Ferdinand Schlie, "Marcus Willaschek, Kant. Die Revolution des Denkens, Munich, C. H. Beck, 2023, 430 p."
Au sein du calendrier commémoratif qui rythme chaque année une partie de la vie culturelle, Emmanuel Kant1, dont on a célébré le 22 avril le 300e anniversaire, détient en 2024 une place de choix. On ne s’étonnera pas d’apprendre qu’outre les conférences, colloques ou projets d’exposition2, les nouvelles publications destinées à un public plus ou moins large ne manquent pas. C’est ainsi que Marcus Willaschek, professeur de philosophie à l’université Goethe de Francfort et éminent spécialiste du sujet, publie un ouvrage dont la lecture, hélas réservée pour le moment à un public germanophone (ou néerlandophone3), est profitable à bien des égards. Structuré en trente chapitres qui sont autant d’« essais » (« Essays », p. 14) sur différents aspects de la pensée de Kant (ou de sa réception) et peuvent être lus de manière indépendante, le livre Kant. Die Revolution des Denkens [Kant. La révolution de la pensée] dresse un panorama des domaines auxquels le philosophe s’est intéressé et des apports qu’il a proposés.
Premier atout majeur de l’ouvrage, le livre témoigne des talents de son auteur en termes de vulgarisation, au sens le plus noble du terme. Rédigé dans une langue claire et faisant appel tout du long à des exemples concrets, le texte rend accessible la philosophie kantienne, réputée ardue et fortement abstraite. On appréciera par exemple les pages lumineuses dans lesquelles M. Willaschek explique ce que Kant, dans le passage « le plus difficile et le plus souvent interprété de la Critique de la raison pure » (« schwierigste[s] und meistinterpretierte[s] Kapitel der Kritik der reinen Vernunft », p. 326), entend par « déduction transcendentale » : une lecture synthétique et guidée des pages en question aide le lecteur à comprendre en quoi les « catégories » qui structurent notre pensée sont selon Kant les « conditions de la possibilité de l’expérience » (« Bedingungen der Möglichkeit von Erfahrung », p. 326). De manière fort utile, l’auteur renvoie, au sein des différents chapitres, à d’autres passages de son livre qui explicitent certains aspects précis. Pour « donner corps » au penseur dont il est question et mieux retenir l’attention de ses lecteurs, M. Willaschek parsème ses essais de rappels biographiques qui sont souvent l’occasion de rompre avec les stéréotypes sur le mode de vie de Kant. Bien loin de l’image du célibataire endurci et austère au rythme de vie excessivement routinier, Kant appréciait les vêtements élégants, était amateur de sorties galantes dans la première moitié de sa vie et se trouvait entouré d’un important cercle d’amis dans la deuxième. En ce qui concerne l’œuvre de Kant, M. Willaschek attire l’attention sur les aspects sans doute moins connus du grand public, qu’il s’agisse des sujets auxquels Kant s’est intéressé (tels que l’astronomie, p. 246-7) ou du style qui caractérise ses écrits : M. Willaschek insiste ainsi sur l’ironie dont sont empreintes bien des pages du philosophe (p. 38-39), procédé qu’un public peu familier de Kant n’aurait sans doute pas associé d’emblée aux écrits de cet auteur.
Deuxième qualité qu’il convient de souligner, M. Willaschek pose tout au long de l’ouvrage la question de l’actualité de Kant. En quoi ses réflexions méritent-elles encore aujourd’hui de retenir notre attention ? L’auteur montre d’une part que l’influence de la pensée notamment politique et morale de Kant se fait encore ressentir de nos jours : la loi fondamentale allemande en est empreinte et les décisions de la Cour constitutionnelle se réfèrent régulièrement au principe kantien selon lequel l’autre ne peut jamais être considéré comme un simple moyen, mais représente toujours une « fin en soi » (p. 391-2). La Société des Nations et l’organisation qui lui succéda, les Nations Unies, portent la trace de l’héritage kantien (p. 44 et p. 392). De manière plus surprenante peut-être, le lecteur apprend que la théorie émise par Kant (et Laplace) sur l’évolution de l’univers et la formation du système solaire est valable, sous une forme modifiée, jusqu’à aujourd’hui (p. 246-7). Mais il s’agit aussi de « mettre au travail » la philosophie de Kant et de faire interagir ses questionnements avec les problématiques qui sont aujourd’hui brûlantes : la philosophie morale de Kant, qui insiste sur la dignité des êtres rendus autonomes par l’exercice de la raison, permet-elle de garantir la dignité des personnes porteuses d’un lourd handicap mental (p. 131) ? Sur un autre plan, nous aide-t-elle à penser un droit des animaux et à lutter contre la maltraitance animale (p. 391) ?
Troisième vertu de l’ouvrage, M. Willaschek ne se livre aucunement à une hagiographie de Kant. Il s’agit au contraire de porter un regard critique sur le philosophe de Königsberg (ville qui, on le sait, porte aujourd’hui le nom de Kaliningrad) et d’appliquer à la philosophie de Kant lui-même le principe d’examen par la raison qui était si cher au penseur des Lumières. C’est ainsi que les éléments qu’on ne peut aujourd’hui qualifier que de racistes ou antisémites des écrits de Kant font l’objet de pages très explicites (p. 57 ainsi que le chapitre 16). M. Willaschek montre ici à quoi peut aboutir une approche nuancée d’un auteur : il ne s’agit pas de taire ni d’excuser les passages qui nous semblent aujourd’hui insupportables ; la question de savoir s’ils font apparaître sous un jour nouveau l’ensemble de la philosophie notamment morale de Kant doit être posée (p. 212-213). Mais il est tout aussi peu envisageable de bannir d’emblée et à tout jamais l’ensemble des textes kantiens, qui ont marqué la traduction occidentale et constituent sur bien des points une référence incontournable. De manière fort pertinente, M. Willaschek montre d’ailleurs que, dans les passages en question, Kant n’est pour ainsi dire pas fidèle à lui-même puisqu’il reprend sans examen critique les préjugés de son époque (p. 219) et laisse de côté « l’esprit cosmopolite » et « l’universalisme » (« kosmopolitische[r] Geist », « Universalismus », p. 379) qui guident par ailleurs sa pensée. Un autre passage frappant qui témoigne du recul réflexif par rapport aux textes kantiens a trait au fameux « impératif catégorique » : M. Willaschek défend la thèse selon laquelle Kant avait une position excessivement puriste sur le sujet et que l’impératif catégorique tolère une formulation moins absolue notamment de l’interdiction de mentir (p. 106).
Étant donné le sens bien spécifique (et parfois peu accessible au premier abord) des termes employés par Kant, le glossaire des principaux concepts kantiens proposé à la fin de l’ouvrage s’avère tout à fait utile. Les lecteurs souhaitant approfondir ce travail terminologique pourront se référer au dictionnaire de référence en trois tomes4 édité entre autres par M. Willaschek lui-même. Les nombreuses pistes bibliographiques fournies tout au long de l’ouvrage permettront aux lecteurs de « creuser » à souhait les aspects qui auront retenu leur attention.
Si l’ouvrage n’apportera sans doute rien de substantiel aux spécialistes de Kant – M. Willaschek précise d’emblée qu’il ne s’agit pas d’une « contribution à la recherche sur Kant » (« Beitrag zur Kant-Forschung », p. 15) –, il représente incontestablement une introduction passionnante car fournie, nuancée, stimulante et extrêmement éclairante à la pensée de Kant. Il reste à espérer que la lecture de ce livre sera bientôt rendue accessible à un public francophone.
Ferdinand Schlie
Université de Caen Normandie
Notes
1Kant fut baptisé « Emanuel » mais se faisait appeler « Immanuel ». Nous employons ici la forme de son prénom qui est généralement employée en France : « Emmanuel ».
2Une exposition permanente sur Kant devrait bientôt voir le jour dans la ville de Lunebourg ; voir https://www.ostpreussisches-landesmuseum.de/museum/kantbau/ [consulté le 3.1.2024].
3Une traduction néerlandaise est disponible : Marcus Willaschek, Kant. De revolutie van het denken, trad. par Mark Wildschut, Amsterdam, Athenaeum, 2024.
4Stefano Bacin, Georg Mohr, Jürgen Stolzenberg, Marcus Willaschek (dir.), Kant-Lexikon, 3 t., Berlin, De Gruyter, 2015.