Léo Tételin-Koch, "Laurent Di Filippo, Vikings !, Bordeaux, Les moutons électriques, 2022"
Cet ouvrage collectif de vulgarisation scientifique, dirigé par Laurent Di Filippo, est constitué de onze articles dont le thème général est l’époque viking, et s’articule en deux parties. La première permet de poser le cadre des études de la seconde, par le biais d’une présentation des grandes phases de l’Histoire médiévale nordique et des principales sources de connaissances sur cette époque. La seconde est consacrée à l’étude de motifs récurrents issus des mythes nordiques et réutilisés dans des œuvres contemporaines. L’ouvrage est accompagné de photographies en couleur d’œuvres d’art médiévales et contemporaines ainsi que d’objets archéologiques permettant d’illustrer le propos.
La première partie du recueil s’ouvre sur un article d’Alban Gautier qui remet en question certaines idées reçues véhiculées dans la culture populaire. L’auteur rappelle ainsi que le mot « viking » qui s’est imposé aujourd’hui pour décrire les habitants de la Scandinavie médiévale ne désigne pas, en réalité, le nom d’un peuple mais plutôt celui d’une activité, la víking, et de ceux qui la pratiquent, des explorateurs cherchant à s’enrichir à l’étranger, tant par le commerce que par la piraterie, et sans commune mesure avec les guerriers frénétiques coiffés de casques à cornes auxquels on les assimile dans les œuvres de fiction contemporaines. Alban Gautier tente ensuite de résumer l’histoire du phénomène viking : la période sur laquelle il se déroule, son ampleur géographique, ses enjeux religieux et diplomatiques dans le monde européen médiéval (p. 9-26).
Laurent Di Filippo aborde ensuite la question des origines des représentations modernes des mythes nordiques, et explique qu’elles sont bien moins influencées par les rares sources contemporaines de l'époque viking elle-même, que par la littérature médiévale – majoritairement islandaise – datant du XIIe au XIVe siècle et compilée alors que l’Islande avait déjà été christianisée. Dans ce corpus, il évoque les deux Eddas, les différents types de sagas, La Geste des Danois de Saxo Grammaticus ou encore L’Histoire des archevêques de Hambourg, d’Adam de Brême. Mais il met cependant le lecteur en garde sur la fiabilité de ces textes, car au moment de leur écriture, le monde scandinave est ébranlé par de grands troubles politiques, et les régents ont besoin d’asseoir leur souveraineté en remodelant ces histoires à leur avantage. L’auteur poursuit en incitant le lecteur à prendre du recul sur sa propre représentation des mythes nordiques en réfléchissant à diverses questions. Qu’est-ce qu’un mythe ? Est-il défini de la même manière selon les époques ? Il rappelle aussi que le terme de « mythologie » ainsi que la vision panthéonesque des dieux nordiques sont des inventions modernes (p. 29-46).
Simon Lebouteiller clôt la première partie du recueil en revenant sur l'une des sources littéraires des savoirs médiévaux relatifs à la Scandinavie : les sagas. Il en propose une définition et rappelle l’étymologie complexe du mot : les sagas sont des textes en prose en vieux norrois, composés en Islande entre le XIIe et XIVe siècle, qui relatent les exploits de personnages mémorables, et dont le but premier est de divertir une audience. Après avoir présenté le contexte historique de leur écriture et leur intérêt sur les plans littéraire et historique, il répertorie les types de sagas en fonction de ce qui les différencie : les sagas royales relatives aux souverains nordiques, les sagas des Islandais qui évoquent la vie d’Islandais remarquables et de leur famille, les sagas des contemporains centrées sur des Islandais ayant vécu à leur période d’écriture, à savoir le XIIe et XIIIe siècle, les sagas des évêques consacrées à la vie de grands ecclésiastiques, les sagas des chevaliers fortement influencées par la littérature européenne, et enfin les sagas légendaires, plus tardives et qui empruntent au folklore propre à l’Europe du Nord (p. 49-74).
Les neuf études suivantes sont consacrées à l’étude des vikings dans les productions culturelles contemporaines comme les romans, les jeux vidéo, le cinéma… Les deux articles qui introduisent cette seconde partie sont consacrés à des figures emblématiques de la mythologie nordique : les dieux et les géants. Laurent Di Filippo observe la manière dont certains auteurs, tant en littérature que dans d’autres médias – comics, bandes-dessinées, romans, jeux de rôles ou jeux vidéo, et même séries télévisées – se réapproprient les mythes relatifs aux dieux nordiques, ou bien font intervenir ces derniers dans un contexte contemporain, voire futuriste. Ainsi s’intéresse-t-il par exemple au roman de fantasy American Gods, de Neil Gaiman, dans lequel les dieux du panthéon nordique ou de diverses religions doivent faire face à la mondialisation et aux nouvelles formes de vénération des humains. Son objectif est de montrer la pluralité des contextes et des registres fictionnels qui font référence aux divinités nordiques, en particulier à Odin, Loki ou encore Thor (p. 77-95).
Nicolas Meylan se concentre quant à lui sur la façon dont les auteurs contemporains jouent avec la figure ambiguë du Géant des mythes nordiques – jötun, au pluriel jötnar –, un personnage certes monstrueux mais souvent envié des dieux eux-mêmes. D’aucuns exacerbent sa négativité tandis que d’autres prennent son parti, allant jusqu’à lui octroyer un rôle politique, à l’instar de Vei, l’héroïne de la bande-dessinée éponyme de Sara Bergmark Elfgren et Karl Johnsson : fille de géant, elle se bat contre les dieux qui tentent d’asservir son peuple. Nicolas Meylan accorde une attention particulière à John Ronald Reuel Tolkien, qui utilise la dualité des géants pour créer deux types de personnages, les Ents et les Trolls. Mi-hommes, mi-arbres, les premiers sont des puits de sagesse et représentent les jötnar dans leurs aspects les plus positifs, tandis que les seconds sont plutôt des créatures stupides au service du mal, sortes de « contrefaçons » des Ents (p. 97-113).
Dans les deux articles qui suivent, Caroline Olsson et Barbora Davidek reviennent sur le héros et l’héroïne vikings dans les fictions modernes. Caroline Olsson s’arrête sur l’image stéréotypée du guerrier viking qu’elles véhiculent, précisant que l’individu aux petites mœurs, sale et païen convaincu par lequel on le représente souvent, est né d’un imaginaire étranger et parfois opposé au monde scandinave. Souvent réduit à son statut de guerrier, il apparaît comme un personnage hyper-masculinisé, belliqueux, et associé – parfois jusqu’à la dérision – à un attirail spécifique sans fondement réel : un casque à cornes, un drakkar… (p. 115-138)
Barbora Davidek observe quant à elle comment les représentations des protagonistes vikings varient selon le genre des fictions dans lesquelles on les rencontre. Les séries télévisées proposent des héros et héroïnes vikings aux aspirations individualistes modernes : le premier s’insurge contre toute forme de domination, notamment religieuse, la seconde revendique un certain idéal égalitaire en participant aux actions guerrières au même titre que les hommes. La bande-dessinée utilise souvent le héros viking comme un antagoniste facile, tandis que les comics jouent sur son ambiguïté, et font de lui un personnage tantôt positif, tantôt négatif, jouant ainsi sur une ambiguïté héritée des sagas islandaises, dans lesquelles il arrive qu’un héros soit perçu comme dangereux pour son entourage, à l’instar d’Egill Skallagrímsson dans la saga qui porte son nom. Barbora Davidek en conclut que c’est souvent le contexte dans lequel il intervient qui définit le Viking : s’il est un antagoniste, sa violence et sa cruauté sont exacerbées, s’il est un héros, elles sont estompées et l’accent est alors mis sur la rudesse de ses conditions de vie pour le ré-humaniser (p. 141-164).
Yohann Guffroy s’intéresse ensuite aux runes. Il présente d’abord ce système d’écriture, ses origines, et son évolution au fil de l’Histoire, puis il étudie ses fonctions dans des œuvres modernes, et constate que lorsqu’il est utilisé dans sa fonction originelle d’outil de communication, il devient souvent un langage savant, voire secret. Les nains de Tolkien, par exemple, ont un langage d’inspiration runique qui leur est propre, et ils ne l’utilisent qu’entre eux. Mais les runes sont aussi parfois dotées d’une dimension magique. Elles peuvent devenir un élément performatif : les dieux de la bande-dessinée Thorgal les utilisent ainsi pour punir les criminels ou pour se venger. Elles peuvent aussi procurer des pouvoirs aux non-dieux : le joueur du jeu vidéo Suikoden peut ainsi porter différentes runes qui lui confèrent toutes des pouvoirs uniques (p. 167-189).
Dans l’article suivant, Simon Théodore se consacre à une étude chronologique des motifs nordiques dans la musique metal. Dans les années 70, la figure du Viking aventurier et courageux imprègne le monde musical, et les références à la mythologie nordique se multiplient au cours de la décennie suivante. Mais la revendication identitaire des groupes de musique metal nordiques s’affirme réellement à partir des années 90, pour mettre en avant un héritage culturel. Les représentations graphiques des groupes de musiques sont inspirées des runes – logos, artwork… –, et les textes de la littérature médiévale ou d'œuvres de fantasy plus modernes. Les musiciens exacerbent tout autant l’image du Viking anti-chrétien pilleur de monastère, que celle du Viking grand buveur et festoyeur. Ils mettent aussi en évidence la nature, parfois majestueuse, parfois hostile, pour renforcer le caractère surhumain des Vikings qui parviennent à la braver (p. 191-212).
Jules Piet s’intéresse ensuite à la cosmologie mythique scandinave dans les productions culturelles contemporaines. Il tente d’expliciter la structure complexe de cette cosmologie à partir des sources médiévales, puis il évoque l’utilisation qui en est faite dans différents contextes. Bien souvent, seuls quelques éléments précis sont exploités, le plus populaire étant l’arbre Yggdrasil, qui influence le gameplay dans les jeux vidéo. Il élude par exemple l'écueil d’un temps de chargement ennuyeux pour passer d’un monde à un autre, et aide ainsi le joueur à s’immerger plus rapidement dans le jeu. La cosmologie nordique est également associée à la science-fiction : dans les comics, elle donne une nouvelle explication à certains phénomènes astrologiques comme le champ magnétique terrestre ou l’existence d’un noyau de magma en fusion au centre de la Terre. Pour l’auteur de science-fiction Dan Simmons, l’arbre Yggdrasil devient même un moyen de faire passer un message écologiste : il devient un vaisseau à la fois mécanique et organique, servant de bouc émissaire aux humains pour expier leurs péchés (p. 215-238).
Le dernier article, enfin, est consacré au Ragnarök. William Blanc rappelle d’abord la difficulté, pour les chercheurs, de comprendre les origines du mythe, étant donné que, selon lui, l’interprétation du Ragnarök diffère d’une époque à l’autre. Il cite par exemple Wagner, qui le réécrit dans son cycle d’Opéras en le mettant en parallèle avec son époque, marquée par l’essor industriel et le développement des milieux anarchistes dont il se rapproche alors. Il évoque aussi Lewis Rubinstein, qui, après la seconde guerre mondiale, dépeint dans ses fresques murales un Ragnarök dans lequel des soldats portant casque allemand et lance-flammes attaquent le Walhalla. Dans les années 80, Sørenssen plonge le mythe dans la crise des euromissiles, et l’état du monde après l’apocalypse évoque les retombées d’un champignon atomique. Les adaptations filmiques plus récentes le mettent en parallèle avec la situation politique des États-Unis et l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. William Blanc évoque aussi les milieux écologistes plus contemporains, pour qui ce mythe de la fin du monde évoque l’effondrement du monde comme une conséquence directe du réchauffement climatique et des catastrophes écologiques provoquées par l’industrie (p. 241-268).
Vikings ! est l’ouvrage idéal pour tout amateur de fictions inspirées par l’époque viking. Les articles introductifs d’Alban Gautier, Laurent Di Filippo et Simon Lebouteiller, qui font état de la recherche sur l’époque viking et sur les mythes associés, permettent au lecteur de parfaire ses connaissances sur les origines des mythes nordiques et l’Histoire des peuples scandinaves. Quant à ceux qui suivent, ils proposent, à travers un vaste panel de productions culturelles contemporaines inspirées du monde nordique, d’explorer des thématiques populaires, comme la cosmologie, les dieux, les runes ou encore les Vikings.