Histoire culturelle de l'Europe

Gemma Cataldi, "Olivia Guillon et Susan Pickford (dir.), dossier thématique « Socio-economic approaches to literary translation », Parallèles, vol. 35, n°2, octobre 2023"

Compte-rendu

Le numéro 35 (2) de Parallèles, revue de la faculté de traduction et d’interprétation de l’Université de Genève, a paru en ligne en octobre 2023 : https://www.paralleles.unige.ch/fr/tous-les-numeros/numero-35-2/. Son dossier thématique est intitulé « Socio-economic approaches to literary translation », sous la direction d’Olivia Guillon et de Susan Pickford. Ce numéro se compose de quelques contributions thématiques, ainsi que d’une section non-thématique, suivie de recensions (section « Book Reviews »). Le présent compte-rendu de lecture concerne exclusivement les six articles que comporte le dossier thématique.

Dans leur introduction, Olivia Guillon et Susan Pickford reviennent sur la publication, datée de septembre 2021, de l’article « Why translators should be named on book covers » par la traductrice littéraire américaine Jennifer Croft dans le quotidien britannique The Guardian. Le monde de l’édition avait soudain été ébranlé par ce qu’il est courant de nommer familièrement un « buzz ». En cause : l’argument selon lequel il serait nécessaire de mentionner systématiquement le nom des traducteurs sur la couverture d’un texte traduit publié. Cette demande se mue en véritable polémique lorsque Jennifer Croft partage sur Twitter une offre d’emploi reçue par un grand éditeur lui proposant, en substance, de travailler gratuitement. Le tweet suscite une vague d’indignation, entraînant de multiples témoignages de soutien. Ces messages comparent la position économique des traducteurs littéraires à celle d’autres professions au sein desquelles les travailleurs estiment logique d’être payés, et même de percevoir des primes pour les travaux qu’ils réalisent. Ces métiers sont représentés en opposition radicale avec les professions dites « culturelles et créatives » où la norme semble être celle du travail non-rémunéré. Les griefs que Jennifer Croft formule suscitent naturellement de vives tensions témoignant de la complexité voire de l’ambiguïté du statut qui caractérise la traduction littéraire. En tant qu’activité de création/production, à la fois économique et professionnelle, elle est précisément située dans l’interstice entre production littéraire et secteur des prestations de services linguistiques. Olivia Guillon et Susan Pickford soulèvent donc la question suivante : comment essayer de désintriquer cette « crise de la professionnalisation » qui traverse le secteur aujourd’hui ?

C’est donc au travers de six articles analysant la situation des traducteurs littéraires au sein de différents pays, que ce numéro thématique souhaite contribuer à la formation d’une approche socio-économique de la traduction littéraire. De ce fait, les auteurs tentent de remonter aux sources du manque de reconnaissance éprouvé par de nombreux traducteurs. En outre, ils identifient les arguments dont les traducteurs disposent pour appuyer leurs revendications.

La première contribution, par Burcu Kanidinç et Emine Bogenç Demirel, s’intitule « How precarious are the working conditions of literary translators ? A sociology of translation perspective from Türkiye ». Les deux autrices nous invitent en Turquie pour nous présenter les comportements adoptés par les traducteurs confrontés aux difficultés économiques qu’ils se retrouvent à devoir gérer (faibles salaires, précarité du parcours professionnel), ainsi que leurs différentes stratégies pour y faire face (p. 9-24).

L’article d’Anikó Sohár « Working for peanuts. The economic situation of Hungarian literary translators » se concentre quant à lui sur une enquête portant sur l’analyse de l’évolution des revenus des traducteurs littéraires en Hongrie depuis la chute de l’URSS. Cette investigation révèle que la marginalisation et la précarisation de ce métier ne font que s’amplifier, notamment suite au passage du régime communiste d’autrefois à l’économie capitaliste actuelle. Cette transition entraîne nécessairement une perte du statut symbolique du traducteur, ainsi qu’une dégradation des conditions de travail. In fine, cela empêche la traduction littéraire, selon l’autrice, de s’assurer un véritable statut en tant qu’activité professionnelle (p. 25-43).

La publication d’Yuhua Xia et Linhan Fan, « La signature sur la couverture, mais qui a le crédit ? Aperçu du statut social du traducteur dans la Chine moderne et contemporaine », présente l’ambiguïté que le statut du traducteur revêt en Chine, pays où la reconnaissance symbolique de cette profession est loin de rimer avec une reconnaissance économique. Si leur statut symbolique est bien reconnu grâce à un héritage culturel et historique spécifique – leur nom est mentionné sur la couverture des œuvres traduites –, les traducteurs chinois ne perçoivent pas de revenus plus stables ou plus élevés que dans d’autres pays. En effet, leur statut administratif est dérisoire, venant affaiblir la possibilité de vivre de cette profession (p. 44-56).

Dans leur article intitulé « Comment rompre le cercle vicieux : reconnaissance symbolique et économique dans les revendications des traducteurs français et allemands », Solange Arber et Victor Collard s’interrogent sur le « cercle vicieux » où languissent traducteurs français et allemands. Les faibles rétributions financières ne leur permettent visiblement pas de travailler dans des conditions raisonnables, ce qui entraîne de facto une dégradation de la qualité de leurs traductions, sacrifiées sur l’autel d’une approche davantage « productiviste ». Cela débouche sur une dévalorisation de leur reconnaissance sociale, conduisant à légitimer, aux yeux des autres acteurs de la filière, le maintien de rémunérations médiocres. Prenant comme exemple le cas du traducteur allemand Elmar Tophoven, les auteurs de l’article examinent les avantages et les limites de la stratégie consistant à briser ce cercle vicieux, afin de revaloriser la profession de traducteur en commençant par une « reconnaissance symbolique » de la part des éditeurs (p. 57-69).

La contribution de Ruth Urbom, « What readers talk about when they talk about translations », se concentre sur les lecteurs et sur leur rôle. Quelle manière ont-ils d’expliciter ce qui, pour eux, représente véritablement la qualité de la traduction au cœur même des œuvres qu’ils lisent ? Dans le corpus de commentaires de clients-lecteurs recueillis sur Amazon, la traduction est souvent mentionnée pour la critiquer, plus que pour la louer. De ce fait, l’autrice affirme que la stratégie consistant à revendiquer davantage de reconnaissance pour un traducteur ne serait pas la meilleure solution à court terme pour améliorer sa position sur le marché (p. 70-89).

L’article qui clôt ce dossier thématique est celui de Claire Larsonneur ; il s’intitule « L’algorithme sert-il les traducteurs ? Conditions et contexte de travail avec les outils de traduction neuronale ». Sa réflexion se penche sur l’effet produit par les technologies de traduction neuronale sur le travail des traducteurs. Son article montre en substance que les outils professionnels de traduction neuronale s’avèrent représenter une solution illusoire. En effet, ils sont susceptibles non seulement d’impacter négativement tous les aspects ergonomiques de la traduction littéraire, mais aussi de déboucher sur de nouveaux problèmes concernant l’économie numérique, ainsi que l’éthique du travail (p. 90-103).

Ainsi, tous les articles de ce dossier thématique contribuent, chacun dans une perspective différente et tout à fait enrichissante, à questionner des problématiques, hautement actuelles, touchant la profession encore précaire de traducteur littéraire.

La position socio-économique de la traduction littéraire révèle des tendances générales du marché du travail autant qu’elle affiche, de fait, un déséquilibre sans cesse renouvelé entre les exigences considérables requises en matière de qualifications d’une part ; et d’autre part, la maigre reconnaissance financière que le métier subit. Ce dérèglement accentue en outre la perception que la société a de la traduction littéraire comme profession secondaire, dont la marginalisation du nom du traducteur dans l’objet-livre reste hélas l’une des expressions les plus tangibles.

Gemma Cataldi

ERLIS

Université de Caen Normandie

Pour citer ce document

Gemma Cataldi , "Olivia Guillon et Susan Pickford (dir.), dossier thématique « Socio-economic approaches to literary translation », Parallèles, vol. 35, n°2, octobre 2023", Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], n° 5, « Les hommes, les espaces, la nature : enjeux traductologiques », 2023, URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php_id_2464.html