Marion Duchesne, "Marian Panchón Hidalgo, Raphaël Roché (dir.), « Traducción (auto)censurada en los mundos hispánicos », Mutatis Mutandis. Revista Latinoamericana de Traducción [en ligne], vol. 16, n°2, 2023"
Fruit des questionnements de ses coordinateurs, Marian Panchón Hidalgo (université de Grenade) et Raphaël Roché (université Jean Monnet Saint-Étienne), cet ouvrage collectif, paru dans la revue colombienne en ligne Mutatis Mutandis (URL : https://revistas.udea.edu.co/index.php/mutatismutandis/issue/view/4196), propose d’examiner les problématiques de censure et d’autocensure appliquées à la traduction dans un contexte hispanique. Il réunit douze articles qui s’organisent en cinq parties thématico-chronologiques.
La première partie est consacrée à l’étude des mécanismes de la censure dans l’Espagne de la fin du XVIIIe siècle, dans celle de Franco (1939-1975) et dans l’Argentine du « Processus de réorganisation nationale » (1976-1983). La contribution de Sandra Pérez Ramos s’intéresse ainsi au cas de la traduction de Las Americanas, o la Prueba de la Religion Christina por las luces naturales et à son interdiction de publication malgré les protestations de sa traductrice, la comtesse de Lalaing, de haute noblesse et disposant d’un puissant réseau. Elle démontre que les raisons invoquées par les censeurs relèvent de la question de genre. Pour sa part, Camino Gutiérrez montre comment les mesures de contrôle que l’État franquiste et l’Église appliquent au cinéma aussi bien national qu’étranger évoluent au cours des quatre décennies que dure le régime de Franco et s’adaptent aux changements socio-culturels que connaît le pays du fait de son ouverture au tourisme à partir des années 1960. La place administrative du traducteur et les fonctions qu’il occupe dans le programme de censure étatique est analysé par Alejandrina Falcón qui inverse la perspective plus habituellement observée : il s’agit là de considérer le traducteur non pas comme la victime, mais comme l’agent d’un système répressif dans le contexte de la dictature militaire argentine.
L’Espagne franquiste et de la Transition constitue le cœur de la seconde partie de l’ouvrage, qui est consacrée à l’étude de divers cas de censure et d’autocensure de traducteurs. Le premier est dédié au personnage de Bertha Mason, épouse métisse et aliénée de M. Rochester dans le roman victorien Jane Eyre, et au traitement qu’il reçoit dans la première traduction de l’œuvre de Charlotte Brontë en 1943, de large diffusion sous le régime franquiste. Marta Ortega Sáez met en évidence les modifications dont souffre ce personnage littéraire subversif pour être adapté aux exigences morales et au modèle féminin défendus sous la dictature de Franco. La préservation d’un idéal esthétique au service d’une idéologie justifie également les huit années que tarde à être publiée la traduction du roman Dix heures et demi du soir en été de Marguerite Duras dans les années 1960. Miguel Ángel Guerra Blázquez associe aux changements d’interprétation de l’œuvre de la romancière française l’évolution du discours franquiste sur l’ouverture de l’Espagne au tourisme. Cristina Gómez Castro souligne, quant à elle, les stratégies d’autocensure mises en place à la même époque par María Antonia Menini, traductrice de l’œuvre de Jacqueline Susann, notamment sur des points de moralité sexuelle, et met en relief, dans les négociations face aux censeurs, le poids des maisons d’édition désireuses de réaliser des profits grâce à la publication de best sellers internationaux.
Ces études de cas se poursuivent dans une troisième partie justifiée au regard de l’approche comparatiste qu’elle offre de l’analyse de la circulation de traductions d’œuvres nord-américaines entre l’Amérique Latine et l’Espagne. Daniel Linder s’intéresse aux différentes étapes de la traduction destinée à un public espagnol que connaît l’œuvre Native Son (1940) de Richard Wright au cours du siècle dernier : bien que le traducteur argentin Lecuona s’autocensure pour satisfaire les censeurs franquistes, la publication de sa traduction est refusée en 1944 et 1953, avant d’être acceptée après avoir été révisée en 1987, douze ans après la mort de Franco. Il faut attendre 2022 pour voir une retraduction non (auto)censurée de l’œuvre de l’auteur afro-américain enfin publiée. Sofía Monzón Rodríguez met également en exergue les problématiques que soulève la circulation bilatérale entre l’Espagne et l’Amérique Latine d’œuvres au contenu sexuellement explicite – telles que Nightwood (1936) de Djuna Barnes et Tropic of Cancer (1934) d’Henry Miller – et dont les traductions font l’objet d’une expurgation imposée par le franquisme, ou d’une autocensure de la part de traducteurs et éditeurs latino-américains soucieux de ne pas propager ce qu’ils considèrent de mauvaises mœurs.
La quatrième partie de l’ouvrage collectif réunit deux études qui s’intéressent à l’autocensure du traducteur dans un cadre d’auto-traduction et dans le contexte d’une relation intime entre l’autrice et la traductrice. Ce dernier cas est celui de Gabriela Mistral et de Doris Dana, qu’Elena Madrigal étudie en questionnant l’incidence que peut avoir la sphère privée – notamment la relation lesbienne entretenue entre l’autrice et la traductrice – sur l’autocensure de Doris Dana, tout en cherchant à valoriser l’œuvre traductrice de cette dernière. Xosé Manuel Dasilva examine quant à lui le phénomène de l’autocensure dans l’auto-traduction – ses raisons et ses conséquences – à travers le roman de Eduardo Blanco Amor intitulé A esmorga en galicien et La parranda en castillan, versions d’abord publiées en Argentine à la fin des années 1950 avant d’être publiées, après expurgation, dans l’Espagne franquiste du début des années 1970.
Le volume s’achève sur une cinquième et dernière partie regroupant deux contributions relatives à la censure, l’auto-censure et aux retraductions dans la culture populaire contemporaine. La première, consacrée à la littérature pour la jeunesse, porte sur l’évolution du personnage de Claude, et des stéréotypes de genre qui lui sont attachés, dans différentes traductions espagnoles passées et actuelles de la série de romans pour enfants Le Club des cinq d’Enyd Blyton. Inmaculada Soriano García et Ana Rodríguez Domínguez montrent en effet comment les traducteurs et éditeurs sont intervenus et interviennent encore actuellement dans l’œuvre originale pour l’adapter au contexte socio-culturel de leur temps. Enfin, Vicente Bru García et Cristina Álvarez de Morales Mercado comparent la traduction des sous-titres de la chanson « The Last Supper » du film Jesus Christ Superstar diffusée actuellement sur la plateforme Filmin avec celle utilisée dans la version censurée de 1975. Puisque cette dernière sert de modèle à la première, la comparaison entre les deux dévoile les traces durables, constatables encore aujourd’hui, laissées par l’appareil de contrôle culturel franquiste dans une œuvre à succès.
Les articles réunis dans ce volume contribuent indéniablement à l’histoire de la traduction en contexte hispanique en offrant des perspectives d’analyse originales. L’agentivité du traducteur est mise en évidence : s’il est bien souvent victime de la censure, il peut également participer pleinement d’un système de contrôle culturel ou avoir lui-même recours à l’auto-censure, stratégie qui soulève d’intéressantes questions. Tout comme les coordinateurs, nous regrettons qu’il n’y ait pas une plus large représentation « des mondes hispaniques » parmi les douze contributions ici réunies (n’y sont abordées que l’Espagne, l’Argentine et le Chili). Il faut en effet souligner la surreprésentation des études consacrées à l’Espagne franquiste (9 sur 12), ce qui rend le titre du volume collectif non assez conforme au contenu. Un titre prenant mieux en compte cette variété spatio-temporelle restreinte – en rien imputable à la qualité des questionnements initiaux des coordinateurs, ni à l’intérêt scientifique indéniable de ces différentes contributions – aurait permis à l’ouvrage de gagner en cohérence interne, puisque celui-ci constitue de toute évidence un bel apport à l’histoire de la censure sous le franquisme.
Marion Duchesne
ERLIS
Université de Caen Normandie