Valeria Caldarella Allaire, "Giusi La Grotteria, Les Femmes dans l’œuvre de Maria Messina. Figures de passage de la Sicile au continent, Paris, Classiques Garnier, 2022, 280 p."
Docteure en études italiennes, Giusi La Grotteria consacre sa recherche à l’œuvre de Maria Messina (1887-1944) et aux femmes de lettres italiennes des XIXe et XXe siècles. L’ouvrage dont il est question ici fait en effet partie de la collection, publiée chez Classiques Garnier, intitulée « Women and Gender in Italy (1500-1900)/Donne e gender in Italia (1500-1900) », qui accueille des études et des éditions de textes écrits par des femmes ou portant, comme l’explique le descriptif, sur « les femmes, la littérature, la langue et les questions de genre dans la tradition italienne, en particulier depuis la Renaissance jusqu’à la période post-unitaire ». Quant à Maria Messina, il s’agit d’une écrivaine sicilienne appartenant, dans une certaine mesure, au courant vériste du XXe siècle. Son œuvre consiste, selon Mariella Colin, en « des textes injustement tombés dans l’oubli » (Transalpina, n°24, 2021, p. 204). Dans un registre d’un réalisme sombre, Messina y décrit la vie et les souffrances de l’Italie dans l’après-guerre.
Après une lecture superficielle des premières pages, on peut trop rapidement attribuer à l’auteure une approche militante (avec l’utilisation, par exemple, du terme « matrimoine », p. 16). La suite de la lecture contredira cette impression initiale. Par ailleurs, Maria Messina ne s’est jamais revendiquée féministe ; elle nie la possibilité d’un paradigme unique et idéal de la femme (p. 251-252) et ne présente pas sa prose comme un modèle d’émancipation. Celle de Maria Messina est la dénonciation d’un système social patriarcal et abusif, lequel – en raison d’une morale et de normes enracinées – constitue une résistance à la reconnaissance des droits des femmes. Ses nouvelles et ses romans sont une représentation réaliste de son époque, dans laquelle jaillit le quotidien difficile des protagonistes : « cantucci di umanità… stracci abbandonati… vecchie ragnatele », comme les définit Ada Negri dans son introduction au recueil Le briciole del destino (p. 41).
Dans ces récits, les personnages féminins s’imposent par leur complexité ; l’auteure sicilienne les fait « parler de l’intérieur », leur donne « une voix alors [qu’elles sont] muettes » (p. 51 et 53). Il s’agit de mères, d’épouses, de filles, toutes des femmes soumises, destinées à rester cloitrées dans le rôle imposé par la société de l’époque. La maison, la cour, qui devraient être un refuge, un symbole de l’intimité, sont en réalité les lieux de ségrégation où se consomme leur drame (p. 61-68), comme dans La casa nel vicolo, par exemple, archétype d’un modèle familial sicilien dépeint avec brio par Maria Messina. Don Lucio est un tyran égoïste ; son fils Alessio se suicide pour se libérer de son emprise ; son épouse Antonietta et sa belle-sœur Nicolina – avec la résignation qui caractérise nombre de personnages féminins de Maria Messina – ne peuvent compter que sur leur soutien réciproque pour survivre à la prison et à leur geôlier.
Le fatalisme et le pessimisme incarnés par les vaincus de Verga – condamnés à ne jamais se libérer de leur condition – s’assombrissent davantage avec les vaincues de Maria Messina (p. 35) car, dans la péninsule italienne de cet après-guerre, s’il existe une condition pire que d’être pauvre, c’est bien d’être femme. Et cela même quand les personnages abandonnent le baglio (cour intérieure des immeubles) sicilien pour la péninsule, et que les villageoises intègrent le monde bourgeois. À la pluralité harmonieuse du microcosme modeste qu’est la cour sur l’île se substitue le drame d’un univers moderne, fait de travail, de plaisirs et de conforts. Toutefois, sur le continent, la libération des mœurs ne correspond pas à l’affranchissement, mais plutôt à l’auto-exclusion de son propre milieu (p. 248). En quittant la Sicile, les personnages de Maria Messina semblent refuser les valeurs familiales traditionnelles siciliennes, mais ils retrouveront ailleurs les mêmes normes sociales collectives auxquelles ils espèrent échapper. C’est ce que tente de faire sans succès Marcello, jeune Sicilien d’origine modeste, qui part en Toscane se construire une nouvelle vie, dans Alla deriva.
Giusi La Grotteria décrit bien, dans ces pages, la fluctuation entre changement et attachement à la tradition des personnages messiniens (néologisme créé par l’auteure, p. 16 et passim) : pour un « Marcello » qui se perd sur le continent, il y a une « Franca » qui débarque en Sicile sans parvenir à y trouver sa place. La protagoniste d’Un fiore che non fiorì est une jeune Florentine aux cheveux courts, « sœur spirituelle de toutes les demoiselles modernes » (p. 120) qui, sur l’île, tombe amoureuse de Stefano ; celui-ci, bien que ressentant des sentiments réciproques, l’exclut de sa vie, car elle est trop libre, trop indépendante. Ainsi, tous les efforts de Franca pour s’adapter aux attentes de la société, donc de Stefano (stéréotype du Sicilien jaloux), seront vains (p. 121).
L’essai s’articule en cinq parties qui nous guident à travers les espaces de l’écrivaine sicilienne : l’intérieur et le dehors, la Sicile et le continent (les Marches et la Toscane), l’imagination et la mémoire ; le seul horizon possible semble être celui de la résignation. L’objectif déclaré de l’ouvrage est d’« évoquer à travers les récits de Maria Messina, les changements et les résistances concernant l’organisation familiale, les relations entre les deux sexes et le rapport entre individu et collectivité dans la Sicile et dans l’Italie continentale d’il y a un siècle », en privilégiant l’approche narratologique du fait littéraire (p. 15-16). Et ce but est accompli.
Avec finesse, Giusi La Grotteria retrace le chemin de ces personnages féminins, héroïnes et anti-héroïnes, qui vivent dans les marges. Pour ces femmes, l’amour sentimental n’existe que sous sa forme idéalisée, et la sexualité représente l’assujettissement imposé par des « chaînes invisibles » (p. 94). La marche vers le bonheur et vers la liberté est impossible à gravir. Aucune ne trouve sa place (p. 247-249). Le seul répit est peut-être la solitude : ces protagonistes trouvent dans cette échappatoire à la réalité une porte ouverte sur tous les possibles, vers un monde où elles peuvent exister dans toute leur subjectivité (p. 250).
En s’appuyant sur une bibliographie secondaire très vaste, l’essai accompagne le lecteur sur le chemin d’une compréhension plus approfondie de l’œuvre de Maria Messina, de ses motivations et de ses relations aux modèles antérieurs. L’auteure nous propose, par exemple, une comparaison entre certains personnages messiniens et ceux de Giovanni Verga, pour mieux éclairer, outre la simple dette de l’écrivaine envers le grand vériste, tous leurs points de divergence (p. 83-89). Ce faisant, Giusi La Grotteria met en exergue la contribution apportée par Maria Messina au renouvellement du réalisme qui se développe pendant le Novecento (p. 44). De plus, l’auteure souligne la relation particulièrement dense que l’écrivaine sicilienne entretient avec ses lecteurs et, surtout, avec ses lectrices. Ces dernières, privées de toute possibilité de rêver un final heureux, se trouvent en proie à un profond sentiment d’impuissance (p. 234-235 et p. 250-251) : à travers les fentes des volets entrouverts des maisons d’Antonietta et de Nicolina, de Franca et des autres, surgissent les lignes du contexte historique, social et culturel d’une époque singulière, la leur.
Il s’agit ainsi d’une lecture agréable, destinée principalement – mais pas exclusivement – aux connaisseurs de l’œuvre de Maria Messina. L’étude invite à se (re)plonger dans ces histoires et à retrouver, ou à découvrir, ces « figures de passage » de l’Italie du XXe siècle.
Valeria Caldarella Allaire
ERLIS
Université de Caen Normandie