Histoire culturelle de l'Europe

Jean-Louis Fournel

Les formes de la tyrannie ou le paradoxe de Laurent le Magnifique

Article

Résumé

Jean-Louis Fournel analyse avec précision la construction d’une légende noire particulièrement difficile à rendre crédible, celle de Laurent le Magnifique, dans le contexte de l’instauration d’institutions républicaines à Florence en 1494. La nécessité d’imposer ces nouvelles institutions exigeait la peinture du gouvernement des Médicis comme une forme de tyrannie ; or, Laurent en particulier (mort en 1492) était doté d’une image excellente de bon gouvernant, homme de paix, libéral et mécène. L’étude montre comment les discours de Savonarole ont fait émerger la question de la tyrannie en se servant d’un cadre doctrinal préexistant, calqué sur le passé de façon à peindre non pas seulement le gouvernement de Laurent mais la forme de gouvernement incarnée par les Médicis comme une tyrannie. L’enjeu dont il est question ici est politique, et concerne non seulement le présent mais l’avenir, car cette relecture du passé proche vise à empêcher le retour d’autres aspirants à cette forme de pouvoir. Au-delà de ces discours qui s’inscrivent dans un moment d’urgence, des écrits postérieurs (notamment ceux de Guicciardini) réutiliseront la réputation tyrannique nouvellement faite aux Médicis, une « tyrannie douce », mais dont la douceur n’était qu’occasionnelle. Le cas de Laurent de Médicis est donc celui d’un personnage dont le portrait, outre qu’il est édifié en réponse à des enjeux précis, incarne en fait davantage que sa propre personne.

Abstract

This article analyses with precision the construction of a black legend that is difficult to believe in the context of the foundation of republican institutions in Florence in 1494. The need to impose these new institutions on the population led to a portrayal of the Medici’s government as a form of tyranny ; but Lorenzo in particular, who died in 1492, had an excellent image as a good ruler, a man of peace, and liberal patron. The study shows how the speeches by Savanarola gave rise to the question of tyranny using a doctrinal preexisting frame, copied from the past in order to paint not only Lorenzo’s government, but also the form of government personified by the Medicis as a tyranny. What was at stake here was political : it concerned not only the present but also the future, and this rereading of the recent past aimed at hindering other people from installing this form of power. Beyond these speeches dictated by urgency, subsequent writings – especially those by Guicciardini – would reuse the tyrannical reputation recently imposed on the Medicis, as a « soft tyranny », whose softness was only incidental. The case of Lorenzo de Medici is that of a person whose portrait personified more than his own person.

Texte intégral

1Nous partirons de trois considérations distinctes : la première concerne l’histoire de la pensée politique dans sa longue durée ; la deuxième les vicissitudes d’une famille dominante à Florence (les Médicis), chassée deux fois du pouvoir et qui a réussi à la fin à fonder une dynastie qui régna sur la Toscane pendant trois siècles ; la troisième, un événement et une conjoncture spécifique, celle qui voit, à partir de l’automne 1494, l’instauration dans cette même ville de Florence d’institutions républicaines qui se proclament comme « nouvelles » (elles resteront en place de 1494 à 1512 puis, avec quelques modifications, de 1527 à 1530). Or, quelle rupture peut-elle être plus radicale que celle qui qualifie de tyrannie le régime en vigueur dans le passé proche médicéen ? La question de la tyrannie devient donc dans cette perspective l’enjeu d’un débat politique contemporain largement inédit à Florence et le champ sémantique de la tyrannie acquiert dans les discours politiques (qui, par ailleurs, sont foisonnants dans la nouvelle république) une importance nouvelle dans les dispositifs interprétatifs1. Mais revenons aux deux premiers éléments évoqués plus haut.

2Au titre de la première de ces considérations, on rappellera qu’il est indéniable que, dans l’histoire de la pensée politique occidentale, depuis au moins la Rome républicaine qui n’aimait pas les reges, la figure du « tyran » a bien mauvaise presse. À cet égard, le tyran représente sans doute dans cette histoire de la pensée politique l’exemple par excellence de cette « mauvaise réputation » qui est le sujet de notre colloque. Reste toutefois que, si la condamnation du tyran (toujours exécrable et exécré) ne fait jamais débat, les choses sont beaucoup moins tranchées quant à la définition de la tyrannie, à son extension, à son périmètre, à la qualification ou à la dénomination du tyran et, encore plus, quant à l’identification de l’attitude à avoir face au tyran. D’emblée, la question de la tyrannie est bien plus qu’un pan de la réflexion politique « constitutionnelle », sur les différentes formes de gouvernement possibles. Elle ne saurait servir uniquement à une hiérarchisation des pires et des meilleurs régimes (avec, à la fin, l’exclusion attendue de l’un d’entre eux, dès lors qu’il est constitué en épouvantail théorique). L’attitude à l’égard de la tyrannie est beaucoup plus un révélateur, un marqueur de la nature du régime en place, de tout régime, et/ou le cœur d’une réflexion sur les limites que le pouvoir se donne ou ne se donne pas. Parler du tyran et de la tyrannie, dans cette perspective ce n’est pas parler d’une aberration, d’un désordre, d’un excès de la politique mais c’est traiter de la politique tout court. Et évoquer la façon dont à telle époque ou à telle autre on a réfléchi sur tyran et tyrannie, c’est aussi aborder la question de l’image de soi que construit un régime. Avec notamment une réflexion sur les notions clés de liberté et d’égalité, antinomiques de la servitude et de l’oppression qui sont les fruits de la tyrannie, l’accent est mis dès lors sur le chapitre crucial de l’apparence en politique et, par voie de conséquence, de la réputation comme concept central qui se distingue des réflexions sur l’organisation de la représentation et de la délégation.

3La deuxième de mes prémices n’est pas davantage une surprise puisqu’il est tout aussi arrêté que la figure de Laurent de Médicis, dit le Magnifique (1449-1492), et avant lui celle de son grand-père Côme l’Ancien (1389-1464), le « père de la patrie », ont conduit à la mise en place, assez vite après la mort de Laurent, voire de son vivant, d’une image flatteuse, notamment pour le Magnifique : bon gouvernant, mécène généreux, homme de panache, fin lettré et politique avisé. Pensons par exemple à la mise en scène de son voyage à Naples pour aller chercher une improbable paix avec la dynastie aragonaise en décembre 14792.

4Quant à la troisième considération initiale, elle aussi relève d’un point clairement établi par la critique historique, à savoir qu’il est largement reconnu que les nouvelles institutions républicaines qui naissent à Florence, plutôt rapidement, en décembre 1494, après que le fils de Laurent, Pierre de Médicis, a été chassé de la cité, au début du mois de novembre, sont fondées sur une analyse de l’« ancien régime » médicéen comme régime de nature tyrannique, une analyse présente notamment dans le verbe acéré du dominicain Savonarole, dans tous ses sermons (de ses Prediche sopra Aggeo3 et sur les Psaumes jusqu’aux derniers sermons sur l’Exode de février/mars 1498), mais aussi dans son Traité sur la façon de régir et gouverner la cité de Florence, son dernier texte important écrit au début de l’année 1498, et dont le chapitre 2 du livre II propose un des portraits les plus cinglants qui soient du tyran : mais Laurent n’y est pas cité, point qui est loin d’être secondaire et qu’il faudra éclairer4.

5C’est bien au croisement de ces trois types de données historiques et de ces trois temporalités (la longue durée de la critique de la tyrannie, la moyenne durée de la construction de l’image des Médicis, et notamment de Laurent le Magnifique, et la contemporanéité radicale, le présent bref et circonscrit de la dénonciation de la tyrannie entre 1494 et 1498) que prend corps mon propos. La réflexion est donc soumise à plusieurs conditions de possibilité. En premier lieu, il convient de citer la transmission d’une légende noire univoque de la tyrannie comme élément structurant de toute la réflexion politique médiévale (du Policraticus de Jean de Salisbury au De regno de Thomas d’Aquin, des traités de Bartole au De tyranno du chancelier florentin Coluccio Salutati). La chose, on l’a dit, est évidemment bien connue, mais je voudrais surtout ici mettre l’accent sur la nature beaucoup plus ambiguë qu’on ne le dit souvent de cette transmission. Ensuite, on trouve comme deuxième foyer de questionnement l’édification d’une représentation de lui-même par un régime politique jeune et fragile (les Médicis n’ont pris le pouvoir à Florence qu’en 1434), puis par ses héritiers revanchards et polémiques (après 1512 puis après 1530) : or, il ne va pas de soi de tordre simplement le bâton dans l’autre sens et de rabattre cette image vers celle du topos tyrannique. Enfin, on convoquera dans l’analyse la resémantisation de vieilles questions et d’un lexique usé jusqu’à la trame des mots – celui de la tyrannie mais aussi celui de la « réputation », la reputazione, qui est un concept politique et juridique à part entière dans la tradition communale italienne – que les acteurs de la politique florentine entendent mettre au service d’une proposition radicalement contemporaine (il faut « chanter au seigneur un cantique nouveau », ne cessait de réclamer Savonarole).

6D’un côté, nous ne pouvons pas nous contenter de rendre compte de ce qui a été annoncé plus haut de façon simplement diachronique : il ne suffit pas de relever le basculement en 1494 d’un personnage historique – en l’occurrence Laurent de Médicis – de la bonne dans la mauvaise réputation puis vice versa, dans un mouvement de balancier, de pointer dès les premières années du xvie siècle les premiers signes du mythe de Laurent ébauché par les adversaires du gonfalonier à vie Piero Soderini, tel Bernardo Rucellai, comme si les seconds étaient le produit polémique et symétrique du premier et s’inscrivaient naturellement dans une logique de succession. En effet, les choses procèdent aussi par basculement répétés et successifs pas toujours prévisibles, avec des contaminations d’un discours par l’autre, non sans présence en même temps des deux discours contradictoires.

7De l’autre côté, la mobilisation dans l’étude de notions souvent ambivalentes et toujours malaisées à cerner et à définir, telle celle de « réputation » (mais aussi celles de justice, de bon gouvernement, de liberté, d’égalité, de passion), requiert une attention particulière pour les usages de la langue politique et les processus complexes de stratifications, de transmission et d’aménagement du lexique que ces langages spécifiques mobilisent, au travers d’un tressage permanent de procédés très différenciés (héritage simple sans modification notable, resémantisation d’un mot ancien avec un sens tout ou partie inédit, déterminations, qui supposent des modifications marginales par adjonction de déterminants, approximations successives, etc.5). Sans oublier de faire toute sa place à l’analyse des conditions d’utilisation de cette langue, de sa conjoncture6.

8Ces diverses considérations me conduiront à discerner deux parties dans la présente étude. Dans un premier temps, je tenterai de montrer comment un topos comme la critique de la tyrannie connaît une sorte de revitalisation et peut avoir encore une productivité – manifeste et importante mais fragile – dans le « moment savonarolien ». Dans un deuxième moment de l’exposé, j’examinerai les ambiguïtés de la légende noire du tyran médicéen qui naissent, entre autres mais pas seulement, de la construction symétrique d’un mythe de Laurent le Magnifique qui atteindra son apogée sous les pontificats des deux papes Médicis, Léon X et Clément VII7.

La construction difficile et heurtée d’une mauvaise réputation 

9À la fin du xve siècle, il n’allait pas du tout de soi de recourir, pour qualifier le régime médicéen en vigueur à Florence de 1434 à 1494, au champ sémantique de la tyrannie. Malgré la dure répression et le resserrement des institutions autour de moins d’une vingtaine de grandes familles qui avaient suivi l’échec de la conjuration des Pazzi en 14788, malgré les foucades et le caractère (la « nature ») du fils de Laurent, Pierre, qui furent dénoncés très rapidement jusqu’en France (comme le montre la comparaison édifiante entre Laurent et Pierre établie par Commynes dans ses Mémoires9), les Florentins ont de fait laissé peu d’exemples de condamnation du régime médicéen comme « tyrannique », même quand ils en étaient les adversaires déclarés. Un des seuls cas est celui d’Alamanno Rinuccini qui, dans son dialogue De libertate, composé juste après la conjuration des Pazzi en 1479, qualifie explicitement Laurent de tyran (il y est mentionné comme Laurentium Medicem Florentinum tyrannum10) ; encore faut-il ajouter qu’il le fait dans un texte qui reste manuscrit et n’est pas destiné à une large circulation et que ce même Rinuccini accepte de faire partie des institutions d’exceptions que sont les balie, dont la composition est arrêtée directement par les Médicis, aussi bien en 1480 qu’en 1484.

10Pourquoi en allait-il ainsi ? Pour au moins trois raisons. Tout d’abord parce que les Florentins, ou du moins le groupe dirigeant florentin, que les Médicis avaient pris soin de ne pas heurter de front quand cela n’était pas nécessaire au maintien de leur pouvoir sur la cité, se pensent comme les héritiers d’une tradition toute florentine de « liberté » républicaine, donc anti-tyrannique11. Ensuite, parce que les relations de Savonarole avec la famille dominante n’ont pas été particulièrement conflictuelles : c’est Laurent qui avait œuvré pour le retour du Ferrarais comme prieur de San Marco et il a pu être montré – notamment par Rodolfo De Maio12 – comment, par exemple, le détachement de la congrégation de San Marco de la congrégation lombarde en 1493 avait été voulu par Savonarole mais aussi fortement soutenu par Pierre de Médicis, en tant qu’il s’agissait d’une marque d’indépendance « florentine » par rapport au duché de Milan. Enfin, et c’est la troisième raison, Côme l’Ancien, le premier Pierre (Pierre le Goutteux), puis Laurent le Magnifique avaient tous eu l’extrême habileté de compenser la faiblesse militaire endémique de la cité par un savant jeu d’alliances et un indéniable savoir-faire diplomatique : les deux réussites les plus manifestes en avaient été, pour Côme, la paix de Lodi en 1454 (avec la constitution d’une « lega italica » pensée pour endiguer toutes ingérences ultramontaines mais aussi pour stabiliser les régimes en place dans toute la Péninsule) et, pour Laurent, son voyage triomphal à Naples en 1479, déjà évoqué plus haut, au moment même où son régime venait d’être ébranlé par la conjuration des Pazzi. Dans cette pratique diplomatique avait été construite une image de Laurent comme homme de paix et de modération (sans même parler de sa libéralité et de sa protection des artistes et des humanistes, allant parfois jusqu’à une amitié étudiée et dont les lettres de dédicace qui lui ont été envoyées témoignent13). Or ces deux termes – paix et modération – composent un portrait parfaitement antithétique à celui qui est fait communément du tyran puisque celui-ci est d’abord un homme de guerre et de passions (ou de vices), comme l’illustre parfaitement ce résumé du cadre conceptuel de la réflexion politique médiévale que constituent les fresques de Lorenzetti dans le palais public de Sienne (peintes en 1337-1340). À la mort de Laurent, il est donc assez clair que ce n’est pas une « mauvaise » mais une « bonne » réputation que ce dernier a, non sans habileté, réussi à forger.

11Pourtant, en deux ans à peine la situation va être radicalement modifiée. Il est difficile de croire à cet égard que la cause unique en soit les limites du fils de Laurent, Pierre. Le caractère de celui-ci, ses excès, son incompétence comme gouvernant, son usage cavalier des fonds publics étaient d’ailleurs souvent mis sur le compte de sa jeunesse et de défauts qui étaient ceux d’un individu, des défauts qui auraient pu même n’être que provisoires, sans que cela pût conduire à remettre en cause un régime. Décisive sera du coup la conjoncture tout à fait exceptionnelle qui se dessine à l’automne 1494 : le début des guerres d’Italie, l’avancée rapide de l’armée française vers la Toscane, l’aveuglement de Pierre qui depuis quelques temps s’était éloigné de plus en plus de la traditionnelle alliance avec la France pour se rapprocher de la dynastie aragonaise de Naples, celle-là même dont Charles VIII considérait qu’elle avait usurpé ses biens, mirent Florence dans une situation difficile qui ne pouvait que rendre évidente l’incapacité de Pierre à tenir la barre de la république. Celui-ci fut donc chassé de la cité le 9 novembre 1494.

12Quelques jours plus tôt, le 1er novembre, Savonarole avait commencé à prêcher dans le Dôme en prenant pour fondement de ses interventions l’histoire d’Aggée, prophète mineur de l’Ancien Testament associé à la reconstruction du temple. À ce moment-là Savonarole commence à prêcher de plus en plus souvent et toujours dans le lieu à plus forte charge symbolique de la ville (le Duomo de Brunelleschi), afin de donner une lecture « en direct » des événements. Un mois après, dans un sermon du 7 décembre, puis encore dans un autre sermon prononcé le 12 décembre, émerge clairement la question de la tyrannie. Celle-ci va vite devenir un pilier de l’argumentaire savonarolien. L’édification par Savonarole d’une image tyrannique non pas du seul Pierre mais de l’ensemble des Médicis qui se sont succédé au pouvoir permet de ne pas personnaliser la réflexion et de la faire donc fonctionner comme un opérateur politique, comme un dispositif argumentatif sans que l’on soit enfermé dans une position strictement polémique. On pourrait dire que la question de la tyrannie ne peut se résumer ici à celle du tyran singulier même si celui-ci incarne – comme dans tout régime où le pouvoir est placé entre les mains d’un seul homme – la nature de ce régime. On pourrait proposer de la sorte d’énoncer qu’une mauvaise réputation relevant d’une typologie désincarnée et largement doctrinale (le tyran médiéval de longue durée) sert à saper, dans une sorte de coup de force narratif et théorique, la « bonne réputation » de Laurent. Pour ce faire, Savonarole choisit de ne pas revenir trop précisément sur la biographie de Laurent et de rester dans un discours générique, en mêlant soigneusement les caractéristiques relevant d’une sorte de typologie classique du tyran avec quelques épisodes ou anecdotes dans lesquels chaque auditeur peut reconnaître s’il le souhaite telle ou telle pratique médicéenne, ce qui permet d’expliquer le passé proche par le cadre doctrinal, mais aussi de ne pas laisser tout l’espace de la réflexion à une position purement polémique par rapport à l’un des acteurs du débat politique.

13De fait, l’enjeu pour Savonarole ne concerne pas seulement le jugement à porter sur les Médicis ou la lutte contre un retour de ces derniers au pouvoir : il s’agit pour le prieur de San Marco de qualifier un mode de gouvernement, dont les Médicis ont pu fournir un exemple, mais qui pourrait aussi concerner d’autres acteurs de la politique florentine, notamment toutes ces grandes familles qui reprochaient seulement aux Médicis de ne pas avoir suffisamment partagé le pouvoir et réduisaient la défense de la liberté à un simple retour à la situation prévalant sous le gouvernement oligarchique avant 1434. On remarquera à cet égard qu’il n’est pas indifférent que les premières charges anti-tyranniques explicites de Savonarole aient lieu le 7 décembre, soit cinq jours après le parlamento14 du 2 décembre qui avait confié à vingt accoppiatori – tous membres des grandes familles – le soin de choisir les membres de la Signoria et des principaux conseils de gouvernement pendant l’année à venir, ce qui pouvait laisser penser que les oligarques reprenaient la situation en mains. Au milieu du mois de janvier, ce sont d’ailleurs les tyrans potentiels – autant et plus que ceux du passé – qui vont être la cible de Savonarole15. Si Savonarole dénonce la tyrannie autant que le tyran, c’est pour parler à la fois de la tyrannie qu’il a fallu renverser et de celle, différente mais tout aussi mauvaise, qui pourrait être instaurée faute de réforme de la cité. Le discours sur la tyrannie n’est pas un discours qui s’appuie uniquement sur le passé, il concerne le futur. La « mauvaise réputation » qui est construite, l’image des Médicis corrupteurs et oppresseurs, sert aussi à cerner ce qu’il ne faut pas promouvoir à l’avenir (avec ou sans les Médicis) et surtout, a contrario, ce qu’il convient d’encourager pour prendre définitivement un autre chemin. Dans cette perspective, la tyrannie n’est pas simplement le pire des régimes, comme cela est ressassé depuis Aristote et Cicéron, elle sert à penser le meilleur des régimes, ou le moins mauvais, qui, pour Savonarole, sera la république du Grand Conseil, dans une alternative rigide (Grand Conseil ou Tyrannie : si vous ne mettez pas en place le premier, vous ne sauriez échapper à la seconde), une alternative qui permet d’échapper aux nuances sophistiquées de la politique aristotélicienne, mais aussi à la complexité des raisonnements thomistes et des typologies juridiques qui tendent à favoriser une perspective moins « monstrueuse » et plus institutionnelle, au nom du primat de la loi et du bien commun16. La conséquence de cette position savonarolienne en 1494 est que, si la tyrannie est le contraire du régime du Grand Conseil, il ne saurait y avoir d’autre choix que de combattre le tyran.

14La « mauvaise réputation » des Médicis, bâtie en partie de toute pièce et à la va-vite, et qui d’ailleurs, s’avérera assez fragile par la suite, sert en quelque sorte à simplifier le cadre de référence du raisonnement et l’énoncé des enjeux. Cette posture se nourrit d’une autre mauvaise réputation beaucoup plus solide, qui ne concerne pas des individus mais une figure politique abstraite (le tyran), et débouche sur une théorie politique inédite de la république. Comme le dit bien John Najemy, dans sa récente Histoire de Florence17, il s’agit ici de « réinventer » la république et le principal épouvantail de la tradition politique peut y contribuer en incarnant, sans détours argumentatifs, le contre-exemple, ce qu’il ne faut pas faire, ce qu’il faut interdire. Le refus de la tyrannie est, dans cette perspective, constitutif d’une réforme qui se veut inouïe. Du coup, la relecture du passé proche comme tyrannie sert moins à accabler les Médicis qu’à justifier ce tournant politique (il est nécessaire de rejeter le passé pour engager une réforme inédite). Savonarole se projette dans l’avenir, le passé médicéen reste un épouvantail mais la tyrannie à craindre est bien celle qui viendrait si les nouvelles institutions n’étaient pas mises en place et laissaient la place à la discorde (au détriment de la pace universale que le dominicain appelle de ses vœux), à la haine (balayant ainsi l’amour et la charité entre les citoyens), aux passions (qui mettent à bas les vertus chrétiennes) et aux intérêts particuliers (qui sapent la défense du bien commun). Savonarole va même jusqu’à considérer, le 18 (ou 19) décembre 1494, qu’il faut « faire une loi pour que personne ne puisse plus jamais se faire chef à Florence », car Dieu veut que Florence soit régie « par le peuple » et non « par les tyrans » (ce discours radical anti-chef sera repris dans un sermon du 11 octobre 1495). À la fin du premier chapitre du livre II du Trattato circa el reggimento e governo della città di Firenze, cela se traduira par l’affirmation selon laquelle « les peuples doivent mettre tous leurs efforts et toute leur diligence à faire en sorte, par des lois très fermes et sévères, que personne ne puisse se faire tyran18 ». En accord avec ce que pouvaient dire Cicéron, Augustin ou Thomas sur la question, ces nouveaux tyrans peuvent être collectifs mais, contrairement à ce que, par peur de la « plèbe », une bonne partie de la tradition pouvait transmettre, ce n’est pas ici « le peuple », le gouvernement de la majorité (par opposition au gouvernement de quelques-uns, les aristocrates, ou à celui d’un seul – roi ou tyran) qui est visé par Savonarole mais une toute petite fraction de celui-ci et des grandes familles, qu’il appelle les « enragés » (arrabbiati, selon une définition qui apparaît dans un sermon du 11 janvier 1495 et dans une polémique reprise régulièrement au printemps 1495, puis au moment du carême et de Pâques 149619, puis encore en décembre 1496 et, enfin, lors des derniers sermons sur l’Exode). Ce processus débouche dans les derniers sermons sur une dénonciation de la tyrannie qui s’abstient de nommer celui qui l’incarne (en mars 1498, il s’agissait probablement de l’un des membres de la branche cadette des Médicis, Lorenzo di Pierfrancesco). Et même si dans le dernier sermon de Savonarole dont nous disposions20, il évoque un de ses démêlés avec Laurent le Magnifique, ce ne sont pas encore une fois les Médicis qui sont au cœur de la polémique, mais tous les aspirants tyrans et la défense a priori de la libre parole du prédicateur réformateur.

15La synthèse de la position savonarolienne sur le tyran et la tyrannie se trouve dans le traité qu’il écrit au début de l’année 1498, à la demande d’une Signoria florentine composée alors de proches, notamment dans le chapitre II du livre II : ce texte confirme ce que nous avons dit précédemment, car il reste encore une fois dans le cadre d’une dénonciation de la tyrannie en général, s’engageant par une définition claire et sans concession du tyran21 mais sans jamais citer Laurent ou Pierre, même si certaines pratiques dénoncées renvoient clairement à l’expérience florentine (contrôle des mariages, usage des impôts, faveur accordée à ceux qui ne le méritent pas …).

L’articulation de la bonne et de la mauvaise réputation ou les ambiguïtés de la tyrannie

16De façon prévisible, cette construction ambivalente d’une mauvaise réputation implicite demeure suffisamment fragile pour être battue en brèche assez vite, dès lors que les événements favorisent une nouvelle lecture de l’héritage du passé. À Florence, cela peut d’autant mieux se développer que Pierre de Médicis meurt en 1503 de façon accidentelle et un peu stupide22, et que la cité était prise dans une succession de guerres continuelles et coûteuses par rapport auxquelles se renforça évidemment la nostalgie des années relativement pacifiques de l’âge de Laurent. En outre, le retour des Médicis au pouvoir à Florence, en septembre 1512, provoque de façon mécanique un affaiblissement des possibles critiques publiques à l’encontre de Laurent le Magnifique ou de Côme. Enfin, l’élection comme pape d’un des fils de Laurent suscite en 1513 d’immenses espoirs de retour d’un âge d’or23.

17Mais cet aspect des choses, bien étudié par les biographes de Laurent et par les nombreuses personnes intéressées par la constitution progressive d’un véritable mythe autour de la figure du Magnifique, n’est pas ce qui m’intéresse le plus ici, sinon pour remarquer que le basculement majoritaire de la détestation à la nostalgie, voire à l’éloge et au mythe, fut très rapide et qu’il ne fut pas vraiment freiné par le discours savonarolien récent sur la « tyrannie » des Médicis. Puisque ce numéro se penche sur les « légendes noires », il serait hors de propos de s’attarder trop longuement sur le contenu de celles qui sont plus roses … En revanche, il me semble intéressant de voir comment la « mauvaise réputation » que Savonarole avait remise au goût du jour nourrit des analyses qui aident à dépasser les termes traditionnels de la question de la tyrannie, tout en reprenant explicitement son périmètre, son dispositif argumentatif récurrent et son lexique traditionnel, au premier chef ceux qui sont issus de la tradition juridique, comme a pu récemment le mettre en évidence le travail de l’historien du droit Paolo Carta sur Guicciardini24.

18La chose me paraît d’autant plus digne d’intérêt quand elle peut être illustrée par plusieurs œuvres d’un auteur, Francesco Guicciardini, qui, dans la critique historiographique, passe justement pour l’un de ceux ayant fixé dans les premières pages de son chef d’œuvre, l’Histoire d’Italie, le cadre mythique et un peu « di maniera » de l’Italie pacifiée et prospère grâce à l’action de Laurent25. Il est bien connu que, avant de rédiger ce célèbre jugement sur l’Italie au temps de Laurent, Guicciardini avait pu exprimer dans des textes qui n’étaient pas écrits pour être publiés des jugements beaucoup plus nuancés, voire négatifs, que ce soit dans ses Storie fiorentine (1508-1509) ou dans son Dialogo del reggimento di Firenze et ses ricordi (1521-1525)26. Je ne crois pas pour ma part que la position de Guicciardini sur Laurent ait changé radicalement dans le passage de son histoire de la cité (rédigée dans sa jeunesse et qui était en fait aussi l’histoire de sa famille, notamment l’histoire de son père bien-aimé et de ses positions politiques modérément pro-médicéennes puis tout aussi modérément favorables à Savonarole) à l’Histoire d’Italie (1536-1540) entreprise au terme de l’échec cuisant de ce qui fut son grand projet politico-militaire, la ligue de Cognac de 1526-1527 qui avait conduit au sac de Rome. Simplement, l’Histoire d’Italie relevait d’une autre focalisation et d’un autre horizon (européen et non plus florentin) dans lesquels Laurent valait d’abord par sa politique étrangère et sa contribution à une situation internationale pacifiée, d’autant plus significative aux yeux de l’auteur qu’elle avait été suivie par un demi-siècle de guerres. Pour les textes qui précèdent, et qui n’étaient pas destinés par l’auteur à la publication, nous entrons dans le laboratoire d’une pensée construite pour l’action politique et qui doit être mesurée à cette seule aune.

19Dans son histoire de jeunesse, les Storie fiorentine, le moment où Guicciardini introduit le portrait de Laurent – à la mort de celui-ci comme de coutume – n’est pas la première référence à la tyrannie. La première se situe en fait dans la narration de l’année 1476, au moment du rappel de la création du conseil des Huit (les Otto di guardia ou di Balia avaient été créés peu après le tumulte des Ciompi en 1378), un conseil dont il est dit que ce fut là une « invention de ceux qui avaient en mains le gouvernement pour avoir un bâton à utiliser comme bon leur semblait » et que « bien que son origine résidât dans la violence et la tyrannie, elle s’avéra néanmoins un ordre fort salutaire27 ». La remarque est intéressante car elle permet de dissocier d’ores et déjà deux choses dans l’examen de la tyrannie : l’origine historique de l’institution tyrannique et les effets postérieurs à sa création. La distinction ne relève pas seulement d’une sorte de réalisme, ou de pragmatisme, que l’on se plaît volontiers à souligner à propos de Guicciardini. Elle appartient de plein droit à la tradition juridique du discours sur la tyrannie, dans la mesure où toute la tradition doctrinale insiste sur le fait que le tyran est le plus mauvais des gouvernants, mais que son gouvernement peut aussi avoir des aspects moins négatifs et surtout que ceux qui sont appelés à le remplacer pourraient bien être pires encore (ce qui au passage relativise automatiquement le superlatif absolu initial dans la notion de « pire gouvernement »). Elle est même au cœur des ambiguïtés de la question de la tyrannie dans la tradition doctrinale et on en retrouve le cadre dans la réflexion de Guicciardini. À propos de Laurent, Guicciardini conclut que la cité ne fut pas libre sous Laurent, sinon « de nom », et qu’elle était « tyrannisée par un de ses citoyens », mais qu’il eût été impossible pour elle d’avoir « un meilleur et plus agréable tyran » (un tiranno migliore e più piacevole28). On voit apparaître ici un choix rhétorique, une modélisation, qui sera repris systématiquement dans le dialogue, avec l’usage d’adjectifs pour déplacer et nuancer tout ou partie du sens d’un mot trop usé. À côté des « biens infinis » apportés par Laurent, même les « quelques maux » qui « nécessairement » naissent de la tyrannie furent « modérés et limités29 ». Paolo Carta a pu remarquer que le portrait de Laurent est tout à fait compatible avec la définition de la tyrannie bartolienne30. Guicciardini rappelle toujours dans les Storie fiorentine qu’il fut conseillé à son successeur Pierre de ne pas « continuer dans ces choses qui donnaient apparence de tyran, et qui avaient conduit maints citoyens à ne pas aimer Laurent » (continuare in quelle cose che davano ombra di tiranno, per le quale molti cittadini avevano voluto male a Lorenzo) mais en vain car « sa nature était tyrannique et hautaine »31. À l’automne 1494, selon Guicciardini, éclate au grand jour la condamnation publique de Pierre comme tyran car on commença « à dire du mal de Pierre, et que la cité sous sa houlette allait à sa ruine et qu’il eût été bon de l’arracher à ses mains et à la tyrannie et de la rendre à un vivre libre et populaire »32. Le jeune Guicciardini enregistre comme un sismographe ce recours à l’accusation majeure que l’on pouvait faire contre un régime, mais il la décline sous deux formes : Laurent comme tyran acceptable et Pierre comme tyran hautain et naturellement mauvais. Par la suite, dans le récit de l’histoire florentine après 1494, chaque épisode où une faction ou un parti essaye de prendre le dessus sur les autres, ou peut être soupçonné de vouloir user de violence dans le débat à l’intérieur de la cité, fait ressurgir la qualification, même hypothétique, de tyrannie (par exemple en 1502 lors du débat sur le gonfaloniérat à vie33 ou en 1506 lors de l’instauration de l’ordinanza et du choix de don Michelotto comme son chef34). Dès lors, de façon très savonarolienne, la tyrannie semble d’abord le contraire de l’union des citoyens et du respect de la loi.

20Le Dialogue sur la façon de régir Florence (censé se dérouler au début de l’hiver 1494 et constituer un examen du régime médicéen), et à un degré moindre les ricordi, vont permettre une théorisation de la position qui était exprimée dans les Storie fiorentine à titre de constat. Dans le dialogue, les choses sont posées on ne peut plus clairement d’emblée dans les mots prononcés par le propre père de l’auteur, Piero Guicciardini : le gouvernement médicéen relevait d’ « un état usurpé par les factions et par la force35 ». Bernardo del Nero lui-même, principal interlocuteur et ancien ministre des Médicis, pose, avant d’aller plus avant, qu’il convient de qualifier ce gouvernement de « tyrannique », dans un effort de clarification sémantique tout à fait significatif36. Guicciardini s’inscrit ici dans la pure et simple continuité du propos savonarolien : affirmation doctrinale de la définition tyrannique du régime médicéen, constat de la distinction entre les apparences (el nome, le dimostrazioni e la immagine di essere libera) et les faits (loro dominavono ed erano padroni), adhésion implicite à la distinction bartolienne, reprise déjà par Salutati, entre un régime tyrannique par défaut de titre et un régime tyrannique par modalités du gouvernement même si le pouvoir a été obtenu de façon légitime – distinction entre tyran ex defectu tituli et tyran ex parte exercitii –. Aucun doute n’est donc possible : le régime de Laurent fut tyrannique. Mais là encore, immédiatement, arrive la nuance puisque Guicciardini écrit que leur tyrannie fut « douce » (mansueta) car ils ne furent ni « cruels » ou « sanglants », ni « rapaces », ni « violeurs de femmes ou de l’honneur d’autrui37 ». La tyrannie médicéenne fut presque aimable dans la mesure où elle n’eut pas recours à toutes ces exactions qui marquent le portrait classique du tyran, sa « mauvaise réputation » (et qui étaient reprises par Savonarole dans son traité). Elle ne dérogea à cette pratique qu’en cas de nécessité (et on sait que le dicton médiéval proclame que la nécessité n’a pas de loi, qu’elle échappe au régime de la loi) et elle respecta du mieux qu’elle put « la civiltà », c’est-à-dire le vivere civile, à savoir les lois de la république (on n’est pas loin du « prince civil » du chapitre IX du Prince). Reste que dans la suite du débat l’un des interlocuteurs, Niccolò Capponi, fait remarquer à Bernardo que cette douceur de leur tyrannie n’était que conjoncturelle et que « si les Médicis avaient eu intérêt à laisser de côté la douceur avec laquelle vous avez dit qu’ils ont vécu – et c’est la vérité si on les compare aux tyrans de Bologne ou de Pérouse – ils l’auraient mise de côté, car celui qui se donne pour fin ultime sa propre grandeur a pour ennemi quiconque est contraire à cela38 » (où l’on retrouve la condamnation radicale de quiconque veut se faire chef, que nous avions pointée dans les sermons sur Aggée de décembre 1494). Du coup, ajoute Paolantonio Soderini, « ce que Bernardo a dit – et il a dit vrai, à savoir que la façon de faire de Côme et de Laurent fut douce comparée à celle des autres tyrans, que cela soit dû à leur bonne nature ou parce qu’ils étaient sages ou bien conseillés – me fait haïr encore plus de tels gouvernements car, si sous un régime tyrannique agréable et sage on supporte de tels maux, que peut-on attendre d’un régime du même ordre qui soit imprudent et malin39 ? ». La douceur de la tyrannie ne relève pas de la remédiation ou du moindre mal, mais se fait ainsi révélatrice de la nature du gouvernement tyrannique. Il va même plus loin en soulignant que, même si Piero avait été aussi louable que son père Laurent, les choses auraient été de mal en pis40. La capacité des Médicis à mettre en place un gouvernement tolérable montre toutefois que la tyrannie ne peut être analysée uniquement de façon abstraite et strictement juridique – même si sa définition est ancrée dans la tradition doctrinale. La distinction qui prévaut alors est celle entre un régime de nature tyrannique (mais préservant quelque apparence de liberté et de respect des lois) et un principat absolu, qui n’entretient plus aucun rapport avec le corpus des lois de la cité41 – constat qui fait écho à la fin du chapitre IX du Prince. La douceur de la tyrannie n’atténue donc en rien la nature inacceptable du nouveau régime42. En d’autres termes, le fait que les Médicis échappent à leur mauvaise réputation ne les dispense pas de subir la condamnation qui frappe tous les tyrans.

21S’en tiendra-t-on là ? Non, car le raisonnement continue … Et Bernardo del Nero, l’ancien homo novus, fidèle du régime médicéen et qui en mourut en 1497, condamné à mort pour conjuration par la république, accusé de ne pas avoir dénoncé un complot pro-médicéen, en vient ainsi à la fin du dialogue à proposer une série de « remèdes forts » contre le retour des Médicis, allant jusqu’à prôner l’anéantissement de leur descendance au même titre que peuvent être massacrés les prisonniers d’un État ennemi. Il s’agit bien ici de parler selon « la nature des choses en vérité » (« per parlare secondo che ricerca la natura delle cose in veritá ») et non de façon chrétienne43. Ce qui se dévoile ici dans le propos de Guicciardini sur les Médicis et la tyrannie dépasse dès lors largement la reprise du discours traditionnel sur les tyrans : c’est de la violence de l’État qu’il s’agit, une violence que Guicciardini pointe sans ambages, dans le dialogue comme dans ses ricordi, ses avertissements politiques qu’il rédigea tout au long de sa vie, au rythme de formulations qui sont quasiment les mêmes44. La question n’est plus dès lors celle de la mauvaise réputation du tyran mais celle de la violence manifeste et permanente de l’État. On n’est plus dans la légende noire mais dans le dévoilement, et c’est bien ce qui fera la force de la saison ouverte par la réflexion machiavélienne. Francesco Vettori, homme politique et membre d’une grande famille florentine, allant plus loin que ses deux amis Machiavel et Guicciardini avec lesquels il entretint une importante correspondance, en fournit une illustration lorsqu’il affirme à propos du gouvernement mis en place après le retour des Médicis à Florence en 1512, au début de son Sommario della Istoria d’Italia (1511-1527), un texte inachevé qui n’était pas destiné à la publication :

On appelle cette façon de vivre tyrannie. Mais, si on parle des choses de ce monde sans égards et selon la vérité, je dis que, si quelqu’un établissait une de ces républiques écrites et imaginées par Platon, ou comme celle dont Thomas More écrit qu’on l’a trouvé en Utopie, alors on pourrait dire que ce ne sont pas là des gouvernements tyranniques ; mais il me semble que toutes les républiques ou principats dont j’ai connaissance par l’Histoire ou que j’ai vues ont quelque chose de la tyrannie.45

Notes

1 Cela ne signifie évidemment pas, tout au contraire, que la question n’ait pas été au cœur de la pensée politique médiévale. Sur ce point, voir pour une présentation synthétique et systématique de la question : Mario Turchetti, Tyrannie et Tyrannicide de l’Antiquité à nos jours, Paris, PUF, 2001. Voir aussi pour la matrice bartolienne de toute réflexion sur la tyrannie le travail fondamental de Diego Quaglioni, Politica e diritto nel trecento italiano. Il « De tyranno » di Bartolo da Sassoferato, Firenze, Olschki, 1983. Voir enfin Igor Mineo, « Necessità della tirannide ». Governo autoritario e ideologia della comunità nella prima metà del Trecento » (en cours de publication), ainsi que l’entrée « Tirannide » rédigée par Jean-Claude Zancarini et moi-même pour l’Enciclopedia Machiavelli Rome, Enciclopedia Treccani, éd. éd. G. Gasso et G. Inglese, 2014).

2 Machiavel écrira dans ses Istorie fiorentine rédigées entre 1521 et 1525 (N. Machiavelli, Opere storiche, éd. A. Montevecchi e C. Varotti, Roma, Salerno, 2010, p. 743) : « Tornò per tanto Lorenzo in Firenze grandissimo, s'egli se n'era partito grande; e fu con quella allegrezza da la città ricevuto, che le sue grandi qualità e i freschi meriti meritavano, avendo esposto la propria vita per rendere alla patria sua la pace. »

3 Prononcés entre le 1er novembre et la fin décembre 1494, les sermons sur Aggée sont pour partie disponibles en français dans Savonarole, Sermons, écrits politiques et pièces du procès, J.-L. Fournel et J.-Cl. Zancarini (éd.), Paris, Le Seuil, 1993. Les sermons sur les Psaumes ont été prononcés en 1495.

4 Le texte du traité est traduit dans le volume Sermons, écrits politiques et pièces du procès (op. cit.). Il peut être lu en italien dans le volume de l’édition nationale consacré aux Sermons sur Aggée et au traité (éd. Luigi Firpo, Roma, Belardetti, 1965, p. 435-487 – le chapitre II, 2 se trouve p. 456-465).

5 Sur ces différentes procédures, voir J.-L. Fournel : « L’instabile stabilità della lingua della politica : note sulla durata semantica delle parole », in Per civile conversazione, Con Amedeo Quondam, a cura di Beatrice Alfonzetti, Guido Baldassarri, Eraldo Bellini, Simona Costa, Marco Santagata, Roma, Bulzoni editore, 2014.

6 Du coup il n’y a pas opposition entre histoire sémantique de la politique et histoire pragmatique de la politique : contrairement à ce qui peut être supposé par les adeptes pressés des théories de John Austin (Quand dire c’est faire, 1962), la performativité du propos peut être composée avec l’analyse de sa charge de sens.

7 Felix Gilbert (Machiavelli e il suo tempo, Bologna, Il Mulino, 1964, p. 39) fait remonter à 1501 le début de la nostalgie pour le gouvernement de Laurent (il cite notamment à ce propos Piero Parenti). Sur la constitution progressive du mythe de Laurent, voir Leandro Perini, Lorenzo politico da Pulci al Burckhardt, Roma, Bulzoni, 1992.

8 Voir Lauro Martines, Le sang d’avril. Florence et le complot contre les Médicis, Paris, Albin Michel, 2006. On a parlé de plusieurs centaines de rebelles pendus haut et court, ce qui est sans doute exagéré. Quoi qu’il en soit, y compris des soutiens du régime, tel Vespasiano da Bisticci, avaient trouvé cette répression excessive.

9 Philippe de Commynes, Mémoires, édition critique de J. Blanchard, Genève, Droz, 2007, p. 540-558 (541-542 pour la comparaison entre Laurent et Pierre).

10 De libertate, a cura di F. Adorno, Atti e Memorie dell’accademia La Colombaria, XXII, 1957, p. 302.

11 Cette construction idéologique a même contribué largement à la création par un courant historiographique anglo-américain d’une catégorie d’analyse relevant clairement de la « bonne réputation » et de la « légende rose » : je pense à l’« humanisme civique » qui postule l’existence dans l’histoire florentine pluriséculaire d’une aptitude spécifique de la république au rejet de la tyrannie et à la défense de la « liberté ». Voir Hans Baron et les vicissitudes de la réception de son grand livre sur la « crise » : The Crisis of the Early Italian Renaissance. Civic Humanism and Republican Liberty in an age of Classicism and Tyranny (1955). Voir sur ce point John Najemy, Baron’s Machiavelli and Renaissance Republicanism, « The American Historical Review », 101, 1, 1996, p. 119-129, ainsi que Renaissance Civic Humanism: Reappraisals and Reflections, James Hankins (éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 2000. Plus récemment, voir les articles de Laurent Baggioni sur la question : « Humanisme civique », Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Olivier Christin (dir.), Paris, Métailié, 2010, p. 219-231 ; « Leonardo Bruni dans la tradition républicaine », Raisons politiques, n° 36, 2009, p. 25-43 et « La repubblica nella storia: la questione dell'umanesimo civile », Storica, n° 35-36, 2006, p. 65-91.

12 Savonarola e la Curia Romana, Roma, 1969.

13 Sur l’ensemble de ces questions, voir les travaux de Riccardo Fubini, notamment Italia quattrocentesca: Politica e diplomazia nell'eta di Lorenzo il Magnifico, Milano, Franco Angeli, 1994.

14 Le parlamento est une institution florentine prévue pour les situations exceptionnelles : il consistait en la réunion des citoyens sur la place principale pour approuver des décisions extraordinaires de façon plébiscitaire.

15 Voir sur ce point Marina Marietti, « La figura del tiranno nelle prediche di Savonarola », Chroniques italiennes, http://chroniquesitaliennes.univ-paris3.fr/PDF/Web11/Marietti11.pdf. La référence est aux sermons sur les Psaumes (Prediche sopra i Salmi, V. Romano (éd.), Roma, Belardetii, 1969, predica II, 11 janvier 1495, p. 18-36 et surtout predica IV, 17 janvier 1495, p. 78-81).

16 Igor Mineo, op. cit.

17 « Reinventing republic » est le nom que Najemy donne au chapitre qu’il consacre à la nouvelle république, née en 1494 (voir John NAJEMY, A History of Florence, 1200-1575, Oxford, Blackwell Publishing, 2006).

18 Pour la traduction française je renvoie à notre édition du traité (Paris, Seuil, 1993, op. cit.). Le texte original énonce : « E perché nelli popolli, che hanno governo di ottimati o governo civile, è facile, per le discordie delli uomini che occorrono ogni giorno e per la moltitudine delli cattivi e susurroni e maledici, fare divisione e incorrere nel governo tirannico, debbeno tali popoli con ogni studio e diligenzia provedere con fortissime legge e severe, che non si possi fare tiranno alcuno, punendo di estrema punizione non solamente chi ne ragionasse, ma etiam chi tal cosa accennasse; e in ogni altro peccato avere compassione a uomo, ma in questo non li avere compassione alcuna, eccetto che l'anima si debbe sempre aiutare: onde non si debbe minuire pena alcuna, anzi accrescerla per dare esemplo a tutti, acciò che ognuno si guardi, non dico di accennare tal cosa, ma etiam di pensarla. »

19 Voir sur ce point les sermons VIII et IX sur Amos et Zacharie des 24 et 25 février 1496 : P. Ghiglieri (éd.), Roma, Belardetti, 1971, vol. I, p. 210-259.

20 Prediche sopra l’Esodo, P. G. Ricci (éd.), Roma, Belardetti, 1956, predica XXII du 18 mars 1498, p. 326-327.

21 « Tiranno è nome di uomo di mala vita, e pessimo tra tutti gli altri uomini, che per forza sopra tutti vuole regnare, massime quello che di cittadino è fatto tiranno » (Trattato circa il reggimento e governo della città di Firenze, op. cit., p. 456 – dans notre traduction française, op. cit., p. 157 : « Tyran : c’est le nom d’un homme qui vit dans le mal, le pire de tous les hommes, qui par la force veut régner sur tous, surtout quand il s’agit d’un citoyen qui devient tyran »).

22 Francesco Guicciardini parlera d’une mort à l’image de son existence – voir Storia d’Italia, VI, 7.

23 Voir la lettre de dédicace de Alde Manuce pour son édition des dialogues de Platon (1513) à ce même Laurent, petit-fils du grand Laurent auquel Machiavel dédia le Prince.

24 Voir Franceco Guicciardini tra diritto e politica, Padova, CEDAM, 2008. À propos du discours de Bartole sur la tyrannie, fondateur pour tout le discours juridique des siècles suivants, voir bien sûr D. Quaglioni, Politica e diritto nel trecento italiano. Il « De tyranno » di Bartolo da Sassoferato, op. cit.

25 F. Guicciardini, Histoire d’Italie, J.-L. Fournel et J.-Cl. Zancarini (éd.), Paris, Laffont, Bouquins, vol. I, p. 4-5 pour une traduction de ce passage [Storia d’Italia, I , 1 « Nella quale felicità, acquistata con varie occasioni, la conservavano molte cagioni: ma trall'altre, di consentimento comune, si attribuiva laude non piccola alla industria e virtú di Lorenzo de' Medici, cittadino tanto eminente sopra 'l grado privato nella città di Firenze che per consiglio suo si reggevano le cose di quella republica, potente piú per l'opportunità del sito, per gli ingegni degli uomini e per la prontezza de' danari, che per grandezza di dominio. […] era per tutta Italia grande il suo nome, grande nelle deliberazioni delle cose comuni l'autorità. E conoscendo che alla republica fiorentina e a sé proprio sarebbe molto pericoloso se alcuno de' maggiori potentati ampliasse piú la sua potenza, procurava con ogni studio che le cose d'Italia in modo bilanciate si mantenessino che piú in una che in un'altra parte non pendessino: il che, senza la conservazione della pace e senza vegghiare con somma diligenza ogni accidente benché minimo, succedere non poteva »].

26 D’où d’ailleurs des trésors de dialectique déployés parfois par ceux qui se sont penchés sur la question pour tenter d’analyser une éventuelle « évolution » de Guicciardini du début du siècle à l’écriture de sa grande histoire à la fin des années 1530.

27 Storie fiorentine, A. Montevecchi (éd.), Milano, BUR, 1999, p. 132 : « Benché la origine sua nascessi da violenzia e tirannide, riuscì nondimeno un ordine molto salutifero; perché come sa chi è pratico nella terra, se el timore di questo magistrato, che nasce dalla prontezza del trovare e' delitti e giudicargli, non raffrenassi gli animi cattivi a Firenze non si potrebbe vivere; e così come detto ufficio fu pienissimo circa alle cose criminali, gli fu proibito per espresso non potessi impacciarsi nel civile. »

28 Ibid., p. 173 : « Furono in Lorenzo molte e preclarissime virtù; furono ancora in lui alcuni vizi, parte naturali, parte necessari. Fu in lui tanta autorità, che si può dire la città non fussi a suo tempo libera, benché abondantissima di tutte quelle glorie e felicità che possono essere in una città, libera in nome, in fatto ed in verità tiranneggiata da uno suo cittadino; le cose fatte da lui, benché in qualche parte si possino biasimare, furono nondimeno grandissime, e tanto grande che recano più ammirazione assai a considerarle che a udirle, perché mancano, non per difetto suo ma della età e consuetudine de' tempi, di quegli strepiti di arme e di quella arte e disciplina militare che recono tanta fama negli antichi. »

29 Ibid., p. 181-182 : « Ed insomma bisogna conchiudere che sotto lui la città non fussi in libertà, nondimeno che sarebbe impossibile avessi avuto un tiranno migliore e più piacevole; dal quale uscirono per inclinazione e bontà naturale infiniti beni, per necessità della tirannide alcuni mali ma moderati e limitati tanto quanto la necessità sforzava, pochissimi inconvenienti per volontà ed arbitrio libero, e benché quegli che erano tenuti sotto si rallegrassino della sua morte, nondimeno agli uomini dello stato ed ancora a quegli che qualche volta erano urtati, dispiacque assai, non sapendo dove per la mutazione delle cose avessino a capitare. Dolse ancora molto allo universale della città ed al popolo minuto el quale del continuo era tenuto da lui in abondanzia, in piaceri, dilettazioni e feste assai; dette grandissimo affanno a tutti gli uomini di Italia che avevano eccellenzia in lettere in pittura, scultura o in simili arte, perché o erano condotti da lui con grandi emolumenti, o erano tenuti in pi˙ riputazione dagli altri principi, e' quali dubitavano, non gli vezzeggiando, non se ne andassino da Lorenzo. »

30 Op. cit., p. 117-119.

31 Storie fiorentine, op. cit., p. 186 : « la sua natura era tirannesca ed altiera » .

32 Ibid., p. 200 : « dire male di Piero, e che la città sotto la cura sua rovinava, e che sarebbe bene levarla di mano sua e della tirannide e restituirla a uno vivere libero e popolare ».

33 Ibid., p. 377 : « Trovando adunche la signoria la materia bene disposta ed essendovi caldi, massime Alamanno Salviati, cominciorono a trattare e consultare quello che fussi da fare, e finalmente discorrendo si risolverono che e' non fussi da ragionare di fare squittini, di dare balia a' cittadini e così di levare el consiglio, per più cagioni: prima, perché come lo stato si ristrignessi in pochi, nascerebbe, come si era veduto ne' Venti ed in molti altri tempi, divisioni e sette fra loro, in modo che lo effetto sarebbe che quando si fussino prima bene percossi, bisognerebbe fare uno capo ed in fine ridursi a uno tiranno; di poi, che quando fussi bene utile el fare così el popolo ne era tanto alieno che mai vi si condurrebbe; e però non essere bene di ragionare né di attendere allo impossibile, ma pensare un modo che, mantenendosi el consiglio, si resecassino quanto più si poteva e' mali della città » et « Erasi quanto al governo di drento fatto uno principio buono, di avere creato uno gonfaloniere a vita; ma come a una nave non baste uno buono nocchiere se non sono bene ordinati gli altri instrumenti che la conducono, cosÌ non bastava al buono essere della citt‡ l'avere provisto di uno gonfaloniere a vita che facessi in questo corpo quasi lo uficio di nocchiere, se non si ordinavano le altre parte che si richieggono a una republica che voglia conservarsi libera e fuggire gli estremi della tirannide e della licenzia. »

34 Ibid., p. 423-424 : « Dubitando che questa voglia di avere don Michele non fussi fondata in su qualche cattivo disegno e che questo instrumento non avessi a servire o per desiderio di occupare la tirannide » et « alcuni stimorono che e' [i.e. Bernardo Rucellai] fussi partito perché veduto ordinare e' battaglioni e condurre don Michele, avessi paura che el gonfaloniere non volessi con modo estraordinario e tirannico manomettere gli inimici sua, la quale cosa facendosi, stimava avere a essere el primo o de' primi percossi, e lui ebbe caro si credessi fussi stata questa cause ». Sur ce point voir l’étude récente de John Najemy, « Occupare la tirannide : Machiavelli, the Militia, and Guicciardini's accusation of Tyranny », Della Tirannia : Machiavelli con Bartolo, a cura di J. Barthas, Firenze, 2007, p. 75-108.

35 Dialogo del reggimento di Firenze, G. Anselmi et C. Varotti (éd.), Torino, Bollati Boringhieri, 1994, p. 28-29. La traduction de ce texte est disponible dans F. Guicciardini, Écrits politiques, J.-L. Fournel et J.-Cl. Zancarini, Paris, PUF, 1997.

36 Ibid., p. 48. Bernardo déclare ainsi : « Noi dureremo poca fatica a capitolare di che natura fussi lo stato de' Medici, perché non si può negare che non sia vero quello che disse Piero Guicciardini, che fussi uno stato usurpato per mezzo di fazione e con la forza; anzi bisogna confessare quello che per costumatezza non volle forse esprimere lui, che era uno stato tirannico, ed ancora che la cittá ritenessi el nome, le dimostrazioni e la immagine di essere libera, nondimeno loro dominavono ed erano padroni, perché si davano e' magistrati a chi loro volevano, e chi gli aveva, gli ubidiva a' cenni. »

37 Ibid., p. 49 (c’est toujours Bernardo qui parle) : « È vero, e questo so che voi non negherete, che la tirannide loro è stata, secondo le altre, molto mansueta; perché non sono stati crudeli o sanguinosi, non rapaci, non violatori di donne o dello onore di altri; sono stati desiderosi e caldi a augumentare la potenzia della cittá ed hanno fatti molti beni e pochi mali, eccetto quegli a che gli ha indotti la necessitá; hanno voluto essere padroni del governo, ma con quanta piú civilitá è stato possibile e con umanitá e modestia. »

38 Ibid., p. 58 : « Se a' Medici fussi venuto a proposito lasciare da canto la mansuetudine con la quale voi avete detto che sono vivuti, ed è la veritá, a rispetto de' tiranni di Bologna e di Perugia, l'arebbono lasciata; perché chi si propone per ultimo fine suo la grandezza propria, ha per inimico ogni cosa che è contraria a questa e per conservarsela farebbe, ogni volta che bisognassi, uno piano delle facultá, dell'onore e della vita di altri. »

39 Ibid., p. 59 : « Quello che Bernardo ha detto con veritá, che el modo di Cosimo e di Lorenzo fu mansueto a comparazione degli altri tiranni, o per la loro buona natura o per essere savi e bene consigliati, questa ragione dico che mi fa piú avere in odio simili governi, perché se sotto uno tiranno piacevole e savio si sopportano tanti mali, che si può aspettare da uno che sia imprudente o maligno ? ».

40 Ibid., p. 60 : « Che se bene Piero fussi stato simile al padre, le cose sarebbono sempre a ogni modo di necessitá andate in peggio, perché la natura degli stati stretti è che del continuo si vadino piú strignendo, e si augumenti sempre la potenzia del tiranno, ed in consequenzia tutti e' mali che procedano dalla grandezza sua. Considerate e' progressi di Cosimo, e quanto egli fu maggiore nel fine della vita, che non era nel principio del 34. Lorenzo successivamente ebbe lo stato piú assoluto che Cosimo; e negli ultimi anni suoi era molto piú stretto in lui ogni cosa, e si strigneva a giornate, che non fu ne' primi tempi doppo la morte del padre. El medesimo si sarebbe veduto in Piero, anzi giá si vedeva, avendo messo in mano ogni cosa a ser Piero da Bibbiena e tirato alla cancelleria di casa sua tutte le faccende che a tempo di Lorenzo solevano stare negli otto della prattica. »

41 Ibid., p. 116 : « Lo stato de' Medici, ancora che, come io ho detto, fussi una tirannide e che loro fussino interamente padroni, perché ogni cosa si faceva secondo la loro voluntá, nondimanco non era venuto su come uno stato di uno principe assoluto, ma accompagnato co' modi della libertá e della civilitá, perché ogni cosa si governava sotto nome di republica e col mezzo de' magistrati, e' quali se bene disponevano quanto gli era ordinato, pure le dimostrazioni e la imagine era che el governo fussi libero. » 

42 Ibid., p. 63 : « Però io replico di nuovo che ogni volta che el governo non sia legitimo, perché allora la virtú è onorata, ma abbia del tirannico o fiero o mansueto, che con ogni disavantaggio ed incommoditá di roba o di altra prosperitá, si debbe cercare ogni altro vivere; perché nessuno governo può essere piú vituperoso e piú pernizioso che quello che cerca di spegnere la virtú ed impedisce a chi vi vive drento, venire, io non dico a grandezza, ma a grado alcuno di gloria, mediante la nobilitá dello ingegno e la generositá dello animo. »

43 Ibid., p. 251 : « non ho forse parlato cristianamente, ma ho parlato secondo la ragione ed uso degli stati ».

44 Ainsi dans son ricordo C 48 il écrit qu’« on ne peut tenir les États selon la conscience parce que, à considérer leur origine, tous sont violents, sauf les républiques établies sur le sol de la patrie, et pas au-dehors », Avertissements politiques, J.-L. Fournel et J.-Cl. Zancarini (éd.), Paris, Cerf, 1988, p. 61. On trouve des formulations semblables dans le dialogue et dans les rédactions précédentes des Ricordi. Sur ce point, voir J.-L. Fournel et J.-Cl. Zancarini, La politique de l’expérience. Savonarole, Guicciardini et le républicanisme florentin, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2003.

45 Voir F. Vettori, Sommario della storia d’Italia, in Scritti storici e politici, E. Niccolini (ed.), Bari, Laterza, 1972, p. 82-83 (“È chiamato questo modo di vivere tirannide. Ma, parlando delle cose di questo mondo sanza rispetto e secondo il vero, dico che [12r] chi facesse una di quelle republiche scritte e imaginate da Platone, o come una che scrive Tomma Moro inghilese essere stata trovata in Utopia, forse quelle sì potrebbono dire non essere governi tirannici; ma tutte quelle republiche o principi, de' quali io ho cognizione per istoria o che io ho veduti, mi pare che sentino di tirannide.”).

Pour citer ce document

Jean-Louis Fournel, «Les formes de la tyrannie ou le paradoxe de Laurent le Magnifique», Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], Revue d'histoire culturelle de l'Europe, Légendes noires et identités nationales en Europe, Tyrans, libertins et crétins : de la mauvaise réputation à la légende noire,mis à jour le : 30/06/2016,URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php?id=190

Quelques mots à propos de : Jean-Louis Fournel

Université Paris 8, LER, IUF

Jean-Louis Fournel, ancien élève de l’ENS, est Professeur au département d’études italiennes de Paris 8 depuis 1997. Rattaché à l’UMR « Triangle » (ENS Lyon) et au Laboratoire d’études romanes de Paris 8, il est également depuis 2012 membre senior de l’IUF. Spécialiste de la pensée politique de la Renaissance, il a publié seul ou en collaboration de nombreux ouvrages sur Guicciardini, Savonarole et d’autres penseurs du XVIe siècle (par exemple La cité du soleil et les territoires des hommes. Le savoir du monde chez Tommaso Campanella, Paris, Albin Michel, 2012), plusieurs traductions de textes majeurs de la littérature politique italienne (dont, récemment, une édition du Prince de Machiavel, PUF 2014), et dirigé ou co-dirigé une quinzaine d’ouvrages collectifs tels que Les mots de la guerre dans l’Europe de la Renaissance, Genève, Droz, 2015. Responsable en 2006-2010 d’un programme ANR intitulé «Naissance, formes et développements d’une pensée de la guerre, des guerres d’Italie à la paix de Westphalie (1494-1648) », il co-dirige actuellement un programme de recherche international, « Traduire à la Renaissance ».