Jules Verne et sa gastronomie extraordinaire : un voyage vers une traductologie productive
Résumé
Dans une approche génétique de la traduction de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, du français vers le portugais brésilien, réalisée par la traductrice elle-même et autrice de l’article, cette étude propose une réflexion sur les procédures (Aubert, 1998), les normes (Toury, 1995) et principalement la « traductologie productive » (Ladmiral, 2010). Tout au long de cette aventure, l’article explore les mets originaux et curieux des habitants du Nautilus, offrant ainsi un voyage dans la praxis de la traduction, un processus qui relève davantage de la phénoménologie que de la simple annotation au niveau lexical. La prise de conscience des étapes de l’aventure vise à contribuer à une approche éthique et responsable, intégrant à la fois des connaissances théoriques et pratiques nécessaires à tout traductologue. »
Abstract
In a genetic approach to the translation of Twenty Thousand Leagues Under the Sea by Jules Verne, from French to Brazilian Portuguese, carried out by the translator herself (who is also the author of the article), this contribution offers a reflection on the procedures (Aubert, 1998), norms (Toury, 1995) and primarily "productive translation studies" (Ladmiral, 2010). Throughout this adventure, the article explores the original and curious dishes of the inhabitants of the Nautilus, providing a journey into the praxis of translation, a process that leans more towards phenomenology than simple lexical annotation. The awareness of the stages of the adventure aims to contribute to an ethical and responsible approach, integrating both theoretical and practical knowledge necessary for any translation scholar. »
Table des matières
Texte intégral
L’analyse comparative de traductions dans une même langue ou dans différentes langues fait l’objet de maintes dissertations ou thèses dans le monde académique. Jean-René Ladmiral définit cette approche comme une « traductologie descriptive » (contrastive), et il lui adresse trois critiques principales : (i) elle relève uniquement de la linguistique, alors qu’il s’agit aussi d’une modalité de communication interculturelle ; (ii) elle argumente en langue (au sens de Saussure), pas au niveau de la parole, étant donné qu’on « ne traduit pas d’une langue, mais d’un discours »1 ; (iii) elle « se situe dans l’après-coup, au niveau de ce que le philosophe Bergson appelait le “tout-fait” par opposition au “se-faisant”, c’est-à-dire, qu’elle s’en tient à l’analyse comparative d’un bitexte en aval du travail du traducteur »2. Pour lui, il s’agit de la « traductologie d’hier », qui n’est pas en mesure d’apporter une aide au traducteur, puisqu’elle ne s’intéresse pas directement à l’activité de traduction pour elle-même, mais surtout aux formes linguistiques3. Une bonne alternative à cette approche serait, ainsi, la traductologie qu’il définit comme productive4 et qui constitue le sujet de cet article. Étant une traductrice littéraire professionnelle, je parlerai justement du travail du traducteur en amont, et non en aval, c’est-à-dire du processus que Bergson appelle « se-faisant ». Je m’appuierai dans cette démonstration sur des commentaires choisis que j’ai écrits au fur et à mesure que mon travail de traduction progressait. Je vous invite donc à entrer en ma compagnie dans un voyage traductif du français vers le portugais brésilien, ayant pour objet un classique de la littérature française : Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne5. Selon Ladmiral, en adoptant « une phénoménologie descriptive de la démarche de traduire »6, on peut avoir accès à « ce qui se passe dans la tête des traducteurs »7, à leurs vécus. Dans cet esprit, j’expliquerai en amont la démarche pragmatiquement « productive » que j’ai suivie ‒ le processus même de récréation du texte cible dans son devenir ‒, en utilisant des extraits sélectionnés exprès pour cette présentation. Je m’inscris donc dans cette approche que Ladmiral défend et illustre dans les termes suivants :
Ainsi serons-nous d’emblée de plain-pied avec la réalité de la pratique traduisante, qu’il s’agira de conceptualiser telle qu’on en fait l’expérience, pour y revenir avec une clairvoyance théorique affinée, qui nous sera une aide pour la résolution des problèmes qu’il arrive de rencontrer quand on « produit » une traduction. J’ai donc appelé cette approche directe et pragmatique la traductologie productive, parce qu’elle s’autorise doublement, donc, de son rapport à la pratique. Cette traductologie est la mienne : c’est à mes yeux la traductologie d’aujourd’hui8.
La sienne, la mienne. La traductologie d’aujourd’hui. Cet article a pour objectif de valoriser une telle approche en mettant en évidence son importance. Les analyses présentées ici sont en effet aussi descriptives et, dans une certaine mesure, contrastives, mais réalisées par la traductrice, d’après ses propres annotations et ses brouillons, dans le cadre d’une méta-analyse et, conséquemment, d’un discours méta-traductif où, dans une approche éthique et responsable du traduire, le traducteur assume ses choix, ses fautes et ses réussites. Tout au long de quatre étapes, qui consistent en quatre extraits sélectionnés, j’examinerai les passages originaux et traduits, mes commentaires dans les archives de traduction, ainsi que mes observations ultérieures concernant chaque étape. À la fin de ce voyage traductif, les voyageurs auront acquis la compréhension de l’importance d’une « traductologie productive » pour une approche éthique et responsable.
Préparation au voyage : auteur et œuvre
Toute pratique exige une préparation. Commençons par l’auteur. Jules-Gabriel Verne (1828-1905), écrivain français qui a débuté dans le théâtre et la poésie, est l’auteur d’un grand nombre de chansons, romans, nouvelles et essais. Il est mondialement connu pour ses « Voyages Extraordinaires », collection publiée par la maison d’édition Hetzel entre 1863 et 1914, puis par Hachette qui a acquis Hetzel en 1914. La collection se compose de 66 livres au total (dont 4 ont été publiés après le décès de l’auteur). Selon l’Index Translationum de l’Unesco9, Jules Verne était, en 2017, le deuxième écrivain le plus traduit au monde après Agatha Christie. Au Brésil, Pedro Paulo Catharina et Edmar Guirra10 ont constaté que le nom de cet auteur est cité dans la presse nationale à partir des années 1860, comptabilisant un total de 3 692 occurrences entre 1860 et 1909.
Les « Voyages Extraordinaires », ou « Voyages dans les mondes connus et inconnus », comme initialement proposé par Verne, passionné de géographie et d’aventures, nous parlent en effet du connu et de l’inconnu, du possible et de l’imaginaire, du fait et du vraisemblable, et de tout ce qui est surprenant. Le livre dont je vais traiter dans ce voyage traductif, Vingt mille lieues sous les mers, fut publié en France entre 1869 et 1870. Un roman d’aventure, un périple géographique et humain extraordinaire au fond de la mer, à bord d’un sous-marin, le Nautilus. Ce nom est choisi par l’auteur en hommage au premier prototype de ce genre conçu par l’ingénieur et inventeur américain Robert Fulton, qui a eu le droit de le construire en 1800, financé par le Premier Consul Bonaparte en France. Malgré des nombreux essais dans les côtes bretonnes et normandes, suivis d’améliorations, le projet fut abandonné en 1805. Verne le reprend, dans son livre, et lui donne une nouvelle vie. Guidés par le solitaire et incroyable Capitaine Nemo, en compagnie du professeur Pierre Aronnax, de son domestique Conseil et du harponneur Ned Land, nous sommes entraînés dans la découverte d’une faune et d’une flore océaniques et terrestres merveilleuses, au cœur de questions politiques, environnementales, philosophiques et humaines toujours d’actualité – qui contribuent à imposer cette œuvre en tant que classique de la littérature mondiale et qui probablement ont permis à la collection d’intégrer la « Bibliothèque de La Pléiade » en 2012.
La première traduction brésilienne date de 1874, comme l’on peut le lire dans l’extrait d’une note du Jornal do Commercio du 3 août 187411. On y annonce la publication chez « Livraria Garnier » des romans De la Terre à la Lune et Vingt mille lieues sous les mers (qui intègrent la même collection) par l’éditeur français établi au Brésil Baptiste-Louis Garnier ; ces deux œuvres sont traduites respectivement par Salvador de Mendonça et Fortúnio (pseudonyme de Joaquim Carlos Travassos) :
Les traductions sont bonnes, parfois élégantes et généralement sans ces termes empruntés inutilement à la langue française et à ces locutions trompeuses qui ne sont ni françaises ni portugaises et que nous trouvons souvent non seulement dans les versions, mais également dans les écrits originaux. Jules Verne, comme Figuier et d’autres écrivains contemporains, a entrepris de rendre la science populaire […]. Jules Verne invente une fable, entreprend un voyage et, captivant l’attention par l’intérêt que suscitent les personnages qu’il met en scène, fait une exposition, sinon complète, du moins très développée, d’une théorie, d’une science ou d’un art12.
Bien que concise, la critique brésilienne de l’époque réaffirme l’un des objectifs éditoriaux de la collection : la vulgarisation scientifique. Il s’agit d’une information fondamentale car ce genre de divulgation demeure un ingrédient essentiel encore aujourd’hui, à tant d’années de distance, de l’œuvre de Jules Verne. Il faut en tenir compte dans les préparatifs préliminaires de notre voyage, pour le processus à suivre dans la réalisation d’une nouvelle traduction13. Cette réécriture m’a été commandée par la maison d’édition Martin Claret en 2018, dans le cadre d’un projet éditorial de retraduction de classiques de la littérature mondiale.
Le départ : thématique et corpus
Le champ d’exploration de ce voyage traductif a été choisi dans le cadre de la première journée d’études internationale, « Les hommes, les espaces, la nature : questions traductologiques », organisée en 2021 par Viviana Agostini-Ouafi à l’Université de Caen Normandie. Le focus de mon intervention, parmi les multiples sujets possibles concernant cette large thématique, a pris en compte et développé l’atypique gastronomie vernienne mise en évidence dans Vingt mille lieues sous les mers. La nourriture issue de la nature et élaborée par l’homme, selon les différentes cultures dont elle est le produit, peut poser des difficultés en traduction ; dans le cas de Jules Verne, cette gastronomie est toujours insérée dans une ambiance fantastique et parfois exotique, plus ou moins éloignée de la culture du lecteur-traducteur : pour pouvoir bien traduire, il faut alors fusionner imagination et références tirées de solides bases bibliographiques scientifiques en langue source. Pour entrer dans le vif du sujet, rien de mieux qu’un exemple vernien particulier, comme la chasse d’un animal marin actuellement en voie d’extinction :
– Est-ce que ce dugong est dangereux à attaquer ? demandai-je malgré le haussement d’épaule du Canadien.
– Oui, quelquefois, répondit le capitaine. Cet animal revient sur ses assaillants et chavire leur embarcation. Mais pour maître Land, ce danger n’est pas à craindre. Son coup d’œil est prompt, son bras est sûr. Si je lui recommande de ne pas manquer ce dugong, c’est qu’on le regarde justement comme un fin gibier, et je sais que maître Land ne déteste pas les bons morceaux.
– Ah ! fit le Canadien, cette bête-là se donne aussi le luxe d’être bonne à manger ?
– Oui, maître Land. Sa chair, une viande véritable, est extrêmement estimée, et on la réserve dans toute la Malaisie pour la table des princes. Aussi fait-on à cet excellent animal une chasse tellement acharnée que, de même que le lamantin, son congénère, il devient de plus en plus rare.
– Alors, monsieur le capitaine, dit sérieusement Conseil, si par hasard celui-ci était le dernier de sa race, ne conviendrait-il pas de l’épargner, – dans l’intérêt de la science ?
– Peut-être, répliqua le Canadien ; mais, dans l’intérêt de la cuisine, il vaut mieux lui donner la chasse14.
De quel met s’agit-il ? De la viande cuisinée d’un dugong : « Grand mammifère de l’ordre des cétacés, se nourrissant d’algues, caractérisé par une queue en forme de croissant et deux incisives formant défenses, vivant sur les côtes de l’archipel indien et de l’Australie. […] Synon. vache marine15 ». Dans cet épisode, le jour même de la chasse, l’animal a été dépecé et préparé par le cuisinier du Nautilus pour le dîner – une viande excellente et même supérieure à celles du veau et du bœuf, selon le professeur Aronnax, personnage qui est le narrateur du roman.
Au sujet de la curieuse place de la nourriture dans la vie même de l’auteur, son arrière-petit-fils, Jean Verne, dans une interview à Le Monde des Livres, affirme : « Mon père avait une grande affection pour Jules Verne. Il gardait l’image d’un vieux monsieur paisible, à l’œil vif et à l’appétit gargantuesque16 ». À son tour, une critique littéraire spécialiste de l’écrivain, Simone Vierne, nous donne plusieurs informations sur le rapport que Jules Verne entretenait avec la nourriture dans sa vie et dans son œuvre :
De nombreux autres détails jouent le rôle de « petits faits vrais », par exemple ces repas qui jalonnent très ponctuellement tous les voyages. On a pu penser que cette obsession de la nourriture était liée à une maladie chronique de Jules Verne, et aussi à la gourmandise très XIXe siècle de celui qui faisait, avec Alexandre Dumas, partie du Club des Onze sans femme. Il dut manger la fameuse omelette de ce dernier. Mais cela ne peut tout expliquer, et du reste, ce qui importe ici, c’est l’effet produit. Et quoi de plus habile pour nous faire participer à l’aventure que de nous offrir ces satisfactions orales ! Dans Voyage au centre de la terre, jamais l’oncle Lidenbrock n’oublie la pause des repas : « maintenant, dit mon oncle, déjeunons » ; « Allons déjeuner, reprit-il » ; et alors que tout semble perdu, et qu’ils sont emportés sur le torrent de lave : « Enfin, dis-je, que prétendez-vous faire ? – Manger ce qui nous reste de nourriture jusqu’à la dernière miette et réparer nos forces perdues. Ce repas sera notre dernier, soit ! mais au moins, au lieu d’être épuisés, nous serons redevenus des hommes. – Eh bien, dévorons17 ! »
Une pincée de science, une cuillère de gourmandise, une tasse d’imagination et beaucoup de recherche font sans doute partie de la recette de ces voyages extraordinaires.
Le corpus que je vais analyser dans les différentes étapes de notre voyage a été tiré initialement du livre traduit, en format Word, envoyé à la maison d’édition18. Ce parcours traductologique a commencé par la définition et la recherche de mots-clés liés à la gastronomie, tels que cuisine, lait, aliment, viande, manger, déjeuner, dîner, souper, soupe, repas, boire et boisson (en langue portugaise). Ensuite, j’ai isolé les extraits qui contenaient ces mots-clés et les ai comparés aux mêmes passages en langue française. Afin d’identifier les exemples les plus pertinents à examiner dans le cadre de l’intervention, j’ai analysé les fichiers informatiques de la traduction que j’ai enregistrés, à différentes dates, à l’occasion de modifications importantes ou de révisions. Pour rendre possible ce type de visualisation du processus, je vais présenter chaque traduction proposée en l’accompagnant de mes commentaires originaux : il s’agit d’« une forme de recherche introspective et rétrospective dans laquelle le traducteur traduit un texte et rédige en même temps un commentaire sur son processus de traduction »19. Pour cela, il est primordial d’enregistrer autant que possible les différentes phases du processus. Finalement, un échantillon de quatre extraits de traduction a été choisi pour cet article, quatre étapes uniques dans ce voyage productif. Parcourons-les.
Le voyage : quatre étapes
Nous voici plongés dans la praxis, dans le chemin de cette traductologie que je conçois comme productive et qui vise à « ouvrir un espace de réflexivité où pourra s’opérer la prise de conscience et la problématisation des difficultés rencontrées dans la pratique traduisante »20. Chaque étape sera constituée (i) de l’extrait original en français, (ii) des commentaires écrits et datés dans des archives numériques personnelles (ici traduits par moi en français), le cas échéant, (iii) de l’extrait traduit en portugais brésilien (final) et (iv) de l’explication et des observations finales. Il est à noter que je ne fournis pas les références de pagination des extraits traduits car j’ai consulté différents fichiers de traduction (documents personnels sauvegardés à plusieurs reprises et à différentes dates) en format Word.
Étape 1
Lors d’une expédition en terre ferme, où d’abord il est question de « flore papouasienne » (au début du chapitre), ensuite de l’île Gueboroar (fictive) et aussi des Malais, Aronnax, Conseil et Ned Land cherchent des vivres à emporter dans le sous-marin : des fruits, des légumes et de la viande. Parmi ces aliments, on trouve des « abrou », unité lexicale qui présente une difficulté de traduction. Pendant la rédaction de cet article, j’ai remarqué avoir fait ce que je considère désormais comme une faute de traduction.
Extrait original (p. 164) :
Nous revînmes donc à travers la forêt, et nous complétâmes notre récolte en faisant une razzia de choux-palmistes qu’il fallut cueillir à la cime des arbres, de petits haricots que je reconnus pour être les « abrou » des Malais, et d’ignames d’une qualité supérieure.
Commentaires dans mes archives de traduction :
04/07/2018
Vérifier tout ce qu’il dit être malaisien.
16/08/2018
Aucune recherche aboutie pour comprendre exactement le mot « abrou » en malais. Adaptation phonétique. Dans des cas pareils, utiliser toujours l’adaptation phonétique.
Extrait traduit (final) :
Voltamos então pela floresta e completamos a colheita fazendo uma razia de palmitos que tivemos de colher nas copas das árvores, de pequenas vagens que reconheci por serem os abrú dos malaios e de inhames de uma qualidade superior.
Explication et observations finales :
Il est essentiel de savoir que, dans cette histoire, les localisations géographiques ne sont pas toujours clairement indiquées, ce qui, par conséquent, ne m’a pas facilité la tâche. Ici, deux points requièrent une attention particulière. (1) La traduction de « abrou » par abrú (même prononciation) semble évidente. Cependant, j’ai effectué quand même des recherches approfondies, car je souhaitais vraiment comprendre de quoi il s’agissait. J’ai été déçue de ne pas avoir trouvé un dictionnaire de malais en ligne, et ma localisation géographique m’empêchait de me déplacer, par exemple, dans une bibliothèque universitaire. Lorsqu’on traduit, on peut faire des hypothèses en fonction du contexte, mais rien ne vaut la certitude que, dans ce cas, je n’ai pas obtenue. (2) Je me suis tellement focalisée sur « abrou » que, en relisant l’extrait lors de l’écriture de cet article, je me demande pourquoi j’ai traduit « haricot » par « vagem », et non par « feijão » (le haricot vert correspondant à vagem et le haricot noir à feijão). Je me rappelle avoir effectué ce type de recherche, mais je n’ai formulé aucun commentaire à ce sujet. Un coup d’œil rapide sur internet, en utilisant les mots « cuisine malaisienne haricot », permet effectivement de visualiser des haricots verts, rouges et noirs. Si je pouvais changer cette traduction aujourd’hui, puisque dans le texte original il est question de « petits haricots », j’opterais par « feijão ». Ce souci lexical, heureusement, ne gêne pas la compréhension du texte. De toute façon, ce type d’analyse me permet soit de comprendre les choix effectués et l’établissement de mes normes de traduction (commentaire du 16/08/2018) soit de repérer des fautes, ce qui est en lien avec les réflexions traductologiques exprimées à ce sujet par Gideon Toury (pour qui l’acquisition d’un ensemble de normes est une condition préalable au traduire puisque le traducteur intègre un environnement culturel21), par Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet (qui conceptualisent des procédés de traduction – emprunt, calque, traduction littérale, transposition, modulation, équivalence et adaptation – et aident à nommer et à mieux comprendre les choix pendant et après l’acte traductif22), ou par Francis Henrik Aubert (qui révise les procédures de Vinay et Darbelnet et propose 13 modalités de traduction : omission, transcription, emprunt, calque, traduction littérale, transposition, explicitation et implicitation, modulation, adaptation, traduction intersémiotique, erreur, correction et ajout23).
Étape 2
Les trois personnages Aronnax, Conseil et Ned Land sont encore en train de récolter des vivres et trouvent des oiseaux. Je parlerai d’une espèce d’oiseau, du contexte, du manque de commentaires et d’une remarque également notée lors de cette analyse critique.
Extrait original (p. 165) :
– Ce ne sont encore que des oiseaux, dit Conseil.
– Mais il y en a qui se mangent ! répondit le harponneur.
– Point, ami Ned, répliqua Conseil, car je ne vois là que de simples perroquets.
– Ami Conseil, répondit gravement Ned, le perroquet est le faisan de ceux qui n’ont pas autre chose à manger.
– Et j’ajouterai, dis-je, que cet oiseau, convenablement préparé, vaut son coup de fourchette.
En effet, sous l’épais feuillage de ce bois, tout un monde de perroquets voltigeait de branche en branche, n’attendant qu’une éducation plus soignée pour parler la langue humaine.
Commentaires dans mes archives de traduction :
Il n’y a aucune trace de commentaire dans les avant-textes traductifs ni de modifications apportées à la traduction.
Extrait traduit :
– Ainda são apenas aves – disse Conselho.
– Mas há aquelas que podem ser comidas! – respondeu o arpoador.
– Não, amigo Ned — respondeu Conselho –, pois só vejo simples papagaios.
– Amigo Conselho – respondeu Ned, com seriedade –, o papagaio é o faisão dos que não têm outra coisa para comer.
– E acrescentarei – eu disse – que essa ave, preparada de maneira adequada, vale a garfada.
De fato, sob a espessa folhagem do bosque, todo um mundo de papagaios voltejava de galho em galho, esperando apenas uma educação mais cuidadosa para falar a língua humana.
Explication et observations finales :
J’ai trouvé cet extrait par la recherche du mot « comidas » (participe passé féminin pluriel du verbe manger en français : mangées). Chose intéressante : aucun commentaire de ma part dans les avant-textes de traduction. Ici, ce qui a attiré mon attention, c’est que j’ai passé beaucoup de temps à faire des recherches lors de la traduction et de la révision de cette partie, mais je n’ai rédigé aucun commentaire à ce sujet. Cela montre que les questions et les processus mentaux n’ont pas été tous enregistrés par écrit, mais qu’en relisant, je m’en suis quand même souvenue. D’où l’intérêt d’amener cet exemple dans ce voyage productif. Ici j’ai privilégié, d’abord, la lecture du point de vue lusophone et, ensuite, francophone. En France, le terme perroquet est utilisé comme un hyperonyme. Selon le dictionnaire du CNRTL, il s’agit d’un « oiseau grimpeur des régions tropicales et subtropicales (de la famille des Psittacidés), caractérisé par un bec fort et crochu, un plumage souvent vivement coloré et la faculté, chez certaines espèces, d’imiter la voix humaine »24. Quelle est la première image qui vous vient à l’esprit, cher lecteur ou chère lectrice francophone ? Lors de cette intervention, j’ai affiché deux photos en posant cette même question, l’une d’un ara, populairement connu sous le nom de perroquet, et l’autre d’un perroquet. La définition dictionnarisée sert aux deux oiseaux qui, en effet, appartiennent à la même famille. Il convient de dire qu’au Brésil, puisque ce sont des oiseaux sauvages nationaux, la question ne se pose même pas, d’où, peut-être, l’absence de commentaires ; au fond, la traduction était pour moi évidente et, paradoxalement, précisément pour cette raison, digne de méfiance.
Mais alors, comment ai-je choisi ? La piste suivie a été son éducation, évoquée dans l’extrait, « pour parler la langue humaine » ? Oui et non, puisque par expérience personnelle, je sais bien que les aras peuvent répéter des mots comme les perroquets. La phrase vernienne « tout un monde de perroquets voltigeait de branche en branche » a attiré mon attention : les perroquets et les aras vivent en groupes et voltigent de branche en branche, bondissent. Je pouvais les voir dans ma tête d’ancienne journaliste environnementale, mais toute cette dynamique, disons, était davantage associée aux perroquets qu’aux aras. En même temps, je me suis remémorée des récits d’autochtones au Brésil à propos de gens qui chassaient et consommaient des aras. Finalement, j’ai probablement fait le choix de « papagaio » en considérant l’objectif d’apprentissage et divulgation scientifique de la collection. Jules Verne, qui a pratiquement réécrit des textes trouvés dans des encyclopédies en y puisant des détails scientifiques sur divers types d’animaux, qui utilisait aussi des dictionnaires spécialisés pour écrire ses romans, parlait ici, sûrement, comme il l’a correctement indiqué, d’un perroquet (papagaio), pas d’un ara. Pourquoi dis-je « probablement » ? Car pendant cette analyse, suite à une rapide recherche, j’ai pu constater que les aras sont des oiseaux originaires des forêts tropicales d’Amérique centrale et du Sud, inexistants en Papouasie. Apparemment évident, oui, mais quand on est plongé dans un processus de traduction comme celui-ci, d’un roman où sont mentionnées d’innombrables espèces de la faune et de la flore mondiales, rien n’est vraiment évident.
Étape 3
Dans l’extrait analysé dans cette étape, Aronnax, Conseil, Ned Land et Nemo se trouvent dans le sous-marin, à deux mille mètres de profondeur dans l’océan Pacifique. Ils prélèvent des échantillons de poissons pour mener des études scientifiques et également pour se nourrir. Dans ce cas, des spécimens de poissons très particuliers.
Extrait original (p. 139) :
Je vis seulement les montagnes boisées qui se dessinaient à l’horizon, car le capitaine Nemo n’aimait pas à rallier les terres. Là, les filets rapportèrent de beaux spécimens de poissons, des choryphènes aux nageoires azurées et à la queue d’or, dont la chair est sans rivale au monde, des hologymnoses à peu près dépourvus d’écailles, mais d’un goût exquis, des ostorhinques à mâchoire osseuse, des thasards jaunâtres qui valaient la bonite, tous poissons dignes d’être classés à l’office du bord.
Commentaires dans mes archives de traduction :
28/06/2018
Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Thazard_noir16/10/2018
Hologymnoses : Peut-être bodião, mais j’ai déjà trouvé « labre » que j’ai traduit par bodião : ICHTYOL. Poisson de la famille des Labridés (v. -idé) à squelette entièrement ossifié et dont les nageoires ont des rayons rigides et pointus ressemblant à des épines (CNRTL). Celui-ci fait partie de la famille des Labridae, dont le nom commun est bodião. Il me semble qu’avant est cité le nom commun et maintenant le terme scientifique, que je laisse. Infos et photos : Hologymnosus annulatus (Lacepède, 1801). https://www.fishbase.se/summary/5637 ; https://pt.wikipedia.org/wiki/Labridae
Ostorhinques : https://www.fishbase.se/summary/Ostorhinchus-fasciatus. Peut-être « peixe cardinal ».
Thasards : http://www.pescamadora.com.br/peixes-de-agua-salgada-cavala%20wahoo ; https://fr.wikipedia.org/wiki/Thazard_noir.
Extrait traduit :
Vi apenas as montanhas arborizadas que se desenhavam no horizonte, porque o capitão Nemo não gostava de se aproximar da terra. Lá, as redes trouxeram belos espécimes de peixes, dourados-do-mar de nadadeiras azuis e cauda dourada, cuja carne é inigualável no mundo, Hologymnosus quase sem escamas, mas com sabor requintado, Ostorhinchu com maxilas ósseas, cavalas amareladas que equivaliam aos bonitos, todos peixes dignos de serem classificados na copa do navio.
Explication et observations finales :
Hologymnosus : des poissons garantissant un repas digne d’un cordon-bleu. Jules Verne cite les spécimens par leurs noms scientifiques et les décrit. S’il n’y a pas de commentaire de ma part à propos de « choryphènes », c’est parce que l’on trouve très rapidement sur internet des informations à ce sujet : « coryphènes, dorades coryphènes ou dorades tropicales (Coryphaena) » ; je me demande, donc, si l’on parle des dourados-do-mar. L’image du web confirme qu’il s’agit du Coryphaena hippurus, auquel la description correspond également. Résultat : un nom commun (choryphènes) a été traduit par un nom commun (dourados-do-mar), comme c’est le cas, plus bas, pour « thasards » traduit par « cavalas ». Ce qui se passe avec Hologymnosus et Ostorhinchu a donc une explication à mon avis logique : un nom scientifique (ici le genre) a été traduit par un nom scientifique. La seule différence réside dans la correction orthographique ainsi que dans l’utilisation de l’italique, conformément aux normes de la langue portugaise pour les mots d’origine étrangère, en l’occurrence en latin.
Étape 4
Nos personnages s’approchent de la mer de Corail, dans le Pacifique, poursuivant leur expédition sans cap précis et sans fin déclarée. À travers le hublot du Nautilus, on observe d’autres spécimens d’animaux et de végétaux marins comestibles : poissons, mollusques, zoophytes et plantes. Je continue, dans cette étape, l’analyse des traductions des spécimens, afin de démontrer que les normes établies pendant l’acte de traduction sont essentielles mais pas figées ou immuables, et qu’elles peuvent et doivent être modifiées dans des cas spécifiques.
Extrait original (p. 154) :
Je remarquai, entre autres, des germons, espèces de scombres grands comme des thons, aux flancs bleuâtres, et rayés de bandes transversales qui disparaissent avec la vie de l’animal. Ces poissons nous accompagnaient par troupes et fournirent à notre table une chair excessivement délicate. On prit aussi un grand nombre de spares vertors, longs d’un demi-décimètre, ayant le goût de la dorade, et des pyrapèdes volants, véritables hirondelles sous-marines, qui, par les nuits obscures, raient alternativement les airs et les eaux de leurs lueurs phosphorescentes. Parmi les mollusques et les zoophytes, je trouvai dans les mailles du chalut diverses espèces d’alcyonaires, des oursins, des marteaux, des éperons, des cadrans, des cérites, des hyalles. La flore était représentée par de belles algues flottantes, des laminaires et des macrocystes, imprégnées du mucilage qui transsudait à travers leurs pores, et parmi lesquelles je recueillis une admirable Nemastoma Geliniaroïde, qui fut classée parmi les curiosités naturelles du musée.
Commentaires dans mes archives de traduction :
02/07/2018
Voir les noms des poissons.24/09/2018
« Scombre » apparaît ailleurs et je ne sais pas comment je l’ai traduit. Voir plus tard.
(Dorade traduite comme pargo) ou « dourada », voir.Pyrapèdes volants : lien sur Google Books (https://urlz.fr/luJK) pour le Dictionnaire raisonné universel d’histoire naturelle, tome X (Jacques Cristophe Valmont de Bomare, 1800, Bruyset Ayné et C.), pages 550 et 551. Premier paragraphe : « […] PIRAPEDE, c’est le poisson volant par excellence, Trigla volitans, Linn. ; Trigla capite parùm aculeato, pinnulâ singulari ad pinnas pectorales, Arted. ; Trigla capite quatuor spondylis acutis armato, Brown. ; Milivipira et Pilabele Brasil. ; Peixe volador Lusitanis, Marcgr. ; Milvus cirratus, Sloan. ; Hirundo, Bossuet, Epig., pag. 109 ; Milvus, Willughb. ; à Malte et en Sicile, Falcone ; à Rome, Rondine ; en Espagne, Volador. Ce poisson est du genre du Trigle. On le trouve communément dans la Méditerranée et dans les parties de l’Océan où la température est douce ; mais il fuit les climats froids. »
Trigla volitans : http://www.marinespecies.org/aphia.php?p=taxdetails&id=306589 / et https://pt.wikipedia.org/wiki/Dactylopterus_volitans : « Dactylopterus volitans, conhecido pelo nome comum de coió, é um peixe teleósteo escorpeniforme, da família dos dactilopterídeos, encontrado na costa do Atlântico, em fundos de areia, cascalho e recifes. […] Também é conhecida pelos nomes de cajaléu, coró, falso peixe-voador, pirabebe, santo-antônio, voador, voador-cascudo, voador-de-fundo e voador-de-pedra. »
https://www.dicio.com.br/coio-2/ : « Significado de Coió (substantivo masculino) / Denominação vulgar do peixe-voador. / [Brasil: Nordeste] Namorado ridículo. »
(Des éperons, des cadrans, des cérites, des hyalles) : il s’agit de mollusques et de zoophytes. Je ne sais pas si c’est le cas de martelo et espora ou esporão. Je n’ai pas encore vérifié les autres. martelos, esporões, solários, cerites, hialídeos.
Nemastoma Geliniaroïde, je ne le trouve que dans le livre de Verne. Nemastona c’est un arachnide : https://fr.wikipedia.org/wiki/Nemastomatidae (Nemastomatidae - Simon, 1872). Laisser comme ça.
Extrait traduit :
Observei, entre outras coisas, atuns voadores, espécies de grandes escombrídeos vermelhos, com flancos azulados, e listrados com faixas transversais que desaparecem juntamente à vida do animal. Esses peixes nos acompanhavam em cardumes e forneceram à nossa mesa uma carne excessivamente delicada. Pegamos também um grande número de esparídeos verdes, com cerca de 0,5 decímetro de comprimento e com o sabor da dourada, e peixes-voadores, verdadeiras andorinhas submarinas, que, em noites escuras, cortam alternativamente os ares e as águas com suas luzes fosforescentes. Entre os moluscos e os zoófitos, encontrei nas malhas da rede de arrasto várias espécies de alcionários, ouriços-do-mar, martelos, Astraea heliotropium, Solarium stramineum, cerites, híalas. A flora era representada por belas algas flutuantes, laminares e macrocistos, impregnados de mucilagem que transudava através de seus poros, e entre os quais eu recolhi uma admirável Nemastoma geliniaroide, que foi classificada entre as curiosidades naturais do museu.
Explication et observations finales :
Dans cet extrait, les commentaires sont plus nombreux et contiennent davantage d’enregistrements de sources de recherche terminologique, ce qui nous permet de mieux suivre le cheminement de cette traduction. Il est important de dire que, pour ce travail, Google Books a été un outil précieux en ce qui concerne les anciens dictionnaires et les encyclopédies que j’ai eu la possibilité de consulter, à l’instar de sites comme Fishbase, Marine Species et Wikipédia. Ces sources, en plus de me proposer des explications écrites et des lexies appropriées, m’ont aussi permis de comparer les descriptions avec les images de ces faune et flore exubérantes.
Pour les problèmes terminologiques abordés : au sujet du mot vernien « scombres », dont une occurrence est située en incipit de ce quatrième extrait, il est intéressant de dire que la traduction n’a pas été homogène : ailleurs dans le livre, je l’ai traduit différemment, chaque choix tenant compte du contexte spécifique. Ici, il s’agit d’un poisson de la famille des scombres : j’ai donc traduit par « escombrídeos » en portugais. À l’étape 3, nous avons vu les coryphènes, les dorades coryphènes. Ici, on trouve une simple dorade et on comprend qu’il s’agit d’un poisson différent, ce que les recherches confirment très rapidement : le « pargo » ou la « dourada » en portugais (le choix entre les deux termes a été d’ordre personnel, puisque je le connais plutôt comme « dourada »). Ensuite, les « Pyrapèdes volants » nous amènent aux surprenantes pages du tome X du Dictionnaire raisonné universel d’histoire naturelle datant de 1800, avec des informations détaillées sur « L’histoire des Animaux, des Végétaux et des Minéraux, et celle des Corps célestes, des Météores, et des autres principaux Phénomènes de la Nature ». Ce dictionnaire nous donne deux pistes : « Milivipira et Pilabele Brasil ; Peixe volador Lusitanis ». On parvient finalement à identifier son ancien nom vernaculaire, ainsi que son appellation la plus récente : Trigla volitans et Dactylopterus volitans. En outre, les consultations dans des dictionnaires monolingues portugais nous donnent des synonymes, dont le plus courant (signifiant poisson volant) a été choisi : « peixes-voadores ». Lorsqu’on arrive à « éperons » et « cadrans », on ne voit pas de noms communs en langue portugaise, tel qu’adoptés précédemment, mais des noms scientifiques : Astraea heliotropium et Solarium stramineum. Il n’y a pas de commentaire à ce sujet dans mes archives, car il s’agit d’une règle, ou norme, que j’ai établie et notée dans un autre fichier, utilisé pour la relecture finale et envoyé à l’éditrice.
Lorsque les noms en portugais étaient introuvables, ou que j’étais incertaine par rapport à leur exactitude, j’ai opté pour la traduction de leurs noms scientifiques, en accord avec l’objectif initial de la collection : la vulgarisation du savoir dans l’œuvre de Jules Verne. Nous arrivons finalement à Nemastoma geliniaroïde, dont le nombre d’occurrences sur Internet m’a fait croire qu’il s’agissait d’un arachnide, sachant qu’il pourrait également s’agir d’une algue, compte tenu du contexte. Dans ce cas, le nom scientifique vernien, trouvé seulement dans ce livre, est maintenu. Par curiosité, je vous informe que l’arachnide n’a pas été mangé dans l’histoire.
Pour clore ce voyage traductologique en beauté, je vous propose cette image25 d’un pyrapède volant.
Fin du voyage : conclusions
En m’appuyant sur la métaphore du voyage en quatre étapes, je viens d’expliquer dans cet article les comment et les pourquoi du projet éditorial de traduction vers le portugais brésilien que j’ai réalisé en 2018, comme traductrice de l’œuvre de Jules Verne : Vingt mille lieues sous les mers. Le long de ces quatre étapes, j’ai présenté et analysé des exemples illustrant les problèmes traductologiques auxquels j’ai été confrontée dans ma praxis professionnelle, autour notamment de la flore et de la faune marines. J’ai à cet effet expliqué, avec une approche génétique, les parcours de recherche terminologique que j’ai dû suivre, notamment sur Internet, pour mener à bien ce projet. Le processus suivi pour la construction de la traduction s’inscrivant dans le temps, j’ai montré dans cette étude mon cheminement, j’ai voulu exposer mes doutes et mes réflexions par paliers chronologiques : pour ce faire, j’ai récupéré des avant-textes de ma traduction dans mes archives numériques verniennes et pris en compte les remarques annotées au fur et à mesure par mes soins. Ces remarques accompagnaient mes premières ébauches de traduction tapées à l’ordinateur, à des dates différentes, et sauvegardées sur des fichiers Word. En suivant mes relectures et campagnes de correction, j’ai pu établir d’une façon plus précise mes normes de traduction, les adapter davantage au roman de Verne, corriger des fautes de traduction et mieux motiver mes choix terminologiques. L’approfondissement, par de multiples recherches, du savoir scientifique vulgarisé par Verne et l’historicisation de son apport culturel m’ont ainsi permis de rendre plus sûr et pertinent mon projet de traduction.
Quant aux réflexions des traductologues déjà cités, comme Ladmiral, Toury et Aubert, il faut dire que parfois inconsciemment, et parfois consciemment, elles nous guident en quelque sorte dans notre travail et nos recherches. J’ai proposé à mes lecteurs une plongée consciente dans le processus traductif dans le but de contribuer, comme annoncé au début, à une approche éthique et productive de la traduction. Il s’agit d’un voyage qui encourage une démarche traductologique pertinemment motivée et expliquée, intégrant à la fois des connaissances théoriques et pratiques. Ce type de métaréflexion traductologique, écrite pendant ou après le processus même du traduire, montre aux traducteurs l’importance, autant que l’utilité, de transcrire et de sauvegarder leurs commentaires, aussi banals soient-ils.
Le geste même de commenter sa démarche et ses choix, comme dans la post-analyse que je viens de faire, change la perception de l’acte de traduction, amène à avoir une conscience plus profonde et, conséquemment, plus responsable de notre propre acte. Il s’agit d’une attitude qui, dans une pratique productive, relève davantage de la phénoménologie que de la simple annotation au niveau lexical, car la première est l’« étude descriptive de la succession des phénomènes et/ou d’un ensemble de phénomènes » (Larousse) ; ici, le phénomène, ce qui se manifeste par l’écrit ou dans la mémoire, est l’acte même de la traduction, son déroulement, son processus. Comme l’affirme Berman,
[…] pour que la pure visée de la traduction soit autre chose qu’un vœu pieux ou un « impératif catégorique », devrait donc s’ajouter à l’éthique de la traduction une analytique. Le traducteur doit « se mettre en analyse », repérer les systèmes de déformation qui menacent sa pratique et opèrent de façon inconsciente au niveau de ses choix linguistiques ou littéraires26.
Par cette contribution, j’ai essayé, d’une part, d’inciter les « praticiens » à écrire des commentaires pendant l’acte traductif et à les enregistrer, afin qu’ils aient une attitude vraiment productive en ce qui concerne la traductologie et ses acteurs et, d’autre part, d’inciter les chercheurs « analystes », qui ne sont pas forcément traducteurs « praticiens », à entreprendre des études qui relèvent non seulement de la génétique en action de la traduction, mais aussi de l’expérience pratique du traduire, pour qu’ils puissent eux-mêmes mieux comprendre les démarches traductives et être ainsi mieux préparés à se mettre à la place des traducteurs dont ils analysent les œuvres.
Notes
1Jean-René Ladmiral, « Sur le discours méta-traductif de la traductologie », Meta : journal des traducteurs, vol. 55, n° 1, 2010, p. 8. Consultable sur https://www.erudit.org/fr/revues/meta/2010-v55-n1-meta3696/039597ar/
2Ibid., p. 9.
3Ibid., p. 9-10.
4Ladmiral établit ici en effet, dans un « discours sur le discours sur la traduction », l’esquisse de quatre types de traductologies : la normative ou prescriptive (préhistorique) et la descriptive (d’hier), ayant comme alternatives la scientifique ou inductive (de demain ou même d’après-demain) et la productive (d’aujourd’hui). Ibid., p. 7.
5Jules Verne, Alphonse de Neuville (illustrateur), Edouard Riou (illustrateur), Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Hetzel, 1871. Consultable sur : https://www.gutenberg.org/files/54873/54873-h/54873-h.htm. Pour la traduction nous avons choisi cette version digitalisée en raison de notre confiance en la source et parce qu’elle facilite le travail de traduction, évitant ainsi des fautes comme l’omission de paragraphes.
6Jean-René Ladmiral, art. cit., p. 9.
7Ibid.
8Jean-René Ladmiral, art. cit., p. 11.
9Consultable sur : https://www.unesco.org/xtrans/bsform.aspx?lg=1.
10Pedro Paulo Garcia Ferreira Catharina, Edmar Guirra, Jules Verne na imprensa brasileira do século XIX [Jules Verne dans la presse brésilienne du XIXe siècle], Pensares em Revista, São Gonçalo-RJ, n°4, 2014, p. 5-25. DOI: http://dx.doi.org/10.12957/pr.2014.14112
11Auteur inconnu, Gazetilha – imprensa, Jornal do Commercio, année 53, n° 213, p. 1 (3 août 1874). Consultable sur : http://memoria.bn.br/docreader/DocReader.aspx?bib=364568_06&pagfis=9137.
12« As traducções são boas, às vezes elegantes e em geral escoimadas desses termos tomados inutilmente por emprestimo à lingua franceza e dessas locuções viciosas que não são francezas nem portuguezas e que tão frequentemente encontramos não só em versões, mas até em escriptos originaes. Julio Verne, como Figuier e alguns outros escriptores contemporaneos tomou a tarefa de tornar popular a sciencia […]. Julio Verne inventa uma fabula, emprehende uma viagem, e prendendo a attenção pelo interesse que inspirão os personagens que elle põe em scena, consegue fazer uma exposição, se não completa, pelo menos muito desenvolvida de uma theoria, de uma sciencia ou de uma arte. » (Jornal do Commercio, Rio de Janeiro, Année 53, n°213, 3 août 1874). Ma traduction.
13Dans le catalogue numérique de la Bibliothèque Nationale du Brésil (Acervo Sophia) on trouve 46 traductions, de 1958 à 2016. Consultable sur : https://acervo.bn.gov.br/sophia_web/.
14Jules Verne, op. cit., p. 249-250.
15CNRTL. Consultable sur : https://www.cnrtl.fr/definition/dugong
16Jean-Pierre Naugrette, « Jean Verne : “Jules Verne était un arrière-grand-père tutélaire, mais très encombrant” », Le Monde, Le Monde des Livres, 14 mars 2019. Consultable sur : https://www.lemonde.fr/collection-jules-verne/article/2019/03/14/jean-verne-jules-verne-etait-un-arriere-grand-pere-tutelaire-mais-tres-encombrant_5436095_5434958.html.
17Simone Vierne, Jules Verne – Mythes et modernité, Paris, PUF, 1989, p. 59-60.
18Consulté en format Word, document personnel. Version publiée : Julio Verne, Vinte mil léguas submarinas, traduit par Carla de Mojana di Cologna Renard, São Paulo, Martin Claret, 2020.
19« A translation with commentary (or annotate translation) is a form of introspective and retrospective research where you yourself translate a text and, at the same time, write a commentary on your own translation process ». Jenny Willians, Andrew Chesterman, The Map: a beginner’s guide to doing research in Translation Studies, Manchester, St. Jerome Publishing, 2002, p. 7. Ma traduction.
20Jean-René Ladmiral, art. cit., p. 11.
21Gideon Toury, Descriptive Translation Studies – and beyond, Amsterdam, Benjamins Translation Library, 1995.
22Jean-Paul Vinay, Jean Darbelnet, Stylistique comparée de l’anglais et du français, Paris, Didier, 1966.
23Francis Henrik Aubert, « Modalides de tradução : teoria e resultados » [Modalités de traduction, théories et résultats], Tradterm, Année 5, n°1, São Paulo, 1998, p. 98-128.
24Consultable sur : https://www.cnrtl.fr/definition/perroquet
25La présente image est libre de droits.
26Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, 2011, p. 19.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Carla de Mojana di Cologna Renard
Traductrice généraliste et littéraire, diplômée d’une maîtrise en journalisme et d’un master 2 recherche en traductologie (langue française) au Brésil (USP), Carla de Mojana di Cologna Renard est membre du Laboratoire de Traductologie (LET) de la Faculté de Lettres de l’Université de São Paulo (Brésil) et de la Société française des traducteurs (SFT), étudiante à l’ESIT. A traduit, entre autres, Andrée Chedid, Jules Verne, Mark Twain, Mohamed Mbougar Sarr et Zelda Fitzgerald (à paraitre) et s’intéresse aux rapports éthiques et philosophiques de la traduction dans le cadre d’études sur les processus de traduction.