Histoire culturelle de l'Europe

Cécile Bertin

La petite enfance dans la littérature picaresque espagnole : présence en creux et métaphorisation aux marges du réalisme d’un genre nouveau

Article

Résumé

Dans la littérature picaresque et ses récits de vie pseudo-autobiographiques, les premiers chapitres sont consacrés à l’enfance des picaros et à leur lien avec leur famille et la société. Ces premiers chapitres ou protohistoires semblent alors construire d’emblée le rejet de ces jeunes héros de la marge, représentés, dès leur naissance, comme issus de l’écart tant socio-politique qu’économique ou religieux. En questionnant les représentations  de ces bébés et enfants picaros du XVIe siècle au XVIIIe siècle, il ressort que ces récits dits « réalistes » véhiculent une dimension symbolique qui questionne lignages et origines à une époque où la préoccupation pour l’éducation commence à occuper une place importante

Abstract

In picaresque literature and its pseudo-autobiographical life stories, the first chapters are devoted to the picaros' infancy and their ties with family and society. These first chapters or protohistories seem to fashion from the very beginning the rejection of these young marginal heroes, who are represented from their birth as issuing from a sociopolitical, economic and religious gap. When questioning the representations of such picaro babies and children from the sixteenth to the eighteenth centuries, it appears that these so-called « realistic » tales carry a symbolic dimension that questions lignage and origins at a time when concern with education starts acquiring importance

Texte intégral

1La littérature picaresque est connue pour relater les itinérances d’un jeune protagoniste aux multiples maîtres. On pourrait penser que ces récits pseudo-autobiographiques, communément qualifiés de réalistes, constitueraient une source d’informations sur les us et coutumes d’une époque et notamment sur la perception de la jeunesse et plus particulièrement de la petite enfance dans l’Espagne de l’époque classique. D’ailleurs, les premiers chapitres de ces récits sont consacrés à l’enfance des protagonistes picaresques, héros de la marge, et à leur lien avec leur famille et par là même avec la société.

2On questionnera dans cette étude les représentations, entre identité(s) et variation(s), de ces enfants picaros, du XVIe siècle au début du XVIIIe siècle, depuis le premier récit matriciel, anonyme, de la Vie de Lazare de Tormes (1554) jusqu’à la réécriture picaresque Vie de Jorge Sargo du Canarien José de Viera y Clavijo (vers 1744). Quelle image de la petite enfance nous est donnée dans ces œuvres espagnoles et en quoi les choix retenus de diverses métaphorisations participent-ils d’un nouveau type de littérature qui accompagne l’émergence d’une approche socio-politique originale ?

Proto-histoires de jeunes enfants et ellipses symboliques

3Les représentations iconographiques de jeunes picaros dans l’Espagne du Siècle d’Or proposées dans certaines œuvres de Bartolomé Esteban Murillo - qui s’intéresse à ces petits enfants en tant que motif principal - comme le  Jeune mendiant ou jeune picaro (vers 1650) ou les Enfants mangeant des gâteaux (1670-75) ou encore les Enfants jouant aux dés (1675) mettent en avant de jeunes ou très jeunes enfants des rues, déguenillés, mais le visage souriant. Dans la même période, les récits pseudo-autobiographiques de vies picaresques n’accordent pas en revanche d’intérêt à l’habillement des jeunes picaros1 et les difficultés de survie au quotidien ne favorisent pas généralement la description de situations réjouissantes. Et, de façon récurrente, comme un véritable invariant générique, ces récits picaresques débutent par un ou deux chapitres consacrés à l’enfance de leur protagoniste.

4Comment est perçu et décrit, plus particulièrement, le stade de la petite enfance dans ces récits picaresques ? Et d’ailleurs, jusqu’à quel âge considère-t-on dans la littérature picaresque qu’il y a « petite » enfance, si tant est que l’on distingue entre petite enfance et enfance sachant qu’à cette époque la conception de l’altérité infantile demeure problématique ?

5À l’heure actuelle, il est de coutume de considérer que la petite enfance s’achève vers six ans. Il s’agit en tous les cas d’une période du développement humain qui se situe au début de l’existence et qui, à la différence de l’enfance prise dans son sens général, s’achève bien avant la puberté. Nous ne restreindrons donc pas dans cette étude la petite enfance à l’âge du nourrisson, mais nous nous intéresserons à toutes les remarques liées à de très jeunes enfants, et ce depuis leur naissance.

6Lorsque l’on analyse les récits fondateurs de la littérature picaresque et leurs textes-seconds, il ressort que ces pseudo-autobiographies de tribulations de jeunes héros de la marge ne se soucient guère de retenir des scènes détaillées de la petite enfance. Ces romans dont les titres annoncent explicitement le cheminement - pressenti comme diachronique - d’une vie commencent en fait souvent par un rappel d’existence intra-utérine déjà marquée par le non respect des lois établies, mettant ainsi en avant une grossesse non conforme aux règles traditionnelles de paternité reconnue et/ou validée par les liens du mariage, comme pour mieux questionner les origines du protagoniste dont les différentes étapes vitales seront exposées au cours du récit. Dans La vie d’Estebanillo Gonzalez (1646), un intérêt est porté à la grossesse de la mère - son ventre étant comparé à un navire2 - et à son accouchement dont le lieu est longuement évoqué, aux bords du Tibre entre d’agréables jardins et d’insignes édifices3, situation d’entre-deux qui est maintes fois désignée comme une monstruosité, entre Rome et Galice, entre homme et rosse4, soit une autre façon de souligner encore la non normalité de la gestation picaresque et, de ce fait, sa subversive existence.

7Après l’intérêt pour l’étape de la grossesse qui nous rappelle qu’en latin puer est issu de parere, soit « enfanter, accoucher, mettre bas »5, est retenu de façon récurrente dans la plupart des récits picaresques de l’Espagne classique le rappel du moment de la naissance, qui occupe indéniablement un rôle fondateur, constamment souligné, soit une façon d’attirer l’attention du lecteur, de manière oblique, sur ce moment de passage et de renouveau possible pour celui qui est justement mal né. En grec, l’enfant n’est-il pas d’ailleurs « celui qui est né de » ?

8L’intérêt porté également au baptême, naissance religieuse, conforte cette mise en exergue de toute naissance comme renaissance possible ou pour le moins comme nouveau départ envisageable. Ainsi, dans Estebanillo Gonzalez, la petite enfance du protagoniste est en somme résumée entre naissance et baptême : « (…) né dans la ville de Salvatierra et baptisé dans la ville de Rome »6.

9Naître à la vie biologiquement parlant et naître à la vie de la débrouillardise constituent dès lors deux étapes-clés, séparées par un laps de temps qui semble parfois perçu comme inutile pour la diégèse dans ces récits qui escamotent plusieurs années au détour d’une ou de deux phrases, comme si ce qui comptait était à mesurer symboliquement et non pas à l’aune d’une chronologie développée de façon réaliste.

10Ainsi, de façon paradigmatique, le récit premier de La vie de Lazare évoque quasiment simultanément, avec une ellipse de plusieurs années qui englobe justement la période de la petite enfance, la naissance du protagoniste et la mort de son père, alors que le jeune héros est âgé de huit ans : « Une nuit que ma mère, enceinte de moi, se trouvait au moulin, les douleurs la prirent et se délivra, dont je puis dire à la vérité que je suis né dans la rivière. Or donc, quand j’eus huit ans, mon père fut accusé d’avoir mal taillé quelques veines aux sacs de ceux qui menaient moudre, pour lequel cas fut mis en prison, confessa et ne nia point, et souffrit persécution pour justice »7. Naissance et perte du lien ombilical avec la mère ; mort du père et perte du lien filial ; entre les deux : ellipse de la petite enfance qui permet de mettre en exergue le questionnement quant à la filiation traditionnelle.

11Dans La vie d’Estebanillo Gonzalez, récit souvent retenu comme borne finale dans la péninsule des récits picaresques classiques, le schéma demeure identique quoiqu’inversé puisque c’est la mère du protagoniste qui meurt tandis que le personnage-narrateur est très jeune, sans toutefois qu’aucun âge précis ne soit spécifié : « ( …) et moi je suis resté avec peu d’années et beaucoup de tromperies (…) »8. De surcroît, la mère d’Estebanillo décède alors qu’elle est enceinte des œuvres de son époux « selon ses dires »9, formulation qui justement introduit le doute d’autant que la jeunesse de cette mère est décrite comme peu innocente et qu’il est suggéré qu’elle a déjà fait passer divers enfants dans les limbes… Est ainsi quasiment induite l’illégitimité paternelle, ce qui renforce alors la perte du lien filial pour un protagoniste dont les évocations de la naissance et de la petite enfance servent en fin de compte à questionner les origines.

12Ces premiers chapitres constituent en conséquence des proto-histoires qui permettent aux récits de ces itinérances picaresques de se mettre en place. La perte parentale y fonctionne comme un déclencheur, soit une naissance symbolique nécessaire à la survie individuelle. Il y a donc plusieurs naissances qui s’enchaînent, invitant ainsi à penser que d’autres renaissances socio-politiques pourraient être possibles.

13Est-ce à dire que la littérature picaresque occulte la petite enfance comme si le fait que le jeune enfant ne puisse pas se déplacer seul ou survivre seul n’intéresserait pas la dynamique picaresque qui invite à découvrir tribulations et débrouillardises ?

14En fait, une lecture moins hâtive des récits picaresques montre que la petite enfance n’est pas éludée. La vie de Lazare nous en fournit la preuve lorsque, dans le premier traité, le protagoniste-narrateur évoque son demi-frère. Après avoir souligné ses origines ethniques différentes en le qualifiant de « petit noiraud fort joli »10 - même s’il s’agit en réalité d’un enfant mulâtre -, il est fait allusion aux liens affectifs les reliant et, ce faisant, à la façon dont on s’occupe communément d’un petit enfant : « lequel je berçais et aidais à réchauffer »11. L’idée que le groupe familial s’intéresse de façon régulière à ce petit est à nouveau soulignée dans la phrase suivante qui précise que son beau-père joue avec ce jeune enfant : « le nègre mignardait l’enfançon »12 dont l’âge n’est toutefois pas précisé. Le fait que ce jeune enfant puisse déjà dire deux mots - et non une phrase ce qui est en lien direct avec l’étymologie latine de l’infans, issu de non farer : celui qui ne parle pas - ainsi que son manque de recul puisque cet enfant prend peur en voyant son père noir alors que sa mère et son frère sont blancs, laissent supposer que ce garçonnet aurait moins de deux ans, d’autant que l’on apprend peu après qu’il ne sait pas encore marcher13. D’ailleurs, à chaque fois, pour désigner ce petit frère nous relevons l’usage de diminutifs. La problématique alors soulignée dans le récit est celle d’une bouche, supplémentaire, à nourrir… ce qui pousse le père Zaïde à voler un peu plus son maître afin d’apporter « tout à ma mère pour nourrir mon petit frère »14.

15Il n’est toutefois pas anodin que ce ne soit pas la petite enfance du protagoniste lui-même qui se voit ainsi mise en exergue, mais plutôt celle d’un membre de sa famille. Néanmoins, comment de façon réaliste narrer, de surcroît à la première personne, sa propre petite enfance dont a priori on ne se souvient guère ?

16Le thème des origines (rang des parents, grossesse voulue ou non, naissance illégitime), on l’a vu, intéresse en fin de compte plus qu’une quelconque description d’enfant ou d’enfance. Il n’empêche que la question de l’amour paternel ou maternel pour le petit enfant est présente. L’amour paternel peut même être donné par deux pères en même temps comme pour Guzman qui affirme : « moi, j’avais déjà trois ans, presque quatre, et de par les comptes et règles de la science féminine, j’avais deux pères, car ma mère sut me faire fils de chacun d’eux (…) »15. Cette époque de la jeune enfance apparaît alors comme une parenthèse heureuse, de paix, d’amour et de pain assurés avant les larmes et les souffrances occasionnées par le départ de la maison familiale au moment de se débrouiller seul face à l’adversité.

17En tous les cas, après l’étape de la naissance et une présentation en creux des années qui la suivent, l’on passe en général à une période où les aventures du picaro commencent lorsqu’il a sept-huit ans, justement comme à la fin de la période de la petite enfance pour mieux montrer qu’il y a passage à une nouvelle étape où il faut apprendre à survivre seul. Dans le Buscon de Francisco de Quevedo, le protagoniste Pablos évoque ainsi la mort de son jeune frère de sept ans en prison16 comme si justement celui-ci n’avait pas réussi à s’inscrire dans une dynamique picaresque durable et n’avait pas pu franchir cette étape transitoire-clé. Á l’âge de sept ans, ce « petit ange »17 semble pourtant déjà être un voleur confirmé alors que les vols du père sont pour leur part qualifiés d’ « enfantillages »18, ce qui tend à mettre ces larcins et leurs auteurs sur le même plan. La petite enfance a donc déjà été une étape de préparation intensive à la survie. Cet âge de 7-8 ans qui clôture en fait la petite enfance apparaît clairement dans les récits picaresques comme une époque de rupture, une sorte de passage quasiment à un âge adulte.

18Après la présentation de leur petite enfance ou celle de leur frère peut-on attendre dans les récits picaresques la référence à d’autres jeunes enfants ? Il importe de rappeler à cet égard que les picaros n’ont pas de descendance ou sinon que leur paternité est mise en cause, d’où l’absence de descriptions d’enfants en cours de récit. Dans la Seconde partie de La vie de Lazare de Juan de Luna de 1620, le protagoniste croit un temps être le géniteur d’une fillette19 présentée, dès le premier chapitre, comme un bébé en retenant l’image d’une greffe20. Cette impossibilité de la transmission fait sens chez des protagonistes qui véhiculent une vision du monde divergente de celle de la société innéiste.

19En somme, le traditionnel « on est ce que l’on naît » peut-il être encore valable pour ces héros de la marge qui s’évertuent à s’élever socialement ? En effet, malgré leurs échecs, la reprise constante de leurs efforts de reconnaissance socio-politique dévoile une nouvelle orientation possible, même si elle n’est pas encore réalisée. Et pour ce faire, l’une des voies présentées comme nécessaire est celle de l’éducation.

Éduquer dès le plus jeune âge pour mieux survivre

20L’intentionnalité des récits picaresques est plus facilement lisible dans le paratexte21 comme le révèle par exemple l’Éloge d’Alonso de Barros, pièce liminaire du Guzman d’Alfarache, qui nous montre combien ces portraits d’enfants de l’oisiveté viseraient à servir d’exemples ou plutôt de contre-modèles22 dans un monde quotidien de la survie. L’une des clés récurrentes de changement possible est alors l’éducation, soit la confirmation de l’émergence d’une nouvelle approche sociétale. Plus avant dans l’Éloge d’Alonso de Barros, il est fait par deux fois clairement allusion à la « première enfance »23 et aux « premières années »24 en évoquant le danger pour ces très jeunes enfants de se retrouver sans éducation parentale solide25. L’importance de l’éducation est en conséquence mise en exergue pour « échapper aux ténèbres de l’ignorance »26 selon un modèle déjà bourgeois proposé par Mateo Aleman qui invite à échapper au moule traditionnel innéiste en affirmant que celui qui se conduira comme il se doit ne payera pas les erreurs de ses parents27.

21À partir de cette évocation en creux de la petite enfance, les premiers apprentissages de l’école28 constituent un point-clé. Lazare passe directement à l’éducation pratique avec le vieux mendiant aveugle, mais ses fils littéraires connaissent une expérience scolaire dès leur jeune âge où l’intelligence de l’apprenant picaresque va de pair avec son manque d’appétence pour ce type de formation.

22Dans Les aventures du bachelier Trapaza, le thème de la grossesse de la mère avec une naissance au bout de neuf mois alors que le géniteur n’est déjà plus de ce monde pour reconnaître un enfant né d’une mère non mariée, est repris pour expliquer comment Trapaza est mal éduqué en tant qu’enfant unique, en somme trop chéri par sa mère et son grand-père. On apprend alors que c’est à quatre ans que son grand-père souhaite qu’il apprenne à lire, allant jusqu’à déménager de Zamarramala à Ségovie pour que son petit-fils étudie, le séparant de ce fait de sa mère et de son beau-père29. Déjà le second chapitre du Buscon était consacré à l’importance accordée à l’école par l’enfant lui-même, désireux de ne pas suivre les voies familiales : « Je les mis d’accord en leur disant que moi je souhaitais apprendre résolument la vertu et aller de l’avant avec ces bonnes pensées, et que pour cela il importait qu’ils me missent à l’école, car sans lire ni écrire on ne pouvait rien faire »30.

23Cet aspect des récits picaresques espagnols confirme en fin de compte que le thème de l’enfance n’est généralement guère développé, mis à part dans le domaine de la pédagogie, avant le XVIIIe siècle, époque où l’intérêt pour l’éducation va orienter les auteurs vers des écrits sur la formation de l’enfant. Les récits picaresques montrent en tous les cas une étape de l’émergence de cet intérêt nouveau pour l’enfance. Rappelons qu’auparavant, dans la Doctrine d’enfant31, Raymond Lulle avait fait le choix de l’emploi du terme puer et non liber. Dans la littérature picaresque, nous retrouvons après l’évocation en creux de l’infans cette étape toujours soulignée de l’enfant puer à partir de 7 ans environ. Il ressort qu’il ne s’agit plus de marquer une certaine dépendance, mais au contraire une étape d’affranchissement qui semble réunir les sens de puer et liber, ce dernier étant entendu selon le dictionnaire de Félix Gaffiot32 comme celui qui est de condition libre (qu’il soit un enfant ou non) ou celui qui se libère de sa condition de puer pour devenir un adolescens. L’idée de libération qui prédomine dans ces deux définitions souligne l’importance accordée à la transformation en cours chez un jeune picaro qui, symboliquement, peut représenter les métamorphoses possibles d’une société espagnole dont d’aucuns souhaitent transcender les fermetures. Cette idée de transformation est sous-tendue par une véritable tribulation initiatique comme le montre l’étude de Michel Moner sur la structure externe du Lazarillo de Tormes dans Savoirs, pouvoirs et apprentissages dans la littérature de jeunesse en langue espagnole. Infantina33.

24Quoi qu’il en soit, les récits picaresques relèvent de façon invariante la nécessité de permettre au jeune picaro de se rendre à l’école dès son plus jeune âge, comme si cette étape présentée comme un passage nécessaire pouvait faciliter les dépassements des origines. Saint-Augustin est connu pour avoir développé une image assez négative d’un petit enfant entaché du péché originel34 : « si petit enfant et si grand pêcheur »35. L’une des intentionnalités de la littérature picaresque36 ne serait-elle pas de refuser la tache originelle converse et celle de la pauvreté en accompagnant le passage à une société où « puissant galant est Monsieur Argent »37 ? Ce cri à mots couverts ne serait-il pas justement déchiffrable par une relecture, en dehors des approches déterministes traditionnelles de la critique, des premiers chapitres des récits picaresques38 ? S’il n’y a pas une véritable vision de l’enfance pour l’enfance, mais celle de petits hommes, c’est bien un message à lire pour l’ensemble de la perception de la société qui est ainsi émis.

25Le malaise éprouvé souvent au Moyen Age vis-à-vis du petit enfant39 n’aurait-il contribué à la mauvaise image générale du picaro, toujours présenté d’abord comme un petit enfant, puis un enfant et donc entaché d’ambiguïté morale ? L’altérité infantile fait peur et le constant rappel chez les très jeunes picaros de leurs mauvaises inclinaisons va dans le même sens. Différent, « divers » nous dit Jean Batany, le petit picaro est à l’image du genre éponyme qui émerge : « (…) le personnage divers, c’est celui dont on ne peut prévoir les actes, en qui on ne peut avoir confiance - une cause d’angoisse perpétuelle pour une époque toujours en quête de sécurité matérielle et morale. Voilà sans doute la raison la plus profonde de la méfiance du Moyen Age à l’égard de l’enfant »40. Jean Batany rappelle alors le lien avec la croyance en l’intervention du surnaturel, Diable ou Dieu, dans la conduite « diverse » de l’enfant, que d’aucuns perçoivent en quelque sorte comme monstrueuse ; thématique reprise on l’a vu dans Estebanillo Gonzalez. On est loin de la conception de l’enfant naturellement bon de Jean-Jacques Rousseau.

26Malgré tout, le choix est fait que cet être marginal par sa naissance, ses actes et son jeune âge - pour le moins dans les premiers chapitres -, soit le personnage principal de récits qui de surcroît rencontrent un vif succès et connaissent de multiples rééditions et réécritures. Sans que l’on puisse noter encore l’intérêt de l’époque des Lumières pour la santé du petit enfant ou son rôle central au sein du foyer, la dimension socio-politique et morale est déjà prégnante. En creux, la figure du petit enfant constitue déjà un enjeu pour le modèle de société envisagé. Il faudra attendre les Cartas marruecas de José Caldalso41 et surtout le roman de Pedro Montengon : Eusebio (1786 et 1788), sorte de version espagnole de l’Émile de Jean-Jacques Rousseau42 pour que les dimensions à la fois morale, juridique et médicale soient réunies et développées dans la littérature espagnole quant au regard porté sur l’enfance et la petite enfance en particulier43. Le déterminisme des origines impures et vénales est de surcroît moins verrouillé qu’il ne le sera dans les romans naturalistes et leur conception de l’influence de l’hérédité et du milieu dès la petite enfance de Benito Pêrez Galdós, Emilia Pardo Bazán ou Leopoldo Alas (Clarin) à la suite notamment du Roman expérimental d’Émile Zola44 pour qui : « L’enfant innocent (…) n’est pas responsable de son père, mais il hérite de lui son mauvais fond. Pauvre enfant ! »45.

27Point de hasard dès lors, vu l’évolution pré-citée, que ce soit un récit picaresque du XVIIIe siècle qui développe le plus les passages consacrés à la petite enfance, à savoir : La vie de Jorge Sargo, écrite alors que le Canarien José de Viera y Clavijo est âgé de quatorze ans environ, et clairement inspirée de ses lectures du Guzman d’Alfarache. Le protagoniste, né à Puerto de la Cruz, est adopté par un couple n’ayant pas d’enfant et, à l’âge de six ans va à l’école même s’il ne l’apprécie guère avant de se retrouver orphelin de père à 8 ans et vite sans ressources46. L’accent est mis sur l’amour qui lui est donné pendant six ans par ses parents adoptifs si affectueux47, lequel n’empêche pas, à la différence des récits antérieurs, que de la rigueur soit accordée à son habillement et à son éducation48. Le chapitre trois développe la description de sa vie heureuse de petit enfant dans les bras de sa mère, jouant avec des voisines de son âge jusqu’à la rupture fatidique de ses huit ans49 avec la mort de son père. Sa mère et lui étant désormais sans ressources, le narrateur orphelin décrit alors comment il apprend à se débrouiller pour se sustenter et comment débutent donc ses mésaventures picaresques. Avoir sept-huit ans correspond donc dans l’ensemble des récits picaresques espagnols à un moment de dure transition.

28En définitive, selon le fameux principe horatien d’apprendre en s’amusant, la littérature picaresque propose des récits aux mésaventures attractives qui visent à transmettre certains messages qui ne sont sans doute pas à comprendre dans le seul sens du déterminisme social - même si cela a souvent été pensé - comme nous invite à le comprendre l’analyse de la représentation de la petite enfance dans ces textes fondateurs et leurs réécritures. La petite enfance n’y est plus vue liée au surnaturel comme au Moyen Age et n’est pas encore perçue selon l’approche des Lumières en tant qu’une période de dangers ni appréhendée, comme cela le sera plus tard, à partir de la fascination de l’enfance perdue. Elle est en tous les cas présente en creux, entre deux étapes-clés : celle de la naissance biologique et celle de la naissance au monde de la survie individuelle à l’âge des 7-8 ans. Ces proto-histoires se construisent dans les premiers chapitres des récits picaresques et participent ainsi à forger d’emblée le rejet de ces jeunes héros de la marge, représentés comme issus de l’écart tant socio-politique qu’économique ou religieux. La vision qui se dégage de la petite enfance se structure alors plus à partir d’une approche symbolique que de traits « réalistes ».

29Le choix de mettre en exergue la naissance convoque dès lors une approche du petit picaro qui est de ce fait plus celui qui « est sorti des entrailles » selon la tradition de l’Europe du nord que celui « qui ne parle pas » selon la tradition latine. Faut-il y voir une influence de la pensée d’Érasme qui a sous-tendu de profondes espérances en une société où la différence entre vieux chrétiens et nouveaux chrétiens ne serait plus une entrave ? Indéniablement, la portée symbolique des choix des étapes présentées dans les premiers chapitres des récits picaresques accompagne un questionnement sur le lignage et les origines et une nouvelle façon d’espérer - utopiquement ? - des changements socio-politiques et religieux où le poids de l’éducation commence à occuper une place importante.

30Récits de l’invention de l’enfance d’un genre et d’un type de personnage nouveaux, les écrits picaresques questionnent pour le moins les modèles de la perception de la petite enfance et de tous les débuts possibles de nouvelles voix/voies.

Notes

1 À la différence de ce qui est proposé pour le picaro adulte où l’habillement dénote et connote. Voir notre article : « Les changements symboliques de noms et de vêtements de Pablos ou le rejet de toute apparence subversive », Les langues néo-latines, n° 339, décembre 2006, 4ème trim., p. 41-58.

2 La vida de Estebanillo González, ed. de A. Carreira et J. A. Cid, Madrid, Cátedra, 1990, I, 1, p. 34 : « derrotado bajel de su barriga ».

3 La vida de Estebanillo González, idem : « […] pudiéndome parir muy a salvo en las cenefas y galón de plata de la argentada orilla del celebrado Tíber, entre abismos de deleitosos jardines y entre montes de edificios insignes […] ».

4 Op. cit., I, 1, p. 33 : « […] medio hombre y medio rocín: la parte de hombre por lo que tengo de Roma, y la parte de rocín por lo que me tocó de Galicia ».

5 Pour les références étymologiques, voir : https://sites.google.com/site/etymologielatingrec/home/e/enfant.

6 La vida de Estebanillo González, op. cit., I, 1, p. 32 : « […] nacido en la villa de Salvatierra y bautizado en la ciudad de Roma ».

7 La vie de Lazare, in Romans picaresque espagnols, Traduction, notes et glossaire de M. Molho, Paris, Gallimard, 1968, Premier traité, p. 5.

8 La vida de Estebanillo González, op. cit., I, 1, p. 39-40 : « […] y yo quedé con pocos mayos y muchas flores […] ».

9 Op. cit., I, 1, p. 39 : «  […] estando preñada de mi padre, según ella decía […] ». 

10 Vie de Lazare, op. cit., p. 6.

11 Idem.

12 Ibidem.

13 Op. cit., p. 6-7 : « la pauvre […] éleva mon frère jusqu’à ce qu’il sût cheminer, et moi jusqu’à me voir grandet, en âge d’aller quérir pour les hôtes du vin, de la chandelle et autres choses qu’ils me commandaient ».

14 Op. cit., p. 6.

15 M. Alemán, Guzmán de Alfarache, Ed. de J. M. Micó, Madrid, Cátedra, 1994, I, 2, p. 157 : «  […] ya yo tenía cumplidos tres años, cerca de cuatro ; y por la cuenta y reglas de la ciencia femenina, tuve dos padres, que supo mi madre ahijarme a ellos […] ».

16 F. de Quevedo, El Buscón, Ed. De Domingo Ynduráin, Madrid, Cátedra, 1995, I, p. 97.

17 Op. cit. , I, 1, p. 97 : « angelico ».

18 Op. cit. , I, 1, p. 98 : « niñerías ».

19 J. de Luna, Segunda parte del Lazarillo de Tormes, in La novela picaresca española, Estudio preliminar, selección, prólogos y notas de Á. Valbuena Prat, T. I, Madrid, Aguilar, 1991. L’archiprêtre montre au chapitre VII le registre qui indique que la fille de Lazare est en fait née seulement quatre mois après son mariage…

20 Segunda parte del Lazarillo de Tormes, op . cit , 1, p. 138 : « con una hija injerta a canutillo ».

21 Voir notre article « Entre alcahuetas y pícaros : cómo se escribe, escondiéndola, la marginalidad en los prólogos », Paratextos en la literatura española- siglos XVI-XVIII, M. S. Arredondo, P. Civil et M. Moner (dir.), Madrid, Casa de Velázquez, 2009, p. 179-196.

22 Guzmán de Alfarache, op. cit., Elogio de Alonso de Barros, p. 115-116 : « […] pues en la historia que ha sacado a luz nos ha retratado tan al vivo un hijo del ocio, […] de forma que pudiera servir de ejemplo […]. De cuyo ejemplo debido y ejemplar castigo se infiere, con términos categóricos y fuertes y con argumentos de contrarios […] ». Nous proposerons des traductions libres de ce texte.

23 Op. cit., p. 116.

24 Op. cit., p. 117.

25 Op. cit., p. 116 : « […] el conocido peligro en que están los hijos que en la primera edad se crían sin la obediencia y dotrina de sus padres, pues entran en la carrera de la juventud en el desenfrenado caballo de su irracional y no domado apetito, que le lleva y despeña por uno y mil inconvenientes ».

26 Op. cit., p. 117.

27 Op. cit., I, 1, p. 130.

28 La vida de Estebanillo González, op. cit., I, 1, p. 40.

29 A. de Castillo Solórzano, Aventuras del Bachiller Trapaza, Ed. de Jacques Joset, Madrid, Cátedra, 1986, p. 66 : « Con todo eso, el anciano a los cuatro años quiso que el nieto aprendiese las primeras letras; y así, para que se fuese con comodidad de él, se mudó de Zamarramala a Segovia, donde en su arrabal tomó casa, dejando el cuidado del ganado a su hija y a su yerno […] ».

30 F. de Quevedo, El Buscón, Ed. de P. Jauralde Pou, Madrid, Clásicos Castalia, 1990, I, 1, p. 78.

31 R. Lulle, Doctrine d’enfant (Doctrina pueril), trad. et éd. de A. Llinarès, Paris, Klincksieck, 1969. Le chapitre 91 est une sorte de traité de puériculture.

32 F. Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Paris, Hachette, 1985 (1934).

33 M. Moner et C. Pérès (dir.), Savoirs, pouvoirs et apprentissages dans la littérature de jeunesse en langue espagnole. Infantina. Recherche et documents. Espagne, Paris, l’Harmattan, 2007.

34 La thèse augustinienne du péché originel chez tous les descendants d’Adam est notamment analysée chez ce Père de l’Église en lien avec la mortalité et la concupiscence. Cf. A. Sage, « Le péché originel dans la pensée de saint Augustin de 412 à 430 », Rome, mai 1968, http://www.patristique.org/sites/patristique.org/IMG/pdf/69_xv_1_2_07.pdf, 38 pages, consulté le 27 juillet 2017.

35 Saint-Augustin, Les Confessions, in : Œuvres de Saint Augustin, Paris, Desclée de Brouwer, t. XIII, 1962, p. 309.

36 En mettant à part le cas du Buscón et la défense innéiste de Francisco de Quevedo, comme à rebours d’une tendance en marche.

37 Célèbre vers de Francisco de Quevedo : « poderoso caballero es don Dinero » dont nous proposons une traduction tirée de http://lyricstranslate.com/fr/poderoso-caballero-es-don-dinero-puissant-galant-est-monsieur-argent.html, consultée le 28 juin 2017.

38 Voir notre article : « Le picaro, héros en tension et figure de la rupture », Babel, Renverser la norme : figures de la rupture dans le monde hispanique, J. Garcia-Romeu et O. Lasserre Dempure (dir.), n° 26, 2012, p.  65-82.

39 L’absence de « sentiment de l’enfance » du Moyen Age, selon P. Ariès, auteur du fameux ouvrage : L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime, Paris, Seuil, 1975 (1960), est toutefois remise en cause par certains chercheurs comme D. Alexandre-Bidon et M. Closson dans L’enfant à l’ombre des cathédrales, Lyon, Presses Universitaires de Lyon-CNRS, 1985.

40 J. Batany, « Regards sur l’enfance dans la littérature moralisante », Anales de démographie historique. 1973. Enfant et société, Paris, Mouton, 1973, p. 123-127 (p. 125), http://www.persee.fr/doc/adh_0066-2062_1973_num_1973_1_1182, consulté le 10 juin 2017.

41 Dans Cartas marruecas (1789) de J. Cadalso, on retrouvera à la fois le discours médical, juridique et moral.

42 L’éducation débute dans l’Émile dès le berceau alors que celle d’Eusebio démarre à 6 ans.

43 Alors qu’Eusebio a 6 ans, il fait naufrage et est recueilli par des Quakers. Plus tard, il élève son fils Henriquito comme le montre la dernière partie de cet ouvrage (1788).

44 Voir par exemple V. Prioux, « Enfance volée : le personnage de l’enfant dans les romans naturalistes français et espagnols », Thélème. Revista Complutense de estudios franceses, Université de Madrid, 2010, vol. 25, p. 221-234.

45 B. Pérez Galdós, Fortunata y Jacinta (1886), Les éditeurs français réunis, Paris, traduction de Robert Marrast, 1980, p. 688.

46 J. Viera y Clavijo, Vida del noticioso Jorge Sargo, Santa Cruz de Tenerife, Goya ediciones, 1983, p. 33 : « […] pues como no tuviesen hijos me adoptaron por suyo con inexplicable contento que cada (vez) que me lo contaba mi madre dicha, no podía menos que testificármelo sus lágrimas por no estar con tan arriesgada duda de mi bautismo por si me bautizaron y pusieron por nombre Jorge y me han estimado tanto, cuanto en adelante veras ».

47 Vida del noticioso Jorge Sargo, idem : « padres putativos tan cariñosos » qui sont opposés au « descuido que tuvo mi madre natural, quienquiera que es […] ».

48  Op. cit., p. 34 : « Como me adoptaron por su hijo presumían en portame y vestirme como tal, babándose conmigo y un meneo que hiciere con la mano les parecía la mayor gracia, y abriendo la boca daban unas risas tremendas, mas no era su amor para dejarme salir con el gusto, sino que con mas interés me doctrinaban, imponiéndome tanto desvelo que lo que me permitía la edad sabía más, te confieso amigo, que me parece muy desabrido el punto de mi crianza, pues como niño no pude hacer cosas memorables […] ». 

49 Op. cit., p. 35 : « Seis años viví entre los regalos de mis padres de crianza debajo del amor… de los brazos de mi madre… por algún sentimiento, gozando de la puerilidad con gran descanso, por ser tiempo de paz, en que bien ganaban la vida mis más que padres queridos, entreteniendo el tiempo en los juguetes que con las vecinas de mi edad ejecutaba, y a las vecinitas, ventitas, casitas, de tajos, etc., que la pueril idea ha encontrado, y aunque en algunos meses anduve a la amiga, nunca me pudo aclarar tal enseño, pues no pueden salir buenos discípulos oyendo aquel sonsonete de campaña, que generalmente tienen dichas amigas […] determinó el ponerme a la escuela […] ».

Pour citer ce document

Cécile Bertin, «La petite enfance dans la littérature picaresque espagnole : présence en creux et métaphorisation aux marges du réalisme d’un genre nouveau», Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], Revue d'histoire culturelle de l'Europe, Regards portés sur la petite enfance en Europe (Moyen Âge-XVIIIe siècle), La petite enfance en représentation(s),mis à jour le : 15/01/2018,URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php?id=588

Quelques mots à propos de : Cécile Bertin

Université des Antilles

Cécile Bertin-Elisabeth, agrégée d’Espagnol, Professeure des Universités en littérature hispanique, doyen de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université des Antilles, a écrit de nombreux articles sur l’homme noir et les picaros. Elle a notamment publié les ouvrages suivants : C. Bertin-Elisabeth (et alii), Penser l’entre-deux. Entre hispanité et américanité, Schoelcher, Publications de l’APHM-CEREAH, Manuscrit-Université,  juin 2005 ; Les héros de la marge dans l’Espagne classique, textes réunis par Cécile Bertin-Elisabeth, Paris, Manuscrit-Université, 2007 ; Le picaro : entre identité et variation, Martinique, CRDP, 2007 ; Réécrire la littérature picaresque depuis l’Amérique hispanique : une relecture des récits fondateurs, Paris, Editions Champion, 2012