Préface : Le défi de la complexité
Table des matières
L’action suppose la complexité, c’est-à-dire aléa, hasard, initiative, décision, conscience des dérives et des transformations. Le mot stratégie s’oppose à celui de programme. […] L’action peut certes se contenter de stratégie immédiate qui dépend des intuitions, des dons personnels du stratège. Il lui serait utile aussi de bénéficier d’une pensée de la complexité. Or la pensée de la complexité, c’est d’abord un défi1.
Ce numéro d’Histoire Culturelle de l’Europe est né de l’idée de faire se rencontrer, autour d’une problématique traductologique assez large, « Les hommes, les espaces, la nature », des spécialistes en traduction provenant de divers horizons de recherche et d’enseignement, mais ayant fait à plusieurs titres l’expérience de la traduction, didactique ou éditoriale, littéraire ou technique. Ces rencontres et débats se sont tenus, sous notre direction2, à l’université de Caen Normandie en 2021, 2022 et 2023. Nous avons choisi de traiter une problématique largement interdisciplinaire, proche de thématiques aujourd’hui d’actualité et étudiées par l’écocritique et l’écotraduction3.
Nous souhaitions rassembler des contributions susceptibles d’intéresser ceux et celles qui étudient et/ou enseignent la traduction dans les filières de Langues, Littératures et Civilisations Étrangères et de Langues Étrangères Appliquées. Ces deux cursus recouvrent des domaines d’intérêt très différents, dont semble schématiquement témoigner l’opposition entre traduction littéraire et spécialisée. La prise en compte de thématiques pointues a, certes, bien des vertus : elle a le mérite d’approfondir des aspects spécifiques dans le champ de la traduction. Il n’en demeure pas moins que la pluridisciplinarité des méthodes et des approches en sciences humaines et sociales permet d’envisager avec davantage d’acuité ce qui est complexe dans sa complexité4 et d’en saisir, via les optiques parfois novatrices résultant de ces croisements, des aspects insoupçonnés ou négligés. Décloisonner ces disciplines et les faire dialoguer entre elles fut un pari et un défi que nous avons voulu prendre le risque de courir.
On trouvera ici réunies des études concernant notamment des traductions parues entre les XIXe et XXIe siècles, ainsi que des expériences de traduction. Ces dernières sont presque toujours d’ordre éditorial, assurées personnellement par ces critiques et/ou traductologues qui les présentent et commentent. Certaines expériences sont issues de quelques projets collaboratifs alliant recherche et didactique, conduits par des chercheures qui expliquent comment et pourquoi elles les ont réalisés. La traduction professionnelle, littéraire ou spécialisée, y est représentée par une présentation explicite des modalités de travail et des outils exploités, notamment numériques. Une telle réflexivité montre les implications de la théorie pour la pratique et vice versa : elles font du traduire une opération praxéologique5 complexe, exigeant du sujet traduisant une posture interdisciplinaire et méta-critique :
Le méta-point de vue n’est possible que si l’observateur-concepteur s’intègre dans l’observation et dans la conception. Voilà pourquoi la pensée de la complexité a besoin de l’intégration de l’observateur et du concepteur dans son observation et sa conception6.
La verbalisation par le sujet traduisant de son méta-point de vue, selon la méthode du raisonnement à voix haute dite TAP (Think Aloud Protocol)7, est, grâce aux nouvelles technologies, un exercice de didactique de plus en plus pratiqué dans les écoles d’interprétariat et de traduction ; il est aussi utilisé dans la recherche8. Les contributions ici rassemblées exposent ce méta-point de vue a posteriori, par écrit, comme cela se fait de mémoire d’homme, suivant la voie ouverte par Cicéron dans sa préface De optimo genere oratorum9. Selon George Steiner, la première période de l’histoire de la traduction, caractérisée par l’explication empirique a posteriori, commence en 46 av. J.-C. avec Cicéron et se clôt au début du XIXe siècle10. Mais peut-on vraiment la considérer comme une pratique dépassée et aujourd’hui inactuelle ? Si l’on s’en tient aux théoriciens Henri Meschonnic, Jean-René Ladmiral et Antoine Berman, qui ont animé le débat en France à partir des années 1970, ils sont tous trois traducteurs, comme l’était du reste Georges Mounin. D’après l’écrivain et sémioticien Umberto Eco, lui aussi traducteur, « pour faire des observations théoriques sur la traduction, il n’est pas inutile d’avoir eu une expérience active ou passive de la traduction11 ». En filigrane des présentes études analysant des traductions, ou relatant des expériences vécues, on constate réciproquement une conscience accrue des problèmes théoriques chez les praticiens et les critiques.
Pour enrichir et varier les regards portés sur les enjeux traités, les interventions touchent de nombreuses langues-cultures : le français, l’anglais d’Europe et d’Amérique, les langues nordiques, l’italien, l’allemand, le russe, mais aussi l’arabe, l’espagnol péruvien et le portugais brésilien. Chaque langue-culture possède ses aspects propres qui demandent à être abordés avec compétence et précision : si des questions traductologiques similaires concernent en effet toute langue-culture, les caractéristiques de cette dernière soulèvent d’autres problèmes obligeant à élargir l’éventail des stratégies et des solutions. Les présents articles analysent en outre des textes de haute ou basse littérature (poésie, roman, nouvelle, roman policier, témoignages autobiographiques…) et des écrits pragmatiques couvrant divers domaines comme l’économie, le commerce ou la médecine. Chaque type de corpus exige une démarche spécifique, ainsi qu’une méthodologie adaptée. Mais, indépendamment de l’approche théorique ou pratique choisie, de la méthode appliquée et du type de texte étudié, tous nos collègues étaient invités à prendre en compte, dans l’analyse de leur corpus, l’interaction mise en narration entre êtres humains, espaces naturels et tout ce qui, sur terre, incarne le vivant. Nous nous inscrivons en cela dans le sillage de l’écocritique de la matière telle qu’elle est définie par Serenella Iovino et Serpil Oppermann en 2014 :
l'étude de la manière dont les formes matérielles – les corps, les choses, les éléments, les substances toxiques, les produits chimiques, les matières organiques et inorganiques, les paysages et les entités biologiques – agissent les unes avec les autres et avec la dimension humaine, produisant des configurations de significations et de discours que nous pouvons interpréter comme des histoires12.
De multiples problèmes de traduction ont ainsi été traités : les représentations narratives ou sémiotiques des êtres humains et de leur corps, allant de la terminologie des maladies aux expressions métaphoriques du désir sexuel ; les catégories de classement de la faune depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours ; les animaux sauvages objets de la chasse et de la pêche ; la terminologie botanique et l’imaginaire de la forêt, la terre nourricière dont les produits s’exportent dans un monde de plus en plus globalisé ; les paysages mis en scène dans les textes narratifs, images bucoliques de la nature ou territoires dévastés par la guerre, témoins de l’histoire linguistique et culturelle de leurs habitants. On y lit autant de parcours géographiques d’un ailleurs qui se mue, notamment à la faveur des traductions, en motif de pèlerinage littéraire ou de découverte touristique de l’altérité.
Que nous disent les études ici rassemblées de la rencontre avec les espaces et la nature de l’autre ? Ce face-à-face incite celui ou celle qui traduit à se confronter à l’onomastique, aux realia et aux culturèmes13. Ces derniers émergent le plus souvent du contexte spécifique des récits narratifs, où leur usage relève d’un ancrage local : les classements scientifiques internationaux peuvent parfois aider à délocaliser ce qui relève de l’onomastique, mais le plus souvent, ces éléments culturels propres à une communauté linguistique donnée font l’objet d’emprunts ou de calques. Même si les outils utilisés pour résoudre ces problèmes sont principalement numériques, aucune des expériences présentées dans ce numéro n’a eu recours à la traduction automatique14, à l’exception – peut-être – d’une analyse de traduction indirecte. La post-édition ou la révision éditoriale effectuées par des personnes compétentes y sont en revanche envisagées comme une nécessité professionnelle du point de vue déontologique et éthique.
Nous allons maintenant présenter les trois sections composant ce numéro.
Approches écocritiques : études littéraires et philosophiques sur la traduction
Dans une première partie, nous avons réuni cinq contributions articulées le long d’un continuum allant de la nature en tant que macrocosme jusqu’à « l’espace corporel15 » singulier de l’homme et de l’animal. Comment les hommes (se) traduisent-ils ? De l’idée de nature comme monde jusqu’aux corps humains et animaux, en passant par les paysages et les plantes, nous traçons une ligne heuristique qui vise à contribuer aux recherches traductologiques en prenant en compte plusieurs perspectives qui nous invitent à penser la traduction des interactions entre le vivant – les êtres humains, la flore et la faune – et les espaces où tout ce qui est vivant évolue.
Jean-René Ladmiral nous propose d’abord, dans une conversation philosophique avec Louise Sampagnay, d’explorer la diversité des enjeux traductologiques au prisme de la thématique de l’homme dans le monde en tant que sujet traduisant. Mettant en lumière les implications théologiques dans la traduction, Ladmiral évoque l’opposition entre Lettre et Esprit, thème récurrent depuis Cicéron et saint Paul. Louise Sampagnay, germaniste et comparatiste, propose d’envisager la dynamique dialectique entre ces deux pôles au prisme de l’homme dans le monde pensé comme nature, en guise d’introduction philosophique à ce 5e numéro de la revue d’Histoire culturelle de l’Europe. Ladmiral revient sur sa longue carrière de traducteur de la philosophie allemande (notamment de Kant et de Habermas) et de penseur de la traduction. Rappelant les enjeux de sa dichotomie entre sourciers et ciblistes, il souligne l’importance de la catégorisation des stratégies traductives comme outil pour la réflexion traductologique, ainsi que pour la pratique traduisante.
Rosana Orihuela étudie le lien entre les hommes, leurs langues-cultures et les paysages dans le roman Yawar fiesta de José Maria Arguedas où l’hétérolinguisme espagnol et quechua témoigne de l’identité culturelle complexe des habitants de l’espace géographique andin. L’autrice et traductrice16 analyse ce phénomène et ses implications dans les traductions de ce roman en français, italien et anglais.
Alexia Gassin traite la question des toponymes et des spécialités gastronomiques de Bourgogne tels qu’elle les observe dans la traduction russe du roman de Romain Rolland Colas Breugnon. Il s’agit d’une traduction qui n’est que partiellement russisée par le jeune Nabokov : un tel inachèvement interpelle la chercheure, d’où son analyse détaillée des choix traductifs de l’écrivain polyglotte.
L’objet d’étude de l’article suivant est, par contraste, le passage de l’original en langue étrangère à la traduction française. Y est prise en compte l’interaction auteur-traducteur. Le vivant, tel qu’il est traité en allemand dans sa dimension organique pure, a aussi des répercussions sur les traductions : ainsi le Traité sur la métamorphose des plantes de Goethe, botaniste philosophe pensant les métamorphoses du vivant, invite Dirk Weissmann, germaniste et traducteur17, à analyser les métamorphoses de la langue de Goethe dans la traduction de Frédéric Soret : les manuscrits minutieusement étudiés par ce chercheur dévoilent, dans les coulisses de l’archive, une forte collaboration auteur-traducteur qui, dans le texte d’arrivée, brouille les deux instances énonciatives – celle de l’écrivain-botaniste et celle de son interprète français.
Gemma Cataldi, quant à elle, présente les métaphores du corps humain dans une pièce comique à succès de la Renaissance italienne, La Calandra. Désir sexuel débridé et animalité sont au cœur des reparties licencieuses, et la chercheure étudie le passage de ces images métaphoriques de l’Italie à la France du XIXe siècle. Ce dernier article est donc consacré à la question de la censure du corps en traduction il y a deux siècles, et vient parachever la ligne de crête sur laquelle se tient cette première partie, aux approches écocritiques libres et variées.
Approches praxéologiques : expériences et réflexivité traductives
La deuxième partie de ce numéro est centrée sur des approches inductives de la traduction. Ces démarches dévoilent explicitement leurs principes théoriques et les méthodes de travail qui les sous-tendent. Quelle réflexivité méta-critique ces traducteurs et chercheurs sont-ils susceptibles de déployer ? L’article de Carla de Mojana di Cologna Renard, traductrice littéraire professionnelle18, nous propose un voyage exotique dans la faune marine et la gastronomie extraordinaire de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, en exposant notamment son approche théorique productive et les problèmes terminologiques qu’elle a rencontrés et annotés au fur et à mesure de son processus de traduction en portugais brésilien. Cette génétique explicitée du traduire ne craint pas de dévoiler ses doutes et ses hésitations.
Alex Fouillet, traducteur de littératures nordiques contemporaines, et notamment de polars19, présente en revanche les paysages scandinaves et les villes qui servent de cadre narratif à des romans policiers à succès, en s’interrogeant sur la traduction des noms propres désignant les hommes et les lieux qu’ils habitent. Ces lexèmes sont chargés d’informations parfois difficiles à conserver en français : à cette invitation au voyage en pays nordique répondent pourtant de nombreux lecteurs, en se déplaçant sur les lieux même de ces fictions.
Faisal Kenanah, quant à lui, en philologue et traducteur du corpus analysé, se penche sur la question de la classification antique animale en arabe et en français, héritée du grec ancien via la médiation du syriaque. Il prend en compte l’Histoire des Animaux d’Aristote traduite par Ibn al-Biṭrīq (m. en 815) et notamment le 10ème chapitre de l’ouvrage d’Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī (m. en 1023 ?), le Kitāb al-Imtāʿ wa-l-mu’ānasa. En proposant une série très riche d’exemples, il relève des traductions inexactes de noms d’animaux et des incohérences souvent dues à des erreurs de copistes ne maîtrisant pas suffisamment l’arabe.
Laurent Cassagnau explore le champ terminologique restreint de la chasse au gibier dans sa dimension historique et mythologique (renvoyant à la légende nordique de la Grande Chasse et au mythe grec d’Artémis). L’auteur expose ainsi les difficultés rencontrées en traduisant, de l’allemand en français, de nombreux poèmes où l’imaginaire de la forêt se remplit d’animaux chassés par Silvatica, l’héroïne éponyme, et par son ami braconnier (qui peut néanmoins faire d’elle une proie amoureuse également). Ces difficultés sont notamment liées à la polysémie des expressions relevant à la fois de l’usage courant et du langage spécialisé de la chasse, mots et syntagmes resémantisés au sein des poèmes de Helga M. Novak.
Cette dialectique théorique et pratique se poursuit avec Richard Ryan qui étudie la terminologie médicale hyper-contemporaine entre anglais et français, en faisant la distinction entre le ressenti du malade, exprimé par des termes polysémiques anciens, et l’interprétation du médecin faisant usage d’une terminologie dont les fondements sont principalement gréco-latins. Or, les expressions de la souffrance subjective et de la médecine objective ne répondent pas aux mêmes critères en français et anglais. D’où une panoplie d’exemples proposés par le chercheur, également traducteur professionnel. Cette série de cas illustre des règles à suivre, et des précautions judicieuses pour qui traduit des textes cliniques.
Vincent d’Orlando enrichit les perspectives rencontrées jusqu’ici et clôt cette deuxième partie en analysant non pas un corpus tiré d’un récit fictionnel ou d’un classement terminologique, mais un discours intersémiotique : il s’agit de la description verbale, par Giorgio Manganelli, de tableaux artistiques qui sont à leur tour une reproduction/transformation du réel. Le méta-point de vue proposé naît de l’expérience de cette traduction, La Mort comme lumière, où il fut confronté au triple passage du réel au dessin, du dessin au mot et de l’italien au français en travaillant sur un discours littéraire dont la démarche était ekphrastique et iconoclaste. La représentation et description d’une pomme de terre ou d’un corps humain malade, dans un double mouvement d’ingestion de la nature et de déformation du corps par l’artiste et par son critique littéraire, posent question au traducteur. Pour bien traduire, doit-il tenir compte lui aussi des tableaux décrits par l’écrivain, ou bien s’abstenir de les visionner ?
Didactique de la traduction, projets numériques et traduction collaborative
Dans la troisième partie de ce numéro, c’est l’approche didactique de la traduction littéraire et spécialisée, parfois à la base même de projets collectifs de recherche, qui réunit les différentes études. Les quatre traductrices et/ou traductologues replacent ici leurs activités d’enseignement dans une perspective pratique, angle le plus expérimental et singulier du présent numéro d’Histoire culturelle de l’Europe. La traduction des langues européennes est cruciale dans l’histoire culturelle du continent, et pourtant rarement prise en compte dans la recherche, comme le rappellent Jean-François Rioux et Jean-Pierre Sirinelli20. Cet enjeu traductologique historico-culturel vaut à la fois pour les couples de langues (ou pour des combinaisons où les langues sont plus nombreuses), en contact entre elles sur le sol du Vieux Continent, que pour les Nouveaux Mondes imprégnés en partie d’un imaginaire européen de la « langue » (comme organe gustatif et outil d’expression du langage).
Solange Arber analyse le problème de la spatialité, plus précisément l’expression du déplacement dans l’espace, dans les manuels de didactique de la traduction allemand-français, excursus allant des premières études de linguistique contrastive et comparée aux recherches plus récentes de sémantique et de linguistique cognitive : pour dire la spatialité, les deux langues n’exploitent pas exactement les mêmes catégories morpho-syntaxiques. Cette chercheure, germaniste et traductrice21, propose un grand nombre d’exemples tirés de ces manuels, ainsi que de textes littéraires contemporains. Les procédés de traduction des uns sont ainsi confrontés aux stratégies stylistiques des autres : ces dernières, tout en tenant compte des procédés, y ajoutent un savoir-faire herméneutique plus fin et plus créatif, comme l’attestent également des documents d’archives ici pris en compte.
Federica Vezzani, quant à elle, nous montre comment un projet terminologique conçu à l’université de Padoue dans la région de la Vénétie, et impliquant les étudiants de cette faculté du nord-est de l’Italie, a pu aboutir à la création de la ressource terminologique multilingue CAMEO. Cet outil est utilisé pour l’export de produits typiques régionaux par les professionnels des filières vitivinicole, textile, tannerie et verrerie. La chercheure explique comment le lexique spécialisé a été récolté, puis inséré grâce à des fiches terminologiques aux normes ISO dans une base de données multilingue exploitable pour la traduction spécialisée et la rédaction technique de documents. Elle nous fait ainsi partager son expérience de création collective d’un outil numérique hautement performant, liant didactique et recherche.
Amy Wells décrit dans sa contribution l’expérience de traduction faite, sous sa direction, par des étudiants de Master 2 LEA, parcours « implantation des entreprises à l’international », qui portait, jusqu’aux stages en entreprise eux-mêmes, sur l’exportation aux États-Unis de produits typiques de l’industrie agro-alimentaire normande : cidre, pommeau et calvados. La commercialisation à l’étranger de ces spiritueux a impliqué une analyse des stratégies marketing et une prise en compte de la dimension juridique différente entre France et États-Unis dans le cadre de la mise aux normes des emballages et des étiquettes des boissons. Les appellations géographiques d’origine contrôlée (AOP) étant à mille lieux de la réglementation de la Food and Drug Administration (FDA), l’enseignante-chercheure, par ailleurs traductrice22, explique donc quelles stratégies ont été mises en œuvre pour rendre la médiation culturelle et linguistique commercialement efficace et juridiquement acceptable.
Enfin, Viviana Agostini-Ouafi approfondit cette traduction de la Normandie rurale, en italien notamment, dans un contexte où la région est envisagée comme espace de guerre. Elle revient sur une expérience collaborative interdisciplinaire réalisée à l’université de Caen Normandie sous sa direction. Un corpus de témoignages de guerre français et italiens a été rassemblé, annoté, parfois illustré puis traduit en de nombreuses langues pour une mise en ligne à partir de 2012 sur un site plurilingue (www.memoires-de-guerre.fr).
Qu’il s’agisse des internautes du monde entier ou des consommateurs de produits du terroir dans un marché mondialisé, ces expériences collaboratives semblent valider l’idée cicéronienne selon laquelle, pour « instruire, charmer et émouvoir » les récepteurs, les mots à traduire doivent être « pesés » dans leurs contextes communicationnels source et cible.
Sans prétendre à l’exhaustivité, mais parfois de façon emblématique, la variété de ces études traductologiques montre que les espaces naturels ont été façonnés et nommés, comme tout ce qui est vivant dans ces territoires, par les sociétés humaines qui les ont habités. Cela explique la complexité du transfert traductif visant à déplacer ailleurs ce qui est caractéristique d’un terroir. La médiation interculturelle s’efforce, comme on peut le constater dans ces études de réception traductive et dans ces commentaires praxéologiques, de rapprocher dialectiquement les différences entre langues-cultures sans pour autant les gommer. Une vision interdisciplinaire et largement interlinguistique du traduire concernant les êtres vivants et les espaces nous rappelle aussi que c’est à la Renaissance que l’on prend conscience du parallélisme entre la pluralité des espèces végétales et animales terrestres et la pluralité des langues historico-naturelles. C’est à cette époque, en effet, que voient le jour les premiers dictionnaires bilingues et multilingues – ainsi que les grammaires des langues modernes européennes. Cette valorisation de la biodiversité naturelle et du plurilinguisme humain est accompagnée de la mise en valeur du miracle de la Pentecôte au détriment du mythe plus pessimiste de la tour de Babel23. Ce qui nous ramène à la fascinante définition des « intraduisibles » de Barbara Cassin :
non pas ce qu’on ne traduit pas, mais ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire. Symptômes de la différence des langues, à mettre aussitôt au pluriel, au plus loin de toute sacralisation24.
Le défi du traduire et sa valeur heuristique se situent dans la prise en compte de cette complexité plurielle. La pluralité du vivant et des langues est une richesse à protéger, car le potentiel linguistique inscrit dans la multiplicité est la condition de possibilité de la communication et de la connaissance humaines.
Notes
1Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, 2005, p. 107-108.
2Nous remercions notre collègue Alexia Gassin de nous avoir accompagnées sur une partie de ce parcours.
3Sur ce nouveau virage traductologique, voir par exemple l’ouvrage de Kristiina Taivalkoski-Shilov et Bruno Poncharal (dir.), Traduire les voix de la nature / Translating the Voices of Nature, Montréal, Éditions québécoises de l’œuvre, coll. Vita Traductiva, 2020 et la revue Atelier de traduction, n° 33-34 « Écologie et traduction - Écologie de la traduction » (dir. Fabio Regattin et Muguras Constantinescu), 2020.
4Cf. Edgar Morin, op. cit., p. 15-24.
5Sur la praxéologie de la traduction cf. Freddie Plassard, « Une praxéologie, qu’est-ce à dire ? », Revue SEPTET. Des mots aux actes, n° 3 « Jean-René Ladmiral : une œuvre en mouvement », 2012, p. 320-337. Cf. aussi Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999. L’auteur y a divisé l’ouvrage en deux parties : « La pratique, c’est la théorie » et « La théorie, c’est la pratique ».
6Edgar Morin, op. cit., p. 102.
7Esmaeel Farnoud, « Processus de la traduction : charge cognitive du traducteur », Corela – Cognition, Représentation, Langage, vol. 12, n° 2, 2014. En ligne : https://doi.org/10.4000/corela.3615. Les étapes sont les suivantes : sont d’abord filmés le comportement non verbal et les commentaires produits en traduisant ; vient ensuite leur transcription et leur description.
8Cf. Madeleine Stratford, Mélanie Rivet, « Dans la tête de la traductrice. L’influence des outils sur la créativité en traduction littéraire », in Geneviève Henrot Sostero (dir.), Archéologie(s) de la traduction, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 245-256. Les recherches des sources en ligne, effectuées en traduisant, ont fait l’objet de l’enquête.
9Les manuels et histoires de la traduction citent souvent le passage V, 14, mais pour comprendre le méta-point de vue de Cicéron, il faudrait aussi en citer d’autres, notamment : I, 3 ; II, 5 et V, 16.
10George Steiner, Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction, trad. Lucienne Lotringer, Paris, Albin Michel, 1978, p. 224.
11Umberto Eco, Dire presque la même chose, trad. Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 2006, p. 13. D’après lui, pour parler de la traduction de façon pertinente, il faudrait avoir fait l’expérience des révisions des traductions d’autrui, d’avoir personnellement traduit et même d’avoir été traduit – voire en collaboration avec son traducteur ou sa traductrice (ibid., p. 12).
12« Material ecocriticism […] is the study of the way material forms – bodies, things, elements, toxic substances, chemicals, organic and inorganic matter, landscapes, and biological entities – intra-act with each other and with the human dimension, producing configurations of meanings and discourses that we can interpret as stories », définition tirée de l’introduction (« Introduction: Stories Come to Matter »), in Serenella Iovino, Serpil Oppermann (dir.), Material Ecocriticism, Bloomington, Indiana University Press, 2014, p. 1 à 17, ici p. 7. Notre traduction.
13Cf. Georgiana I. Badea, « Essai de redéfinition et mise à jour des significations d’un concept. Le culturème », Des mots aux actes, n° 7, 2018, p. 59-87.
14L’IA et la traduction automatique neuronale, trop récentes, n’ont pas été prises en compte. Sur cette révolution technologique, cf. Nicolas Frœliger, Claire Larsonneur et Giuseppe Sofo (dir.), Traduction humaine et traitement automatique des langues : Vers un nouveau consensus ? / Human Translation and Natural Language Processing. Towards a New Consensus?, Venise, Edizioni Ca’ Foscari, 2023. En ligne : https://edizionicafoscari.unive.it/it/edizioni4/libri/978-88-6969-763-0/
15Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 2005 [1945], p. 172-176.
16Rosana Orihuela a elle-même proposé une nouvelle traduction en français du roman d’Arguedas El Zorro de arriba y el Zorro de abajo (1971, posthume). José María Arguedas, Le Renard d’en haut et le renard d’en bas, traduit de l’espagnol (Pérou) par Rosana Orihuela, avant-propos de J. M. G. Le Clézio, Caen, Grevis, 2023.
17Dirk Weissmann est notamment le traducteur d’écrits académiques ou de philosophie du français en allemand, notamment de Points de suspension de Derrida. Jacques Derrida, Auslassungspunkte, Gespräche, traduit du français par Dirk Weissmann et Karin Schreiner, Vienne, Passagen Verlag, 1998.
18Notamment de Mark Twain (Le Roman de Jeanne d’Arc) et de Jules Vernes (Voyage au centre de la Terre), mais aussi d’Andrée Chedid (L’Enfant multiple), en portugais brésilien. Andrée Chedid, O menino múltiplo, São Paulo, Martin Claret, 2017 ; Júlio Verne, Viagem ao centro da terra, São Paulo, Martin Claret, 2020 ; Mark Twain, Recordações pessoais sobre Joana d’Arc, São Paulo, Martin Claret, 2023.
19Alex Fouillet est le traducteur de nombreux romans policiers, notamment de Knut Faldbakken ou des Enquêtes de l’inspecteur Harry Hole, du Norvégien Jo Nesbø. Knut Faldbakken, L’Athlète, Paris, Seuil, 2013 ; Jo Nesbø, L’homme chauve-souris, Paris, Gallimard, 2013.
20Jean-Pierre Rioux, Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire culturelle de la France, Paris, Seuil, 2004, p. 17-18.
21Solange Arber a traduit en français des écrits de recherche ainsi que des œuvres de littérature allemande contemporaine, notamment l’autrice Emine Özdamar. Emine Sevgi Özdamar, « Carrière d’une femme de ménage. Souvenirs d’Allemagne », LITTERall, n°22, 2015, p. 13-28.
22Amy Wells est traductrice d’écrits de recherche du français en anglais, notamment Bertrand Westphal, The Plausible World, New York, Palgrave Macmillan, 2013.
23Cf. Jean Céard, « De Babel à la Pentecôte : la transformation du mythe de la confusion des langues au XVIe siècle », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, t. 42, n° 3, 1980, p. 581, 593. Sur « l’utopie » de la Pentecôte, cf. Heinz Wismann, Penser entre les langues, Paris, Albin Michel, 2012, p. 102.
24Barbara Cassin, « Traduire les intraduisibles, un état des lieux », Cliniques méditerranéennes, 2014/2, n° 90, p. 26.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Viviana Agostini-Ouafi
Maîtresse de conférences à l’université de Caen Normandie, Viviana Agostini-Ouafi s’intéresse en particulier à l’histoire, aux théories et aux pratiques de la traduction. Elle a conçu et dirige depuis 2012 le site web plurilingue Mémoires de guerre : témoignages de la Seconde Guerre mondiale consacré aux récits de témoins normands et toscans. Parmi ses traductions : André Pézard, Dante e il pittore persiano, Modène, Mucchi 2014 ; Bernard de Fallois, Sette conferenze su Marcel Proust (in Saggi su Proust, Milan, La Nave di Teseo 2022). Parmi ses travaux : Giacomo Debenedetti traducteur de Marcel Proust, Presses Universitaires de Caen 2003 ; Poetiche della traduzione, Mucchi 2010 ; « Philologie, génétique et genèse du traduire », Revue des études dantesques, n°3, 2019. Elle a co-dirigé : aux PUC trois numéros traductologiques de la revue d’études italiennes Transalpina (n° 9 2006, n° 18 2015, n° 24 2021), chez Indigo à Paris deux volumes sur les mémoires de guerre : Récits de guerre France-Italie. Débarquement en Normandie et Ligne gothique en Toscane, 2015 ; Sous la glace et les débris du temps. Front de l’Est et bombardements en Europe, 2017 ; et chez Cesati à Florence les actes d’un colloque parisien sur les traumatismes du XXe siècle en Europe : Dire i traumi dell’Italia del Novecento, 2020.
Quelques mots à propos de : Louise Sampagnay
Louise Sampagnay enseigne la littérature allemande et l’histoire des idées à l’université Sorbonne-Nouvelle. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon et du Trinity College de Dublin, elle prépare une thèse de doctorat en littérature comparée sous la direction d’Éric Leroy du Cardonnoy à l’université de Caen Normandie. Ses recherches portent sur la langue allemande dans les œuvres d’autobiographes plurilingues. Elle est l’autrice de plusieurs articles sur ces sujets et a notamment co-dirigé l’ouvrage collectif L’Enfant plurilingue en littérature, paru en 2024 aux Éditions des Archives Contemporaines, ainsi que le numéro 4 de la revue Histoire Culturelle de l’Europe (« Langues et religions en Europe du Moyen Âge à nos jours »).