Le vocabulaire de la chasse dans Silvatica de Helga M. Novak (1997) et dans sa traduction française (2022)
Résumé
Après des études de philosophie et de journalisme à Leipzig, Helga M. Novak (1937-2013), communiste convaincue, finit par entrer en conflit avec le régime de RDA : déchue de la nationalité est-allemande, elle quitte le pays en 1966 pour mener une vie errante à travers l’Europe. Se revendiquant de l’anarchosyndicalisme, elle soutient à partir de 1981 le syndicat polonais Solidarność et s’installe pour une vingtaine d’années dans un village au sud de Gdańsk, à proximité d’une forêt. Cette vie retirée nourrit en grande partie son dernier recueil Silvatica (1997). Le sujet féminin qui, sous le nom de Silvatica, s’exprime dans ce cycle de 75 poèmes évoque sa vie clandestine dans la forêt en compagnie d’un braconnier nommé Eustachos. Silvatica prend tour à tout diverses identités ou fonctions, chasseuse indépendante ou auxiliaire d’Eustachos, prédateur ou proie. Le thème de la chasse décliné sur plusieurs niveaux (mythe nordique de la Grande Chasse, mythe grec d’Artémis, métaphore de la chasse amoureuse, évocation des chasses de la nomenklatura) confère son unité au cycle. Il s’agit ici de présenter les difficultés propres à la traduction de ces poèmes, menée par l’auteur de l’article lui-même, notamment celles qui sont liées à la polysémie des expressions qui relèvent à la fois de l’usage courant et du langage spécialisé de la vénerie et qui sont resémantisées au sein du poème. »
Abstract
After studying philosophy and journalism in Leipzig, Helga M. Novak (1937-2013), a committed communist, ended up being in conflict with the East German regime. After having been stripped of the East German nationality, she left the country in 1966 to lead a wandering life throughout Europe. Claiming to represent anarcho-syndicalism, from 1981 onwards she backed the Polish trade union Solidarność and settled down for about twenty years in a village south of Gdańsk, close to a forest. That secluded life greatly influenced her last collection entitled Silvatica (1997). The female subject who, under the name Silvatica, expresses herself in this cycle of 75 poems describes her clandestine life in the forest with a poacher named Eustachos. Silvatica alternately adopts various identities or functions as a huntress who helps Eustachos or acts independently from him and as a predator or a prey. The topic of hunting, which is broken down into several levels (i.e. the Nordic myth of the Great Hunt, the Greek myth of Artemis, a metaphor of infatuation and the description of hunts performed by members of the nomenklatura) gives the cycle its unity. What is at stake here is to introduce the difficulties which arise when the author of the article himself translated those poems from German into French, especially those which are linked with the polysemy of phrases which derive both from everyday usage and from the specialized language of hunting and which are given a new semantic value within the poems. »
Table des matières
Texte intégral
Il s’agira ici de présenter les difficultés spécifiques que j’ai rencontrées en traduisant en français un recueil qui fait régulièrement appel à des expressions issues du vocabulaire allemand très riche et très ancien de la chasse, appliquées au contexte polysémique d’un cycle de 75 poèmes que la poétesse d’origine est-allemande Helga M. Novak (1937-2013) a publié en 1997 sous le titre Silvatica1. Nous verrons que pour résoudre certaine de ces difficultés, le recours à la terminologie française spécialisée est nécessaire mais non suffisante pour restituer le travail de Novak sur la langue allemande. L’originalité de cette écriture réside précisément dans les effets spécifiques que produisent les expressions issues du vocabulaire de la chasse en contexte poétique, ce qui m’a amené dans certains cas à privilégier une perspective que l’on pourrait qualifier de « sourcière », ou plus simplement, si l’on veut éviter de retomber dans l’opposition « sourciers »/« ciblistes », de recherche d’une « équivalence fonctionnelle2 ».
Commençons par quelques éléments biographiques qui constituent un accès possible parmi d’autres à ce cycle d’une poétesse encore peu connue en France3. Après le suicide de son père, Helga Maria Schmidt est adoptée par la famille Nowak avec laquelle elle entretient des rapports difficiles et dont elle porte désormais le nom qu’elle orthographiera cependant plus tard « Novak » dans un geste symbolique de mise à distance4. Fuyant sa famille d’adoption et trouvant dans les organisations de jeunesse du régime est-allemand un substitut de cadre familial, elle étudie de 1954 à 1957 la philosophie et le journalisme à Leipzig. Communiste convaincue, elle sera cependant exclue une première fois de l’université en raison de son caractère trop indépendant et d’initiatives politiques jugées intempestives. Sa liaison avec un étudiant certes communiste mais islandais, donc ressortissant d’un pays membre fondateur de l’Otan, la rend vulnérable, et elle est contrainte de devenir, sous la pression, « personne-contact » de la Stasi. Malgré sa fidélité au régime (après des séjours en Islande et en Italie, elle retourne volontairement en RDA), elle est définitivement exclue de l’université, déchue de la nationalité est-allemande et doit quitter le pays en 1966. Après plusieurs longs séjours dans divers pays européens (Italie, Islande, Yougoslavie, Allemagne de l’Ouest), elle se fixe en Pologne. Se revendiquant de l’anarchosyndicalisme, elle soutient à partir de 1981 le syndicat Solidarność, principale force d’opposition au régime communiste et s’installe pendant une vingtaine d’années à Legbad, un village au sud de Gdańsk, à proximité d’une forêt. C’est cette vie retirée dans un paysage lui rappelant la Marche de Brandebourg de sa jeunesse qui nourrit en grande partie son dernier recueil Silvatica. Le livre est conçu comme un cycle et divisé en trois sections intitulées respectivement « État sauvage », « Duels », « Vie d’Artémis ». Le « je » lyrique qui s’exprime dans ce recueil est celui d’une femme qui évoque sa vie clandestine dans la forêt en compagnie d’un chasseur nommé Eustachos.
Il est possible d’identifier des bribes de narration qui confèrent au recueil son ossature : Eustachos est un vagabond qui place ses pièges dans la forêt, un chasseur armé d’un fusil qui attire le gibier avec ses appeaux, mais également un braconnier pourchassé par des gardes-chasse, eux-mêmes chiens de garde de la nomenklatura communiste qui dispose de droits sur les forêts d’État. Silvatica, la bien nommée, vit, elle aussi, dans les bois et prend diverses identités ou fonctions, tour à tour chasseuse indépendante, femme vieillissante et seule, mais aussi amante liée par une relation d’amour-haine ambivalente avec Eustachos qu’elle semble même affronter en duel. Mais au-delà de ce qui pourrait être ramené à des biographèmes (la vie retirée de Helga Novak en Pologne, une histoire d’amour douloureuse, le vieillissement, la mélancolie, etc.), Novak ouvre cette « chronique » de la vie dans les bois, au-delà de la métaphore de la chasse amoureuse, à une dimension symbolique et mythique. Le nom Eustachos (Eusthatius) fait en effet référence au général romain Placidus (IIIe siècle ap. J.-C.) qui, selon la légende, se serait converti au christianisme et aurait pris le nom chrétien d’Eustache après avoir rencontré, au cours d’une chasse, le Christ sous les traits d’un cerf arborant une croix entre ses bois. Quant au personnage féminin de Silvatica, il est explicitement comparé à Artémis, Diane chasseresse. Helga Novak s’appuie en outre dans Silvatica sur les légendes dérivées du grand complexe mythique germanique et scandinave de la Chasse sauvage auquel il est fait référence dès le premier poème : pendant les douze jours qui précèdent l’Épiphanie, où les nuits sont les plus longues et les tempêtes fréquentes, des géants, fantômes ou chasseurs accompagnés de chiens, sont emmenés dans une chevauchée fantastique par le dieu Wotan/Odin, ou par un chasseur nommé Helljäger (« chasseur infernal ») ou encore Hackelberg5. Dietrich de Berne, autre figure légendaire, inspirée par le roi ostrogoth Theodoric de Vérone, est parfois présenté, lui aussi, comme dirigeant cette armée. Cette chevauchée fantastique apparaît généralement comme la sanction d’une transgression commise par un chevalier. Une autre légende allemande citée par Novak, celle du seigneur de Rodenstein qui a pour cadre l’Odenwald, (la forêt d’Odin, au nord de Heidelberg) raconte, elle aussi, la genèse d’un châtiment : Rodenstein, qui a délaissé sa femme enceinte pour partir au combat, est condamné à sortir de sa tombe à chaque guerre et à conduire une armée de spectres. Ce qui a particulièrement retenu l’attention de H. Novak, c’est que certaines variantes de ces légendes mentionnent également une figure féminine aux rôles réversibles : celle-ci est soit l’objet de la Chasse d’Odin, soit une femme sauvage qui accompagne le Grand Veneur. Cette ambivalence caractérise également le personnage féminin qui est au centre du recueil.
Le langage de la chasse : caractéristiques générales
La chasse est donc au sens propre comme au sens figuré, sous des formes archaïques ou modernes, dans ses implications personnelles ou collectives, sans cesse évoquée dans le recueil et sert de fil conducteur, avec la vie dans les bois, au cycle de Novak qui a recours dans un grand nombre de poèmes à des termes issus de la langue de la chasse, ce que l’on appelle en allemand Jägersprache ou Waidmannsprache6. Avant d’aborder certains problèmes de traduction des poèmes de Novak, il convient de présenter quelques caractéristiques de ce langage spécialisé.
Le langage de la chasse est très ancien, les linguistes le font remonter au VIIe siècle, c’est-à-dire à l’époque ou le vieux-haut allemand se développe7. D’abord langage d’origine populaire issu de la pratique simple de la chasse, il va ensuite se spécialiser, surtout à partir du XIIe siècle avec l’essor de la culture féodale. On évalue à 13 000 le nombre de termes de la chasse et à environ 3 fois plus d’expressions créées à partir de ce lexique, soit environ 40 000 éléments relevant de ce langage. Mais dans l’usage actuel ne subsisteraient plus environ que 3 000 à 6 000 termes et expressions. Plus précisément, il convient de faire la distinction entre la Gemeinsprache, le langage courant, qui comprend des termes compréhensibles par tous les locuteurs germanophones, la Fachsprache, langage technique propre à un groupe ou une profession mais qui est partagé de fait avec d’autres groupes de locuteurs et dont la finalité reste la précision, source de communication pratique, et enfin la Standessprache, un sociolecte de connivence qui n’est compréhensible que par les seuls membres du groupe en question et qui vise, au contraire du langage technique, à exclure les locuteurs extérieurs au groupe. Dans Silvatica, on retrouve les trois types de langages. Ce sont surtout les deux derniers types qui nous intéressent ici parce que la part d’opacité qui les caractérise soulève des problèmes de traduction, mais aussi de stratégie poétique de la part d’une écrivaine qui, dès l’adolescence, a professé des opinions communistes et avec le temps, s’est rapprochée de positions anarchistes. L’évolution que l’on constate au cours du Moyen Âge vers un langage de plus en plus spécialisé s’explique par plusieurs facteurs. La volonté de la part de la noblesse de se distinguer du simple chasseur, c’est-à-dire du paysan qui lui aussi s’adonne à cette pratique, s’affirme toujours plus avec le développement de la féodalité. À l’origine, la langue de corporation s’applique surtout à la chasse aux grands cervidés, à la fauconnerie et à l’oisellerie, il faut attendre le XVIIe et le XVIIIe siècle pour voir le langage de la chasse s’étendre au petit gibier. Ce langage spécialisé n’est pas anecdotique, il est constitutif de l’appartenance à la corporation qui a, comme tout groupe fermé, son éthique : il faut mériter le titre de gerechter Jäger, gerecht ici dans le sens de fachgerecht, c’est-à-dire qui répond au fonctionnement et aux exigences d’une discipline, aux compétences spécifiques d’un métier. Der gerechte Jäger, le chasseur compétent, c’est celui qui maîtrise le langage, qui sait nommer les animaux, les parties de leur corps, identifier leurs traces, qui connaît leurs comportements, mais qui respecte aussi des pratiques et des rituels codifiés : pour ne citer qu’un seul exemple, les chasseurs parlent de Blattschuss qui consiste à tirer derrière l’omoplate (Schulterblatt) de l’animal afin de lui éviter des souffrances, mais aussi de ne pas endommager les parties comestibles8.
Comme en France, la chasse a connu dans les pays de langue allemande une évolution qui tend à la démocratisation. Ce mouvement sera plus lent et moins poussé en Allemagne et en Autriche (essentiellement à partir de 1848) qu’en France, ce qui est étroitement lié aux évolutions politiques des pays respectifs, l’Allemagne et l’Autriche n’ayant pas connu de grande révolution et de régicide comme en France qui se sont accompagnés de la remise en cause de privilèges attribués à la noblesse.
Toutefois, au XIXe siècle, la noblesse perd dans les pays de langue allemande une partie de ses droits illimités sur la chasse, notamment en ce qui concerne les zones de chasse : l’aristocratie féodale pouvait jusque-là chasser sans contrainte sur des terres qui ne lui appartenaient pas ; avec la modification de la réglementation faisant suite à la révolution de 1848, ce droit, sauf exceptions, va être supprimé, le droit de chasse sur ses terres étant garanti à chaque propriétaire, même roturier.
Dans ce contexte de remise en cause des privilèges, le maintien d’un langage spécialisé, voire crypté, permet à l’aristocratie de conserver une forme de distinction sociale. Avec la démocratisation s’installe une porosité entre le langage de la chasse et le langage usuel, mais on constate que cette porosité rencontre des limites, car selon un phénomène bien connu les nouveaux arrivés dans la corporation veulent voir rejaillir sur eux le prestige de la classe supérieure, ce qui est rendu possible par exemple en adoptant le langage cynégétique de l’aristocratie. C’est ce qui explique la résistance de ce type de jargon qui subsiste à côté de l’usage courant, lequel a ses propres termes pour désigner les animaux, alors même que le nombre de chasseurs explose.
Que tout chasseur depuis les débuts, depuis le haut Moyen Âge, utilise des termes spécifiques, bien que la langue courante dispose déjà des expressions nécessaires, s’expliquerait aussi selon certains historiens et anthropologues par la superstition : en effet dans la croyance courante, les animaux chassés comprendraient le langage des humains et il serait donc nécessaire pour les chasseurs de crypter leurs échanges quand ils se trouvent en forêt afin de ne pas trahir leur tactique. Cela expliquerait non seulement l’utilisation d’autres termes que les expressions quotidiennes, mais aussi la multiplicité des synonymes. Par exemple, à côté du terme Schwanz et de son synonyme Schweif qui désigne la queue d’un animal, on trouve plusieurs termes tels que Blume (fleur), Lunte (mèche), Fahne (drapeau, bannière), Bürzel (croupion), etc. On constate d’ailleurs que la chasse a gardé son lien ancestral avec des croyances magiques et des superstitions. Le tableau de chasse (Strecke en allemand, terme qui n’est guère plus utilisé que dans l’expression zur Strecke legen : littéralement : mettre au tableau de chasse, et qui veut dire : tuer, éliminer quelqu’un) consiste à disposer au sol le gibier abattu selon des consignes strictes : certaines sont d’ordre symbolique ou esthétique (les animaux sont classés par espèces selon une hiérarchie aisément compréhensible, du plus grand au plus petit), mais aussi d’ordre magique : l’ensemble du gibier tué pendant une chasse est posé sur le sol du côté droit parce qu’en le posant du côté gauche, on l’exposerait aux démons qui vivent dans la terre et qui pourraient pénétrer dans le corps.
La complexité et la richesse de ce langage s’expliqueraient donc par le croisement de plusieurs facteurs : une nécessité de différenciation technique dans la dénomination de tout ce qui se rapporte à la chasse, au gibier et aux pratiques de la vénerie (spécialisation en fonction des types d’animaux, des situations), une volonté de créer un jargon spécifique à une corporation qui se définit en tant que telle par des stratégies de mise à distance par rapport à d’autres groupes sociaux, mais aussi, dans la perspective archaïque de la superstition, la volonté des humains de maîtriser par le langage les forces menaçantes du monde animal ainsi que des forces maléfiques de la nature.
Néologismes, polysémie et resémantisation dans le langage de la chasse
Du point de vue de son fonctionnement, le langage de la chasse présente plusieurs caractéristiques. Seules celles qui ont eu des incidences sur le travail de traduction seront évoquées ici.
Comme tout langage spécialisé, la Jägersprache crée des néologismes, ce phénomène cependant se fait à partir de termes déjà existants. S’il est souvent incompréhensible pour le profane, ce langage comprend des éléments sémantiques issus de l’usage courant qui peuvent être combinés à des termes plus techniques, par le biais notamment des mots composés, ce qui génère des difficultés spécifiques pour la traduction, le français n’ayant pas la capacité de créer ad libitum des mots composés comme le peut la langue allemande.
Les chasseurs de faisans, par exemple, parlent de Balzrose : il s’agit de la tache qui apparaît sur la tête du faisan à la saison des amours. On est là en présence de la combinaison d’un terme spécifique de la chasse Balz qui désigne la parade amoureuse de certains oiseaux, et de la métaphore courante de la rose qui ici sert simplement à désigner une tache rouge plus ou moins ronde.
On trouve dans Silvatica un bel exemple9 de ce type de composition que Novak utilise pour sa force poétique et énigmatique : il s’agit de Büchsenlicht, composé de Büchse qui désigne à l’origine la boîte (du grec pyksos, le buis, devenu buxus en latin qui a donné le français « buis », « boîte », l’allemand Buchs et l’anglais box, boxwood) mais aussi la carabine à balles (par opposition à Flinte qui est le fusil qui tire des plombs), et de Licht, la lumière. Büchsenlicht, c’est l’intensité de lumière suffisante à l’aube pour que la chasse soit possible. Afin de garantir la poéticité et l’originalité de l’expression allemande qui repose précisément sur la combinaison du terme « technique » (Büchse) et du terme courant (Licht), j’ai préféré créer le néologisme « lumière de chasse » plutôt que d’avoir recours à des expressions qui sont certes utilisées par les chasseurs, mais non spécifiques comme « premières lueurs de l’aube » ou « crépuscule avancé » qui, de surcroît, ne comportent pas de terme désignant une arme à feu.
Une autre caractéristique de cette langue, inverse de la création de néologismes univoques, est sa polysémie. Ce qui au premier abord rend sa compréhension difficile, c’est que les termes qui sont précisément issus du langage courant ou qui existent dans l’usage courant et donc ne devraient pas poser de problème, sont resémantisés. Cela peut être le cas de termes très simples comme l’adjectif « alt » (vieux, ancien) qui ne sert pas seulement à qualifier un cerf âgé, mais aussi un cerf qui peut être chassé. Cette resémantisation d’un seul et même terme peut être multiple et le nombre de significations possibles également assez élevé. En voici quelques exemples que l’on rencontre dans Silvatica :
Dans l’usage courant, le verbe abschlagen a plusieurs sens. Il comporte la particule ab qui désigne une séparation, un éloignement, mais aussi un mouvement de refus, de défense : dans le langage de la chasse, il désigne le mouvement sec du tranchant de la main qui permet de tuer un lapin (le fameux coup du lapin) ; il peut renvoyer à la découpe du bois des cervidés, mais aussi décrire le geste qui consiste à dégager le velours qui recouvre les bois d’un cerf (ces deux derniers sens renvoyant à deux étapes de la préparation des trophées). C’est pourquoi dans le poème « vorsichtig den Wind nehmen » / « prudemment prendre le vent10 » l’expression « Geweihe sauber abgeschlagen » peut signifier que « les ramures ont été soigneusement coupées » (c’est le sens que j’ai retenu dans le contexte, il est dit juste après que les canines de l’animal ont été extraites), mais cela pourrait vouloir dire aussi que ces ramures ont été soigneusement débarrassés de leur velours. Le verbe abschlagen s’emploie également pour décrire le sanglier qui essaie de repousser les chiens de chasse en parlant des ongulés, pour décrire la mère qui éloigne, voire chasse les derniers petits avant de mettre bas de nouveau ; dans le même registre, le verbe désigne la pratique de la meute de sangliers qui se sépare du sanglier arrivé à maturité sexuelle.
Le verbe abreiten ne désigne pas le départ à cheval d’un cavalier (comme dans l’usage courant) mais l’envol du coq de bruyère, c’est dans ce sens que Novak l’utilise dans « wo die Wilderer » / « là où les braconniers11 ».
Il y a donc eu un double travail d’identification à effectuer après la première lecture de Silvatica : il convenait tout d’abord de repérer la resémantisation de tous les termes courants dans le sens de la langue de la chasse : Rosenstock par exemple ne veut pas dire « rosier » mais désigne la bosse frontale d’un cerf ; Wildsprung n’est pas un saut, un bond sauvage comme on pourrait le croire de prime abord, mais désigne une harde de chevreuils en hiver ; holzen ne veut pas dire couper du bois, mais désigne le déplacement de la martre d’arbre en arbre, etc. Ensuite, une fois identifiés les termes ou les expressions issus de la chasse, il fallait choisir en fonction du contexte immédiat parmi toutes les significations qui se présentaient celle qui manifestement était employée dans le passage en question. Ce choix ne pouvait s’appuyer sur une comparaison avec d’autres occurrences dans le recueil, les verbes cités ici étant des hapax. Enfin il fallait trouver l’expression correspondante en français.
Quelques exemples de difficultés rencontrées en traduisant Silvatica
Le français possédant lui aussi un vocabulaire spécifique à la chasse, il est souvent aisé de trouver un équivalent proche de l’expression allemande. Si les dictionnaires courants traduisent Schweißhund, par « braque » ou « chien de chasse », il faut savoir que Schweiß, ne signifie pas seulement « sueur » (signification qui vient immédiatement à l’esprit d’un locuteur germanophone moderne), mais aussi « sang » (une analogie que l’on retrouve en français dans l’expression « suer sang et eau »). Schweißhund est la forme allemande qui correspond à ce que le langage spécialisé de la chasse en français appelle aussi « chien de sang ». Il ne s’agit donc pas de n’importe quel chien de chasse, mais de celui qui est dressé à la recherche du sang de l’animal blessé qui a pu s’enfuir. De même, Haken, qui désigne en allemand toute sortes de crochets, est pour un chasseur l’incisive d’un cervidé, c’est une image qui est également utilisée en français dans ce sens-là. Mais il existe aussi des cas où les lexiques ne correspondent pas tout à fait. On trouve par exemple dans Silvatica un terme emprunté au français qui a subi cependant un léger glissement de sens. La langue allemande a beaucoup emprunté au français, la langue spécialisée de la chasse moins, mais dans Silvatica apparaît un terme français qui s’avère, comme souvent, être un « faux-ami » : il s’agit de Hautgout. L’expression française « haut goût » est vieillie, elle servait autrefois à désigner les épices, que l’on appelait « les plantes de haut goût », et plus couramment on parlait d’un « plat de haut goût », c’est-à-dire fortement relevé. L’expression peut être encore utilisée en cuisine précisément dans un contexte de chasse, mais elle sert à qualifier une marinade. En allemand, le terme, lui aussi désuet, ne désigne pas une marinade, mais la viande faisandée et son odeur particulière, et c’est précisément l’odeur qui est mentionnée dans le poème où apparaît le mot12. Nous avons donc là un terme dont les aires de signification et d’emploi se recoupent mais pas en totalité.
Parmi les difficultés lexicales rencontrées par le traducteur, il en est qui concernent un champ sémantique qui, dans la langue de la chasse, a été en allemand extrêmement riche. C’est celui qui concerne l’ensemble des traces que laissent les animaux sur le sol et qui ont une importance capitale pour le chasseur. La lecture minutieuse de ces traces permet en effet l’identification de l’animal que le chasseur espère débusquer. Il va ainsi déterminer l’espèce, l’âge et le sexe de la bête, établir s’il s’agit d’une biche qui marche droit ou d’un cerf qui « croise ses allures », évaluer le poids, la direction prise, etc. Le chasseur qui est hirschgerecht, c’est-à-dire qui maîtrise la chasse aux cervidés, pouvait lire sur la piste d’un cerf jusqu’à soixante-douze signes, lesquels depuis la fin du Moyen Âge sont consignés dans des traités de vénerie. De nos jours, les chasseurs utilisent encore sept ou huit termes qui désignent autant d’indices. On trouve dans Silvatica deux de ces termes13 : le premier, Burgstall, est un terme ancien qui désigne à l’origine la hauteur sur laquelle est construit un château fort, et que les chasseurs utilisent pour parler de la petite bosse de terre qui se forme sur la piste à chaque pas de l’animal en raison de la cavité qui existe entre les deux parties antérieures du sabot et le coussinet situé plus en retrait. Si Burgstall est le terme le plus courant, il existe de nombreuses variantes dialectales ou des synonymes comme Bichel, Birgel, Berg, Birg, Bühel, Bürgel, Burgel, Grimmen, Grummen, Gronne, Hübel, Hüberlein ou encore Krümme. Le second terme utilisé par Novak est Reif : c’est le monticule en ligne formé par la rencontre des pattes avant et pattes arrière du cervidé au galop. Je n’ai pas trouvé d’équivalent en français à cette richesse lexicale. Le terme ancien le plus répandu encore est le « volcelest » qui désigne à la fois la trace que l’animal, un cervidé la plupart du temps, a laissé sur le sol, puis par métonymie le cri du chasseur qui découvre cette trace et enfin la sonnerie de la trompe qui accompagne ce cri ou le remplace afin d’en informer les autres chasseurs. En effet « volcelest » est la contraction de l’expression ancienne « vois-le, ce l’est » c’est-à-dire, « vois-le, c’est lui ». Il a fallu se résoudre à traduire Reif par « monticule », un terme non spécifique, et garder « volcelest » pour Burgstall : « plus de volcelest de filet de monticule. »
Il y a ensuite les cas, plus nombreux, où le traducteur doit faire preuve d’inventivité parce que l’expression allemande qui repose sur une image concrète n’a pas d’équivalent, direct ou approximatif, en français.
La langue allemande, plus que le français, affectionne les syntagmes à deux éléments, les doublons qui souvent riment ou assonent, quitte à ce que le sens soit redondant. C’est le cas dans le vers « warum mich nicht niederstrecken vor Knall und Fall » / « pourquoi ne pas m’étendre à brûle-pourpoint14 ») où le syntagme vor Knall und Fall, outre qu’il est composé de deux monosyllabes qui riment, provient de la langue de la chasse, même si cette origine n’est plus perçue comme telle dans l’usage courant. Knall évoque le bruit de la détonation, Fall signifie la chute. L’expression, que l’on rencontre aussi sous la forme Knall auf Fall, a une valeur adverbiale : elle désigne une action qui se produit très vite, à la vitesse du gibier qui tombe quand il a été touché par un coup de feu. Dans le vers cité plus haut, le verbe niederstrecken qui signifie « s’étendre » comporte une connotation de mort, le locuteur germanophone entend Strecke, le tableau de chasse, la disposition ordonnée du gibier abattu sur le sol. Il fallait donc rendre l’idée de soudaineté, de rapidité, tout en gardant une image qui évoque une arme à feu et qui du point de vue morphologique ne soit pas trop longue, avec si possible une rime ou une assonance. Pour vor Knall und Fall, j’ai eu recours à l’expression « à brûle-pourpoint » : l’expression française renvoie au fait que, de la fin du Moyen Âge au XVIIe siècle, les soldats portaient un pourpoint matelassé et que, lorsqu’ils tiraient à bout portant, la poudre qui propulsait la balle brûlait cet habit ; si on brûle le pourpoint de l’ennemi, c’est que l’on a pu s’approcher et tirer très vite, de sorte que, pris au dépourvu, il n’a pas eu le temps de se défendre. Dans ce cas, l’expression issue du jargon militaire et passée dans l’usage courant constitue, avec l’allitération en « p » et ses deux accentuations, une tentative de restitution approximative de l’expression allemande tirée du langage de la chasse, elle aussi passée dans la langue avec un sens figuré.
D’autres expressions imagées sont plus délicates encore à rendre en raison de la spécificité du jeu instauré par Novak entre le sens métaphorique courant et la démétaphorisation dans le contexte du poème. C’est le cas dans le poème « ein Wolf » / « un loup15 » où il est dit « um den Wolf zu fangen in einer Lappstatt », littéralement « pour attraper le loup dans une enceinte de draps »: on peut supposer que beaucoup de lecteurs/lectrices germanophones ne pourront comprendre le substantif Lappstatt qu’en le rapportant à l’expression courante en allemand durch die Lappen gehen qui signifie « filer entre les doigts, s’échapper », littéralement : filer entre les draps, les chiffons, mais l’origine de cette expression est ignorée par la très grande majorité de ceux qui l’utilisent. Il s’agit là d’une forme ancienne de battue, utilisée surtout pour la chasse aux loups et aux renards : les chasseurs délimitaient une zone ou un passage au moyen de draps tendus sur des cordes. Ces draps avaient pour fonction d’effrayer le gibier traqué et de le guider vers les chasseurs, ils pouvaient être parfois ornés de têtes grimaçantes à la façon d’un épouvantail. L’animal qui, dans la panique ou parce qu’il ne s’était justement pas laissé impressionner par ces figures, forçait le passage à travers les tentures et déjouait la tactique des chasseurs, pouvait ainsi s’enfuir ; on disait alors de lui qu’il « était passé à travers les draps », durch die Lappen gegangen, équivalent sylvestre de l’expression française issue de la pêche « passer à travers les mailles du filet ». Mais c’est sous forme de substantif que cette expression est présente dans le poème : « Lappstatt » désigne un lieu, une enceinte (Statt) qui a été ainsi délimitée et tendue de draps. On aurait donc pu traduire le vers par « attraper un loup dans les filets » pour faire entendre indirectement « passer à travers les mailles du filet » mais cela aurait banalisé le texte en effaçant la dimension archaïsante de l’allemand qui renvoie à cette pratique aujourd’hui abandonnée. J’ai préféré traduire, dans une perspective « sourcière », par « attraper un loup à la chasse aux draps » avec ce que cette expression peut avoir d’énigmatique, comme en allemand, pour qui ignore les techniques anciennes de battue.
Les difficultés de traduction s’accentuent quand Helga Novak utilise une expression courante indépendante de la chasse, mais qui, dans le contexte de Silvatica semble provenir du vocabulaire de la chasse alors que ce n’est pas le cas. Est ainsi créée une cohérence apparente des signifiants qui renforce l’unité du cycle. Il s’agit de sich ins Bockshorn jagen lassen, étrange expression – littéralement « être chassé dans la corne du bouc » – qui signifie se laisser intimider : elle est très souvent utilisée à la forme négative, comme c’est le cas dans le poème de Novak « prendre prudemment le vent16 ». L’origine de cette expression est encore mystérieuse, c’est une très ancienne formule dont le verbe avant le XVIe siècle donne lieu à de multiples variantes : sich ins Bockshorn zwingen, treiben, jagen lassen (se laisser forcer, pousser, chasser). Comme Martin Luther, dont on connaît l’importance pour la fixation de l’allemand moderne17, ne l’utilise qu’en combinaison avec le verbe jagen, chasser, c’est donc sous cette forme que l’expression a été lexicalisée. Les dictionnaires ne s’accordent pas sur l’origine de cette image que l’on a d’abord expliquée littéralement : enfermer ou chasser quelqu’un dans un espace étroit comme l’intérieur d’une corne de bouc, dont les circonvolutions se font de plus en plus resserrées, serait une façon de décrire le processus d’intimidation. Selon d’autres hypothèses, Bockshorn ne se décomposerait nullement en Bock (le bouc), suivi d’un « s » de liaison et de -Horn (la corne) : Bocks- serait une déformation de Potz, terme utilisé dans les jurons et les imprécations pour évoquer Dieu sans le nommer (comme dans Potz Blut !, « par le sang de Dieu ! », Potz Blitz , « tonnerre de Dieu ! », littéralement : « foudre de Dieu ! »), procédé que l’on trouve en français par exemple dans « parbleu », – auquel est ajouté Zorn, la colère. L’expression signifierait donc littéralement: se laisser entraîner dans la colère de Dieu, subir son courroux, ce qui en effet susciterait la crainte. Quoi qu’il en soit, l’expression n’est pas répertoriée comme ayant son origine dans la langue de la chasse et pourtant, par la présence du verbe jagen, « chasser », et la mention d’un hypothétique bouc ou bouquetin, elle évoque cet univers. Pour garder cette unité de ton, j’ai préféré à la traduction habituelle « ne pas se laisser intimider » l’expression issue du langage de la vénerie « ne pas être aux abois », qui désigne le moment où l’animal, serré par les chiens, est « sur ses fins », avant la curée, c’est-à-dire arrive au bout de ses forces et ne peut s’enfuir, cerné par la meute qui aboie.
Une des difficultés majeures rencontrées dans la traduction de Silvatica, réside dans la combinaison de spécificités de la langue allemande courante, – notamment la plus grande transparence de la base lexicale en allemand qu’en français ainsi qu’un plus grand potentiel dans l’utilisation des affixes –, et de termes qui renvoient à des réalités de la chasse. C’est le cas dans le poème « Eustachos » où Novak dans une série nominale varie quatre termes composés sur la même racine :
noch liegt vieles herum was er brauchen würde
Unterstand Aufstand Einstand nächtlich zum Anstand
Hauptsache stehen zu essen läuft genug herum
beaucoup de choses traînent encore dont il aurait besoin
se tenir à l’abri à la verticale au repos la nuit à l’affût
– l’essentiel : se tenir droit – suffisamment de nourriture qui court les bois18
Dans cette série Unterstand, Einstand et Anstand sont des termes de chasse, Aufstand est un mot général qui désigne la révolte, la rébellion. Tous ces substantifs sont construits à partir de la base -stand que Novak rapporte dans le vers suivant explicitement à son origine, au verbe stehen, se tenir droit (« Hauptsache: stehen », « l’essentiel : se tenir droit »). Unterstand désigne un abri (on se tient sous une protection, valeur du préfixe unter), Aufstand est un acte de rébellion, on se (re)dresse (valeur du préfixe auf), Einstand est une partie d’un domaine de chasse dans laquelle l’animal pénètre (valeur du préfixe ein) pour s’y réfugier, et Anstand est une construction en forme de mirador, plus communément appelé en allemand Jägersitz, « observatoire » ou « affût » en français, où le chasseur se met en position (valeur du préfixe an) pour guetter l’animal. Il est vite apparu que, comme souvent, la traduction se fera en français par des expressions verbales et adverbiales19. La difficulté supplémentaire est d’ordre morphologique, la variation allemande crée un rythme, mais aussi une unité de sens : quelle que soit la position ou la fonction, chasseur ou chassé, il faut affirmer sa dignité, se tenir droit(e). Il importait donc de trouver un équivalent à la fois des différents sens et de la forme répétitive : l’utilisation de périphrases adverbiales commençant toutes par « à » et la répétition du verbe « se tenir » permet de donner une idée de l’original : « se tenir à l’abri à la verticale au repos à l’affût/ – l’essentiel : se tenir droit – ».
Enfin, pour arriver au plus grand degré de difficulté, évoquons un cas de jeu de mots intraduisible en raison de la présence simultanée du sens courant et du sens spécialisé, et ce non pas sur un, mais sur trois termes; il s’agit de mots aussi simples que Teller, Schüssel et Schale que tout locuteur germanophone comprend d’abord dans le sens quotidien respectivement d’ « assiette », de « bol » et de « coupe » (les deux derniers termes allemands étant des synonymes), mais qui dans le langage des chasseurs désignent pour les deux premiers, Teller et Schüssel, les oreilles des sangliers, et pour Schale les sabots des ongulés : « …mit Tellern Schüsseln und Schalen / haben die Tiere gedeckt… », « …assiettes plats et coupes / les animaux ont dressé le couvert20… ». Le jeu sur ces significations ne peut être rendu dans la traduction car ces termes sont utilisés dans un poème où il est question explicitement d’animaux qui, dans la forêt, ont dressé une table pour Eustachos et Silvatica, et que l’équivalent français du terme technique désignant les oreilles du sanglier, « écoutes », n’a aucun rapport avec les couverts. Il y a là dans le poème de Novak un sous-texte en langage spécialisé que les locuteurs germanophones eux-mêmes ne saisiront pas forcément, mais qui crée une analogie entre le monde des animaux et celui des humains.
Pour finir sur une note plus consolatrice après cet exemple d’impossibilité à faire jouer simultanément deux niveaux de signification, rappelons cette évidence que les éléments de langage spécialisé utilisés par Novak sont intégrés dans un texte poétique, et que s’ils participent de cet effet de rudesse originale qui caractérise le cycle, ils n’en constituent pas l’alpha et l’oméga. Autrement dit, il n’y a pas de visée documentaire ni de poétique strictement objectiviste chez elle. Silvatica n’est pas un texte technique qui exigerait du traducteur de s’en tenir à une précision objective absolue à chaque occurrence de termes spécialisés21. L’habileté de Novak réside dans le fait que la chasse et son langage en partie hermétique se situe précisément à la croisée de différents niveaux de sens, mythique, biographique ou politique : Hermès, dieu des carrefours… Plus précisément, le recours au sociolecte de la chasse, en partie désuet et historiquement issu d’une culture féodale, constitue de la part de cette poétesse formée à l’école du marxisme, socialisée dans des organisations communistes d’État suite à sa rupture avec son milieu familial d’adoption, et se réclamant au moment de la rédaction de Silvatica de l’anarcho-syndicalisme, une stratégie qui peut paraître surprenante : cependant, au-delà des effets d’étrangeté produits, celle stratégie s’explique du point de vue poétique par le désir d’inscrire dans la langue même la connivence qui lie les deux chasseurs, eux-mêmes traqués dans une forêt d’État du socialisme réellement existant. Face à certaines difficultés évoquées plus haut, j’ai retenu des solutions tournées vers le versant « sourcier » de la recherche de « l’équivalence fonctionnelle », précisément eu égard à la fonction spécifique de cette inscription de termes « techniques » dans le matériau poétique.
Notes
1Helga M. Novak, Silvatica. Gedichte, Frankfurt am Main, Schöffling & Co., 1997; édition française: Helga M. Novak, Silvatica, trad. Laurent Cassagnau, Nice, Éditions Unes, 2022.
2Sur « l’équivalence fonctionnelle » voir Claude Tatilon, « Traduction : une perspective fonctionnaliste », La linguistique, 2003/1 (vol. 39), p. 109-118. Sur la distinction entre « sourciers » et « ciblistes », voir Jean-René Ladmiral, Sourcier ou cibliste, Paris, Les Belles Lettres, 2014, en particulier le chapitre 5 « L’étranger dans la langue », p. 123-134.
3Silvatica est le premier recueil complet paru en français. En 2007 a paru l’anthologie suivante : Helga M. Novak, C’est là que je suis. Poèmes traduits par Jean-François Nominé, Paris, Buchet-Chastel, 2007.
4La notice de l’encyclopédie en ligne Wikipédia consacrée à Helga M. Novak comporte une grossière erreur biographique, certainement due à une erreur de retranscription mais reprise sur de nombreux sites. « Helga Novak » n’est pas « le pseudonyme de Maria Karlsdottir », ce dernier nom est le patronyme qu’elle a dû adopter en Islande, suite à la perte de la citoyenneté est-allemande.
5Hanns von Hackelberg (1581-1581), grand veneur du duc Julius von Braunschweig, a été condamné, selon la légende qui s’est répandue dans le nord de l’Allemagne, à chasser éternellement au cours des nuits de tempête.
6L’allemand dispose de deux termes pour désigner le chasseur : le plus courant, Jäger, est dérivé du verbe jagen, racine que l’on ne trouve qu’en allemand et en néerlandais et pas dans les autres langues germaniques ; en parallèle existe Weidmann ou Waidmann, terme construit à partir de Weide qui désigne aussi la chasse.
7Les remarques suivantes concernant l’histoire et le fonctionnement de la langue de la chasse s’appuient sur les ouvrages suivants : Ilse Haseder, Gerhard Stinglwagner, Knaurs Großes Jagdlexikon, Weltbild, Augsburg 2000 ; Peter Ott, Zur Sprache der Jäger in der deutschen Schweiz, Frauenfeld, Verlag Hueber & OC. Aktiengesellschaft, 1970, consultable sur: https://www.e-helvetica.nb.admin.ch/search?urn=nbdig-65210 (dernière consultation 15.10.2022) ; Michael Karlheinz Wagner, Die deutsche Jägersprache aus variationslinguistischer und soziopragmatischer Sicht, mémoire de fin d’études, Karl-Franzens-Universität Graz, 2014. Pour la langue française on consultera : Michèle Lenoble-Pinson, Poil et plume. Dictionnaire de termes de chasse passés dans la langue courante, préface J. Pruvots, Paris, Champion Classiques, 2013.
8L’équivalent de Blattschuss en français est « balle au cœur », censée ne pas faire souffrir l’animal.
9Silvatica, Schoeffling, p. 47; Silvatica, Éditions Unes, p. 51.
10Silvatica, Schoeffling, p. 12; Silvatica, Éditions Unes, p. 15.
11Silvatica, Schoeffling, p. 21; Silvatica, Éditions Unes, p. 24: « le coq devient svelte et s’envole ».
12Silvatica, Schoeffling, p. 21; Silvatica, Éditions Unes, p. 24.
13Ils se trouvent dans le même poème : « wie erschlagen », Silvatica, Schoeffling, p. 69 ; « comme abattue ». Silvatica, Éditions Unes, p. 73.
14Silvatica, Schoeffling, p. 38; Silvatica, Éditions Unes, p. 42.
15Silvatica, Schoeffling, p. 35; Silvatica, Éditions Unes, p. 39.
16« vorsichtig Wind nehmen » (dernière strophe: « und nicht ins Bockshorn jagen lassen »). Silvatica, Schoeffling, p. 12; Silvatica, Éditions Unes, p. 15.
17Pour sa traduction de la Bible (1522-1534), Luther s’est appuyé sur l’allemand administratif de l’époque (appelé Kanzleisprache, « langue de chancellerie ») qui mélange haut et bas allemand et qui est donc compréhensible dans le nord comme dans le sud de l’Allemagne. Il a eu également recours à la fois à des néologismes et à des expressions populaires, ce qui lui a permis d’unifier et de revivifier la langue allemande.
18Silvatica, Schoeffling, p. 31; Silvatica, Éditions Unes, p. 35.
19Marcel Pérennec, Éléments de traduction comparée. Français/allemand, Paris, Armand Colin, 2021, p. 12-15.
20Silvatica, Schoeffling, p. 51; Silvatica, Éditions Unes, p. 55.
21Voir Jean-René Ladmiral, « Traduction philosophique et traduction spécialisée, même combat ? », Synergies Tunisie 2, 2010, p. 11-30, consultable à l’adresse https://gerflint.fr/Base/Tunisie2/ladmiral.pdf (dernière consultation 08/ 10/ 2023).
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Laurent Cassagnau
Laurent Cassagnau est né en 1959 à Toulouse. Il est traducteur et maître de conférences en études germaniques à l’École Normale Supérieure de Lyon et chercheur au Centre d’Études et de Recherches Comparées sur la Création (CERCC). Il est spécialiste de poésie de langue allemande moderne et contemporaine et a obtenu en 2024 le Prix Nerval Goethe pour l’ensemble de ses traductions (une trentaine d’ouvrages), en particulier pour celles de Silvatica de Helga M. Novak et de Blue Box de Barbara Köhler. Parmi ses publications, on trouve une anthologie (Heinrich Heine, Les poésies d’amour. Choix, traduction et postface de Laurent Cassagnau, Belaval, Circé, 2023) et plusieurs articles concernant la traduction, notamment « Écrire, traduire (contre) l’origine. En lisant, en traduisant marie weiss rot/ marie blanc rouge de Laure Gauthier », La main de Thôt, n°2 « Traduction, plurilinguisme et langues en contact », 2014, consultable en ligne https://revues.univ-tlse2.fr/lamaindethot/index.php?id=465