Valeria Caldarella Allaire, "Florence Alazard, Jean des Bandes Noires. Un condottière dans les guerres d’Italie, Paris, Passés/Composés, 2023, 240 p."
Le volume publié par Florence Alazard aux éditions Passés/Composés est consacré à Jean des Bandes Noires, fils de Caterina Sforza, surnommée « la dame de Forlì », et de son troisième époux, Jean de Médicis, dit « il Popolano ». Loin d’être une biographie, l’ouvrage vise à montrer selon quels modes s’est construite la légende entourant ce terrible guerrier, légende qui perdure jusqu’à nos jours. Dans cette perspective, l’auteure opère un choix narratif intéressant en commençant son récit par la mort du condottière, survenue le 30 novembre 1526, pour ensuite revenir à ses origines, à sa jeunesse agitée et à sa vie d’homme et de chef militaire.
Le processus de fabrication du mythe émerge à Florence, résultat de la crise politique causée par l’assassinat du duc Alexandre de Médicis en janvier 1537. La prise de pouvoir par Côme, fils de notre héros, à l’automne de la même année, mène à l’élaboration d’un discours bien ficelé, dont l’objectif est de conférer à Côme la légitimité nécessaire pour gouverner le duché : la figure du père, qui « laissait derrière lui des sentiments mitigés » (p. 161), est alors récupérée par les lettrés de cour et rehaussée pour asseoir l’autorité du rejeton.
Dès les premières pages, le lecteur se trouve confronté à une déconstruction des inventions (ou exagérations, comme il apparaît rapidement) qui font la renommée de Jean des Bandes Noires – en commençant, précisément, par son surnom. En effet, la tradition veut que la couleur pourpre des bandes ornant la bannière de sa maison ait été changée en noir, en signe de deuil et de respect à la mort de son protecteur, le pape Léon X. En réalité, c’est seulement après la disparition de Jean lui-même que ce changement se produisit.
Après une enfance rebelle, Jean se consacre à la carrière militaire. Il est vrai que, en 1521, il « s’est fait un nom1 » ; agile, agressif, efficace, il s’est distingué par son habileté dans la petite guerre, par ses attaques incessantes contre l’ennemi, par son don pour l’escarmouche. Selon la légende, ses hommes auraient été tous prêts à donner leur vie pour leur chef. Or, bien qu’il ait eu une armée dévouée et scrupuleusement encadrée, le capitaine était également connu pour être cruel et féroce, irascible, vindicatif ; ce n’était probablement pas le « père de [ses] soldats » comme voudraient le faire croire certaines lettres ou documents apocryphes (p. 79). Et Guichardin émet un jugement très négatif sur ce guerrier, qui ne répugne pas à trahir son camp par cupidité, « incité par l’attrait d’une solde meilleure et plus assurée2 » (cité p. 98).
Florence Alazard nous emmène aussi à la rencontre des proches du condottière. Elle croque le portrait de sa mère Catherine : autour du geste de l’anasurma (relever ses jupes pour montrer ses parties génitales) se construit une renommée de femme forte, obsédée par la procréation, d’une « virago » − selon le mot de Sanudo − « extrêmement cruelle et d’un esprit supérieur » (p. 44). L’ouvrage regorge d’informations et de détails sur Maria Salviati, son épouse dévouée, et sur les autres femmes de sa vie ; sur « Maître Abraham », le médecin personnel de Frédéric Gonzague, qui acquit une grande renommée dans toute la péninsule après avoir soigné sa fameuse blessure, et sur ses relations houleuses avec le marquis Gonzague lui-même. Quelques pages sont aussi consacrées à L’Arétin (p. 114-120) : en effet, le fléau des princes établit avec Jean une amitié tout à fait particulière, à tel point qu’il disputera à son épouse la palme de la douleur subie lors de son décès. De plus, ses écrits – notamment une lettre adressée à Francesco degli Albizzi – participent largement à la construction du mythe ; c’est là une relation dont on aurait aimé apprendre davantage.
L’auteure consacre également un chapitre au « rendez-vous manqué à Pavie ». En effet, ce fut à l’occasion d’une des petites attaques qui précédèrent l’affrontement de 1525 que Jean reçut à la cuisse l’arquebusade l’empêchant de participer à la grande bataille. Nombre de témoins de l’époque attribuent alors la responsabilité de la grave défaite de François Ier ainsi que celle de sa capture à l’absence du condottière sur le terrain (p. 1443).
Le dernier chapitre, « Fortunes », illustre comment, dans la péninsule, le mythe est récupéré à travers les siècles, avec la même ambition de légitimation qui avait inspiré les propagandistes de Côme. Pendant le Risorgimento, le portrait de Jean, peint par Giuseppe Bezzuoli, et sa statue, réalisée par Temistocle Guerazzi, commandés tous deux par le grand-duc Léopold II, devaient donner à croire aux sujets florentins que la grande dynastie des Médicis devait jouer un rôle de médiation dans le passage vers le nouveau contexte politique. Durant le Ventennio, selon un procédé récurrent de fascisation des grandes figures historiques, l’image du condottière fut utilisée pour « élaborer une généalogie fasciste […], légitimer le nouveau pouvoir et ancrer ce dernier dans la longue histoire de la péninsule » (p. 180) : on lui conféra alors le titre de duce et ses Bandes furent associées aux chemises noires.
Mais la récupération du personnage ne s’arrête pas à ce triste chapitre de l’histoire de l’Italie. La culture populaire, notamment le cinéma, se l’approprie ensuite : il s’agit soit d’explorer les tourments d’une âme brutale, qui trouve la paix dans la conversion à la foi catholique (Giovanni dalle Bande Nere, par Sergio Grieco, 1956) ; soit de représenter les effets psychologiques de la guerre sur les hommes, en se débarrassant du contexte historique, afin de mieux saisir « qui nous sommes » (Il mestiere delle armi, par Ermanno Olmi, 2001).
Quelques remarques conclusives : on regrettera peut-être l’absence de précisions autour de certains concepts appliqués ici à la société du XVIe siècle, comme celui de « non-binarité de genre » (p. 44 et 49) ou celui de « parenté souple » (p. 55). Et l’idée selon laquelle les guerres d’Italie ne deviendraient « européennes » qu’après l’élection impériale de Charles de Habsbourg (p. 131) pourrait sans doute être discutée. Mais il s’agit là de questions assurément marginales par rapport au sujet traité, et qui ne retirent rien à la qualité de ce volume. Destiné non seulement à un public universitaire, mais aussi plus général dans son propos, il parvient à dévoiler au lecteur le véritable visage de Jean des Bandes Noires, en démêlant le vrai de la légende.
Valeria Caldarella Allaire
ERLIS
Université de Caen Normandie
Notes
1D’après la lettre de Francesco Suasio à Francesco Fortunati, cité p. 65.
2Il est vrai qu’ailleurs, l’historien ne tarit pas d’éloges sur la bravoure et la « grande gloire de Jean », cité p. 133.
3Mais les voix s’élevant contre le condottière ne manquent pas. Le chroniqueur gibelin Antonio Grumello, par exemple, ironise sur les « grands bénéfices » que Jean récolta de son ralliement au roi de France : l’arquebusade à la cuisse. A. Grumello, Cronaca di Antonio Grumello, pavese: dal MCCCCLXVII al MDXXIX sul testo a penna, J. Müller (éd.), F. Colombo librajo editore, 1856, p. 355.