Histoire culturelle de l'Europe

Gemma Cataldi, "Ouvrage collectif, Faut-il se ressembler pour traduire ? Légitimité de la traduction, paroles de traductrices et traducteurs, Joinville-le-Pont, Double ponctuation (coll. Bibliodiversité), 2021, 166 p."

Compte-rendu

Des traductrices et des traducteurs se penchent, dans cet ouvrage collectif, sur les vifs débats qui ont émergé aux alentours de mars 2021. Leurs réflexions, riches et argumentées avec précision, tentent de proposer quelques réponses à la problématique suivante, qui soulève de nombreuses questions : faut-il, oui ou non, ressembler à l’autrice Amanda Gorman si l’on veut avoir une quelconque légitimité à traduire son poème « The Hill We Climb » ? De quelle nature doit-être cette ressemblance, si elle est nécessaire ? Ou encore : comment avoir accès à une subjectivité qui nous est étrangère, tout en proposant une interprétation crédible et pertinente ? Faut-il être l’Autre pour traduire son œuvre ?

Dans la première contribution, la traductrice littéraire Laëtitia Saint-Loubert explique comment l’affaire Amanda Gorman permet de déplacer le paradigme de l’invisibilité/visibilité herméneutique vers la problématique de l’invisibilisation/visibilisation de la traduction – a fortiori celle des traducteurs et de leur rôle. Ce basculement, plus proche d’une critique du capital social du traducteur que d’une véritable méthode, permet de réfléchir, autour du livre et de la traduction des marchandises, à la complexité d’un « marché-monde ». Dans cet espace, la relation auteur/traducteur est asymétrique, source de privilège ou d’exclusion car le choix du traducteur littéraire doit garantir au marché la rentabilité de l’ouvrage en tant que produit, et non sa valeur comme expérience vécue. Cela est symptomatique d’une logique soumise à la réification marchande, qui ne favorise en rien la diversité. Pour que la traduction devienne « traduction-monde », l’auteure insiste sur la nécessité de débarrasser l’altérité et la ressemblance de toutes les formes d’identités fixes, afin de pouvoir les accorder à la diversité des expériences humaines (p. 11-31).

Dans son article, Virginie Buhl exprime sa déception face au constat suivant : les traducteurs Marieke Lucas Rijneveld et Víctor Obiols ont été dissuadés de traduire le texte d’Amanda Gorman non en raison d’un manque de compétences ou d’expérience professionnelle, mais du fait de leur couleur de peau ou de leur genre. Elle déclare néanmoins qu’en France, la communauté des traductrices et des traducteurs, tout en étant foncièrement cosmopolite et multiculturelle, demeure homogène sur le plan social et ethnique : la plupart de ses membres sont issus d’un milieu favorisant un certain entre-soi. Virginie Buhl se demande pourquoi un collectif de traducteurs réunis par une identité multiculturelle et plurilingue ne serait pas tout autant légitime dans le monde de l’édition – notamment grâce à leur capacité d’adaptation et à leurs compétences plurielles. Elle affirme pour finir que la proximité socioculturelle ou ethnique entre la personne qui traduit et celle qui écrit est loin de résoudre tous les problèmes de traduction (p. 33-42).

De son côté, Nicolas Froeliger est d’avis qu’une production littéraire ne se limite pas à son contenu figé et littéral. Elle démontre au contraire sa qualité et sa pertinence, précisément puisque cet écrit est à même de transcender les frontières spatio-temporelles en assumant une signification universelle. C’est alors qu’intervient, dans la prolongation de cette ouverture de chapitre, l’idée de traduction. D’après Nicolas Froeliger, beaucoup de traducteurs ont finalement compris que traduire consiste avant tout à apporter une valeur ajoutée et que, comme l’affirme Jean Gagnepain : « Traduire n’est jamais le moyen de dire autrement la même chose, mais de dire autre chose autrement. » Nul besoin d’être une femme pour traduire une femme donc, car traduire requiert aussi une prise de distance par rapport à la forme originale, ou face à ses propres préjugés. Le but est de produire un texte qui soit intelligible dès la première lecture, pour en assurer une réception n’obstruant en rien l’appréciation de tout un chacun (p. 43-53).

La contribution de la traductrice camerounaise Édit Félicité Koumtoudji met en évidence la dimension suivante : la polémique autour d’Amanda Gorman reflète une problématique bien plus large, bien plus historique que de simples choix éditoriaux quant à l’identité des traducteurs. En ce sens, ce débat houleux illustre les bouleversements qui caractérisent notre époque charnière. En rapportant son expérience personnelle et professionnelle, elle affirme que, malgré quelques différences d’identité avec l’autrice de deux ouvrages qu’elle a traduits, il n’a jamais été question de ses propres origines. Néanmoins, d’après elle, des problèmes liés à la diversité persistent dans le milieu de la traduction : la plupart des traducteurs d’auteurs africains restent bien souvent des Occidentaux, dotés d’une grille de lecture spécifique. Afin d’illustrer cet aspect, elle propose un tableau contenant neuf exemples. Est-il donc nécessaire de se ressembler pour traduire ? Non, mais son souhait est de voir des traducteurs africains – ainsi que d’autres nationalités rarement représentées dans le monde du livre traduit – avoir la possibilité de collaborer avec des éditeurs de renom. Les points de vue différents ne se substituent pas, mais se conjuguent (p. 55-64).

Nathalie Rouanet affirme quant à elle qu’en matière de traduction, la question n’est pas tant de savoir si une personne a l’identité qui convient, mais si elle possède les compétences nécessaires. Dans l’acte de traduire, en effet, il y a appropriation et transformation. Comme l’explique la romancière-traductrice Pieke Biermann, pour traduire autrui, il faut être « quelqu’un d’autre », ce qui requiert une flexibilité adéquate. Ce qui importe, selon Nathalie Rouanet, est donc bien ce processus de transformation et de transmission, au cœur du métier de traducteur et qui fait tout l’intérêt, voire le point d’orgue, de ce dernier (p. 65-74).

Pierre Lepori se demande si l’imbrication de niveaux énonciatifs chez Gorman implique des obligations en matière de « genre » ou de « race » lors du choix d’un traducteur ou d’une traductrice. Il répond par la négative, mais à ses yeux, la question ne devrait pas pour autant être traitée avec légèreté : la rencontre asymétrique entre l’univers à traduire et la singularité de l’interprète est une plongée dans la différence, ou dans la « différance » derridienne. L’auteur conclut par son souhait de voir la traduction s’ouvrir à « une théorie nomade des flux culturels » (p. 75-82).

Laurie Verbeke, qui a traduit la nouvelle Snakes de l’auteure africaine-américaine Danielle Evans, analyse ici les différentes stratégies mises en place dans son processus de traduction. Elle s’est questionnée sur sa propre légitimité, « en tant que jeune étudiante européenne blanche, à traduire une histoire intrinsèquement liée au vécu quotidien des Noirs américains ». Le saisissement du sens s’effectuerait donc non seulement à travers l’étude d’une culture ou du vécu d’une communauté, mais également en prenant en compte cette dernière dans sa dimension historique. À défaut d’une identité similaire, elle prône la nécessité de procéder à une lecture savante de la dimension symbolique de l’œuvre, car cette connaissance est la véritable clé pour accueillir avec soin le texte étranger (p. 83-89).

Tiphaine Samoyault s’interroge d’abord sur le sens du syntagme « traduction raciste », qu’elle définit comme traduction inscrivant dans le texte traduit des stéréotypes ou des propos racistes là où il n’y en a pas du tout ou peu dans le texte original. Elle envisage deux solutions pour atténuer le racisme inhérent à certaines traductions : la version commentée et contextualisée, ou bien une intervention plus radicale qui corrige le texte. À la question : « faut-il être une Noire pour traduire une Noire ? », elle répond : « oui et non ». Pour traduire la « parole minoritaire », il faut donc être capable, grâce à l’expérience, d’inventer des expressions que la langue cible n’a pas encore accueillies en son sein (p. 91-108).

Guillaume Deneufbourg et Noëlle Michel se demandent à leur tour si la littérature belge ne devrait être traduite que par des Belges et publiée en Belgique pour pouvoir garder toute sa « belgitude ». Leur réponse est non : l’idée que des compatriotes pourraient ainsi mieux se comprendre relève selon eux de la caricature. Celui ou celle qui traduit doit posséder un savoir-faire fondé sur la « qualité universelle » qu’est l’empathie, être capable de se mettre à la place de l’Autre pour nous le faire découvrir. La littérature traduite peut être un guide vers ce noble but (p. 109-115).

Frank Heibert pense la question de l’égalité des chances en traduction littéraire, notamment sur le plan des compétences artistiques requises dans ce métier. D’après lui la déontologie du sujet traduisant implique toujours d’assumer consciencieusement une empathique identification à l’Autre : c’est la curiosité vis-à-vis de la différence qui est la raison d’être de cette profession. Mais la traduction littéraire exige surtout des compétences stylistiques et culturelles pouvant faire défaut à un écrivain ou à une écrivaine : il faut exprimer dans sa propre langue « l’identité et les revendications de quelqu’un d’autre » et non les siennes propres (p. 126). Dans l’optique de l’égalité des chances, du dépassement des discriminations en traduction littéraire, tout le monde doit être évalué selon les mêmes critères – peu importe si l’identité du sujet traduisant ressemble ou non à celle de l’auteur ou de l’autrice à traduire (p. 117-129).

Selon l’écrivaine et traductrice Lori Saint-Martin, la traduction, indépendamment de l’identité de la voix à traduire, est toujours une expérience de l’altérité qui nous transforme. L’auteure veut aussi comprendre les revendications des minorités dans le monde de la traduction, dans la mesure où elle reconnaît que les rapports de force y sont dominés par des « hommes blancs bien nantis se traduisant entre eux ou traduits par des femmes » (p. 134). Mais le concept d’identité comporte des dimensions si variées que, d’après elle, il n’y aura jamais de réponse univoque et définitive à la question de savoir s’il faut se ressembler pour se traduire. Toute tentative de réponse ne peut qu’être adaptée au cas par cas, en tenant compte des personnes impliquées et des divers contextes. L’existence de ce débat, objet de l’ouvrage collectif, devrait donc surtout viser à rendre le monde de la traduction plus ouvert et plus représentatif (p. 131-140).

La réflexion d’Isabelle Collombat porte d’abord sur la question de la ressemblance, puis sur le métier de traducteur. En suivant les caractéristiques définitionnelles de l’ « identité psychosociologique » d’Alex Mucchielli, elle montre à quel point la ressemblance parfaite est aussi inaccessible qu’absurde, dans la mesure où elle nie le dialogue interculturel, l’universalité du message et le rôle attribué par Umberto Eco au lector in fabula. Quant au métier de la traduction, il suppose chez l’interprète une prise de distance déontologique, une objectivation des émotions que suscite le texte : celui ou celle qui traduit ne doit pas effacer la voix de l’artiste, mais rester dans l’ombre. Pour Collombat, en conclusion, « on ne traduit pas tant pour se ressembler que pour rassembler » (p. 141-156).

Clara Nizzoli explique qu’en tant que traductrice, elle a choisi de se glisser « dans les marges » et que traduire une autre langue, « c’est déjà commencer à altérer sa propre langue, penser double, renoncer au mythe de la pureté » (p. 158). La question qu’il faut centralement se poser, selon elle, n’est pas « qui » traduit un texte, mais « pourquoi » il ou elle le fait. La traduction est pour Clara Nizzoli un acte politique, jamais neutre, un choix engagé visant à donner la parole aux minorités. Et c’est en traduisant ces voix des marges qu’elle se sent le mieux accueillie (p. 157-162).

Les contributions réunies dans ce volume proposent des pistes stimulantes, des points de vue denses et variés pour aborder une problématique tant délicate qu’actuelle : la légitimité de la traduction sur le marché mondialisé de l’édition contemporaine, nécessairement de plus en plus ouvert à la diversité.

Gemma Cataldi

ERLIS

Université de Caen Normandie

Pour citer ce document

Gemma Cataldi, "Ouvrage collectif, Faut-il se ressembler pour traduire ? Légitimité de la traduction, paroles de traductrices et traducteurs, Joinville-le-Pont, Double ponctuation (coll. Bibliodiversité), 2021, 166 p.", Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], n° 5, « Les hommes, les espaces, la nature : enjeux traductologiques », 2023, URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php_id_2461.html