Histoire culturelle de l'Europe

Louise Sampagnay

La Lettre et l’Esprit : conversation philosophique avec Jean-René Ladmiral

Article

Résumé

Cette conversation philosophique entre Louise Sampagnay et Jean-René Ladmiral explore la diversité des enjeux traductologiques au prisme de la thématique de l’homme dans le monde, en tant que sujet traduisant. Soulignant les implications théologiques dans la traduction, Ladmiral évoque l’opposition entre Lettre et Esprit, thème récurrent depuis Cicéron et saint Paul. Louise Sampagnay, germaniste et comparatiste, propose d’envisager la dynamique dialectique entre ces deux pôles en considérant l’homme dans le monde pensé comme nature, en guise d’introduction philosophique à ce 5e numéro de la revue d’Histoire culturelle de l’Europe « Les hommes, les espaces, la nature : enjeux traductologiques ». Ladmiral revient sur sa longue carrière de traducteur de la philosophie allemande et de penseur de la traduction. Rappelant les enjeux de sa dichotomie entre sourciers et ciblistes, il met en exergue l’importance de la catégorisation des stratégies traductives comme outil pour la réflexion traductologique, ainsi que pour la pratique traduisante. Sont également explorées en ce sens les métaphores de la traduction liées à la nature. L’entretien aborde aussi la question de l’influence des philosophes et philologues allemands traduits par Jean-René Ladmiral sur son discours traductologique. La légitimité épistémologique de ce dernier est placée en regard de la linguistique et de la philosophie du langage, notamment de la philosophie analytique. Cette conversation ouvre ainsi des perspectives heuristiques pour la réflexion sur les langues-cultures en jeu dans l’acte de traduire. La présente conversation est donc une mise à l’écrit de propos tenus le 28 octobre 2022, lors du colloque de Caen, en aval d’une dynamique de l’oralité et de l’improvisation. Ainsi cette conversation vient-elle illustrer la dialectique de l’oral et de l’écrit.  »

Abstract

This philosophy-based discussion between Louise Sampagnay and Jean-René Ladmiral examines a variety of translation-related issues through the prism of the human being in the world as a translating subject. Highlighting the theological implications of translation, Ladmiral discusses the opposition between the Spirit and the Letter, a recurring theme since Cicero and St. Paul. Louise Sampagnay, a Germanist and comparativist, considers the dialectical momentum between these two polarities through the lens of the human being in the world conceived as nature, as a philosophical introduction to this 5th issue of the Histoire Culturelle de l’Europe / European Cultural History journal, entitled "Men, spaces, nature: translation issues". Ladmiral reviews his extensive career as a translator of German philosophy and as a founding father of translation studies ("traductology"). Recalling the issues at stake in his dichotomy between "dowsers" ("sourciers") and "targeters" ("ciblistes"), he stresses the need to categorise translation strategies as a tool for traductological analysis, as well as for the practice of translation as a whole. In this respect, various metaphors of translating in relation to the natural world are also examined. The interview also addresses the influence of German philosophers and philologists translated by Jean-René Ladmiral on his traductological, academic works. The epistemological validity of translation studies as a specific academic discourse is discussed in the context of other fields, such as linguistics or the philosophy of language, and analytic philosophy in particular. This dialogue opens up heuristic prospects for further reflection on the language-cultures at stake in the act of translating. The present conversation is a written version of the improvised communication given by Ladmiral on October 28, 2022, during the symposium at the University of Caen Normandy. As such, this conversation illustrates the dialectic of the oral and the written.

Texte intégral

Louise Sampagnay : Dans le cadre de la rencontre sur la traduction « Les hommes, les espaces, la natures », organisée à l’université de Caen Normandie en octobre 2022, vous aviez intitulé votre exposé « La Lettre et l’Esprit : problèmes traductologiques ». Le choix des majuscules, ainsi que cette distinction entre sens propre et sens figuré, entre littéralité et portée sémantique des textes, souhaitaient, au-delà de la problématique théologique, faire écho à la phrase de saint Paul : Littera enim occidit, Spiritus autem vivificat (Seconde Épître aux Corinthiens, 3, 6). Y aurait-il un parcours herméneutique allant de saint Paul à vos travaux en passant par Cicéron ? Vous qui avez commencé à publier des études fondatrices pour la traductologie francophone dès le début des années 19701, comment replacez-vous votre opposition entre sourciers et ciblistes, tiraillement apparemment irréconciliable, dans les débats théologiques autour de la traduction des textes sacrés, notamment de la Bible ?

Jean-René Ladmiral : L’analyse de l’opposition entre Lettre et Esprit dans le processus de traduction, telle que je la présentais dans mon titre, trouve des échos dans la tradition herméneutique qu’on peut faire remonter à des figures telles que saint Paul, Cicéron, c’est vrai, mais aussi saint Jérôme. Par exemple, j’ai pu parler dans mon livre Sourcier ou cibliste en 20142 d’un impensé religieux et même d’un « inconscient théologique » qui aurait sous-tendu certaines traductions controversées. En exergue de cet ouvrage, j’avais justement placé le mot de saint Paul que vous venez de citer. À partir des années 1980, j’ai exploré l’idée selon laquelle la traduction « recrée » le texte dans le propre de la langue cible – comme une quête d’idiomaticité – d’une part, et d’autre part convoque les réflexions de Cicéron sur la traduction brillante, qui transcenderait la lettre pour faire chatoyer l’esprit. Cette distinction entre ce qu’on considérait comme « traduction littérale » et « traduction idiomatique » remonte en fait à des époques anciennes, et je voulais par-là souligner l’idée selon laquelle il s’agissait d’une préoccupation constante dans l’art de traduire…

La nécessité de rester fidèle au texte source, tout en rendant celui-ci accessible dans la langue cible, est l’enjeu qui apparaît comme crucial à toute personne s’étant un jour frottée à la traduction. Saint Jérôme, dans sa Vulgate, a dû jongler avec cette discrépance entre fidélité à l’original grec et intelligibilité dans la langue d’arrivée, le latin. En fait, la réflexion sur la traduction comme interface entre la lecture-interprétation et la reformulation en langue cible renvoie à une idée herméneutique fondamentale que l’on peut résumer de la manière suivante : le sens d’un texte se révèle dans l’acte même d’interprétation de ce texte.

Pour revenir à votre question initiale, ce processus de révélation du sens plus ou moins caché est également présent dans la parole de saint Paul, où la Lettre de la Loi est interprétée à la lumière de l’Esprit de la foi. La traduction est susceptible de mettre en lumière le rôle médiateur du traducteur, qui permet l’accès à ce qui serait implicite dans le texte source. Cette idée de médiation entre les langues et les cultures résonne plus généralement avec les conceptions théologiques de la médiation entre Dieu et l’humanité, comme celle incarnée par Jésus dans la tradition chrétienne, et par la Pentecôte comme possibilité de communication immédiate et interlinguistique entre tous les hommes condamnés dans l’Ancien Testament par les ruines de Babel.

Louise Sampagnay : Vous aimez à rappeler que votre distinction entre sourciers et ciblistes, désormais classique dans le champ de la traductologie, a émergé dans le cadre d’un colloque international de traducteurs et d’enseignants, il y a quarante ans, en Grande-Bretagne. Comment des cas très pratiques de correction de copies scolaires de traduction ont-ils pu constituer l’embrayage de votre distinction conceptuelle entre sourcier et cibliste ? Et quelles sont les implications et applications épistémologiques de cette apparente dichotomie ?

Jean-René Ladmiral : Dans le cas de cet « autre » 18 juin (non pas 1940… mais 1983 !), à Londres, mes collègues discutaient des aspects pédagogiques de la traduction. Ce qu’il fallait d’abord comprendre, et c’est ce que j’ai avancé dans le cadre de ma participation à ce colloque, c’est que la dichotomie sourciers/ciblistes peut soulever de nombreuses questions sur la relation entre la traduction et d’autres disciplines, telles que la grammaire et la linguistique. Mais il ne faut pas confondre tout cela : lorsqu’on met une note, en tant qu’enseignant, à des versions ou des thèmes de nos élèves, trop souvent on ne se penche pas vraiment sur la spécificité de l’acte traductif en tant que processus de communication interculturelle. Il s’agit avant tout de vérifier que l’élève a bien compris le texte, maîtrise la grammaire, le vocabulaire.

Ensuite, cette distinction entre sourcier et cibliste révèle une tension fondamentale entre deux approches de la traduction : l’une qui revendique la fidélité au texte source, l’autre qui vise à adapter le texte à la culture et à la langue cible pour une meilleure communication. Ce qui m’intéressait dans cette dichotomie, c’était qu’en l’opérant, on invitait à réfléchir à la nature même de la traduction en tant qu’acte de communication. Il fallait penser les choix qui sous-tendaient ce processus.

Louise Sampagnay : Les perspectives épistémologiques que vous avez ouvertes invitent à repenser les frontières disciplinaires et à explorer les interactions entre la traduction et d’autres domaines du savoir. Est-ce à dire, pour autant, qu’il nous faudrait systématiquement catégoriser les approches de la traduction ?

Jean-René Ladmiral : L’opposition que j’opérais entre sourciers et ciblistes était aussi une invitation que je lançais aux chercheurs, un peu comme si je disais : « établissez donc des typologies dans vos recherches portant sur la traduction ! » Selon moi, il y avait effectivement une nécessité de catégoriser les approches de traduction. Même si cette démarche a ses limites, c’est une première réflexion épistémologique : elle encourage à interroger les fondements théoriques sur lesquels reposent les classifications en traductologie… C’est comme si on rappelait tout de suite la complexité inhérente à l’acte de traduire et sa dimension praxéologique que je mets en valeur depuis mon livre Traduire : théorèmes pour la traduction.

Oser la typologie, c’est oser faire des classes. On range telle chose dans telle boîte, ou dans telle autre. Bien évidemment, cela ne colle jamais parfaitement au réel, cela ne rentre jamais tout à fait dans les boîtes. Mais qui renonce à la typologie prend le risque de basculer dans le nominalisme. Le nominalisme prétend que chaque chose est singulière : il n’y a alors pas d’ordre dans le monde. Il faut assumer le risque de la typologie en en mesurant les limites. Et si ces dichotomies s’enchaînent de Cicéron à Ladmiral ou à Lawrence Venuti3, qui vient après moi, c’est bien qu’il y a nécessité de cette typologie sous forme d’une dichotomie… mais en même temps il y a toujours apparente insatisfaction – puisque chacun y va de sa typologie !

Par exemple, Georges Mounin et Eugene Nida ont développé des perspectives différentes sur la traduction4. Nida, qui est américain, propose une alternative entre l’équivalence formelle et l’équivalence dynamique. Mais en pratique, lorsqu’on propose une alternative, on choisit généralement de manière claire entre l’une ou l’autre proposition. Cette alternative est souvent pratique pour des cas particuliers, notamment pour des approches philologiques. Par exemple, à une époque, nous publiions les textes anciens dans trois versions différentes : l’original latin ou grec, une traduction littérale, et une traduction littéraire. La traduction littérale fonctionnait comme un cours de grammaire, offrant dans le même temps des entrées lexicographiques, à l’instar d’un dictionnaire, en suivant l’ordre du texte.

Louise Sampagnay : Cela semble correspondre à l’équivalence formelle de Nida, n’est-ce pas ?

Jean-René Ladmiral : Tout à fait ! Cependant, la « vraie » traduction, selon moi, correspond à l’équivalence dynamique chez Nida. Mounin, qui lui est Français et non Américain, ne se cantonne pas à des syntagmes véhiculant des concepts. Il utilise dans Les belles infidèles une métaphore surprenante, avec l’image des verres...

Louise Sampagnay : Justement, comment comprendre l’abondance de métaphores forgées dans la longue histoire de la traduction pour décrire l’acte du traduire5 ? Y a-t-il un recouvrement entre la « métaphore vive » dont parle Ricœur, qui a dirigé votre thèse de doctorat, et le geste traductif ? Pourquoi des métaphores heuristiquement fécondes pour les traductologues sont-elles issues de la nature ? Je pense notamment à l’image de la « source », qui renvoie à l’eau d’une rivière… ou bien, chez Mounin, fils d’un artisan verrier, au verre comme matériau naturel transformé par le travail des hommes.

Jean-René Ladmiral : Certes, il y a des verres naturels, géologiques ou biologiques… mais Mounin, en effet, parle surtout de verres artificiels, en tant qu’éléments de la nature transformés par l’activité humaine. Il faut penser le contraste entre l’élément naturel, et celui élaboré, retravaillé par l’homme « qui se rend comme maître et possesseur de la nature », dit Descartes. Mounin opère cette distinction entre verres transparents et colorés6, et il le fait de manière plus essentielle, plus « naturelle ». Les verres transparents de Mounin correspondraient à l’équivalence dynamique de Nida ; et ses verres colorés à l’équivalence formelle.

Par ailleurs, il faut rappeler que Mounin propose trois registres pour la traduction : linguistique, historique et culturel. Pour ma part, je propose des instances : les sourciers mettent l’accent sur le signifiant et la langue source, tandis que les ciblistes privilégient ce que j’ai appelé l’« effet du texte » et la langue cible.

Louise Sampagnay : Faut-il mettre l’accent sur la langue ou sur la culture dans l’acte de traduction ? Il semble là y avoir une interrogation sur ce qu’est l’espace culturel ou linguistique, au cœur de ce numéro de la revue Histoire culturelle de l’Europe.

Jean-René Ladmiral : L’idée de culture cible, par exemple, est déjà présente chez Louis Truffaut, qui a longtemps été le directeur de l’École de traduction et d’interprétation de l’Université de Genève, et qui était lui aussi germaniste. Auparavant, on avait aussi l’idée de traduction centrée sur le signifié ou sur le signifiant, ce qui était commode. Mais comment la penser en regard de ma distinction sourcier/cibliste ? Si la traduction sourcière est centrée sur le signifiant, le signifié en serait-il exclu ? En revanche, dans la perspective cibliste, il convient de donner un sens large au « signifié », c’est-à-dire se concentrer sur « l’effet du texte » – par opposition au littéralisme sourcier.

On comprend là pourquoi ma distinction sourcier/cibliste a suscité polémiques et controverses dans le développement des théories de traduction. Ces débats ont conduit à des réflexions approfondies sur les fondements de la traductologie, et ont bien montré la diversité des perspectives et des approches possibles au sein du domaine. Malheureusement, nous traductologues, nous sommes souvent dans une sorte de provincialisme linguistique, au sens où les langues sur lesquelles nous travaillons sont des langues indo-européennes. Elles ont en commun d’avoir les mêmes parties du discours : des noms, des verbes, des adjectifs… Ce cousinage linguistique entre le français, l’italien, l’anglais, l’allemand, le russe, l’espagnol, le portugais… et ce jusqu’au sanskrit, empêche de penser les cas où l’on ne peut pas être sourcier. Dans le cas des langues indo-européennes, on peut s’imaginer être sourcier car on peut donner une connotation exotique à partir du texte original, le démarquer. Mais quand on traduit du chinois – une langue où il n’y a pas du tout les mêmes catégories morphosyntaxiques, où tout est organisé par concepts – ou même que l’on traduit de l’arabe ou de l’hébreu, peut-on encore être sourcier ? Lors d’un colloque à Pékin, nos conclusions collectives ont bien consisté à poser cette impossibilité pour la traduction du mandarin vers les langues indo-européennes.

Louise Sampagnay : Lorsque votre ouvrage Sourcier ou cibliste (2014) a été réédité en 2015 et en 2024, un sous-titre a été ajouté au titre : Des profondeurs de la traduction. Y a-t-il des raisons heuristiques à ce choix éditorial ? Peut-on voir dans cette nouvelle métaphore une résurgence d’un espace naturel : la profondeur de l’eau ? Cela fait penser à des métaphores liées au langage depuis les philologues allemands jusqu’à Gaston Bachelard dans l’Eau et les rêves (1942), phénomène que je suis en train de développer dans ma thèse de doctorat (« Soi-même comme une langue, l’autobiographe plurilingue et l’allemand épaillé »). L’eau me paraissait prépondérante, en tant qu’élément naturel, pour penser le plurilinguisme, fait naturel de l’humanité. Il suffit de penser à la métaphore de Wilhelm von Humboldt qu’aime à rappeler Barbara Cassin : une langue est comme un filet jeté sur le monde, qui ramène à la surface de l’eau différents poissons… La multiplicité des langues constituerait alors selon Humboldt une « condition de la richesse du monde et de la diversité de ce que nous connaissons en lui ; par-là s’élargit en même temps pour nous l’aire de l’existence humaine, et de nouvelles manières de penser et de sentir s’offrent à nous sous des traits déterminés et réels7 ».

Jean-René Ladmiral : Cette citation de Humboldt reprise par Barbara Cassin est particulièrement dense. Elle nous ramène à la distinction sourcier/cibliste en soulevant des questions fondamentales sur la nature de la traduction. On voit à quel point elle invite à une réflexion épistémologique approfondie sur les fondements théoriques et les implications pratiques de cette dichotomie sourciers/ciblistes en traductologie. Cela nous ramène à votre question initiale : je voulais précisément refléter, par le choix des « profondeurs » du sous-titre de la réédition de mon livre Sourcier ou cibliste, le caractère crucial des fondements pour la discipline nouvelle qu’était alors la traductologie. La métaphore « naturelle » de l’eau dans la traduction nous renvoie bien à la complexité de la nature humaine, et au fonctionnement neuronal de la « boîte noire » (la fameuse black box dans la terminologie de la psychologie béhavioriste américaine) du sujet traduisant.

Louise Sampagnay : Vous êtes philosophe et traducteur, mais aussi germaniste ; vous êtes notamment le traducteur de Kant dans la Bibliothèque de la Pléiade. En quoi des philosophes et philologues allemands comme Schleiermacher ou Humboldt, dont nous parlions, plus haut, ont-ils influencé votre pensée de la traduction ?

Jean-René Ladmiral : Je traduis principalement des philosophes allemands. Lorsque je traduis Habermas8, je ne traduis pas seulement de l’allemand, je traduis un auteur, je transmets un texte. Ainsi, ce n’est pas la langue que je traduis, mais la parole, pour utiliser le terme de Saussure. Ce que nous traduisons, c’est le texte, le message, et non pas seulement la langue. De plus, l’accent est mis sur la langue cible plutôt que sur la langue source. Il était ainsi essentiel à mes yeux que la traduction fût en « bon » français, mais aussi en « beau » français. Pour vous donner un exemple, j’ai traduit la Troisième critique de Kant9. Je peux vous assurer que ce n’était pas une tâche facile ! Traduire Kant, c’est un peu comme labourer un champ immense – pour reprendre une métaphore issue des espaces de la nature. J’ai notamment traduit « l’Analytique du Beau10 ». Il était donc nécessaire que mon interprétation soit aussi « belle » que la pensée allemande originale, bien qu’il faille avouer que l’allemand de Kant est une véritable charrue11 !

Quant à Schleiermacher, pensez qu’il développait dès la fin du XVIIIe siècle, comme Humboldt à la même époque, le paradigme suivant : il y a une traduction qui regarde du côté de l’auteur, et une traduction qui regarde du côté du lecteur12. Adaptée à mon paradigme, la traduction sourcière serait celle tournée vers l’auteur ; la traduction cibliste, celle tournée vers le lecteur. Bien sûr, les dichotomies sont commodes pour mettre en place des idées, des référentiels, mais dès qu’on regarde dans le détail, cela ne correspond pas toujours. Il importe alors de faire des remarques à caractère épistémologique, de se demander quelle est la légitimité et quelles sont les limites du discours que nous tenons. C’est en cela que la philologie et la philosophie allemandes ont influencé, je pense, mes réflexions sur la traduction.

Louise Sampagnay : Le terme de sourcier me paraît insister sur la dimension de la langue comme outil de signification, tandis que cibliste met a priori en exergue la langue comme outil de communication. Cette analogie semble rappeler l’oubli fait par tout un pan de la philosophie analytique sur le continent américain quant au pouvoir créateur des langues lorsqu’elles signifient le monde. Au-delà de la philosophie du langage, quelle est la légitimité épistémologique du discours traductologique aujourd’hui, en regard par exemple des discours linguistiques ?

Jean-René Ladmiral : Votre question est précisément la raison pour laquelle, en 1995, j’ai intitulé ma thèse d’habilitation à diriger des recherches « La traductologie : de la linguistique à la philosophie13 ». La légitimité épistémologique du discours traductologique peut aujourd’hui encore être articulée avec les discours linguistiques dans toute leur diversité. Tous mes travaux ont gravité autour de la possibilité de l’existence d’un champ d’études spécifique qui justifierait la constitution d’une discipline propre à la traduction. Pensez par exemple à l’Übersetzungswissenschaft [« science de la traduction »] encore de rigueur dans le champ académique germanophone. On pourrait penser qu’il y a là une connotation de positivisme dogmatique. Cela soulève tout de suite des interrogations quant à l’assimilation de la traduction à une science exacte.

Il faut en fait revenir à la distinction sémantique entre le sens strict du mot « science » en français cible, et à son sens plus large en allemand source. En allemand, le terme Wissenschaft englobe un champ d’études plus vaste, qui inclut les travaux sur la traduction sans nécessairement impliquer une approche scientifique stricte. L’utilisation du terme « traductologie » visait donc à éviter ce malentendu sémantique tout en reconnaissant la diversité des travaux sur la traduction et en les soumettant à des exigences méthodologiques.

Quel est le but du discours traductologique ? Établir une discipline cohérente et méthodique pour étudier la traduction, tout en reconnaissant sa diversité et en évitant une assimilation erronée à une science « exacte ». J’aime à penser que cette approche a un mérite principal : envisager la traduction comme un objet d’étude légitime, qui peut déboucher sur une perspective épistémologique distincte de celle des discours linguistiques traditionnels14.

Notes

1Langages, n°28, « La traduction », dir. Jean-René Ladmiral, 1972 ; Jean-René Ladmiral, Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Payot, 1979 [rééd. chez Gallimard, collection Tel, 1994 etc.] ; Langue française, n°51, « La traduction », dir. Jean-René Ladmiral et Henri Meschonnic, 1981 ; Revue d’esthétique, nouvelle série, n°12, « La traduction », dir. Jean-René Ladmiral, Toulouse, Privat, 1986.

2Jean-René Ladmiral, Sourcier ou cibliste. Les profondeurs de la traduction, Paris, Les Belles Lettres, 2015 [2014], p. 248.

3Voir par exemple Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility: A History of Translation, Londres, Routledge, 1995 ; Lawrence VenutiTranslation Changes Everything: Theory and Practice, Londres, Routledge, 2013.

4Se reporter notamment à Georges Mounin, Les belles infidèles, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2016 [1955] ; Georges Mounin, Les problèmes théoriques de la traduction, Paris, Gallimard, 2020 [1963] ; Eugene Nida, Toward a Science of Translating, Leiden, Brill, 1964 ; Eugene Nida, Language structure and translation: essays, Stanford, Stanford University Press, 1975.

5Cf. François Géal et Tourya Fili-Tullon (dir.), Les métaphores de la traduction, Arras, Artois Presses Université, 2021. Le comparatiste François Géal a lancé en 2016 le projet TMT – Trésor des métaphores de la traduction –, base de données sur les métaphores de la traduction, en français et dans une dizaine de langues : http://recherche.univ-lyon2.fr/tmt/

6Georges Mounin, Les belles infidèles, op. cit., p. 74-90 (chapitre III. 3 « Les verres transparents ») et 91-100 (chapitre III. 4 « Les verres colorés »).

7Wilhelm von Humboldt, « Fragment de monographie sur les Basques» [1822], traduit dans Pierre Caussat, Dariusz Adamski, Marc Crépon, La langue source de la nation, Bruxelles, Mardaga, 1996, p. 433, cité par Barbara Cassin, Google-moi. La deuxième mission de l’Amérique, Paris, Albin Michel, 2006, p. 232.

8Notamment Jürgen Habermas, La technique et la science comme « idéologie », préfacé et traduit par Jean-René Ladmiral, Paris, Gallimard, 1975 ; Jürgen Habermas, Après Marx, préfacé et traduit par Jean-René Ladmiral & Marc de Launay, Paris, Fayard, 1985.

9Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger [Kritik der Urteilskraft], traduit et annoté par Jean-René Ladmiral, Marc de Launay et Jean-Marie Vaysse, in Œuvres philosophiques, éd. Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome II, 1985, p. 913 sqq.

10Emmanuel Kant, op.cit., première partie, première section, Livre I, « Analytique du beau », § 8, p. 973 sqq.

11La métaphore filée spontanément par Ladmiral fait signe vers l’idée de labeur, de fécondation de la terre nourricière. Tout se passe comme si la langue de Kant ensemençait la langue allemande de l’intérieur grâce au travail philosophique sur les concepts. Elle renvoie au défi que représente pour le traducteur la recherche d’équivalence dans sa propre langue.

12Voir à ce sujet l’article de Christian Berner, « Schleiermacher et la question de la traduction », in Des mots aux actes, n° 10 (« Traductologie, philosophie et argumentation »), Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 51-68.

13Jean-René Ladmiral, « La traductologie : de la linguistique à la philosophie », Thèse d’habilitation à diriger des recherches, soutenue à l’Université de Paris X-Nanterre, le 21 janvier 1995, sous la direction de Michel Arrivé et sous la présidence de Paul Ricœur.

14Pour approfondir cette idée, nous renvoyons à l’article de Jean-René Ladmiral, « Traduction philosophie et linguistique d’intervention », Linx, hors-série n°1, 1980, « Les sciences humaines : Quelle histoire ! », actes du colloque de mai 1980, vol.1, p. 64-74, disponible en ligne : https://doi.org/10.3406/linx.1980.1508

Pour citer ce document

Louise Sampagnay , « La Lettre et l’Esprit : conversation philosophique avec Jean-René Ladmiral », Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], n° 5, « Les hommes, les espaces, la nature : enjeux traductologiques », 2023, URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php_id_2441.html

Quelques mots à propos de : Louise Sampagnay

Louise Sampagnay enseigne la littérature allemande et l’histoire des idées à l’université Sorbonne-Nouvelle. Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon et du Trinity College de Dublin, elle prépare une thèse de doctorat en littérature comparée sous la direction d’Éric Leroy du Cardonnoy à l’université de Caen Normandie. Ses recherches portent sur la langue allemande dans les œuvres d’autobiographes plurilingues. Elle est l’autrice de plusieurs articles sur ces sujets et a notamment co-dirigé l’ouvrage collectif L’Enfant plurilingue en littérature, paru en 2024 aux Éditions des Archives Contemporaines, ainsi que le numéro 4 de la revue Histoire Culturelle de l’Europe (« Langues et religions en Europe du Moyen Âge à nos jours »).