Histoire culturelle de l'Europe

Brigitte Le Gouez, "Isabelle Felici (dir.), « Migrant.es engagé.es. Cas italiens aux 19e et 20e siècles », Cahiers d’Histoire. Revue d’histoire critique, [en ligne] n° 156, janvier-mars 2023"

Compte-rendu

Si l’histoire de l’émigration italienne peut aujourd’hui s’enorgueillir d’une bibliographie très fournie, si elle a inspiré nombre de mises en récit – notamment dans les vingt dernières années –, il n’en reste pas moins que des régions étendues du continent diasporique demeurent inexplorées. On saluera donc le choix d’un angle d’approche peu fréquenté pour ce dossier « Migrant.es engagé.es – Cas italiens aux 19e et 20e siècles », impulsé et coordonné par Isabelle Felici (Université Paul-Valéry – Montpellier 3), et publié au premier trimestre 2023 dans le numéro 156 des Cahiers d’Histoire, disponible en ligne : https://journals.openedition.org/chrhc/20919

Qu’advient-il de l’engagement en contexte migratoire – que ce dernier en ait déterminé la naissance ou que l’immigré soit arrivé dans son pays d’accueil fort d’une expérience militante passée ? Comment l’engagement politique est-il amené à évoluer, à se renforcer ou, au contraire, à régresser au contact des réalités nouvelles qu’il lui est donné d’affronter ? Telles étaient les questions de fond orientant le séminaire de recherche dont sont issues les cinq études de cas ici réunies. Elles dessinent une cartographie qui s’étend de l’Égypte à l’Amérique du Sud, de Londres au New Jersey, de l’ex-URSS à la Suisse et à la Belgique où l’histoire de la mine est profondément liée à celle de la migration.

C’est donc un panorama diversifié qu’offre ce dossier où alternent deux types d’approche : l’étude panoramique (cas égyptien et belge) et la reconstitution d’un parcours de vie (cas américain, soviétique, suisse) à travers lequel prend corps, de manière souvent émouvante, la philosophie de l’engagement. Entre micro-histoire et macro-Histoire – que Guy Konopnicki, dans Au chic ouvrier (1979), suggérait d’orthographier « hâche majuscule » –, ce sont de nouvelles pages d’une histoire fortement incarnée qui s’écrivent, parvenant jusqu’à nous dans un moment où la reproduction de dynamiques historiques inquiétantes rend plus que jamais nécessaire la réflexion sur le pouvoir de l’engagement.

En raison du nombre limité d’études de cas, il ne faudra pas chercher dans ce dossier une somme exhaustive. Il est, toutefois, significatif d’un moment historique marqué par le processus actuel de patrimonialisation de l’héritage mémoriel et expérienciel des Italiens migrants aux XIXe et XXe siècles. Coïncidence des dates : en même temps que s’élaborait la réflexion dont résulte ce dossier, le très riche Musée national de l’émigration italienne – dont les contenus étaient longtemps restés en sommeil dans les cartons, refermés au terme d’une éphémère expérience muséale romaine – ouvrait ses battants dans le port de Gênes, sur les lieux mêmes qui virent s’embarquer tant d’aspirants à une vie meilleure. La récupération d’une mémoire longtemps enfouie engendre ici des réalisations concrètes et tangibles, propres à nourrir la réflexion sur le passé, mais aussi sur un présent qui peine à affronter le défi que représente l’accélération des mouvements migratoires. On n’oubliera pas de saluer la bibliographie critique nourrie qui se déploie dans l’appareil de notes des divers articles.

Précédé d’une introduction de six pages où Isabelle Felici, qui fréquente la question migratoire depuis plusieurs décennies, met en lumière les enjeux spécifiques à chacun des cas étudiés, le dossier s’ouvre avec un article de Costantino Paonessa (Université catholique de Louvain) qui affine la description du panorama colonial égyptien traversé par plusieurs vagues migratoires entre 1861 et 1914. Le chercheur invite à dépasser la tentation d’une approche monolithique, dogmatique ou apologétique. Il analyse la gestion du rapport de pouvoir entre les élites coloniales et les directives métropolitaines. Il souligne aussi l’importance des différences de classe et des différences générationnelles dans le jeu des rapports sociaux, communautaires et intercommunautaires. C’est donc un paysage assez hétérogène et contrasté qui vient à se dessiner.

Davide Turcato (historien, éditeur des œuvres d’Errico Malatesta) retrace le parcours d’un anarchiste italien, figure emblématique du mouvement à la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe. Entre expulsion et fuites, sa trajectoire – souvent discontinue – l’aura amené à circuler entre Italie, Amérique du Sud, Angleterre et États-Unis. Reconstituer ce parcours sert la connaissance de l’histoire migratoire, mais aussi celle du mouvement anarchiste, et l’historien a à cœur de montrer comment ce projet politique a pu infuser aussi bien dans les luttes des pays d’accueil d’Errico Malatesta qu’en Italie. L’historien voit en lui l’incarnation d’une « identité nationale sans nationalisme ».

C’est un travail d’archives à la fois rigoureux et émouvant que livre Giorgio Sacchetti (Université de Florence) en s’intéressant au cas d’Otello Gaggi, ouvrier toscan, militant pacifiste, anarchiste et syndicaliste, contraint de s’exiler pour fuir le fascisme. D’illusions en désillusions, c’est à travers le prisme de l’engagement qu’est reconstitué le bref parcours de vie de Gaggi, mort en 1945 au goulag sibérien, à l’âge de 49 ans. L’originalité de l’approche tient à l’attention accordée aux divers facteurs – et notamment à l’influence croisée des réseaux d’appartenance, privés comme publics – qui ont déterminé tantôt des phases d’activité majeure, tantôt des moments de repli et de perte de foi. Giorgio Sacchetti évalue ce parcours comme « emblématique […] et semblable à celui de millions de dissidents politiques, communistes pour la plupart » (p. 70), et il souligne que rares sont ceux qui ont survécu et/ou ont pu rendre témoignage. Cette évocation entre tristement en résonnance avec l’actualité au moment où, en décembre 2023, la Sibérie redevient le tombeau assigné aux voix de la dissidence.

Alfredo Mignini, spécialiste d’histoire économique et sociale, adopte, lui aussi, une focale rapprochée pour recueillir son histoire de vie directement auprès d’Otello Palmieri, communiste italien immigré en Suisse dans les années 1950. Dans une Suisse alémanique où l’anticommunisme et la xénophobie sont diffus, c’est plutôt l’histoire d’un désengagement qui émerge au fil des rencontres entre l’auteur de l’étude et Otello Palmieri. L’auteur invite alors à ne pas sous-estimer les facteurs de discontinuité et de renonciation pouvant exister dans les parcours de vie militants.

Germano Mascitelli et Anne Morelli, de l’Université libre de Bruxelles, reconstituent une page de l’histoire ouvrière de l’immigration en Belgique dans l’immédiat après-guerre et jusqu’en 1950. Ils fournissent un article très documenté et riche d’anecdotes (dont les couleurs et la vivacité font heureusement oublier l’utilisation d’un registre de langue parfois relâché : « les signorotti continuent de pourrir la vie des familles pauvres » ; « peu intéressé à la politique » (p. 103) ; « vu qu’il mourait de faim », « la chose importante était de sauver sa peau » (p. 104). L’article met en lumière le rôle des facteurs politiques qui interviennent dans la gestion des « indésirables », à l’encontre desquels sont mises en place des stratégies répressives dont la violence étonne. La conclusion se penche sur l’héritage transmis par ces migrants engagés et note une certaine reproduction sociale par laquelle on observe que la Belgique est, aujourd’hui encore, un pays où l’engagement syndical reste vivace. Les Italiens semblent avoir été le levain d’une conscience particulièrement vigilante à l’endroit des conditions du travailleur. En cohérence avec ce constat, il s’ensuit que, parmi les porteurs de mandats syndicaux, on trouve aujourd’hui encore nombre de descendants d’Italiens. Plus que d’autres sans doute, ils apparaissent comme les dignes héritiers d’une culture politique de l’engagement.

Soulignant la nécessité d’une plus grande attention au relief de paysages souvent contrastés, ce dossier a également le mérite de remettre à distance le paradigme victimaire (qu’analysait Daniele Giglioli dans Critica della vittima, 2014), paradigme qui pendant les deux premières décennies de notre siècle a tendu à orienter les représentations du migrant italien. C’est donc, en quelque sorte, à un tournant épistémologique qu’on peut situer ce dossier. À travers les études de cas présentées, il montre que les Italiens, en maintes circonstances, furent actifs, « protagonisti » luttant pour de meilleures conditions de travail et de vie pour leurs compatriotes – dans et hors d’Italie – mais aussi et plus généralement pour les travailleurs de leur pays d’accueil. Malgré la volonté politique de certains États, l’immigré se refusait alors à n’être qu’un sujet subalterne. Comme l’écrit Isabelle Felici dans son introduction à ce dossier : « S’engager et maintenir son engagement en contexte migratoire, c’est, d’une manière ou d’une autre, refuser [la] sous-condition humaine » (p. 20).

Enfin, loin d’une lecture dogmatique, ce dossier, tout particulièrement dans la reconstitution des trajectoires personnelles, ne cherche pas à gommer les nuances – les faiblesses, les moments d’illusion ou de désillusion – qui, en somme, sont garantes de l’authenticité des pages d’une histoire pleine d’humanité.

Brigitte Le Gouez

LECEMO - Les Cultures de l’Europe Méditerranéenne Occidentale - EA 3979

Université Sorbonne Nouvelle

Pour citer ce document

Brigitte Le Gouez , "Isabelle Felici (dir.), « Migrant.es engagé.es. Cas italiens aux 19e et 20e siècles », Cahiers d’Histoire. Revue d’histoire critique, [en ligne] n° 156, janvier-mars 2023", Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], n° 5, « Les hommes, les espaces, la nature : enjeux traductologiques », 2023, URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php_id_2463.html