Valeria Caldarella Allaire, "Julien Le Mauff, Généalogie de la raison d’État. L’exception souveraine du Moyen Âge au baroque, Paris, Classiques Garnier, 2021"
1Politiste et historien, Julien Le Mauff concentre sa recherche sur l’histoire des systèmes de pensée politiques et la formation de théories de la souveraineté à l’époque médiévale et moderne.
2Comme l’indique le titre, ici, le centre du discours est la raison d’État. Plus précisément, il s’agit là d’une étude de la réflexion qui porte à la naissance et à la définition du concept même.
3La notion naît de la combinaison des concepts de nécessité et d’utilité et suit un ensemble de changements radicaux qui ont lieu dans la perception même des structures ontologiques du monde. C’est à Guichardin que l’on doit l’expression, apparue pour la première fois en 1525 ; elle obtiendra une définition juridique stricte en 1610. Aujourd’hui, la formule s’est cristallisée ; l’idée, qui demeure ambigüe, en est diminuée par un usage démesuré et, parfois, peu pertinent.
4Une historicisation méticuleuse de la construction du concept
5En choisissant une présentation chronologique, l’auteur nous mène du XIIe siècle au milieu du XVIIe, en suivant les traces de Jean de Salisbury et Guillaume d’Ockham, entre autres, chez lesquels nous pouvons apercevoir in nuce les germes de l’idée, en passant par Thomas d’Aquin et en arrivant jusqu’à la définition qui se laisse percevoir chez Machiavel et qui s’exprime pleinement chez Botero. Julien Le Mauff termine l’étude en analysant les réécritures et reformulations de la pensée politique de l’époque « baroque », qui renouent avec la logique tracée dans les siècles précédents (avec Scipione Ammirato, par exemple).
6L’auteur s’appuie donc sur l’analyse de nombreuses sources et sur une bibliographie secondaire extrêmement féconde et variée. Il ne s’agit pas d’un survol des grands ouvrages qui ont contribué à la définition de l’idée, mais d’une étude précise et richement documentée qui, à travers une critique rigoureuse des textes, opère une mise au jour des concepts clés et des doctrines théologiques et philosophiques médiévales, ainsi que des théories politiques qui se modifient au fil du temps, tout en prenant soin de ne jamais perdre de vue le contexte social et culturel dans lequel elles furent produites. De plus, à plusieurs reprises est adopté le terme (et le concept) hérité de Le Goff de long Moyen Âge ; en effet, l’auteur insiste sur le dépassement de la césure traditionnelle entre Moyen Âge et Modernité, sans pour autant prétendre en effacer complètement les différences, mais en soulignant la continuité historique.
7Que l’on se rassure, Julien Le Mauff ne cherche pas à repérer à tout prix les premiers traits de la raison d’État au Moyen Âge, mais plutôt à mettre en évidence ses conditions d’existence (p. 29) et à identifier les transformations sociales, culturelles, intellectuelles, qui ont lieu à cette époque et qui ont joué le rôle de « conditions de possibilité de la modernité ». Au XIIe siècle l’État n’existe pas encore, l’entité géographique que recouvrira ce terme apparaît à peine au XIIIe siècle ; à partir des XIVe et XVe siècles, naît une conscience étatique. Le mot État présente un contenu conceptuel qui demeure faible jusqu’au siècle suivant, jusqu’à Machiavel, auquel la formule est si souvent associée. À partir de l’enseignement des penseurs de l’Antiquité, certaines notions et définitions se précisent et se renouvellent sous la plume des penseurs étudiés, au prisme d’une expérience souvent directe. C’est à la fin du XVIe siècle qu’est publié à Venise De la ragion di Stato de Giovanni Botero ; c’est le Piémontais – consulteur de la congrégation de l’Index – qui fait un effort décisif de définition et de stabilisation cohérente de la notion.
8Le volume s’articule en quatre parties
9Dans la première – Nécessité, Utilité et possibilité de l’Exception – sont traitées les questions de pouvoir et de gouvernement à l’époque médiévale. Le point d’appui de la réflexion est l’analyse de notions et de concepts clé, ceux de nécessité (simple ou conditionnelle), de loi (divine et immuable ou positive et flexible), d’utilité (publique) et de bien commun, de recours à l’exception (à la loi), de justice et d’équité.
10Ici – comme dans les autres parties du volume –, Julien Le Mauff offre une fine analyse lexicale et sémiotique, s’attardant sur la complexité des mots au sens variable (la politique, le politique, la loi, la liberté, la patria, la souveraineté…) et mettant le lecteur en garde contre certains raccourcis qui ne tiendraient pas (ou peu) compte du contexte politique et historique. De plus, l’auteur pointe du doigt tout le problème de l’affaiblissement des textes que la traduction de termes polysémiques (le plus souvent latins ou italiens) pose dans les différentes langues vernaculaires.
11Le premier des textes analysés dans cette partie est le Policraticus (1159) du philosophe et théologien Jean de Salisbury, considéré comme le premier traité politique depuis la fin de l’Antiquité et comme le premier pas vers la science politique (bien que participant encore d’une tradition littéraire moraliste). A cette époque, la pratique du pouvoir n’est pas un objet de réflexion identifié ; l’ouvrage de Salisbury formule des recommandations qui se fondent sur son expérience directe. La pensée philosophique de l’exception est ici limitée.
12Necessitas non habet legem. La deuxième partie du volume – Parcours de la Nécessité. Les deux droits, la théologie et l’impôt – montre l’évolution du discours sur le pouvoir et l’éloignement lent et progressif – mais pas définitif – du moralisme dominant le XIIe siècle.
13Dans les théories canoniques médiévales, se répand l’association entre l’idée de nécessité et celle d’exception. Le concept d’exception à la loi, qui définit la souveraineté même, existe en effet au XIIe siècle, chez le canoniste Yves de Chartres dans son traité Prologue. L’acceptation du recours à l’exception, basé sur la nécessité, est nourrie dès le Moyen Âge par des échanges permanents entre doctrine et pratique d’abord au sein de l’Eglise. Les papes y ont en effet recours, et de façon abondante, dès la fin du XIIe siècle. Au XIIIe siècle, Thomas d’Aquin est le penseur de l’exception juridique visant à servir le bien commun et justifiée par la nécessité (guerrière notamment).
14Rex imperator in regno suo. Dans la troisième partie – Penser l’État –, il s’agit d’analyser la sécularisation de la politique et l’émergence de pouvoirs temporels indépendants de la sphère spirituelle, bref, l’affirmation de la souveraineté royale, qui s’amorce au XIVe siècle. En effet, comme le souligne l’auteur, « l’autonomie de la politique, en tant que discipline théorique et en tant que pratique […] du pouvoir, est ainsi l’une des conditions de l’apparition d’une véritable logique d’exception et à terme, de la raison d’État » (p. 292). De Gilles de Rome à Guillaume d’Ockham, en passant par Jean Duns Scott, l’idée de nécessité s’associe à la pensée de la contingence des choses terrestres qui manquait à Chartres et aux autres penseurs du XIIe siècle. À la fin de la troisième partie, l’excursus sur le Moyen Âge étant achevé, l’ouvrage présente le « long cheminement vers le stato unifié de Machiavel et Guichardin » et la « lente généralisation de l’idée d’État » qui s’opère avec Giovanni Botero.
15La quatrième partie est dédiée au Siècle de la raison d’État. On retrouve ici trois définitions différentes, sinon contradictoires, de la notion. Dans la définition machiavélienne, est mis en évidence le caractère de constance d’une pratique politique, l’idée de permanence, qui atténue le caractère de nécessité lié à l’urgence. Pour ce qui est de la deuxième définition (botérienne), elle est plus restrictive, la notion doit être compatible avec la religion catholique, apte à contrer la logique machiavélienne. La troisième théorie (juridique) se formalise avec Scipione Ammirato e Pietro Andrea Canonhiero et renoue, en quelque sorte, avec les notions élaborées dans les siècles précédents : l’exception est encadrée et conditionnée.
16Quelques remarques conclusives. Dans son introduction, l’auteur affirme que son étude se distingue d’une histoire des mentalités ou des représentations, tout comme elle se différencie d’une anthropologie politique (p. 25). Nous pouvons sans risque inscrire Généalogie de la raison d’État dans le corpus des ouvrages d’histoire des idées politiques. En effet, il se structure autour de figures majeures de la pensée politique, en les plaçant dans leur contexte historique, tout en réussissant à éviter le piège biographique et/ou anthologique. Peut-être nous risquerons-nous à exprimer un léger regret, qui n’enlève rien à la qualité de ce volume : probablement, l’auteur aurait pu accorder une plus ample attention à l’histoire de la pensée politique de la péninsule ibérique. Contesté, voire censuré, ou imité, Machiavel eut une influence certaine sur la réflexion politique espagnole du siècle d’or. Le même discours vaut pour le courant tacitiste, qui eut en Espagne une importance et une durée remarquables et dont les liens avec la diffusion de la raison d’Etat sont bien connus. Pourrait être rappelé, à titre d’exemple, le traité anti-machiavélien de Pedro de Ribadeneyra (Tratado de la religión y virtudes que debe tener el príncipe cristiano para gobernar y conservar sus Estados. Contra lo que Nicolás Machiavelo y los políticos de este tiempo enseñan, Madrid, 1595), qui définit la raison d'État "chrétienne". Les écrits théoriques sur la résistance au tyran – l’idée de tyrannicide est rapidement abordée dans le volume – se font racine idéologique des révoltes des Comunidades ; les traductions – parfois très peu fidèles – de Botero et de Bodin (dont la réflexion porte sur la notion de souveraineté absolue) font surgir un véritable débat en Espagne sur le concept de raison d’État et, au sein de l’œuvre de Botero, l’empire ibérique endosse un rôle fondamental (dans son De la ragion di Stato, mais également dans les Relazioni universali).
17Reste que Généalogie de la raison d’État est un ouvrage enrichissant, qui jette un regard averti sur la construction progressive de la notion à travers les siècles du long Moyen Âge. Reste l'originalité de ce livre qui, en s'intéressant à la genèse de la raison d'État, vient compléter les travaux déjà existants et bien connus. À Lire.
18Valeria Caldarella Allaire
19ERLIS
20Université de Caen Normandie