hébreu, du sacré au maternel, Paris, CNRS Éditions, coll. « Génétiques », 2016 ; Lewis Glinert, The Story of Hebrew, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2017. Voir également les textes rassemblés dans l’anthologie de Denis Charbit, Sionismes. Textes fondamentaux, Paris, Albin Michel/Menorah, 1998, p. 254-274.
4 Stern, p. 334 ; Étoile, p. 420.
5 Franz Rosenzweig, « Das neue Denken », Der Mensch und sein Werk: Gesammelte Schriften, III: Zweistromland. Kleinere Schriften zu Glauben und Denken, éd. R. et A. Mayer, La Haye, M. Nijhoff, 1982 (désormais abrégé en GS III), p. 140 ; « La pensée nouvelle », Foi et savoir. Autour de L’Étoile de la Rédemption, textes introduits, traduits et annotés par G. Bensussan, M. Crépon et M. de Launay, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 2001 (désormais abrégé en Foi et savoir), p. 146.
6 GS III, p. 156 ; Foi et savoir, p. 164.
7 Stern, p. 333 ; Étoile, p. 419. Cf. Lv 25, 23 : « La terre du Pays ne sera pas vendue sans retour, car le pays est à moi ; vous n’êtes chez moi que des émigrés et des hôtes. »
8 Stern, p. 334 ; Étoile, p. 420-421.
9 Stern, p. 335 ; Étoile, p. 421 : « […] même là où il parle la langue du peuple-hôte, un vocabulaire propre, ou du moins un choix qui lui est propre dans le vocabulaire commun, une manière propre de disposer les mots, un sentiment propre de ce qui est beau ou laid dans la langue, trahit que cette langue n’est pas sa propre langue. »
10 Stern, p. 335 ; Étoile, p. 422.
11 On pourrait objecter que toute langue se nourrit d’emprunts à d’autres idiomes, a fortiori lorsqu’un peuple en exil adopte la langue de la nation qui l’accueille sans renoncer à ses tournures propres. Le cas de l’hébreu décrit par Rosenzweig est toutefois singulier : les mots hébraïques se glissant dans le quotidien linguistique ne sont pas les mots quotidiens d’une autre langue parlée, mais les mots éternels de la Bible. Ce n’est donc pas le souvenir d’une oralité perdue que l’hébreu introduit dans les langues des nations, mais la trace d’une écriture immémoriale.
12 Stern, p. 334 ; Étoile, p. 420.
13 Stern, p. 336 ; Étoile, p. 422.
14 Stern, p. 334 ; Étoile, p. 420.
15 Stern, p. 335 ; Étoile, p. 421.
16 Franz Rosenzweig, « Neuhebräisch? », GS III, p. 725 ; « Néo-hébreu ? », L’écriture, le verbe et autres essais, traduit de l’allemand par J.-L. Évard, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1998, p. 26.
17 Pour Stéphane Mosès, la description rosenzweigienne du judaïsme fait abstraction des conditions d’existence empiriques du peuple juif, pour n’en retenir que les traits d’essence. Cependant, la théorie développée dans L’Étoile étant directement tributaire du contexte dans lequel Rosenzweig pense le judaïsme, il est possible d’après Mosès d’y déchiffrer une prise de position sur les problèmes auxquels le judaïsme de son temps se trouvait confronté. En présentant la vie éternelle du peuple juif, Rosenzweig n’aurait voulu ni décrire un donné, ni élaborer un idéal, mais proposer un « modèle théorique, qui ne remplace pas les deux seules voies concrètes qui s’offrent aux juifs de son temps, l’assimilation et le sionisme, mais qui leur fournit leur point de référence commun » (Stéphane Mosès, Système et Révélation. La philosophie de Franz Rosenzweig, Lagrasse, Verdier, coll. « Poche », 2016, p. 357).
18 Franz Rosenzweig, Der Mensch und sein Werk: Gesammelte Schriften, I: Briefe und Tagebücher, 2: 1918-1929, éd. R. Rosenzweig et E. Rosenzweig-Scheinmann, La Haye, M. Nijhoff, 1979 (désormais abrégé en GS I.2), p. 969 (à Gertrud Oppenheim, 9 juin 1924) : « Rien n’a changé dans la théorie du judaïsme de L’Étoile, mais quelque chose a changé dans ma relation à cette théorie. […] J’ai pu voir de façon exemplaire à quel point ma théorie est dangereuse lorsque l’on veut en tirer immédiatement une politique et non la limitation de toute politique (mais d’une politique qu’il faut tout de même faire). »
19 Paul Mendes-Flohr, « Hebrew as a Holy Tongue: Franz Rosenzweig and the Renewal of Hebrew », in Lewis Glinert (éd.), Hebrew in Ashkenaz, New York/Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 222-241.
20 Rosenzweig recommande ainsi que l’on ne commence pas par enseigner les règles de la grammaire hébraïque, mais qu’on introduise les écoliers directement aux textes de la tradition, au moyen d’une traduction simple, mot-à-mot, en suivant le cycle de l’année liturgique juive. L’avantage en sera que l’élève « sera introduit à la langue sainte non pas comme à un édifice grammatical mort, mais d’une certaine manière comme à une langue vivante, par l’usage » (Franz Rosenzweig, « Zeit ist’s », GS III, p. 464-465 ; « Il est grand temps… », Confluences. Politique, histoire, judaïsme, textes introduits, traduits et annotés par G. Bensussan, M. Crépon et M. de Launay, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 2003, p. 231).
21 GS I.2, p. 870 (à Rudolf Hallo, décembre 1922).
22 Franz Rosenzweig, « Neuhebräisch ? », GS III, p. 723-729 ; « Néo-hébreu ? », L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 23-31.
23 Jakob Klatzkin, Probleme des modernen Judentums, Berlin, Jüdischer Verlag, 1918. Sur cet ouvrage, voir Olivier Baisez, « Jakob Klatzkin : la philosophie et le sionisme dans les Problèmes du judaïsme moderne », Études germaniques 64 (2009), 3, p. 643-672.
24 Jakob Klatzkin, Probleme des modernen Judentums, op. cit., p. 81.
25 Ibid., p. 71.
26 Ibid., p. 130.
27 Ibid., p. 76.
28 Entre autres références, O. Baisez reconnaît dans les Problèmes du judaïsme moderne la trace des Discours à la nation allemande de Fichte, mais aussi des idées de la Wissenschaftslehre et des Grundzüge des gegenwärtigen Zeitalters (O. Baisez, art. cit., p. 653-654 et p. 658). Sur l’influence de Fichte sur la pensée sioniste, voir Manfred Voigts, „Wir sollen alle kleine Fichtes werden!“ Johann Gottlob Fichte als Prophet der Kultur-Zionisten, Berlin, Philo Verlag, 2003.
29 Franz Rosenzweig, Der Mensch und sein Werk: Gesammelte Schriften, I: Briefe und Tagebücher, 1: 1900-1918, éd. R. Rosenzweig et E. Rosenzweig-Scheinmann, La Haye, M. Nijhoff, 1979 (désormais abrégé en GS I.1), p. 304 (à Eugen Rosenstock, 30 novembre 1916) ; trad. fr. dans Foi et savoir, p. 112.
30 Franz Rosenzweig, GS I.1, p. 345-346 (à Gertrud Oppenheim, 5 février 1917). Voir aussi GS I.1, p. 398-399 (à Gertrud Oppenheim, 1er mai 1917).
31 Jakob Klatzkin, Probleme des modernen Judentums, op. cit., p. 73.
32 Franz Rosenzweig, « Neuhebräisch? », GS III, p. 728 ; « Néo-hébreu ? », L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 30.
33 Pour un autre regard sur Spinoza, contemporain de celui de Rosenzweig et Klatzkin, voir Leo Strauss, Le Testament de Spinoza. Écrits de Leo Strauss sur Spinoza et le judaïsme, textes réunis, traduits et annotés par G. Almaleh, A. Baraquin, M. Depadt-Ejchenbaum, Paris, Éditions du Cerf, coll. « La nuit surveillée », 1991.
34 GS III, p. 724 ; L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 24. La fin de l’article reviendra sur ce propos pour y dénoncer une conception naïve de la traduction : une traduction, si réussie soit-elle, n’a pas vocation à transformer l’original en ce qu’il n’est pas – en l’occurrence, un texte juif (GS III, p. 728 ; L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 30).
35 GS III, p. 725 ; L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 26.
36 GS III, p. 725-726 ; L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 27.
37 GS III, p. 725 ; L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 26.
38 Voir Marc Crépon, Le Malin génie des langues. Nietzsche, Heidegger, Rosenzweig, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2000, p. 150 : « Ainsi se trouve mis en évidence ce qui constitue l’essence de tout nationalisme linguistique. La volonté d’éternité a pour rançon le besoin d’une autopurification exacerbée, catastrophique. La hantise de la mort ne trouve à s’apaiser provisoirement que dans le fantasme d’une résurrection. Il faut faire place nette, retrouver ce qui est authentique et chasser ce qui ne l’est pas. »
39 GS III, p. 726 ; L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 27.
40 GS III, p. 726 ; L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 28.
41 GS III, p. 726 ; L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 28.
42 GS III, p. 726 ; L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 28. Le rapprochement de l’arabe avec le latin d’Église est problématique à un double titre : d’une part, on ne saurait affirmer que l’arabe coranique est une langue liturgique dont l’usage vivant s’est perdu ; d’autre part, l’analyse rapide de Rosenzweig ne permet pas de prendre en compte la diglossie propre à la langue arabe (arabe littéral et arabe dialectal). Comme dans L’Étoile, l’islam et sa langue sainte sont pensés dans la proximité avec la Révélation hébraïque, à laquelle revient toujours le dernier mot ; voir par exemple l’analyse de la racine sémitique r.h.m (Stern, p. 185 ; Étoile, p. 237).
43 GS III, p. 726 ; L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 28. Cf. Stern, p. 335 ; Étoile, p. 421.
44 On peut dire que cette situation fait du peuple juif une nation de traducteurs. Voir Dana Hollander, Exemplarity and Chosenness. Rosenzweig and Derrida on the Nation of Philosophy, Stanford, Stanford University Press, 2008, p. 147 : « Above all, however, the Jews cannot not translate, because they are always in a state of Zuwanderung—of coming over from elsewhere. Since they have no ground to stand on, and can speak no language of their own, translation is the necessary condition of their existence. But just as the Jews never come over from a particular origin, Judaism as translation has no source language; it is translation without a source. »
45 GS III, p. 727 ; L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 29.
46 Une mise en garde similaire contre le danger d’un isolement linguistique de l’hébreu se trouve dans un article d’Alexandre Hichin (1914). Réagissant à la « guerre des langues », Hichin rappelle que la disqualification du yiddish revient à priver le projet sioniste de ses forces vives, les masses populaires du judaïsme, en particulier celles de la diaspora : « On éloigne et on déracine entièrement les résidents au sommet de cette colline de la renaissance, de la masse du peuple qui erre dans les “ténèbres”, sans voir ni sentir tout le danger que comporte cet “isolement hébreu”. […] C’est un tort grave que l’on porterait au peuple, et plus encore à la langue hébraïque, si on laissant s’approfondir le fossé qui la sépare des masses, en faisant de l’hébreu l’apanage d’une seule caste de “nobles” et d’ “êtres d’exception”. » (A. Hichin, « Le danger de l’ “isolement hébreu” », in D. Charbit, Sionismes. Textes fondamentaux, op. cit., p. 271-274, ici p. 272-273)
47 GS III, p. 727-728 ; L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 29.
48 Jakob Klatzkin, Probleme des modernen Judentums, op. cit., p. 80.
49 Dès 1917, Rosenzweig se disait convaincu que le sionisme pouvait espérer créer un centre pour la judéité mondiale, mais non absorber l’ensemble de cette dernière dans ce foyer, ce qui la condamnerait ultimement à disparaître. Cf. GS I.1, p. 493 (à ses parents, 18 décembre 1917) : « Si le sionisme conduisait tous les Juifs en Palestine, il n’y aurait, au bout de deux cents ans, plus aucun Juif. Mais puisqu’il ne va créer qu’un centre juif (ce qu’il sait) et que ce centre sera (ce qu’il ignore) gouverné par la considération de la “périphérie”, et non l’inverse comme le sionisme l’espère, il signifie en fin de compte peu de chose, rien qu’une nouvelle racine nourricière enfoncée dans la terre, s’ajoutant à celles qui existent déjà (la bourse, l’égalité sociale et politique, etc., etc., et aussi parasitaire que celle-ci : l’État sioniste vivra aux crochets de la communauté des États, comme les différentes diasporas vivent aux crochets des nations.) »
50 GS I.1, p. 400 (à Gertrud Oppenheim, 1er mai 1917).
51 GS III, p. 729 ; L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 31.
52 Gershom Scholem, « Bekenntnis über unsere Sprache », reproduite en annexe à Michael Brocke, « Franz Rosenzweig und Gerhard Gershom Scholem », in W. Grab, J. H. Schoeps (éd.), Juden in der Weimarer Republik. Skizzen und Portraits, Darmstadt, Primus Verlag, 1998, p. 148-150 ; trad. S. Mosès, L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2006, p. 341-344. Voir les commentaires de S. Mosès (L’Ange de l’Histoire, op. cit., p. 341-368) et J. Derrida (Les Yeux de la langue. L’abîme et le volcan, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2012).
53 Franz Rosenzweig, Der Mensch und sein Werk: Gesammelte Schriften, IV: Sprachdenken, 1: Jehuda Halevi. Fünfundneunzig Hymnen und Gedichte, éd. R. Rosenzweig, La Haye, M. Nijhoff, 1983 (désormais abrégé en GS IV.1).
54 Voir Barbara E. Galli, Franz Rosenzweig and Jehuda Halevi. Translating, Translations, and Translators, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1995 ; Hans-Christoph Askani, Das Problem der Übersetzung, dargestellt an Franz Rosenzweig. Die Methoden und Prinzipien der Rosenzweigschen und Buber-Rosenzweigschen Übersetzungen, Tübingen, J.C.B. Mohr-P. Siebeck, 1997 ; Mara H. Benjamin, Rosenzweig’s Bible. Reinventing Scripture for Jewish Modernity, New York, Cambridge University Press, 2009. Pour une approche de la Verdeutschung de Buber et Rosenzweig dans son contexte judéo-allemand, voir Abigail Gillman, A History of German Jewish Bible Translation, The University of Chicago Press, 2018.
55 Pour une réflexion contemporaine, qui rejoint la critique rosenzweigienne d’une traduction vouée à la communication et confère à l’acte de traduire une vertu rédemptrice, voir Walter Benjamin, « Die Aufgabe des Übersetzers », Gesammelte Schriften, hrsg. von R. Tiedemann und H. Schweppenhäuser unter Mitwirkung von T. W. Adorno und G. Scholem, Francfort, Suhrkamp Verlag, IV, 1, 1991, p. 9-21 ; « La tâche du traducteur », Œuvres I, trad. M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2010, p. 244-262.
56 Franz Rosenzweig, « Zeit ist’s », GS III, p. 463 ; « Il est grand temps… », Confluences, op. cit., p. 229 : « L’Allemand, y compris l’Allemand dans le Juif, peut lire la Bible en allemand – à la Luther, à la Herder, à la Mendelssohn –, et il le fait ; le Juif ne peut la comprendre qu’en hébreu. Et quand bien même les deux possibilités pourraient coexister, puisqu’il y a là une possession commune aux deux, – il faut dire en revanche de la langue de la prière juive, sans aucun doute ni univoque : elle est intraduisible. »
57 C’est pourquoi Rosenzweig fait sien l’énergique propos de Stolberg, traducteur de l’Iliade : « Cher lecteur, apprends le grec et jette ma traduction au feu. » (« Nachwort zu Jehuda Halevi », GS IV.1, p. 1 ; « Jehuda Halevi », L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 153-154)
58 Franz Rosenzweig, « Die Schrift und Luther », GS III, p. 756 ; « L’Écriture et Luther », L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 63.
59 GS IV.1, p. 8 ; L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 162.
60 Stern, p. 421 ; Étoile, p. 526.
61 GS IV.1, p. 10 ; L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 164.
62 Voir Antoine Berman, La Traduction et la lettre ou l’Auberge du lointain, Paris, Éditions du Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1999, p. 66-67.
63 Mara Benjamin souligne également le désir de préserver, dans la traduction, la conscience exilique propre à la poésie de Halévi : Rosenzweig aurait cherché à promouvoir « a model of Jewish exilic consciousness, in which he, like the poet, would resist incorporation or assimilation into the dominant cultural sphere by making the German foreign to itself » (Mara H. Benjamin, Rosenzweig’s Bible. Reinventing Scripture for Jewish Modernity, New York, Cambridge University Press, 2009, p. 83). C’est pourquoi sa nostalgie de Sion ne pouvait prendre qu’une forme littéraire, et non politique. Par la traduction, il s’agit de créer « a Jewish home that would exist on the page, in the word, in speech rather than in the world of seemingly divisive social practices » (ibid., p. 102). Nous pensons cependant que la traduction de Halévi ne vise pas à rendre un foyer (fût-il de nature « seulement » littéraire plutôt que politique) à la conscience exilée ; au contraire, elle redouble et approfondit cet exil.
64 Franz Rosenzweig, « Unmittelbare Einwirkung der hebräischen Bibel auf Goethes Sprache », GS III, p. 773-775 ; « Comment la Bible hébraïque a directement influencé la langue de Goethe », L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 83-86.
65 Voir Franz Rosenzweig, « Die Schrift und Luther », GS III, p. 752 ; « L’Écriture et Luther », L’écriture, le verbe et autres essais, op. cit., p. 59.
66 Johann Wolfgang von Goethe, Poésie et vérité. Souvenirs de ma vie, traduit de l’allemand par Pierre du Colombier, Paris, Aubier, coll. « Domaine allemand », 1941, p. 85-88.
67 Voir notamment Martin Buber, « Zu Luthers Übertragung von Ruach », Werkausgabe 14, Schriften zur Bibelübersetzung, herausgegeben, eingeleitet und kommentiert von Ran HaCohen, Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 2012, p. 155-157 ; « Über die Wortwahl in einer Verdeutschung der Schrift », ibidem, p. 81-82 ; « Der Mensch von heute und die jüdische Bibel », ibidem, p. 47-51.
68 De la même manière, Buber évoque deux passages de l’Hypérion de Hölderlin, qui témoignent de ce que le poète a su comprendre et conserver l’unité des significations du terme hébreu. Voir Martin Buber, « Zu einer neuen Verdeutschung der Schrift », Werkausgabe 14, op. cit., p. 206, note 7.
69 Gershom Scholem, « L’achèvement de la traduction de la Bible par Martin Buber », Le messianisme juif. Essais sur la spiritualité du judaïsme, trad. B. Dupuy, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Le goût des idées », 2016, p. 447.
70 S. Mosès a mis en lumière l’usage rosenzweigien de ce terme dans une note d’avril 1922 (GS I.2, p. 770). Voir Stéphane Mosès, L’Ange de l’Histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2006, p. 53.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Émeline Durand
Emeline Durand est agrégée et docteur en philosophie de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a soutenu en 2020 sa thèse intitulée « Le temps de la langue : langage, Révélation, histoire chez Franz Rosenzweig ». Elle a publié plusieurs articles sur la question du langage et de la traduction chez Rosenzweig, notamment « Geist der Übersetzung: Franz Rosenzweig on the Redemptive Task of Translation », Naharaim, Vol. 14 (2020), Part 1, et « Die Methode des Sprechens. La question de la méthode dans L’Étoile de la Rédemption », Les Études philosophiques, 2019/2, n°192.