Paysages ruraux, toponymes et produits normands : enjeux traductologiques des écrits de guerre
Résumé
Cette étude présente une expérience collective réalisée à l’université de Caen Normandie à partir d’un corpus de témoignages de guerre français et italiens, pour la plupart inédits et archivistiques : selon une démarche collaborative interdisciplinaire, ils ont été établis, annotés, accompagnés parfois d’images explicatives, et traduits en de nombreuses langues, puis numérisés et mis en ligne à partir de 2012 sur un site plurilingue spécifique (www.memoires-de-guerre.fr). Cette expérience s’inscrit, eu égard à « l’éthique du traducteur » (Anthony Pym, 1997), dans le sillage anthropologique du « don et contre-don » théorisé par Marcel Mauss. La responsable du projet expose ici la démarche théorique-pratique adoptée afin de traiter les problèmes rencontrés en traduisant, notamment en italien, les récits normands encrés dans un terroir au paysage et aux produits typiques, dont la toponymie et les noms, propres ou communs, relèvent parfois du dialecte et/ou de l’histoire locale. Afin d’aborder avec une plus grande acuité ces difficultés ethno-géolinguistiques, le cas d’une traduction en italien d’un livre mémoriel et touristique publié à Rennes en 2000, Le spiagge dello sbarco, a également été pris en compte dans le présent article. Sur le plan théorique, cette expérience collaborative adhère à l’idée cicéronienne selon laquelle, pour « instruire, charmer et émouvoir » les lecteurs (en l’occurrence les internautes du monde entier), le traducteur doit « peser », c’est-à-dire penser exactement les mots, dans leurs contextes communicationnels source et cible. La traduction de l’ouvrage sur le débarquement en Normandie en revanche, malgré une révision récente et l’ajout de nouvelles illustrations, demeure problématique : à l’ère du numérique, hier et plus encore aujourd’hui – de par les avancées de l’intelligence artificielle –, la question des textes pré-édités par des logiciels de traduction, ou par des traducteurs peu compétents, nécessite une post-édition humaine assurée par des réviseurs hautement formés. »
Abstract
This study outlines a collective project carried out at the University of Caen Normandy, based on a corpus of French and Italian wartime testimonies, most of which are unpublished and archival: following a collaborative interdisciplinary approach, they were compiled, annotated, sometimes accompanied by explanatory images, and translated into numerous languages, then digitalised and made available online from 2012 on a dedicated multilingual website (www.memoires-de-guerre.fr). In terms of the "translator’s ethic" (Anthony Pym, 1997), this initiative ties in with the anthropological "gift and counter-gift" as coined by Marcel Mauss. In this article, the project leader lays out the theoretical-practical approach she has adopted to tackle the problems encountered in translating, particularly into Italian, Norman stories rooted in a terroir of distinctive landscapes and products, whose toponymy and nouns, whether proper or common, sometimes stem from dialect and/or local history. In order to address these ethno-geolinguistic difficulties with greater acuity, this article also considers the case of an Italian translation of a memorial and tourist book published in Rennes in 2000, Le spiagge dello sbarco. On a theoretical level, this collaborative endeavor adheres to the Ciceronian idea whereby, in order to "instruct, charm and move" readers (in this case, Internet users from all over the world), the translator must "weigh up", i.e. think exactly about the words, in their source and target communicative contexts. The translation of the book on the Normandy landings, by contrast, remains problematic, despite a recent revision and the addition of new illustrations: in the digital age, on account of advances in artificial intelligence, the issue of texts pre-edited by translation software, or by less-skilled translators, requires human post-editing by highly-trained revisers more than ever before. »
Table des matières
Texte intégral
Cette contribution a pour objet une expérience collaborative interdisciplinaire, menée à partir de 2006, sous notre direction, à l’université de Caen Normandie. Nous avons travaillé, avec l’aide d’historiens, à la constitution d’un corpus de récits autobiographiques de la Seconde Guerre mondiale, en langue originale française ou italienne, issus d’archives publiques ou privées. Assurant avec nos collègues linguistes l’établissement du texte et les notes des récits écrits, il s’agissait en outre d’effectuer une transcription annotée des enregistrements oraux ou vidéo. Nous avons ensuite dirigé, avec d’autres enseignants-chercheurs de l’UFR de Langues vivantes étrangères, les traductions et révisions de ces témoignages d’abord en français et en italien, puis pour certains d’entre eux en allemand, en anglais ou en russe1. Entre 2011 et 2014, nous avons supervisé la mise en ligne de ces récits plurilingues sur un site internet conçu à cette fin (Mémoires de guerre. Témoignages de la Seconde Guerre mondiale2). Dans la mesure où les « pluritraductions3 », selon les différents cas de figure, impliquent un éventail plus ou moins large de langues, nous avons travaillé avec des informaticiens, spécialistes de l’alignement phrastique, afin de mettre en place et de gérer une « pluriterminologie » équivalente.
Ce projet a été mené par de nombreux enseignants-chercheurs et par des bénévoles issus de la société civile – à l’exception de deux contrats étudiants dans le cadre d’un financement spécifique attribué en juin 2011 par le conseil d’administration de l’université de Caen Normandie à l’UFR de Langues vivantes étrangères. Le travail de collecte, d’édition, de traduction et de révision des récits n’a fait l’objet d’aucune marchandisation monétaire. Le narrateur autobiographique retrace dans son récit, presque toujours a posteriori, son épopée de survivant. Il témoigne ainsi au nom des disparus en faisant don de son témoignage. Par conséquent, nous avons voulu reprendre collectivement ce message d’espoir et de paix pour le transmettre aux internautes du monde entier, en le valorisant au même titre que devrait l’être tout don reçu, selon l’approche anthropologique de Marcel Mauss4.
Cet ethnologue a étudié ce que l’on nomme en français « don et contre-don », phénomène qui caractérise partout, de nos jours encore, les relations sociales non-marchandes : le fait de donner et de recevoir implique chez le récepteur l’obligation de rendre5. L’échange s’effectue entre des individus et la chose échangée, puisqu’elle garde selon Mauss la trace, l’esprit, la présence de son ancien détenteur6, revêt un pouvoir, une force qui oblige le donataire à donner à son tour, sur le mode de la contrepartie. À la différence de l’achat par l’argent (qui libère l’acquéreur de sa dette), le don ne rompt pas le lien personnel entre donneur et receveur : pour Mauss, il existe des règles sociales universelles, juridiques (de droit) et économiques (d’intérêt), même dans les actions individuelles volontaires apparemment gratuites. Or, l’une de ces règles fondamentales est que pour tout don reçu, la contrepartie est exigible et l’intérêt garanti7. Le don doit en effet circuler en acquérant à chaque échange une plus-value, une force qui augmente sa valeur symbolique. Néanmoins, comme le souligne Aldo Aesler8, c’est l’acte du don lui-même qui fait le don, et non l’objet donné. Si cet objet échangé est un récit de guerre portant la trace, l’esprit du narrateur autobiographique, son acte de parole possède toute sa valeur performative, un pouvoir interrelationnel d’échange et une force irrépressible qui engagent le récepteur à le valoriser, à l’enrichir, à augmenter sa valeur symbolique dans le but de le transmettre aux autres et d’élargir son auditoire. Le récit est un don échangé, partagé individuellement et collectivement, qui ne peut exister qu’en circulant9. Mais comment le valoriser, l’enrichir ? Notre réponse à cette question a été le projet Mémoires de guerre : une édition annotée de ces récits inédits, publiée en ligne selon un éventail de langues le plus varié possible.
Ces témoignages de la vie quotidienne pendant la guerre sont ceux de Français et d’Italiens (hommes, femmes, enfants, soldats, civils, résistants et travailleurs forcés). Ils sont principalement localisés en Normandie et en Toscane, et sont marqués par des régionalismes et des expressions vernaculaires. De là découlent les problèmes que nous avons dû surmonter en traduisant les paysages ruraux, les toponymes et les produits du terroir évoqués dans les récits normands : tous ces éléments sont fortement marqués par leur empreinte linguistique et culturelle régionale. Il s’agira donc, dans les lignes qui suivent, d’exposer les enjeux liés à la traduction de ces éléments géo-ethnolinguistiques et les solutions proposées.
Nous nous limiterons à traiter en profondeur quelques questions traductologiques concernant ces récits, en tenant également compte de la traduction en italien d’un ouvrage sur le débarquement en Normandie rédigé par un historien normand, Yves Lecouturier10. Nous avons consulté cette traduction en espérant y trouver – puisqu’il s’agissait d’un produit éditorial commercialisé, censé, en principe, avoir été effectué par un traducteur professionnel – le lexique le plus adéquat pour traduire en italien les récits des témoins manchois. En réalité, comme on le verra, si les solutions que nous y avons trouvées ont été instructives, c’est pour une tout autre raison : elles nous ont permis de confronter notre propre démarche raisonnée de traduction, à une pratique traductive apparentée à celle d’une traduction automatique non-assistée (ou peut-être plus simplement, à celle d’une traduction non-professionnelle). L’analyse comparative ici proposée nous permettra ainsi d’aborder des questions traductologiques plus vastes touchant l’humain, le numérique et les compétences traductives. À l’ère de l’intelligence artificielle déferlante, ces enjeux concernent de manière centrale la relation homme-machine en traduction.
Notre site internet, tout comme cet ouvrage traduit que nous étudions ici, sont accompagnés d’images. Dans le premier cas, il s’agit, d’une part, de photographies prises en Normandie pendant la guerre, rassemblées dans les fonds d’archives du musée Mémorial de Caen où nous les avons consultées ; d’autre part, de clichés récents des objets évoqués dans certains témoignages, objets ethnographiques liés à la culture locale que nous avons trouvés notamment au musée du Bocage normand de Saint-Lô. Au cœur de cette dimension multimédia s’instaure un rapport dialectique image-texte incluant non seulement la traduction proprement dite, celle-là même que Roman Jakobson définit comme « interlinguale », mais aussi la traduction qu’il appelle « intersémiotique11 ». Le récit multimédia aide tout lecteur, et donc a fortiori le traducteur, à mieux comprendre le texte qu’il est en train de lire ou de traduire. Ainsi, sur la page d’accueil du site internet, une plaquette téléchargeable propose des extraits narratifs accompagnés de ces images archivistiques ou muséales. Ces photographies complètent les témoignages, et font office de paratexte12.
Notre analyse sera focalisée sur les problèmes de traduction liés au traitement de paysages, de lieux géographiques, de monuments historiques et de produits du terroir. Ces éléments culturels typiques sont proches de la catégorie des realia (du latin médiéval : les choses réelles, autrement dit les objets de la réalité extralinguistique) ou des « culturèmes13 », à savoir des termes et des expressions désignant des entités, des phénomènes ou des concepts civilisationnels marqués, spécifiques à certaines communautés. Comme le souligne Georgiana Badea, une fois repéré le culturème à traduire, la difficulté est « d’équivaloir son côté “signifiable” et de restituer, culturellement et pragmatiquement, son effet d’évocation sans porter atteinte à l’adéquation du texte source, ni à l’acceptabilité du texte cible14 ».
Trois exemples représentatifs de ces catégories seront en particulier étudiés, l’un portant sur le nom propre « Mur de l’Atlantique », un autre sur « la boîte à beurre », objet traditionnel de la Manche, et un dernier sur l’odonyme normand « chasse ». Traduire le paysage qui entoure le narrateur, lorsque le champ d’un paysan peut soudainement se transformer en un champ de bataille, implique la prise en compte d’une relation complexe, celle que l’homme, en temps de guerre, se trouve contraint d’instaurer avec son environnement. Cette relation, mise en scène et en mots par le narrateur ordinaire, est riche en émotions et profondément enracinée dans son terroir sur plusieurs plans : géographique, historique, économique et culturel. D’où l’espace symbolique que forment toponymes et objets usuels, comme une « chasse » ou une « boîte à beurre », en caractérisant la langue-culture locale. Le toponyme est inscrit dans le paysage par l’homme, qui façonne et nomme la nature ; l’objet usuel est fabriqué par l’homme, et utilisé dans l’habitat social de ce dernier.
Or, la traduction des noms des éléments inscrits dans le paysage peut révéler la posture du traducteur vis-à-vis de l’histoire interculturelle des langues en contact. Les enjeux du traduire peuvent alors avoir des retombées linguistiques et culturelles, mais aussi idéologiques. On plonge ainsi dans le processus que Cicéron15 le premier, et bien d’autres après lui, tels que saint Jérôme16 ou Valéry Larbaud17, ont défini comme une pesée délicate et sérieuse des mots : c’est la recherche de l’équivalence textuelle. Peser les mots signifie évaluer la portée phonétique, morpho-syntaxique, sémantique, pragmatique et stylistique du mot tel qu’il est énoncé par le locuteur dans son contexte narratif et culturel source, puis comparer entre eux, en les soupesant grâce au second plateau de la balance, les potentiels synonymes cibles, en attendant patiemment « l’instant où les deux plateaux seront en équilibre18 ». Du reste, étymologiquement, le verbe « peser » vient du bas latin pensare (lié à son tour au mot latin classique pendere signifiant « peser ») : pour bien peser, il faut donc penser, réfléchir, pondérer.
Les écrits de guerre : des genres historiques ou autobiographiques du réel
Le précepte de Cicéron consistant à ne pas compter les mots dans le processus du traduire, mais à les soupeser, a certes marqué toute l’histoire de la traduction. Il faut néanmoins souligner que le meilleur des orateurs-traducteurs doit avant tout, selon lui, savoir instruire son destinataire, le charmer et l’émouvoir19. Après avoir prôné ce triple but communicationnel et la pesée des mots au détriment de leur dénombre, Cicéron établit en outre une différence entre le discours de l’orateur, à la tribune ou au barreau, et le discours de l’historien. Il évoque pour ce dernier l’indiscutable éloquence de Thucydide, fort appréciée de tous, mais rappelle qu’« autre chose est exposer des faits en les racontant, autre chose accuser ou réfuter une accusation dans une argumentation ; autre chose tenir son auditeur par un récit, autre chose en le passionnant20 ». En tenant compte du destinataire avant tout, l’orateur-traducteur Cicéron nous propose une conception cibliste, juridique et actionnelle, du traduire.
Comme le souligne le sémanticien François Rastier21, le récit de guerre constitue souvent, en tant que témoignage d’événements dramatiques vécus par le témoin, un acte juridique d’accusation contre toute forme de violence et d’injustice. Mais il est également roman de formation à visée didactique, hommage rendu aux défunts pour en perpétuer le souvenir, voire acte de conjuration pour se libérer du poids des morts comme du sentiment de culpabilité des survivants. Le sujet narrant est le protagoniste agissant dans un temps et dans un espace précis, qui opère une sélection et une mise en relation des événements selon des rapports de cause à effet. Ce faisant, il vise à donner une signification morale et éthique à l’histoire vécue et narrée22. Les lieux, les paysages, les objets encadrent et légitiment la réalité de son expérience de survie. Paysage rural et produits du terroir ne sont pas mis en scène avec les mêmes intentions narratives que dans la fiction, où ils jouent le rôle « d’effets de réel ». Le récit du témoin narre des événements historiques vécus, autobiographiques.
La narration de l’historien, de par sa focalisation externe neutre et objective à la troisième personne, doit également répondre à ces impératifs réalistes. En principe, récit de guerre et commentaire d’historien se rejoignent donc tant sur la question du paysage que sur la désignation des lieux géographiques et des objets évoqués. Toutefois, le récit d’une histoire individuelle ne s’adresse pas au même public que le récit de l’histoire collective : le témoin ordinaire relate son vécu à son entourage proche, dans une langue quotidienne souvent chargée d’affectivité23, et son récit, qu’il soit manuscrit ou dactylographié, est rarement conçu pour être publié. L’historien privilégie quant à lui une langue nationale standardisée, plus détachée et soutenue, publiant des travaux qui s’adressent délibérément à un public plus vaste et générique, davantage instruit. La narration des historiens ne peut poursuivre les mêmes objectifs que les récits autobiographiques de guerre. Son but est d’intéresser le lecteur, de l’instruire, et non d’exciter ses passions ou de l’émouvoir. L’historien doit proposer, comme l’explique Alessandro Portelli24, une vision objective « d’en haut », alors que la perspective narrative du témoin est subjective, « d’en bas ». Dans Le spiagge dello sbarco, qui s’adresse surtout aux touristes italophones visitant les plages du débarquement, la description en italien du paysage normand devrait donc être fidèle à la réalité.
La théorie de la traduction en sciences humaines et sociales ne semble pas, pour l’instant, se sentir vraiment concernée par ces écrits de guerre, historiques ou autobiographiques : la plupart de leurs auteurs ne sont pas des écrivains ou des historiens célèbres, mais des narrateurs occasionnels, parfois anonymes. En raison du clivage entre haute et basse littérature, entre ouvrages d’élite ou de masse, les traductologues n’ont commencé à s’intéresser à ces témoignages d’individus ordinaires qu’au cours des dernières décennies, principalement. D’autre part, les agences de traduction et les maisons d’édition ne considèrent pas non plus la traduction de ces récits comme une opération pragmatique ou fonctionnelle spécialisée, car le vocabulaire rencontré n’y est pas suffisamment technique. Quelle approche théorique guide alors ces traductions dont le statut est considéré comme générique ? Qu’en est-il, plus particulièrement, de la traduction des espaces géographiques, de l’environnement paysager, des realia ? Une guerre est souvent une lutte pour des territoires que l’on souhaite annexer, ou regagner si on les a perdus. La (re)conquête de ces territoires ou les modalités des combats sont narrées par des expressions, par des choix de toponymes, par des descriptions qui peuvent résulter d’opérations tant culturelles et linguistiques qu’idéologiques et politiques.
« Le Mur de l’Atlantique » en italien : un fossile linguistique fasciste
Mona Baker recommande, pour les écrits de guerre, une approche narratologique engagée du traduire. Il s’agit d’une forme d’activisme politique dans laquelle la ré-énonciation, en tant que fruit de la subjectivité historique du traducteur, peut réaliser un reframing25 dans le texte et/ou dans le paratexte traductif avant tout – dans les notes, en couverture ou en quatrième de couverture, dans la préface, en introduction et dans la postface. Le but est d’échapper à la normativité dominante. En effet, le traducteur peut, en conformiste, adapter ses solutions aux normes hégémoniques de la langue traduisante, mais il peut aussi décider de les contrer en prenant position. C’est ce que nous avons fait sciemment dans le cas du « Mur de l’Atlantique », cité en passant dans une note du texte source26. Ce Mur est un ensemble de remparts en béton armé s’étendant de la Norvège aux Pyrénées françaises, en suivant les côtes de l’Atlantique qui incluent donc les côtes normandes. Sa construction fut lancée par Hitler en 1942, sous le nom allemand d’Atlantikwall. Ce nom a été traduit en italien par « Vallo Atlantico » au moment même où la politique linguistique xénophobe du régime fasciste commençait à obtenir des résultats (ainsi, sur les 813 gallicismes que l’on trouvait au début du XXe siècle dans le dictionnaire italien de Panzini, on n’en comptait plus en 1942 que 37 dans une réédition de l’ouvrage passée au crible du purisme nationaliste27). La traduction utilisée encore actuellement par les historiens italiens est « Vallo Atlantico », alors qu’en espagnol et en anglais, nous avons depuis 1942 « el Muro Atlántico » et « the Atlantic Wall ». « Vallo » est un mot de la tradition littéraire utilisé par des écrivains, encore au XIXe siècle, dans le sens d’ouvrage fortifié28. Il vient en effet du terme latin Vallum qui désigne, dans l’histoire romaine, des palissades de défense en bois, placées souvent en haut d’un fossé. Son usage renvoie notamment au célèbre « Vallo di Adriano » (Vallum Aelium) : des remparts en pierre bâtis sous l’empereur Adrien en 122 ap. J.-C., longeant la frontière entre l’Écosse et l’Angleterre pour protéger les territoires de l’empire romain face aux incursions des tribus écossaises. Le choix du syntagme traductif « Vallo Atlantico » désigne donc, en 1942, un rempart censé protéger l’Europe continentale nazi-fasciste, pensée comme garante de la civilisation romaine impériale dans toute sa grandeur, face aux débarquements des troupes anglo-américaines. Le Mur se mue ainsi en rempart civilisationnel et guerrier, héritage d’un passé prestigieux justifiant les visées impérialistes nazi-fascistes de 1942.
Cette solution traductive « Vallo atlantico », toujours en usage aujourd’hui, constitue un fossile linguistique fasciste qu’il faut absolument accompagner d’une note explicative. Les mots ont une histoire. La traduction n’est pas une opération aseptisée, banale et innocente, mais une opération sémantique complexe, toujours travaillée par des enjeux uniquement linguistiques en apparence seulement ; ils revêtent en réalité une dimension bien souvent idéologique. Car penser la traduction, c’est-à-dire peser les mots, équivaut à penser le monde, un monde où, d’après nous, les paroles doivent servir à établir un dialogue, et non à dresser des remparts entre les civilisations29. Le mot national-fasciste « Vallo » incarne une continuité historique et culturelle entre l’empire romain et le régime dictatorial de Mussolini. Sans aller jusqu’à le proscrire, ou à le censurer selon l’actuelle tendance woke, il doit néanmoins toujours être historicisé, et requiert que le traducteur lève le voile sur l’idéologie nationaliste qui le sous-tend30. Le terme littéraire « Vallo » n’est pas un simple synonyme du mot courant « Muro » : les plateaux de la balance du traducteur ne sont pas en équilibre dans le cas de « Atlantikwall » et de « Vallo Atlantico », car ce dernier choix est saturé de connotations idéologiques absentes en allemand. Du reste, les versions française, anglaise et espagnole ne sont pas connotées non plus. Pour toutes ces raisons, nous avons proposé, dans une note du récit d’Alfred Mouchel, Testimonianza di un abitante di Quettehou, le choix non marqué « Muro dell’Atlantico » pour traduire le syntagme français « Mur de l’Atlantique ».
Même dans l’ouvrage en italien Le spiagge dello sbarco, la solution proposée calque intégralement l’expression française « le Mur de l’Atlantique », avec le groupe nominal non connoté suivi du complément du nom : « il Muro dell’Atlantico31 ». La réflexivité traductologique fait toutefois défaut à cette version dans laquelle, comme on le verra pour d’autres exemples, le mot à mot sans changement de registre linguistique est sans doute le fruit d’un logiciel de traduction automatique ou peut-être d’un traducteur inexpérimenté… En tout cas, le texte cible ne semble pas avoir subi de révision éditoriale, à la différence de l’édition de 2019 sur laquelle nous reviendrons plus tard32. Contrairement à notre propre traduction littérale, cette littéralité n’est ni intentionnelle, ni explicitement « raisonnée33 » ; elle découle tout simplement d’une démarche de traduction, automatique ou humaine, où la combinaison des mots sur l’axe syntagmatique se réalise presque systématiquement par contiguïté rapprochée, et où le choix lexical privilégie le mot isolé et non marqué34.
Ce qui fait les frais de cette traduction littérale, ce sont autant les structures, plus ou moins complexes, que les choix lexicaux eux-mêmes : ces calques sont utilisés parfois dans des contextes sémantiques ou pragmatiques inappropriés, et certains choix constituent des contre-sens, voire des non-sens. Un bon nombre de noms propres comme les hydronymes sont calqués et adaptés au système phonologique cible : le fleuve Orne qui traverse la ville de Caen dans le Calvados est par exemple italianisé en « Orno35 ». Le calque traductif produit ici un néologisme, ailleurs des expressions syntagmatiques étranges, ou des quiproquos étonnants36. Si l’ordinateur compte vite et bien les mots, il n’est pas sûr qu’en traduisant il sache toujours, pour reprendre les mots de Cicéron, bien les peser, car la capacité humaine à établir des analogies (des comparaisons, des similitudes et des métaphores) ou à gérer tout type de combinaison verbale, même dans un contexte élargi, lui fait encore plutôt défaut : la machine numérique n’est ni analogique37, ni dépendante de la structure comme l’est le langage humain38. Le feuilleté historique et connotatif des mots risque bien souvent de lui échapper. Un traducteur n’ayant ni la compétence, ni le savoir du locuteur natif dans la langue-culture d’arrivée agit de même.
Un objet normand recyclé pour répondre à des besoins urgents en temps de guerre
Parmi les objets narratifs qui ont attiré notre attention, il y a les sabots et la boîte à beurre de Mme Lecoffre39. Pour traduire en italien ce récit, il fallait comprendre ce qu’était une boîte à beurre normande en 1944. Depuis la fin du XIXe siècle, cet objet du Cotentin est un produit local exporté au Canada. Or, l’import/export normand en Amérique a son histoire : beaucoup de Normands ont migré au Québec, surtout à partir du XVIIe siècle40, entraînant des échanges économiques transatlantiques de longue date. Pour un italien, une boîte à beurre relève des realia au sens propre du terme. Mais quel type de boîte ? Le mot « scatola » renvoie à un contenant en carton, souvent carré ou rectangulaire. Le diminutif « scatoletta » indique certes des boîtes en métal, mais celles-ci sont très petites, inadaptées à notre contexte narratif. Comment ce beurre peut-il arriver en bon état dans un carton, après une longue navigation sans chambre froide, jusqu’en Amérique ? Nous avons choisi le mot d’arrivée « barattolo » car il désigne un contenant rond, en verre ou métallique, de dimensions variables.
Le contexte narratif dans lequel Mme Lecoffre évoque cette grande boîte à beurre n’est pas du tout socio-économique ou alimentaire, car elle l’utilise la nuit, en prison : l’objet, en tant que contenant vidé de son beurre, change de fonction et est destiné, dans un cachot, à satisfaire d’autres besoins corporels. En effet, Mme Lecoffre et sa mère, ayant tenu des discours défaitistes aux soldats allemands qui occupent leur ferme et qui exposent leurs vaches aux mitraillages de l’aviation anglo-américaine, sont arrêtées par les Allemands et conduites à la prison maritime de Cherbourg. Elles y passent une nuit, enfermées dans une pièce sans fenêtres, disposant uniquement, comme elle l’affirme dans son récit, d’une « grande boîte à beurre pour les nécessités urgentes ». Narrant crûment l’expérience difficile du cachot, la belle prose champêtre de Mme Lecoffre passe du style de Maupassant à celui de Rabelais, et se fait, comme le dirait Mikhaïl Bakhtine, carnavalesque.
On peut voir une photographie d’une boîte à beurre dans la brochure téléchargeable, conçue en version papier et numérique dans le cadre de l’inauguration du site internet en 201241. Ce cliché d’un objet muséal équivaut pour nous à une note explicative qui s’adresse à tous les lecteurs, donc aussi aux futurs traducteurs de ces mémoires de guerre : le fait de visualiser l’objet inconnu peut permettre de trouver des solutions plus pertinentes en langue cible. Le site étant plurilingue, on constate immédiatement comment ce type de realia a été traité en un grand nombre de langues :
Fr. dans un cachot sans carreaux mais muni de bonnes grilles, d’un bat-flanc et… d’une grande boîte à beurre pour nécessités urgentes42.
An. to a cell which had no window panes, but only solid iron bars and a low side, plus… a big butter box for necessary emergencies.
De. die keine Fensterscheiben hatte, sondern nur mit dicken Gittern, einer Pritsche und - einer großen Butterdose für dringende Bedürfnisse ausgestattet war.
Es. a un calabozo sin cristales pero con rejas sólidas. Había un mampara y... nos dieron una caja grande que servía para la mantequilla en caso de necesidades urgentes.
It. in una cella senza vetri alla finestra ma munita di solide inferriate, di un tramezzo e... di un grande barattolo portaburro per necessità urgenti.
Pt. a um calabouço sem vidros nas janelas, mas munido de grandes grades, de uma divisória e... de um pote de manteiga para necessidades [fisiológicas] urgentes.
Sv. till en fängelsehåla utan fönsterrutor men med solida galler, där det fanns en brits och... en stor smörbytta för brådskande be.
Ru. но потом нас под конвоем привели в камеру без оконных стекол, зато с толстыми решетками и перегородкой… а еще с длинным ящиком, чтобы справлять нужду.
Ce tableau plurilingue nous montre que, comme dans le cas de l’italien, la « boîte à beurre » dans les autres langues néolatines oblige à la réflexion en même temps qu’elle est source de doutes. Dans les pays où l’usage de l’huile d’olive prime sur celui du beurre, ce genre de realia induit dans le texte cible un allongement explicatif lié à la préposition française de but « à » (c’est le cas en espagnol), ou provoque une perte sémantique, due à la préposition « de » qui substitue au but le complément du nom. Cette perte est compensée par un adjectif entre crochets spécifiant le type de besoins urgents évoqués (c’est le cas du portugais, où les crochets signalent qu’il s’agit d’un ajout explicatif du traducteur : « [physiologiques] »). Les langues germaniques et nordiques semblent avoir rencontré moins d’hésitations. Pour le russe, ainsi que pour les langues non reportées dans le présent tableau mais proposées en ligne, nous laissons aux locuteurs qui les maîtrisent le plaisir d’en juger. En ce qui nous concerne, cette enquête sur la boîte à beurre nous a permis, suite à l’identification de l’objet ethnologique dans le scénario de guerre dont il est issu, de trouver une solution en italien, sinon parfaitement équivalente, du moins assez motivée. Umberto Eco nous rappelle du reste que seul un scénario bien identifié par le traducteur peut lui permettre de proposer une traduction d’une certaine qualité43.
Toponymes, patois et paysage du bocage manchois
Compte tenu du genre textuel que sont les mémoires de guerre, polyvalent du point de vue narratif et statutairement hybride, les traductions du site internet nous ont semblé devoir privilégier – notamment en ce qui concerne le paysage, les realia, les descriptions des lieux géographiques – le verbe cicéronien enseigner/instruire. En effet, même entre locuteurs parlant la même langue nationale standardisée, la localisation d’événements régionaux ne mobilise pas systématiquement un code culturel partagé. Les toponymes portent en eux les traces historiques et linguistiques de leur très lointaine implantation dans le terroir. C’est le cas du mot normand « chasse » que l’on retrouve dans plusieurs toponymes de la Manche. En tant que terme dialectal, il a toujours indiqué autre chose que l’activité homonyme pratiquée par des chasseurs poursuivant une proie :
Journée du 6 juin, flambée de joie : Il [le parachutiste américain] me montre sur sa carte « la Chasse des trois Ormes » aux abords de laquelle est son point de ralliement. C’est un petit chemin, juste au bas de la côte à l’entrée de Sainte-Mère-Église44.
Les « chasses » reviennent ailleurs, par exemple dans le récit susmentionné d’Alfred Mouchel, comme un terme normand générique désignant des routes particulières. Pour cette raison, dans le texte en français de Mouchel, nous avons ajouté la note 16 : « Chemin rural encaissé dans les champs ou bordé de haies, du patois normand cache ». Cette note est adressée aux lecteurs et aux traducteurs –libre à ces derniers de la traduire ou de l’omettre. Dans la version italienne, nous avons enrichi cette note d’une remarque dialectologique : « En normand, comme en italien, le phonème vélaire /k/ suivi de /a/ ne subit pas de palatalisation45 ». La graphie « chasse » est bien postérieure aux premières attestations du mot cache, ce dernier venant du gallo-romain *captia, un substantif de la langue parlée quotidienne dont il n’existe aucune trace écrite. « Chasse » est sans aucun doute une forme de francisation régionale de ce mot dialectal normanno-picard46.
La question des toponymes ayant traversé plusieurs langues-cultures, à l’instar de *captia > cache> chasse, devient bien plus épineuse dans les territoires frontaliers où se cristallisent des enjeux, voire des déchirures identitaires. Que faut-il faire, se demande U. Eco47, lorsque le toponyme, en raison de son histoire tourmentée, existe en version plurilingue ? La toponymie change au gré de l’histoire et des relations internationales. En principe, le seul critère que nous avions imposé aux traducteurs était de ne pas modifier les noms propres dans le texte traduit, sauf dans le cas où ces noms propres existaient, déjà lexicalisés, dans la langue d’arrivée : la ville de Firenze est bien « Florence » pour les francophones, de la même manière que « Paris » est Parigi pour les italophones. Mais comment traduire par exemple les noms des villes dalmates, jadis vénitiennes, devenues italiennes au XXe siècle après la Première Guerre mondiale et sous le fascisme, puis yougoslaves dans le deuxième après-guerre, et slovènes ou croates à la fin du XXe siècle? Il nous est arrivé, en travaillant en 2009 sur le récit d’Alfred Mouchel48, de chercher la définition du mot « crucco » (l’équivalent du dépréciatif français « boche ») dans une vieille édition du dictionnaire Devoto-Oli (celle de 1971). Le mot « crucco » y est présenté comme un mot d’origine serbo-croate, « Kruh », signifiant « pain », mais cette définition a sans doute été remise en question après l’éclatement de la Yougoslavie, suite à la guerre des années 1990. Il faudrait peut-être corriger cette note à présent, car selon notre traductrice croate, Ivana Kljaković Gašpić, le mot « crucco » ne serait, sur le plan étymologique, qu’un mot… croate49. De même, il a fallu tenir compte, pour le russe, de la distinction entre l’expression occidentale « Seconde Guerre mondiale » et celle utilisée par l’Union Soviétique d’abord, puis par la Fédération de Russie : « Grande Guerre patriotique », syntagme nominal qui, depuis le début de la « Grande Guerre patriotique » – et dystopique – de la Russie contre l’Ukraine en 2022, revêt des accents lugubres, absurdes et tragiques. Les mots ont donc une histoire et une charge idéologique – dans ce cas précis, cette dimension est nationaliste, voire impérialiste. C’est pour cette raison que nous avons fait le choix d’éditer le texte original, souvent inachevé et manuscrit, selon une démarche philologique. Nous l’avons systématiquement enrichi de notes de fin de texte, lisibles aussi à l’écran à côté de l’appel de note grâce au curseur de la souris. La lecture, lente et renseignée ou rapide et superficielle, est laissée au libre choix de l’internaute. Ces notes revêtent une fonction interculturelle et métalinguistique.
Tout traducteur était par ailleurs invité, en traduisant le paratexte source, à insérer des notes ou à en ôter, en fonction des informations dont son lecteur pouvait d’après lui avoir besoin pour comprendre les scénarios décrits ou les implicites textuels que sa langue-culture cible ne permettait pas de percevoir d’emblée. Il s’agit de ce que Kwame Anthony Appiah, dans le sillage des théories sur la « description dense » de Clifford Geertz et de certains philosophes du langage, appelle une « traduction dense50 », plus culturelle que linguistique. Pour nous, comme pour Appiah, la traduction joue aussi un rôle didactique d’illustration des différences culturelles, opération pédagogique vulgarisatrice mais également savante, pouvant permettre une compréhension plus profonde de la langue-culture de l’Autre et du texte traduit. Or ces différences, liées à l’histoire et à la géographie d’un territoire, sont l’expression d’une adaptation culturelle de l’homme à son terroir.
Nous avons abordé les récits normands avec la volonté d’expliquer non seulement l’histoire de l’expérience narrée par le témoin, mais aussi la dimension socio-culturelle et anthropologique de son récit. Outre le toponyme ou odonyme « chasse », un autre mot du patois normand est cité à plusieurs reprises lorsqu’il s’agit de décrire l’exode des civils qui, pour quitter les villes bombardées, empruntent les chemins de campagne : il s’agit du substantif désignant le bas-côté de la route, la « berne51 ». « Chasse » et « berne » renvoient à l’aménagement typique du paysage rural de la Manche, le « bocage », terme que nous avons en revanche préféré emprunter au français dans le texte italien. Or, lorsqu’on évoque en traduisant un paysage pittoresque, pour susciter chez le lecteur le surgissement d’un scénario, il faut mettre ce dernier en condition d’imaginer l’inconnu via le connu : selon Eco, un paysage, pour être compris, doit être partagé, ou du moins constituer un monde possible que le lecteur puisse faire jaillir de son souvenir existentiel, imaginaire ou intertextuel52. Tous les récits manchois citent ces termes paysagers typiques : bocage, haies, chasse, berne, leur compréhension est donc fondamentale pour cerner les scénarios dans le cadre desquels certains événements se produisent.
Notre souci d’exactitude a été si impératif que nous avons passé plusieurs jours dans les archives du musée Mémorial de Caen pour illustrer certains nœuds des récits grâce à des images d’époque. La plaquette téléchargeable en témoigne : c’est le cas pour le récit de Julien Lebas, illustré entre autres par une image aérienne du bocage de la Manche prise en juillet 1944, avec ses champs assez géométriques délimités par des haies plus ou moins hautes et, en bas à gauche, par une chasse ; et le récit de Mme Lecoffre, illustré par une photo des troupes alliées avançant à pied, armes à la main, avec circonspection, vers Cherbourg, fin juin 1944, le long d’une étroite chasse dont les talus sont surmontés de haies53. Une phase cruciale du débarquement est même appelée, en effet, « la guerre des haies », ce qui a contraint Étienne Marie-Orléach, le chercheur en histoire ayant sélectionné pour le site internet les récits normands dans les archives du musée Mémorial de Caen, à expliquer en note cette phase de la guerre :
Embourbés dans une « guerre des haies », les stratèges américains entreprennent une opération afin de percer une brèche dans la ligne défensive allemande. Cette opération, qui débute le 25 juillet 1944, a comme nom de code « Cobra ». Avant cette attaque, les Alliés procèdent à la stratégie habituelle du tapis de bombes54.
Ces haies ont entravé l’avancée des troupes anglo-américaines dans la Manche pendant près de deux mois, occasionnant un lourd tribut en ce qui concerne les soldats blessés ou tués au combat55. Les haies reviennent dans tous les récits normands, au même titre que les chemins encaissés dans les champs. Il a donc fallu ajouter à ce sujet la note 16 dans le récit en italien de Mouchel pour spécifier que dans la Manche56 le paysage rural est celui du « bocage » : les champs et les pâturages sont souvent des espaces clos, entourés de haies ou de très minces bosquets, et parfois ces haies longent les chasses. Entre celles-ci et la haie, un talus herbeux plus ou moins escarpé peut descendre dans un fossé, ou rejoindre directement le bord de la route, c’est-à-dire la berne. L’exode des civils et les combats se déroulent dans ce cadre narratif champêtre qui parfois se transforme en un violent et sanglant champ de bataille.
Le bocage manchois dans Le spiagge dello sbarco : du champ au jardin…
Pour vérifier la qualité de notre démarche explicative paratextuelle et de nos choix traductifs en italien, nous avons donc fait l’acquisition, en 2011, de la première édition du livre illustré Le spiagge dello sbarco datant de l’an 2000, qui s’inscrit dans la catégorie des ouvrages à visée touristique et historico-mémorielle. Son traducteur est anonyme, dans la mesure où c’est une agence de traduction qui a assuré cette médiation interlinguistique57. L’opération a été exécutée sans que ne soit saisie la véritable nature de tous les éléments paysagers locaux déjà évoqués ici ; pourtant, les illustrations nombreuses et de qualité qui accompagnent la narration historiographique auraient permis à un réviseur de détecter les erreurs les plus visibles commises par un logiciel de traduction automatique, encore peu performant à l’époque, ou par un traducteur francophone inexpérimenté58.
Nous analyserons quelques exemples tirés de la page 85, en traduisant nous-même les solutions italiennes en français pour les lecteurs non-italophones : les soldats américains se sont introduits dans le « boschetto » (le « petit bois », mot source : bocage) du centre et du sud du département de la « Manica », en restant bloqués pendant deux mois au beau milieu des « aiuole » (les « plates-bandes », mot source : haies). En italien, les haies sont en vérité des « siepi » (épais buissons plus ou moins hauts) et les « aiuole » désignent de petites bandes de terrain dans un jardin, souvent de forme géométrique, plantées de fleurs dans un but ornemental. Sur cette même page, dans le sous-chapitre intitulé « La guerra delle aiuole » (littéralement : « la guerre des plates-bandes »), nous retrouvons aussi les chasses étroites qui deviennent en italien des « strette cacce », c’est-à-dire des « étroites parties de chasse », mais l’action d’aller à la chasse est totalement étrangère dans ce contexte narratif, et l’adjectif « strette » pour désigner ce type d’activité est par conséquent absurde. Le lecteur, déjà étonné et confus face à ce curieux scénario de guerre, découvre alors que des tombeaux de fouilles archéologiques, « i tumuli » (censés traduire le groupe nominal source : les talus), caractérisent ce paysage infernal des combats. Il est en effet question d’un « inferno di aiuole » où les « fantini » américains (« cavaliers », mot source : fantassins) font l’expérience d’une « guerriglia sanguinante » (littéralement : « guérilla sanguinolente », adjectif source : meurtrière). Cette traduction aura donc transformé une tragédie en une farce à l’italienne.
Nous avons signalé en 2011, dans le cadre d’une journée d’études, que cette traduction nécessitait urgemment une sérieuse révision, et même rencontré l’auteur de l’ouvrage en mai 2019 pour l’alerter à ce sujet. Il ne nous a pas averti qu’une nouvelle réimpression de l’édition, déjà révisée en 2018 (et rapidement épuisée), avait paru le mois précédent, mais nous avons bien compris que, d’après lui, il n’y avait nullement lieu de s’inquiéter. Puisqu’elle était disponible dans le commerce, nous en avons donc fait l’acquisition. Si l’Orno est redevenu l’Orne, le département de la Manche est toujours celui de la Manica et l’on y parle encore, pour le Cotentin, du Contentino. Néanmoins les cartes géographiques sont maintenant toutes en français, la Seine reste donc partout la Seine, et le port de pêche est enfin « un porto di pesca » ; des retouches ont uniformisé certains toponymes et odonymes, de belles photographies ont remplacé de précédents clichés, accompagnées de légendes plus précises. Mais quelle tristesse de constater aux pages 107-10859 que les cavaliers américains sont toujours embourbés dans la guerre des plates-bandes en fleur, qu’ils continuent de se faufiler entre tumulus de fouilles archéologiques et petits bois, en faisant des parties de chasse étroites et des combats sanguinolents… Le traducteur-réviseur (si tant est qu’il ait existé) et le logiciel obsolète de traduction automatique ont ici une maîtrise défaillante de l’italien comme du français ; ils ne connaissent ni la Normandie, ni le normanno-picard. En outre, il s’agit d’une opération éditoriale plurilingue : on n’ose imaginer comment l’ouvrage original a été traduit en anglais, en allemand, en espagnol et même en néerlandais, pour cette plus récente édition…
Ce qui nous gêne le plus toutefois, ce n’est pas cette révision qui n’en est pas vraiment une, mais plutôt le nouvel apparat éditorial-juridique : le terme de « traduction » a disparu de la couverture interne du livre et, par sa suppression et en l’absence du nom du traducteur, ou de celui de l’agence de traduction, c’est aussi la référence à l’édition française source elle-même qui a tout bonnement disparu. Le lecteur-acheteur italophone est donc doublement berné, car il peut s’imaginer avoir fait l’acquisition d’un ouvrage écrit par un historien français en langue originale italienne. L’éthique de la traduction est définitivement compromise dans ce cas par le manque de déontologie professionnelle dans la confection même du produit éditorial.
Conclusion
Toutes les approches méthodologiques et théoriques mises en place pour traduire les récits normands plurilingues du site internet Mémoires de guerre ‒ la traduction collaborative, à la fois narrative et intersémiotique, et la traduction cicéronienne, didactiquement politique et dense ‒ paraissent caractérisées par une réflexivité poussée à l’extrême face à l’historique du processus éditorial et traductif si simple de Le spiagge dello sbarco. En tant que responsable de la qualité de son travail vis-à-vis des auteurs, des lecteurs-acheteurs, des commanditaires et des autres intermédiaires, le traducteur devrait toujours avoir, selon Anthony Pym, une éthique le poussant au questionnement conscient et raisonné pour aborder explicitement tout doute traductif et trouver ainsi des solutions satisfaisantes60. Mais l’« espace de ce doute est propre au traducteur humain, par opposition à la machine […]61 » car, pour fonctionner, « les machines n’ont pas besoin de principes éthiques62 ». Néanmoins, si la traduction automatique n’est que l’œuvre d’une machine, les agences de traduction, les maisons d’édition et les traducteurs ‒ par déontologie professionnelle et par souci de qualité ‒ doivent prévoir une révision assistée de ces textes, en assurant une post-édition faite par un traducteur humain. De ce point de vue, nous avons encore « une guerre métaphorique des haies » à mener car, comme le dit si bien Itamar-Even Zohar dans ses écrits des années 2000 (qui pourtant nous semblaient, pour cette raison précise, assez décevants à l’époque63) : le texte traduit est avant tout un produit commercial, une marchandise à vendre. Or, du fait même que ce texte traduit dans une autre langue est un produit commercial, on devrait s’interdire de vendre à des clients, malgré les belles illustrations, un récit dans une langue improbable, aux descriptions extravagantes. Ceci est d’autant plus regrettable que la version originale Les plages du débarquement est très agréable à lire, et que les scénarios normands y sont convaincants et peints avec brio.
Il ne s’agit pas en tout cas d’opposer le travail de la machine informatique au travail du traducteur humain, en niant l’utilité de la première ou les avancées scientifiques indéniables qu’a permis, ces dernières années tout particulièrement, la traduction automatique neuronale64. Il s’agit plutôt d’envisager une collaboration constructive et efficace entre la machine produisant une pré-édition rapide et le réviseur-rédacteur chargé d’une post-édition de qualité. Le travail de pré-édition des traductions du site internet Mémoires de guerre a été mené de façon artisanale, sans exploiter l’outil de la traduction automatique entre-temps devenu très performant, et on ne peut que le regretter. Malgré notre lenteur humaine opérationnelle et des efforts collectifs dispendieux pour constituer le corpus de récits, les annoter et les éditer, les traduire, les réviser, les numériser et les mettre en ligne, nous avons constitué une communauté de pratiques pour laquelle la traduction doit instruire, plaire et émouvoir : ces valeurs culturelles humanistes ne doivent pas être bradées. Ce site internet est un don de l’UFR de Langues vivantes étrangères de l’université de Caen Normandie aux internautes du monde entier : ses archives numériques sont là pour rappeler en de nombreuses langues (même s’il en faudrait davantage encore) la valeur universelle de la vie humaine et le pouvoir interculturel salutaire du récit de guerre, afin de combattre les traumatismes de l’histoire, et pour prôner la paix.
Notes
1Outre ces cinq langues prévues initialement, nous avons pu ajouter par la suite l’arabe, l’hébreu, le croate, le suédois, le polonais, le néerlandais, le portugais brésilien, le roumain et l’espagnol.
2Cf. https://memoires-de-guerre.fr/ Site consulté le 22/02/2023. Cf. à ce sujet notre étude « Le sens du projet Mémoires de guerre et le pacte autobiographique : à propos des récits et des langues », in Viviana Agostini-Ouafi, Éric Leroy du Cardonnoy, Caroline Bérenger (dir.), Récits de guerre France-Italie. Débarquement en Normandie et Ligne gothique en Toscane, Paris, Indigo & Côté-femmes éditions, 2015, p. 31-48.
3Pour ce terme, cf. Mathieu Guidere, Publicité et traduction, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 146.
4Cf. Marcel Mauss, Essai sur le don [1924-1925], préfacé par Florence Weber, Paris, PUF, 2007.
5Florence Weber, « Vers une ethnographie des prestations sans marché », ibid., p. 11-13.
6Ibid., p. 34.
7Ibid., p. 48.
8Aldo Aesler, « La preuve par le don (approches philosophiques et approches sociologiques) », La Revue du MAUSS, n°1 (« Ce que donner veut dire : don et intérêt »), 1993, p. 174-193.
9Sur le « don narratif » et la nécessité de répéter à son tour l’histoire écoutée pour qu’elle ne meure pas, se reporter à Walter Benjamin, « Le narrateur » [1936], in Essais 2 : 1935-1940, traduit par Maurice De Gandillac, Paris, De Noël-Gonthier, [1971] 1983, p. 65.
10Yves Lecouturier, Les plages du débarquement, Rennes, Éditions Ouest-France, 1999 ; traduction en italien : Le spiagge dello sbarco, traduit par Entreprises 35, Rennes, Éditions Ouest-France, 2000.
11Roman Jakobson, « Aspects linguistiques de la traduction » [1959], in Essais de linguistique générale, traduit par Nicolas Ruwet, Paris, Éditions de Minuit, 1963, p. 79 : « transmutation [qui] consiste en l’interprétation des signes linguistiques au moyen de systèmes de signes non linguistiques ».
12Viviana Agostini-Ouafi (éd.), Récits de Normands et de Toscans / Racconti di normanni e di toscani, p. 1-28. Plaquette bilingue français-italien mise en ligne le 30 mai 2012. Téléchargeable gratuitement en format PDF.
13Cf. Georgiana Badea, « Essai de redéfinition et mise à jour des significations d’un concept. Le culturème », Des mots aux actes, n° 7, 2018, p. 59-87.
14Ibid., p. 69. Cf. aussi, d’après la théorie interprétative de la traduction et son approche sémantique cognitive, Marianne Lederer, « La culture, pierre angulaire du traduire », in Marianne Lederer, Madeleine Stratford (dir.), Culture et traduction. Au-delà des mots, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 17-30.
15C’est dans le chap. V, paragraphe 14 de son prologue De optimo genere oratorum (Cic. opt. gen. V, 14), extrait cité dans toutes les histoires de la traduction, que Cicéron, en 46 av. J.-C., affirme, à propos des deux célèbres discours d’Eschine et Démosthène : « […] je les ai traduits non en interprète mais en orateur, avec la même présentation des idées et des figures, en adaptant les mots à notre propre langue. Pour ceux-ci je n’ai pas jugé nécessaire de les rendre mot pour mot, mais j’ai conservé dans son entier le genre des expressions et leur valeur. Je n’ai pas cru en effet que je dusse en rendre au lecteur le nombre, mais en quelque sorte le poids. » Cicéron, L’orateur. Du meilleur genre d’orateurs, texte établi et traduit par Albert Yon, Paris, Les Belles Lettres, [1964] 2008, p. 114 (édition bilingue latin-français de référence). C’est nous qui soulignons ; le texte original dit, pour être exact : « Non enim ea me annumerare lectori putaui oportere, sed tamquam appendere ».
16Cf. Saint Jérôme, « Lettre LVII À Pammachius. La meilleure méthode de traduction - Epistula LVII Ad Pammachium. De optimo genere interpretandi », in Correspondance. Lettres LIII-LXX, texte établi et traduit par Jérôme Labourt, Paris, Les Belles Lettres, [1953] 2002, p. 55-73 (édition bilingue latin-français). Dans le paragraphe 5 de cette lettre écrite en 395 ou 396 ap. J.-C. (Ép. LVII, 5), Saint Jérôme déclare qu’en traduisant du grec vers le latin non pas « un mot par un mot, mais une idée par une idée », il a pris « pour maître Cicéron ». Et, pour expliquer la méthode suivie, il cite les extraits V, 13-14 et VII, 23 du texte cicéronien. C’est principalement grâce à lui que le paragraphe 14 de Cicéron est devenu célèbre.
17Valery Larbaud, « Les balances du traducteur », in Sous l’invocation de saint Jérôme, Paris, Gallimard, [1946] 1997, p. 76-79. En s’exprimant en traducteur, Larbaud arrive même à affirmer : « Car nous pesons jusqu’aux virgules. » (Ibid., p. 78).
18Ibid., p. 77.
19Cicéron, op. cit., p. 110, 111, 115 (Cic. opt. gen. I, 3 ; II, 5 ; V, 16) : les formes « docere », « delectare », « permouere » (conjuguées ou non, verbales ou substantivées) sont évoquées toujours ensemble dans trois différentes parties du texte. Dès l’incipit (I, 3) Cicéron les cite et les explique : « Le meilleur orateur est celui dont la parole instruit ses auditeurs, les charmes et les émeut. Les instruire est son devoir, les charmer vient par surcroît, les émouvoir est nécessaire ».
20Ibid., p. 114 (Cic. opt. gen. V, 15).
21François Rastier, « Témoignages inadmissibles », Littérature, n° 159, octobre 2010, p. 108-129.
22Mona Baker, « Reframing Conflict in Translation », Social Semiotics, n° 17-1, 2007, p. 151-169 ; « Guerre di parole: strategie di refraiming nella traduzione dei conflitti », traduit par Ira Torresi, in Rosa Maria Bollettieri Bosinelli, Elena Di Giovanni (dir.), Oltre l’Occidente. Traduzione e alterità culturale, Milan, RCS Libri (collection « Strumenti Bompiani »), 2009, p. 395.
23Il s’agit souvent d’une langue à connotations familières, transférant dans l’écrit des phénomènes de l’oralité, mais qui ne maîtrise pas entièrement les conventions scripturaires, d’où une ponctuation parfois défectueuse, par exemple.
24Alessandro Portelli, « Un autobus rouge ou les victimes innocentes du canon libérateur », in Caroline Bérenger, Viviana Agostini-Ouafi (éd.), Sous la glace et le débris du temps. Front de l’Est et bombardements en Europe, Paris, Indigo & Côté-femmes éditions, 2017, p. 248-249.
25Mona Baker, op. cit., p. 387-423. Le reframing dans le corps du texte ne doit pas, selon nous, résulter d’une surinterprétation arbitraire, mais être justifié avec pertinence.
26Alfred Mouchel, Témoignage d’un quettehouais, texte recueilli dans les archives du musée Mémorial de Caen, établi, présenté et annoté par Étienne Marie-Orléach, relecture Viviana Agostini-Ouafi et Maud Chatelain, note 8 ; Testimonianza di un abitante di Quettehou, traduction et révision vers l’italien : Elisa Travascio, Jacqueline Spaccini et Viviana Agostini-Ouafi, cf. note 7. Consulté le 25/2/2023 : https://www.memoires-de-guerre.fr/?q=it/archive/testimonianza-di-un-abitante-di-quettehou-la-guerra-val-de-saire/3883.
27Pippo Vitiello, « Il libro francese a Firenze e in Italia tra Otto e Novecento », Paragone, n° 476, 1989, p. 57.
28D’après le dictionnaire de la langue italienne Devoto-Oli (éd. 1971), ce mot revêt en effet une connotation littéraire, et l’unique variante synonymique proposée correspond à un sens figuré dans une dimension poétique : « baluardo » (rempart). Le dictionnaire unilingue de Pietro Fanfani (4e éd., 1905) propose à l’entrée « Vallo » le synonyme « steccato » (clôture en bois).
29Cf. aussi à ce sujet Mona Baker, op. cit., p. 391-392 : une politisation des identités, valorisant les différences entre civilisations ou entre groupes (déterminés selon le genre, la couleur de peau, l’orientation sexuelle ou l’ethnie...), sans tenir compte des variations individuelles à l’intérieur de chaque communauté, constitue pour elle une tendance réductrice pernicieuse.
30Cf. à ce sujet Laura Fournier-Finocchiaro, « Le mythe de la troisième Rome de Mazzini à Mussolini », in Juan-Carlos D’Amico et al. (dir.), Le mythe de Rome en Europe, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2012, p. 213-230.
31Yves Lecouturier, Le spiagge dello sbarco, op. cit., p. 10, 11, 30, 32 et passim.
32Yves Lecouturier, Isabelle Bournier, Le spiagge dello sbarco, Rennes, Éditions Ouest-France, 2019. Réimpression actuellement dans le commerce d’une nouvelle édition de cette traduction parue en 2018. L’apparat iconographique, établi et décrit par I. Bournier pour cette nouvelle édition, a presque totalement changé par rapport à la première édition de 2000.
33Cf. Jean Delisle, « La traduction raisonnée : ses exigences, ses applications, ses avantages », in Georgiana Lungu-Badea, Alina Pelea (dir.), Enseigner et apprendre à « traduire de façon raisonnée », Timişoara, Editura Universităţii de Vest, 2015, p. 9-33. Nous partageons l’avis d’Umberto Eco selon lequel « on ne peut établir une typologie des traductions, mais, tout au plus, une typologie (toujours ouverte) de différentes façons de traduire, au cas par cas, en négociant l’objectif qu’on se propose » (Umberto Eco, Dire presque la même chose. Expériences de traduction, trad. Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 2006, p. 400). C’est aussi la position de Mona Baker (op. cit., p. 390, 393). Les catégories opposées domestiquer/défamiliariser, moderniser/archaïser ou fidèle/libre, esprit/lettre doivent être négociées au cas par cas, y compris à l’intérieur du même texte.
34La langue pivot étant dans la traduction automatique l’anglais, le passage « Wall-Mur » ne peut aboutir qu’à « Muro ».
35Yves Lecouturier, Le spiagge dello sbarco, op. cit., p. 7, 17, 21, 42 et passim. Sur une carte géographique (ibid., p. 43, 55), nous découvrons même l’existence d’une improbable « baia della Seina », alors que le nom italianisé Senna revient ailleurs (ibid., p. 19) : s’agissant d’une carte, l’erreur est sans doute due à un rédacteur ou à un graphiste.
36Cf. ibid., p. 52 : le port de pêche devient le port de poisson : « porto di pesce », au lieu de « porto di pesca » ; p. 17, 65 et passim : la côte est du Cotentin devient « la costa est del Contentino », ce dernier mot désignant en italien un petit « à côté », un petit surplus par rapport à ce qui avait été convenu, et que l’on donne à quelqu’un pour le « contenter ».
37Douglas Hofstadter, Emmanuel Sander, L’Analogie. Cœur de la pensée, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 35.
38Giorgio Graffi, Sergio Scalise, Le lingue e il linguaggio. Introduzione alla linguistica, Bologne, Società Editrice il Mulino, [2002] 2013, p. 23.
39Mme Lecoffre, Le débarquement vécu à 10 kilomètres à l’est de Cherbourg : https://www.memoires-de-guerre.fr/?q=fr/archive/le-d%C3%A9barquement-v%C3%A9cu-%C3%A0-10-kilom%C3%A8tres-%C3%A0-lest-de-cherbourg/3899. Consulté le 25/2/2023.
40François Dutertre, « Les Normands au Québec », Études normandes, n° 62-1, 2013, p. 130.
41Cf. la plaquette Récits de Normands et de Toscans/Racconti di normanni e di toscani, op. cit. : les sabots et la boîte à beurre exposés au Musée du Bocage normand de Saint-Lô y figurent en quatrième de couverture. Les photographies de ces objets sont aussi réunies par un fondu sur la page d’accueil du site web, où elles apparaissent en alternance avec un cliché de l’exode des civils normands, fuyant les bombardements et les combats.
42Mme Lecoffre, op. cit., texte recueilli dans les archives du musée Mémorial de Caen, établi, présenté et annoté par Étienne Marie-Orléach, relecture Maud Chatelain. Traducteurs et réviseurs : vers l’anglais, Grégory M. Houdusse, Gillian Hurley et Lorie Anne Duech ; vers l’allemand, Helga Lux ; vers l’espagnol, Nadia Ait-Bachir ; vers l’italien, Viviana Agostini-Ouafi ; vers le portugais brésilien, Carla di Mojana di Cologna Renard ; vers le suédois, Lise Froger-Olsson et Annelie Jarl-Ireman ; vers le russe, Alla Smirnova. Pour ce récit sont aussi disponibles les traductions vers l’arabe, le croate, le roumain, l’hébreu, le polonais (pour des raisons techniques, ces deux dernières langues n’étaient pas accessibles le 25/2/2023).
43Umberto Eco, op. cit., p. 54-59.
44Marcelle Hamel, Souvenirs du débarquement de juin 1944. Mémoires d’une jeune maîtresse d’école normande, texte recueilli dans les archives du musée Mémorial de Caen, établi, présenté et annoté par Étienne Marie-Orléach, relecture Viviana Agostini-Ouafi et Gilles Carré. Consulté le 25/2/2023 : https://www.memoires-de-guerre.fr/?q=fr/archive/souvenirs-du-d%C3%A9barquement-de-juin-1944-m%C3%A9moires-dune-jeune-ma%C3%AEtresse-d%C3%A9cole-normande/3896. Ce passage se situe dans la troisième partie du témoignage : « Nuit du 5 au 6 juin : pluie de parachutes ».
45C’est nous qui traduisons. En effet, il nous semblait intéressant d’attirer l’attention du lecteur italophone sur l’une des caractéristiques qui, à la différence du français, rapproche davantage le normand du latin et de l’italien.
46Cf. l’entrée « cache » dans le Dictionnaire Manchois : www.wikimanche.fr/cache. Dans cette entrée numérique, les toponymes et les noms propres qui indiquent des voies de communication (odonymes), contenant tous le mot « Chasse », sont très nombreux, et localisés dans la Manche pour la plupart.
47Umberto Eco, op. cit., p. 222.
48Cf. Alfred Mouchel, op. cit., note 32.
49La suggestion de cette traductrice quant à ladite correction se situe dans notre échange e-mail de juillet 2014.
50Kwame Anthony Appiah, « Thick Translation », Callaloo, vol. 16, n° 4, 1993, p. 808-819 ; « La traduzione densa », traduit par Diana Bianchi, in Oltre l’Occidente, op. cit., p. 33-34.
51Cf. Marcelle Hamel, op. cit., note 33 ; cf. l’entrée « berne » in René Lepelley, Dictionnaire du français régional de Basse-Normandie, Paris, Christine Bonneton, 1989.
52Umberto Eco, op. cit., p. 54-57.
53Cf. la plaquette Récits de Normands et de Toscans/Racconti di normanni e di toscani, op. cit., p. 14 et 11. Cf. aussi p. 9 la photo d’une large chasse que les véhicules militaires empruntent en déplaçant des chevaux de Frise.
54Julien Lebas, Été 1944, texte recueilli dans les archives du musée Mémorial de Caen, établi, présenté et annoté par Étienne Marie-Orléach, relecture Maud Chatelain, note 13. Consulté le 26/2/2023 : https://www.memoires-de-guerre.fr/?q=fr/archive/%C3%A9t%C3%A9-1944/3905
55Cf. la belle narration qu’en propose Yves Lecouturier, Les plages du débarquement, op. cit., p. 85-86.
56C’est ici le nom du département qu’il ne faut donc pas traduire, car le nom propre italien « Manica » se réfère exclusivement au canal maritime homonyme ; dans Yves Lecouturier, Le spiagge dello sbarco, op. cit., p. 7, le mot « Manica » désigne en revanche les deux.
57Cette agence, Entreprises 35, a également effectué la traduction du même texte source en allemand, en anglais et en espagnol.
58Sur les défauts de ces premiers systèmes de traduction automatique, se reporter à Umberto Eco, « Les synonymes d’Altavista », in op. cit., p. 29-43.
59Correspondant aux pages 85-86 de l’édition 2000 que l’on vient d’analyser.
60Anthony Pym, Pour une éthique du traducteur, Arras-Ottawa, Artois Presses Université-Presses de l’Université d’Ottawa, 1997, p. 68-69.
61Ibid., p. 69.
62Ibid., p. 80.
63Itamar Even Zohar, « La formazione del repertorio culturale e il ruolo del trasferimento », in La traduzione, Susan Petrilli (dir.), Athanor, n°2, 1999/2000, p. 201-206 ; « Alcune risposte a Lambert e Pym”, in Lo stesso altro, Susan Petrilli (dir.), n° 4, 2001, p. 182-186.
64Cf. à ce sujet Giuseppe Sofo, « La traduction à l’ère numérique. Histoire, évolution et perspectives de la rencontre entre la traduction et l’intelligence artificielle », in Nicolas Froeliger, Claire Larsonneur et Giuseppe Sofo (dir.), Traduction humaine et traitement automatique des langues. Vers un nouveau consensus ? | Human Translation and Natural Language Processing. Towards a New Consensus?, Venise, Edizioni Ca’ Foscari (coll. « Studi e ricerche », n° 35), 2023, p. 17-31. Volume disponible en ligne, en libre accès. URL : https://edizionicafoscari.unive.it/it/edizioni4/libri/978-88-6969-763-0/ Consulté le 25-12-2023.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Viviana Agostini-Ouafi
Maîtresse de conférences à l’université de Caen Normandie (Équipe de Recherche sur les Littératures, les Imaginaires et les Sociétés, EA 4254), Viviana Agostini-Ouafi s’intéresse en particulier à l’histoire, aux théories et aux pratiques de la traduction. Elle a conçu et dirige depuis 2012 le site internet plurilingue Mémoires de guerre : témoignages de la Seconde Guerre mondiale consacré aux récits de témoins normands et toscans. Parmi ses traductions : André Pézard, Dante e il pittore persiano, Modène, Mucchi 2014 ; Bernard de Fallois, Sette conferenze su Proust (in Saggi su Proust, Milan, La Nave di Teseo 2022). Parmi ses travaux : Giacomo Debenedetti traducteur de Marcel Proust, Presses Universitaires de Caen 2003 ; Poetiche della traduzione, Mucchi 2010 ; « Philologie, génétique et genèse du traduire », Revue des études dantesques, n°3, 2019. Elle a co-dirigé : aux PUC trois numéros traductologiques de la revue d’études italiennes Transalpina (n° 9 2006, n° 18 2015, n° 24 2021), chez Indigo à Paris deux volumes sur les mémoires de guerre : Récits de guerre France-Italie. Débarquement en Normandie et Ligne gothique en Toscane, 2015 ; Sous la glace et les débris du temps. Front de l’Est et bombardements en Europe, 2017 ; et chez Cesati à Florence les actes d’un colloque parisien sur les traumatismes du XXe siècle en Europe : Dire i traumi dell’Italia del Novecento, 2020.