Mohammed Jbilou, "Mohammed Jadir (dir.), Langage(s) et Traduction, Paris, L’Harmattan (coll. « Sociolinguistique »), 2021, 245 p."
Le langage, en tant que moyen fondamental d’expression et de communication, est la forme principale de nos productions symboliques. En outre, il joue un rôle central dans la conception du monde qui nous entoure. La traduction, quant à elle, permet de franchir les barrières linguistiques et de faciliter les échanges interculturels. Les relations entre le langage et la traduction sont complexes et font intervenir divers aspects théoriques et pratiques. En ce sens, l’ouvrage collectif Langage(s) et Traduction explore différentes perspectives de recherche. Il réunit un ensemble de contributions qui mettent en lumière les interactions entre les sciences du langage et la traductologie, et proposent un examen approfondi et multidimensionnel des défis, des enjeux et des dynamiques inhérents à la traduction dans différents contextes linguistiques, ainsi que d’autres recherches d’ordre littéraire ou didactique.
La marque du pluriel mise entre parenthèses dans le titre met en évidence la polyvalence du terme « langage » et la diversité des interprétations possibles. Ce pluriel peut faire référence à plusieurs langues, ou variations linguistiques ; ou encore englober divers aspects et phénomènes, suggérant ainsi que ces dimensions multiples s’inscrivent dans une approche inclusive et complémentaire. Chaque contribution propose une perspective singulière, ainsi qu’une expertise spécifique à ces deux thématiques, créant un dialogue riche et varié autour des enjeux actuels et émergents du langage et de la traduction.
Mohammed Jadir, qui a dirigé cet ouvrage collectif, est professeur de linguistique et de traductologie à l’université Hassan II (Maroc), et membre de sociétés savantes (Functional Grammar Community à Amsterdam, le Centre de Recherche Appliquée sur la Traduction et l’Interprétation à Paris, etc.). Ses travaux s’inscrivent dans le cadre du fonctionnalisme et portent sur l’interface sémantico-pragmatique, sur la cohérence du discours, sur l’analyse traductologique et sur la communication. Il a écrit et dirigé de nombreux ouvrages parmi lesquels on peut citer Fonctionnalisme et description linguistique (EUE, 2011) ; L’expérience de la traduction (en arabe : fî mumârasati t-taržama في ممارسة الترجمة) (Alfarqad, 2013) ; L'expérience de traduire (en collaboration avec Jean-René Ladmiral, Honoré Champion, 2015) ; Linguistique et discours (Peter Lang, 2018) ; Recherches en littérature, traductologie et linguistique (EUE, 2023) ; Traduction et langue-culture (Peter Lang, 2024).
Certaines contributions de ce volume ont été présentées au colloque international Langage(s) et traduction en 2018 à l’université Hassan II de Casablanca (Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Mohammedia). Les autres contributions ont été rassemblées suite à un appel directement adressé aux spécialistes de ces domaines. Parmi les auteurs, en trouve, outre les contributeurs de l’université de Casablanca, des chercheurs d’Allemagne, d’Arabie saoudite, du Canada, de France, des États-Unis et d’Italie – d’où une variété interculturelle des points de vue sur le(s) langage(s) et la traduction.
L’ouvrage s’ouvre avec une préface de Georges L. Bastin, puis une introduction de Mohammed Jadir dans laquelle ce dernier aborde la relation entre sciences du langage et traductologie et présente ce recueil d’études. Suivent trois parties renvoyant aux trois axes de recherche du laboratoire Langues, littératures et traduction (LALITRA), organisateur du colloque : la traduction, la littérature et la linguistique. Chaque partie comprend plusieurs chapitres qui développent des problématiques d’ordre traductologique, littéraire, sociolinguistique, pragmatique ou didactique.
Dans le premier chapitre, « Traduire la littérature de jeunesse entre mythe et réalité », Camille Fort discute le mythe selon lequel cette littérature exige une traduction spontanée, car sa langue serait directe, simple et transparente. Malgré l’invisibilité à laquelle il est condamné, le traducteur de la littérature de jeunesse affronte des écueils et des dilemmes quant à ses choix traductifs. Dans la plupart des cas, il ne peut pas trancher sans avoir l’accord préalable de l’éditeur, et doit satisfaire à un ensemble de normes (littéraires, didactiques, psychologiques, culturelles et esthétiques) pour proposer une traduction adéquate et recevable. Comme il ressort de l’analyse de Valeria Ferretti dans le deuxième chapitre, une question non moins épineuse est celle qu’affrontent les traducteurs d’un auteur comme Céline, compte tenu de l’originalité de son style, caractérisé par une « oralité mythique », un brassage linguistique et une idiosyncrasie argotique qui le rendent presque intraduisible. La langue célinienne présente pour ses traducteurs italiens de grandes difficultés, à commencer par le pronom démonstratif neutre (ça) auquel on ne trouve jamais d’équivalent exact.
Les autres chapitres de cette première partie s’inscrivent dans des cadres théoriques variés allant d’approches fonctionnalistes (Dik 1997, Hengeveld & Mackenzie 2008), cognitivistes (Lakoff & Johnson 1985) et traductologiques (la théorie interprétative), à l’orientalisme (Saïd 1978), aux études descriptives de la traduction (Toury 1995) et à diverses théories du traduire. Parmi les questions traductologiques les plus délicates figure la traduction de la métaphore. Les contraintes qu’elle pose sont indéniables : elles sont à la fois linguistiques, liées à la polysémie, aux combinaisons des signifiés ; et extra-linguistiques, en relation avec la connotation, le vouloir dire et l’implicite culturel. Un travail aussi complexe nécessite, comme en témoigne le chapitre de Mohammed Jadir & Adil Labrihmi, un recours à une approche pluridisciplinaire et à des compléments cognitifs en rapport avec les référents culturels véhiculés, pour faire le transfert de ces éléments de la source vers la cible (Ricœur 1975, Jadir & Ladmiral 2015). La conjugaison de la théorie fonctionnelle et des travaux cognitivistes (Lakoff et Johnson 1985, Fauconnier 1984 et 2002) pourrait servir à décrire et à expliquer le processus de traduction à travers l’examen du cheminement pris dans le transfert de la métaphore.
La traduction, en permettant la migration des textes, contribue au partage et à la promotion des œuvres littéraires, et rapproche le proche du lointain. Dans cette perspective, le chapitre de Selwa Tawfik pose la question de la réception de la littérature arabe traduite en Occident. Constat : le lecteur occidental est de plus en plus attiré par la littérature écrite par des femmes, notamment, et traitant de la condition féminine dans le monde arabo-musulman. Une analyse des paratextes révèle que la traduction ne fait que renforcer les préjugés et l’image stéréotypée que se fait l’Occident de la femme arabe.
La seconde partie, dédiée aux études littéraires, comprend trois chapitres allant du général au particulier et portant sur un thème central commun : la femme. Les trois auteures ici étudiées thématisent la condition féminine, plus ou moins semblable en dépit de la variété des contextes. Si ces trois chapitres ont en commun l’intention de rendre compte de la place de la femme en littérature et en traduction, ils diffèrent à bien des égards. Le premier, de Nouzha A. Belghiti, exploite toute l’œuvre (romans, nouvelles, journal intime, notes, cahiers, carnets et lettres) d’une figure emblématique de la littérature anglaise, Katherine Mansfield, et adopte une approche pluridisciplinaire relevant de la théorie littéraire féministe (Toril Moi 1985), de la théorie de l’inconscient de Jacques Lacan, et des travaux des féministes francophones comme Julia Kristeva, Luce Irigaray et Hélène Cixous. Les chapitres de Jamila Akarid et de Leila Benhassou & Amal Elboury, quant à eux, portent sur des romans de la littérature maghrébine d’expression française, en suivant une approche de nature thématique.
La troisième et dernière partie du volume compte cinq chapitres traitant des aspects linguistiques, didactiques et traductologiques. Les deux premiers portent respectivement sur l’idiomaticité et sur la situation sociolinguistique au Maroc. Dans son traitement fonctionnel des expressions idiomatiques, Mohammed Jadir met d’abord l’accent sur un cas de grammaticalisation, celui de l’idiomatisation des expressions métaphoriques, puis sur son traitement dans le cadre de la Grammaire Fonctionnelle. Said Fathi se propose ensuite d’aborder dans sa contribution la situation actuelle du multilinguisme au Maroc, et ce qui est stipulé à ce sujet dans la Constitution marocaine. Le multilinguisme est le concept-clé défini et traité par Georges L. Bastin dans le troisième chapitre, qui se clôt par un appel à un rapprochement conciliant la didactique des langues et la didactique de la traduction. Les deux chapitres suivants semblent, précisément, répondre à cet appel. L’un, de Abdulhamid Al-Featta, est consacré à une critique du système éducatif universitaire et aux fondements qui sous-tendent cette critique, tandis que l’autre, de Doris Fetscher, porte sur une problématique ayant trait à l’enseignement des langues et de la communication interculturelle, deux domaines rarement interconnectés de façon consciente ou sur la base d’une didactique élaborée. D. Fetscher propose une réflexion autour de la possibilité de passer par la pragmatique interculturelle pour développer chez l’apprenant une sensibilité aux différences culturelles dans la communication.
Comme on peut le constater, les contributions réunies dans ce volume, dans leur richesse et leur variété, touchent à de nombreux domaines des sciences humaines et sociales. Elles éclairent les points d’intersection et la complémentarité entre les études du langage, de la traduction et de la littérature, en nous permettant d’explorer les liens entre les structures linguistiques, les choix traductifs et les enjeux littéraires. L’ouvrage met aussi en exergue la manière dont ces trois domaines de recherche s’influencent mutuellement, formant un terrain fertile pour une plus fine compréhension de la communication humaine comme de la création littéraire. Ce travail ouvre en outre des pistes de réflexion pour les professionnels de la traduction, et pour tous ceux qu’intéresse l’étude du langage et de la communication interculturelle.
Mohammed Jbilou
LALITRA
Université Hassan II de Casablanca - FLSH de Mohammedia