Sarah Marciano, "Christina A. Ziegler-McPherson, The Great Disappearing Act: Germans in New York City, 1880-1930, New Brunswick, Rutgers University Press, 2022"
1Si le projet d’examiner l’évolution de la communauté germano-américaine à New York et plus particulièrement au cœur du quartier baptisé la « petite Allemagne » (Kleindeutschland) de 1845 à 1880 avait déjà été entrepris par Stanley Nadel en 19901, il restait toutefois à couvrir les décennies allant de 1880 à la Première Guerre mondiale2. C’est le pari relevé par l’historienne Christina Ziegler-McPherson qui interroge la place occupée par les Germano-Américain.e.s dans la société new-yorkaise et leur progressif effacement de 1880 à 1930 tant dans l’espace urbain que dans la société nord-américaine plus largement. Comment expliquer cette « disparition » et comment a évolué le microcosme que représentait la « petite Allemagne » aux États-Unis, troisième ville au monde en termes de population germanophone après Berlin et Vienne dans les années 1860 ? Cet ouvrage répond à une interrogation somme toute assez classique qui est celle de l’assimilation à la société d’accueil anglo-américaine des Germano-Américain.e.s après deux ou trois générations. L’originalité de la démarche réside néanmoins dans l’ambition de rassembler les évolutions linguistiques, culturelles, socio-économiques, politiques et urbaines de cette communauté en un seul volume.
2Le premier chapitre donne un aperçu de la vie quotidienne dans ce quartier situé au sud-est de Manhattan, couvrant plusieurs districts et au bord de l’East River. L’auteure ouvre ce chapitre avec la description du parcours « type » de l’immigré.e de son arrivée à Hoboken dans le New Jersey après un voyage depuis les villes de Brème ou Hambourg jusqu’à son arrivée dans la « petite Allemagne » en transitant par Castle Garden, passage obligé en 1880 avant la création d’Ellis Island une décennie plus tard. Elle met ensuite en avant la vie culturelle foisonnante du quartier et ses modes de sociabilité divers. La profusion d’associations germanophones comme les clubs de gymnastique, les Turnvereine, ou bien encore les chorales comme la fameuse chorale d’hommes Liederkranz, fréquentée par le célèbre fabricant de pianos William Steinway (dont le véritable patronyme est en réalité Steinweg) souligne l’existence de réseaux très développés dans ce quartier. A la riche vie associative de la « petite Allemagne » s’ajoute la présence de nombreux beer gardens, lieux de sociabilité incontournables où se retrouvent les familles. L’existence d’une presse très prolifique en langue allemande ainsi que de paroisses ou d’écoles germanophones témoignent d’une volonté de préservation de la langue d’origine et d’une démarcation du reste de la société. Néanmoins, l’ouvrage s’attache aussi à montrer que cette microsociété était en réalité plus poreuse qu’on ne le pense, par exemple en soulignant l’influence des syndicats allemands sur le mouvement ouvrier aux États-Unis, en particulier sur la fédération américaine du travail (American Federation of Labor) de Samuel Gompers.
3Après avoir analysé l’organisation sociale et les modes de sociabilité propres à la « petite Allemagne », le deuxième chapitre s’attarde sur les transitions géographiques et socio-économiques des années 1880 : les classes moyennes quittent alors progressivement le sud de Manhattan pour d’autres quartiers plus au nord, s’ouvrant ainsi à la société étatsunienne et rendant ainsi la communauté germanophone plus visible. Investir d’autres espaces urbains revient à se détacher progressivement de l’enclave (ethnic enclave) qu’est la « petite Allemagne ». Ce chapitre énumère les professions dans lesquelles les Germano-Américains sont majoritaires à la fin du XIXe siècle, statistiques à l’appui, comme le domaine de la brasserie ou bien encore la fabrication d’instruments de musique, de sucre ou de vinaigre pour ne citer que quelques exemples. Il aurait été intéressant de connaître les statistiques concernant l’emploi féminin qui sont absentes de ce chapitre, possiblement en raison d’un manque de sources. L’étude de cas dans cette partie met en lumière des destins exceptionnels à l’instar de celui du célèbre fabricant de piano, Heinrich Steinweg, dont l’entreprise Steinway _ Sons connaît un grand succès dès les années 1880 grâce à son fils William, qui fait la promotion de la musique allemande. A mesure que l’entreprise gagne en notoriété, la famille Steinway quitte la « petite Allemagne » pour l’ouest de Manhattan. Malgré ce succès, la famille reste néanmoins très ancrée dans la communauté germanophone et William Steinway est un membre de la chorale Liederkanz, tout en fréquentant aussi les élites politiques anglophones. Cet exemple qui paraît singulier illustre en réalité la plus grande mobilité sociale des familles de la communauté et les reconfigurations urbaines qui en résultent.
4Le troisième chapitre met en exergue les disparités socio-économiques au sein même de la « petite Allemagne », récusant ainsi l’idée d’un groupe homogène. Les Juifs constituent alors 10% de la communauté germanophone mais possèdent leurs propres associations et leurs lieux de culte. Dans un contexte d’antisémitisme croissant, leur place dans la communauté et dans la société étasunienne plus généralement est en mutation. Un fossé existe par ailleurs entre l’élite germano-américaine et le reste de la communauté, ce qui explique la grande diversité des sensibilités politiques, bien qu’un sujet fédère tous les membres, et ce indépendamment du statut socio-économique : la lutte contre l’interdiction de la vente d’alcool le dimanche au nom de la tempérance.
5Le chapitre suivant est consacré à la tragédie du General Slocum de 1904, naufrage dans lequel périssent de nombreux membres d’une paroisse luthérienne de la « petite Allemagne ». Émaillé de nombreux et riches exemples, ce chapitre analyse la façon dont cette tragédie a fracturé la communauté. Il évoque également la fin de l’« enclave » et la répartition dans d’autres espaces urbains.
6Le cinquième chapitre met en lumière la compréhension « pluraliste » de la société d’accueil selon la communauté : être américain.e ne signifie en aucun cas renoncer à ce qui constitue la « germanité » (Germanness). S’appuyant sur des figures politiques de premier plan telles que Carl Schurz mais également sur les activités de la fédération nationale germano-américaine (Deutsch-Amerikaner Nationalbund), l’historienne révèle que l’assimilation n’exclut pas les efforts pour préserver et promouvoir la langue allemande. Cependant, elle note qu’un nombre croissant d’associations adoptent l’anglais.
7Les deux derniers chapitres sont consacrés à la rupture qu’a constitué la Première Guerre mondiale et en particulier le naufrage du Lusitania en 1915 : le début des hostilités a constitué un véritable tournant dans le rapport avec la communauté germano-américaine. Les soupçons et l’« hyper agressivité » à leur encontre ont un peu plus accéléré l’effacement de la langue allemande et des pratiques culturelles qui leur étaient propres, bien que cet effacement ait déjà été en germe avant. L’historienne analyse la façon dont leur place dans le paysage politique et socioculturel a été redéfinie dans les années 1920 et leur entrée dans la catégorie plus large des « blancs » (white), un point important qui aurait mérité d’être approfondi.
8Cette étude empirique repose sur un travail documentaire impressionnant, s’appuyant sur des archives à la fois étasuniennes (Washington et New York) et allemandes (Bremerhaven). Elle offre à la fois une vue d’ensemble de l’histoire des Germano-Américain.e.s dans la mesure où le cas de New York est exemplaire et des études de cas singuliers. Dans le deuxième chapitre, l’on peut regretter que l’auteure mette en avant des histoires de réussite (Steinway ou bien encore Pfizer) au détriment de parcours plus « ordinaires », d’autant plus qu’elle évoque à de nombreuses reprises la stratification socio-économique dans la communauté et la pluralité des parcours. Au demeurant, la richesse des exemples dans le reste de l’ouvrage révèle que cette communauté n’a jamais constitué un groupe monolithique : la diversité religieuse, politique et la dispersion géographique sont évoquées. Cette étude s’adresse aussi bien à celles et ceux qui s’intéressent aux migrations dans le cadre des études germaniques ou anglophones qu’aux spécialistes d’histoire culturelle.
9Sarah Marciano
10Identités, Cultures, Territoires
11Université Paris Cité
Notes
1 Stanley Nadel, Little Germany: Ethnicity, Religion and Class in New York City, 1845-80, University of Illinois Press, 1990.
2 Plusieurs travaux de recherches plus spécifiques sur le mouvement anarchiste, les syndicats, ou bien encore la musique dans le théâtre allemand durant cette période existent.