Traduire le corps et ses états : terminologie clinique en anglais et en français
Résumé
Le corps, siège des manifestations cliniques de la santé, fait l’objet d’une vaste terminologie partagée en deux champs complémentaires : celui du ressenti du malade, et celui de l’observation et de l’interprétation du médecin, conceptualisées par les sciences médicales. Le premier comprend des vocables anciens souvent imprécis, polysémiques mais motivés ; le second, plus récent, est fait de termes plus opaques construits largement sur des bases grécolatines. Si chaque lexique a son champ propre, le passage du subjectif (la souffrance) à l’objectif (la médecine) est régi par des critères différents en anglais et en français. D’où des difficultés pour le traducteur, difficultés majorées par la définition actuelle de la santé comme un état de bien-être total. Le présent témoignage esquisse, à travers des exemples pratiques, quelques règles à respecter, des écueils à éviter, et des précautions à prendre lors de la traduction d’articles scientifiques dans les sciences cliniques, tout en invitant à des recherches plus théoriques. »
Abstract
The terminology of the body and of its state of health is described by a vast terminology in two complementary fields: (i) the patient’s feelings, and (ii) the physican’s observations and interpretations, conceptualised by medical science. The first includes old terms that are often imprecise, polysemous but motivated; the second, more recent, is made up of more opaque terms built largely from Greek and Latin. Although each lexicon has its own field, the shift from the subjective (illness) to the objective (medicine) is governed by different criteria in English and in French. This creates difficulties for the translator that are compounded by the current definition of health as a total state of wellbeing. With the aid of practical examples, the present account outlines some rules to follow, pitfalls to avoid, and precautions to take when translating scientific articles in the clinical sciences, and suggests possible lines of theoretical research. »
Table des matières
Texte intégral
Cette recherche prend pour objet la terminologie clinique en anglais et en français, et plus spécifiquement le problème que la synonymie entre termes savants ou courants pose au traducteur d’édition médicale (le cas de l’interprète en consultation médicale n’est pas abordé ici). En effet, le choix de l’un ou de l’autre registre, au triple sens donné à ce terme par Halliday1, à savoir champ (objet, technicité), mode (forme adéquate) et teneur (relation auteur-lecteur), n’obéit pas toujours aux mêmes critères dans les deux langues. Les contours de cette non-équivalence et les difficultés qui en résultent sont instruits par l’expérience de l’auteur au cours de sa pratique professionnelle de la traduction médicale. Les observations rapportées ici s’apparentent donc à un témoignage de problèmes rencontrés et résolus, et non à un recueil de données lexicographiques propres à illustrer tel ou tel phénomène linguistique. Une première analyse apporte quelques explications à cette dualité terminologique susceptibles d’aider le traducteur médical dans son travail quotidien. Cette étude à visée pratique indique quelques pistes de recherche théorique à suivre sur corpus.
Les mots de la santé
Par terminologie clinique, s’entend l’ensemble des termes, essentiellement des noms et leurs adjectifs correspondants, utilisés soit par les médecins et les autres professionnels de la santé soit par le patient pour décrire l’objet de la médecine, appelé ici le corps et ses états, que ces derniers soient « physiologiques » (normaux – le corps est en bonne santé) ou « pathologiques » (anormaux – le corps est malade). Rappelons que selon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), « la santé est un état de complet bien-être physique, psychique et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité » : les pathologies psychosociales appartiennent, elles aussi, à la médecine clinique2. La présente étude sera limitée au domaine de la santé physique (c’est-à-dire somatique), même si des considérations relevant des autres composantes de la santé ne peuvent être écartées, tant celles-ci se recoupent : en témoignent les apports de l’immunologie et de la psychiatrie, voire de la sociologie, à la compréhension des troubles physiologiques.
Le médecin et son patient
Un premier examen des textes médicaux en français ou en anglais révèle une différence entre la terminologie employée par le patient s’adressant à son entourage ou à un professionnel de santé (par exemple, lors d’une consultation), d’une part, et celle dont se servent les professionnels de santé communiquant entre eux, d’autre part. En effet, patient et médecin envisagent le corps souffrant d’un point de vue différent – subjectivement pour le premier, objectivement pour le second. Il y a là une première raison qui expliquerait l’existence de termes différents, et cela dans les deux langues : ceux, subjectifs, relevant du ressenti du malade et de ses représentations, et ceux, objectifs, du médecin, formalisés et normalisés par les sciences médicales. Le premier de ces deux lexiques, qui sera qualifié ici de courant, est constitué en tout ou en partie de vocables anciens souvent (mais pas toujours) imprécis, polysémiques, imagés ; ce lexique est celui du profane. Le second, que nous appellerons savant, comprend des termes plus récents construits (en français et en anglais et en d’autres langues) principalement (mais pas uniquement) sur des bases grécolatines, dont la définition est déterminée, mais qui restent souvent opaques pour le patient, ordinairement profane ; ce lexique est celui de l’expert. Certes, les termes savants peuvent être connus du malade, même s’ils sont parfois mal compris et employés à mauvais escient ; le médecin, de son côté, connaît les termes courants, qu’il peut être amené à « traduire » en termes savants. Cette opposition subjectif-objectif reflète l’opposition patient-médecin (ou profane-expert) dans une opposition terminologique entre langue courante et langue savante. Le traducteur devra d’emblée reconnaître et respecter cette différence de registre, qui relève du champ dans le schéma de Halliday.
Le médecin et ses pairs
En français, la séparation est la plupart du temps nette entre les registres courant, propre au profane, et savant, réservé à l’expert : un texte médical rédigé par un professionnel de la santé à l’intention de ses pairs emploiera presque exclusivement des termes savants, sauf lorsque l’auteur citera un patient qui, lui, s’exprime en termes courants. En anglais, en revanche, la séparation est plus floue, les termes savants pouvant coexister dans les écrits avec des termes courants synonymes. Ce mélange crée un problème pour le traducteur du français vers l’anglais, qui se voit obligé de choisir entre plusieurs synonymes. La traduction de l’anglais vers le français ne connaît pas cette difficulté, car les termes courants n’ont pas à figurer dans un écrit professionnel français.
L’auteur d’un texte médical professionnel est un expert qui s’adresse à un lecteur avec lequel il entretient une relation collégiale. Cette relation peut l’amener à employer des termes courants à effet phatique, voire conatif dans son texte, en somme à quitter un registre strictement objectif pour adopter une tonalité subjective, une teneur dans le schéma de Halliday. Cet appel à la complicité du lecteur est rare en français, où il est associé plutôt à la vulgarisation médicale, un tout autre type d’écrit. Mais le phénomène est notable en anglais, où tout se passe comme si l’emploi exclusif d’une terminologie savante et donc impersonnelle risquait de trop éloigner l’auteur de son lecteur. Ainsi, la subjectivité de l’auteur, en plus de celle du patient, explique aussi la présence de termes courants dans les textes en anglais médical.
Les différents contextes qui amènent l’auteur expert anglais à introduire les termes courants dans sa rédaction seront examinés dans ce qui suit. Mais commençons par la terminologie savante elle-même, qui grâce à la normalisation pose peu de problèmes au traducteur.
La terminologie savante de la médecine – une normalisation internationale
De toute évidence, les différences anatomiques et physiologiques entre sujets de chacun des deux sexes, pour autant qu’ils soient exempts de maladie ou d’infirmité, sont minimes et suivent une distribution gaussienne, soit une « courbe en cloche » : plus un individu s’écarte de la moyenne, plus il est minoritaire. Cette observation de nature statistique a permis la construction d’une terminologie scientifique, détaillée, quasi universelle (mais sujette à actualisation), et qui vaut pour au moins 95% des sujets3, pour décrire le corps humain, ses fonctions, ses états et ses traitements de manière exhaustive, même si son fondement est probabilitaire. Cette systématisation a permis aux sciences médicales de créer un consensus stable en matière de recherche et de pratique clinique.
La terminologie médicale savante, où la création grécolatine a prévalu, a fait l’objet de normalisation afin de faciliter les échanges et la diffusion des connaissances. En France comme en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, il existait depuis longtemps une terminologie grécolatine ancienne, revue et corrigée au rythme des harmonisations internationales successives. La terminologie médicale recouvre un grand nombre de domaines, dont l’anatomie, la pathologie, la pharmacie et la sémiologie (le relevé des signes afin de dresser un tableau clinique préalable au diagnostic), qui seront abordés ici. Mais les autres domaines, tels que la physiologie, la chirurgie, la psychiatrie, l’imagerie médicale ou la génétique, ne sont pas fondamentalement différents en ce qui concerne les problèmes de traduction qu’ils soulèvent.
La terminologie de l’anatomie
La terminologie anatomique internationale de référence est la Terminologia Anatomica (TA)4. Cette terminologie est rédigée entièrement en latin, mais des traductions existent – en anglais, en français, etc. On peut utiliser les termes latins tels quels ou bien leurs traductions synonymes. En anglais, on emprunte fréquemment le terme latin, p. ex., rectus abdominis, que l’on peut traduire en français par « grand droit de l’abdomen », sachant que le terme latin sera toujours acceptable, car international. En français on dit « omoplate » et « rotule », mais le latin « scapula » et « patella » sont également corrects : pour l’heure, le choix relève de l’usage local ou des préférences individuelles. En anglais, en revanche, on emprunte très largement la terminologie latine telle quelle (cranium = crâne, vena cava = veine cave, aorta = aorte, trachea = trachée, oesophagus = œsophage…).
À côté de sa vaste terminologie normalisée, l’anglais dispose d’un ensemble de termes de la langue courante synonymes exacts. Quelques exemples sont donnés dans le tableau 1, en regard de leur unique équivalent français.
[Tableau 1 : Quelques termes d’anatomie en anglais et en français]
Français | Anglais courant | Anglais savant, nom et adjectif | |
Crâne Clavicule Omoplate Tibia Rotule Trachée Intestin Œsophage Orbite |
Skull Collarbone Shoulderblade Shinbone Kneecap Windpipe Bowel/gut Gullet Eyesocket |
Cranium Clavicle Scapula Tibia Patella Trachea Intestine Oesophagus Orbit |
Cranial Clavicular Scapular Tibial Patellar Tracheal Intestinal Oesophageal Orbital |
Ces termes courants sont utilisés à côté des synonymes grécolatins dans les écrits médicaux, leur choix obéissant à des critères qui seront abordés plus loin. Le traducteur traduisant du français vers l’anglais doit exercer activement ce choix de synonymes pour un terme français donné, et éviter de traduire un terme français systématiquement par l’un ou par l’autre synonyme. En revanche, dans l’autre sens, une traduction unique en français est souvent la seule possibilité (skull et cranium se traduiront par « crâne »). Certes, bon nombre de termes n’admettent qu’un seul registre en anglais, soit savant : duodenum (duodénum), peritoneum (péritoine), pleura (plèvre), soit courant : liver (foie), kidney (rein), heart (cœur), brain (cerveau), ces derniers termes alternant avec leur adjectif savant : liver disease/hepatic disorder (pathologie hépatique), kidney failure/renal insufficiency (insuffisance rénale), brain damage/cerebral trauma (traumatisme crânien), etc.
La terminologie de la pathologie
Les maladies reconnues par la médecine se recensent dans une « nosographie », la Classification internationale des maladies ou CIM (en anglais, International Classification of Diseases ou ICD, ou plus exactement International Statistical Classification of Diseases and Related Health Problems5. Les traductions existent dans toutes les grandes langues, et les correspondances sont presque toujours exactes. Ici aussi, l’anglais choisit souvent l’emprunt latin, ainsi angina pectoris, anorexia nervosa, epilepsia partialis continua. Comme pour les termes d’anatomie, un choix entre terme savant et terme courant en anglais s’impose souvent au traducteur, qui ne peut pas s’y soustraire. Dans l’autre sens, il n’existe le plus souvent qu’un seul terme en français. Quelques exemples sont donnés dans le tableau 2.
[Tableau 2 : Quelques termes de pathologie en anglais et en français]
Français | Anglais courant | Anglais savant |
Urticaire Coqueluche Rubéole Zona Varicelle Lithiase rénale Hypertension artérielle Hyperglycémie Accident vasculaire cérébral Gingivite Hématome Hémorragie |
Hives Whooping cough German measles Shingles Chicken pox Kidney stone High blood pressure High blood sugar Stroke Gum disease Bruising Bleeding |
Urticaria Pertussis Rubella Zoster Varicella Renal lithiasis Arterial hypertension Hyperglycaemia Cerebral infarct Gingivitis Hematoma Hemorrhage |
Bien entendu, la plupart des nombreuses maladies reconnues comme telles aujourd’hui sont désignées par un seul terme savant dans les deux langues : bronchitis (bronchite), arthritis (arthrite), endometriosis (endométriose). Mais c’est souvent un seul terme courant qui désigne une maladie aussi bien en anglais qu’en français : mumps (oreillons), gout (goutte), scarlet fever (scarlatine), leprosy (lèpre), influenza/flu (grippe).
La terminologie de la pharmacie
Les noms des médicaments sont systématisés par l’OMS sous forme de dénominations communes internationales (DCI), en anglais International Nonproprietary Names (INN)6. Pour la France, un répertoire de génériques est publié par l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé)7. Notons qu’une molécule pharmaceutique porte trois noms synonymes :
- un nom chimique, déterminé par les règles internationales, ajusté en fonction des contraintes orthographiques des différentes langues : ce nom décrit la structure moléculaire du produit et intéresse le chimiste, ainsi N-acétyl-para-aminophénol ;
- une DCI, qui indique la classe de médicaments à laquelle appartient la molécule, et qui s’adresse au pharmacien ou au médecin prescripteur – c’est le nom « générique », ainsi paracétamol ;
- un nom de marque, également sujet à des règles, dont le choix relève du marketing : ce nom appartient au laboratoire fabricant et à ses services commerciaux, ainsi Doliprane®.
L’auteur peut, en principe, utiliser indifféremment la DCI (sans majuscule) ou le nom de marque (voire le nom chimique). Le traducteur peut être amené à ajuster la graphie de la DCI (aspirin / aspirine, ibuprofen / ibuprofène), ou bien à remplacer une marque par la DCI (toujours possible), les marques pouvant varier d’un pays à l’autre : Efferalgan® (UPSA), Panadol® (Haleon), Tylenol® (Johnson & Johnson), Doliprane® (Sanofi) peuvent tous s’écrire paracetamol / paracétamol.
La terminologie de la sémiologie
En ce qui concerne la sémiologie médicale, le traducteur dispose d’un manuel classique, An Introduction to the Symptoms and Signs of Clinical Medicine, par David Gray et Peter Toghill8 et sa traduction en français intitulée Sémiologie médicale, due à Marc Braun9. La simple mise en regard des deux textes permet de comparer à la fois la terminologie et la phraséologie dans leur contexte, ceci à l’aide de nombreuses illustrations.
Plus généralement, la normalisation internationale des terminologies offre au traducteur des dictionnaires de termes médicaux monosémiques aux équivalents exacts en français et en anglais. Citons le classique Dictionnaire illustré des termes de médecine Garnier-Delamare10, l’excellent Dictionnaire des difficultés du français médical de Serge Quérin11 et l’imposant American Heritage Stedman’s Medical Dictionary12 riche de plus de 45 000 définitions.
Termes savants et termes courants – quelques observations
Le vocabulaire normalisé dont dispose la médecine moderne permet aux médecins cliniciens et aux chercheurs – aux experts, donc – de communiquer entre eux sans ambiguïté. Avec des équivalents exacts dans les différentes langues, cette terminologie est consensuelle et internationale. Aubaine pour le traducteur, pourrait-on penser, pour qui traduire les termes se réduirait ainsi à une simple transposition ou report, cas extrême du modèle de traduction classique dit de la « brioche aux raisins » : la pâte (l’articulation) est transformée, les raisins (les termes) sont inchangés13. Mais si elles sont précieuses, car toujours exactes, ces terminologies comprennent des synonymes, obligeant le traducteur à choisir entre différents termes à dénotation identique. C’est le cas en français où une terminologie savante française traditionnelle fait parfois double emploi avec une terminologie internationale francisée et moderne (p. ex., amygdale ou tonsille ; omoplate ou scapula ; grand dentelé ou serratus). Le choix fait par le traducteur doit tenir compte du contexte de communication : l’ancienne terminologie connote un conservatisme prudent, les nouveaux termes sont davantage ceux de l’innovation ou de la relève générationnelle. Il s’agit donc de bien ajuster la teneur du texte en choisissant les termes idoines.
En anglais, comme il a été dit, l’histoire de la langue a voulu que de nombreux termes savants grécolatins coexistent avec des termes courants, à formants germaniques (tableaux 1 et 2). Dans la mesure où il existe une équivalence dénotative exacte entre deux termes, on peut les employer indifféremment, ou plus exactement, le choix de l’un ou de l’autre dépendra non pas de leur définition scientifique, mais de considérations contextuelles. Or, le contexte le plus fréquent dans la pratique de la médecine clinique est celui de la mise en relation d’un soignant expert et d’un malade ordinairement profane.
Il existe une différence fondamentale entre le vocabulaire employé par le patient pour décrire son vécu face à la maladie, à la médecine et au traitement, d’une part, et celui dont le clinicien se sert pour consigner, discuter et interpréter ce vécu, d’autre part, d’où un hiatus langagier entre le récit du patient et l’observation du médecin (et l’interprétation de ce dernier). Ce hiatus est d’autant plus marqué que le patient est un être à la fois physique, psychique et social (voir la définition de « santé » de l’OMS citée plus haut) : son expérience est donc en quelque sorte tridimensionnelle. Il importe de ne pas confondre symptôme (décrit par le patient lors de son récit), signe (observé par le médecin), et étiologie (diagnostic clinique), soit effet subjectif, effet objectif, et cause, dont les lexiques sont différents : mal au ventre (symptôme), sensibilité abdominale à la palpation (signe), gastrite (cause possible du symptôme). Toute souffrance physique est susceptible d’entraîner ou de trahir une souffrance psychique (angoisse, confusion, dépression…) ou sociale (isolement, stigmatisation…). La médecine vise le bien-être complet du patient dans le cadre d’une relation interpersonnelle régie par une éthique. C’est ainsi que le médecin est appelé à interpréter ce qui s’apparente à un récit métaphorique14. Traduire le récit du patient pose ainsi des problèmes terminologiques particuliers, différents de ceux soulevés par la terminologie médicale normalisée.
En français, s’il existe bien un lexique médical courant (subjectif) différent du lexique savant (objectif), le registre savant, fait de termes dits scientifiques, sera privilégié dans les écrits professionnels, les vocables courants, à connotations annexes, invitant des guillemets. L’auteur du texte médical en français s’efface derrière les faits et les analyses. Si le patient francophone peut décrire son mal en employant des termes courants (j’ai la tête qui tourne, j’ai mal au cœur, je dors mal), il connaît probablement certains termes savants (vertige, nausée, insomnie). Aujourd’hui un francophone sait où se trouvent son tibia, sa clavicule, ou son coccyx ; il comprend les termes comme infarctus, sciatique, hallux valgus ou accident vasculaire cérébral. Il peut même être enclin à utiliser les termes savants de son médecin plutôt que les termes anciens, populaires, qui sont dévalorisés et relégués dans un registre populaire, archaïque ou plaisant. « Ça me gratte » devient « j’ai une irritation » ; « ventre », terme générique, sera décliné : estomac, intestins, abdomen, voire côlon, duodénum ; « brûlures d’estomac » devient « reflux ». En effet, bien connaître la terminologie propre à sa pathologie est presque une coquetterie de malade en France – plaque d’athérome, hyperglycémie, hypertension, colite ulcéreuse, stéatose hépatique (le patient anglophone parlera de furred up/blocked arteries, high blood sugar, high blood pressure, bowel disease, fatty liver et non d’atheroma, hyperglycaemia, arterial hypertension, ulcerative colitis, hepatic steatosis, termes réservés au professionnel de la santé). En somme, la langue savante de la médecine, prestigieuse, s’est diffusée dans la langue courante en français. En revanche, l’opacité de la terminologie médicale de la faculté fait obstacle à son adoption par le patient anglophone ignorant les langues anciennes. En anglais, c’est donc la langue courante, motivée et familière, qui s’insinue dans la langue savante.
La distance en anglais entre la langue savante de la médecine et le langage courant, plus grande qu’en français, accentue le hiatus entre le langage du patient (profane) et celui du professionnel de la santé (expert), qui peut ressembler pour l’anglophone à une langue étrangère rappelant le « pompeux galimatias » des médecins latinisants dont se moquait Molière. Mais il existe une difficulté supplémentaire : l’orthographe de l’anglais, quand bien même elle ne serait pas complètement aléatoire15, est peu phonétique. La bonne prononciation d’un mot nouveau et opaque lu dans un écrit médical est difficile à déterminer par qui ne l’a jamais entendu prononcer. Il existera plusieurs possibilités selon la position de l’accent tonique et la réduction vocalique de syllabes non accentuées (problème inexistant en français). C’est pourquoi les termes sont suivis d’une transcription phonétique dans les dictionnaires anglais, prévenance généralement inutile en français. De même, un anglophone ne saura pas toujours orthographier un mot nouveau et opaque entendu mais jamais encore lu. Cette difficulté trace une frontière entre la terminologie savante et le lexique courant, qui est celle séparant l’expert (le médecin) et le profane (le patient). Les polysyllabes savants ont ainsi valeur de « schibboleth », ou marque verbale de reconnaissance, chez les anglophones. Le langage courant, plus « démocratique », prévaudra dans le cabinet de consultation (heart disease), alors que le langage savant, celui des initiés, sera réservé au dossier médical (cardiopathy). Ce phénomène n’a pas son équivalent en français depuis que les médecins ne s’expriment plus en latin.
C’est sans doute cette discordance entre graphie et prononciation, qui explique en partie l’antipathie des anglophones envers les polysyllabes (long words) en général. « Prefer the shorter word to the longer » préconisa George Orwell16. Un terme courant pourra donc être choisi par résistance aux polysyllabes grécolatins ressentis comme « a mouthful » (une pleine bouchée), voire « not English » à l’instar des inkhorn terms17 (mots doctes) des xvie et xviie siècles, introduits par les lettrés pour enrichir la langue anglaise au grand dam des puristes. Le choix des mots courts participe de la concision, critère suprême dans les écrits professionnels en anglais18. L’auteur de science-fiction américain Poul Anderson écrit en 1989 un texte sur la théorie atomique, intitulé Uncleftish Beholding, composé presque entièrement de termes à racine germanique, pour la plupart inventés mais motivés19 : il est intéressant de constater que ces mots « anglais » à formants germaniques peuvent être prononcés sans hésitation par un anglophone. Il est donc possible de voir dans la préférence donnée aux termes courants dans un texte médical un souci d’euphonie, de confort de lecture, une concession accordée au lecteur, et donc une complicité entre celui-ci et l’auteur – où le langage exerce sa fonction phatique. Ainsi motor neuron disease de préférence à amyotrophic lateral sclerosis, ou stroke de préférence à cerebrovascular accident.
Dans tous les cas, l’existence de nombreux doublons en anglais (savant et courant) permet une alternance, ces termes étant des synonymes dénotatifs exacts, quoique appartenant à des registres différents, puisque le choix va modifier la teneur du texte. Le clinicien ou chercheur anglophone peut écrire dizziness ou vertigo, collarbone ou clavicle, kidney stone ou renal calculus, skull fracture ou cranial fracture, stroke ou cerebrovascular accident, ou encore backache ou lower back pain ou lumbalgia sans imprécision. Son choix obéit à des critères parfois difficiles à cerner, les termes courants étant très utilisés à côté des termes savants, souvent dans une alternance qui peut sembler arbitraire ou capricieuse.
Notons en passant que la présence de termes courants dans le langage savant de la médecine anglosaxonne ne passe pas inaperçue pour les médecins français, qui les adoptent facilement : stent (endoprothèse), rash (éruption cutanée), flush (bouffée vasomotrice), grasping (réflexe de préhension), clubbing (hippocratisme digital, ou doigts en baguette de tambour), flutter (désigne un battement faible et rapide, sans équivalent français), restless legs (impatience dans les jambes), drop attack (désigne une chute brusque par dérobement des jambes, sans équivalent français)… Il s’agit d’emprunts soit de commodité (plus concis ou plus explicites que leur équivalent français), soit de nécessité (sans équivalent français)20. En France, les nouvelles maladies se nomment souvent en anglais courant avant de trouver une traduction en français (text neck = cervicalgie du mobile, burnout = épuisement professionnel, tennis elbow = épicondylite latérale) – ou une traduction en anglais savant (anterior head syndrome, professional exhaustion syndrome, lateral epicondylitis). Notons en passant que si un nouveau terme est courant (et motivé) en anglais, son emprunt en français est savant (et opaque).
Terme savant ou terme courant – comment choisir ?
Le français possède plusieurs termes pour désigner le corps souffrant – maladie, pathologie, affection, atteinte, mal. L’anglais marque une opposition entre termes subjectifs et termes objectifs. Il existe quatre termes principaux pour traduire « maladie » : illness dénote la maladie telle qu’elle est vécue par le malade (ill/unwell = malade vs well = bien portant) ; disease est la maladie telle qu’elle est reconnue par la médecine (diseased vs healthy) ; sickness (vs health) désigne la maladie telle qu’elle intéresse la société à l’entour, ainsi sick leave (congé maladie), sickness insurance (assurance maladie). Ailment désigne le motif de consultation, quel qu’il soit – l’assurance maladie américaine Medicare pratique la règle « one ailment per visit » (un seul motif par rendez-vous). C’est ainsi que l’anglophone séparera facilement symptôme (p. ex. I can’t sleep) et phénomène (ou « signe ») (insomnia). Enfin, complaint (subjectif), condition/disorder (objectif) traduisent une pathologie (ou trouble) au sens le plus général.
Cette opposition subjectif-objectif se retrouve dans la sémiologie. Une consultation ou un contrôle effectué par un médecin fait l’objet, dans les pays anglophones, d’un document appelé SOAP note21 pour Subjectif (notamment le motif de consultation tel qu’il est formulé par le patient que l’on cite si possible – symptômes), Objectif (observables, mesurables – signes), Analyse (interprétation, diagnostic), Plan (suite à donner – traitement, suivi). Rappelons les relations « symptôme + signe = syndrome ; syndrome + étiologie = maladie »22. Le patient anglophone va décrire son problème plutôt à l’aide de termes courants. Le médecin va citer le patient, mais va noter ses propres observations plutôt en langage savant, d’où un hiatus entre illness et disease. Ainsi les termes courants, le plus souvent germaniques, ou du moins anciens, sont associés au vécu du patient, tandis que les termes savants, plus récents et plus souvent grécolatins, sont, eux, associés à l’acte du médecin. En français, le médecin va le plus souvent « traduire » les dires du patient en langue savante, par exemple, « The patient complained of a running ear and nagging earache, with tiredness and loss of appetite » sera en français « Motif de consultation : otalgie continue avec otorrhée, asthénie, anorexie ». Les deux points de vue peuvent se côtoyer dans une même phrase : dans « zygoma reduction should not just aim for a smaller cheekbone », zygoma reduction (réduction de l’os zygomatique) désigne le geste du chirurgien, smaller cheekbone (pommette affinée) désigne le résultat recherché par le patient. Rappelons qu’une tendance générale du français à l’abstraction par rapport à un anglais plus ancré dans le concret, différence qui relèverait du « génie de la langue », est décrite par Vinay et Darbelnet23, qui opposent le « plan de l’entendement » qui serait privilégié en français, au « plan du réel », plus caractéristique de l’anglais. L’abstraction appellerait des « mots signes » (nos termes savants), le concret des « mots images » (nos termes courants).
La traduction des termes courants en termes savants est parfois le fait du patient francophone lui-même. Il dira « je dors mal », mais aussi bien « je fais des insomnies ». Il peut énoncer directement un signe « j’ai des acouphènes » ou « j’ai des vertiges », voire aller jusqu’à l’étiologie : « Docteur, je crois que je fais une dépression » ou « J’ai une pharyngite ». Cette manière d’aller plus vite que la musique est plus rare en anglais, où le patient, dans ces deux derniers cas, s’en tiendra volontiers à « I feel washed-out » ou « I’ve got a sore throat ». (Serait-ce là une manifestation de la préférence française pour l’abstraction selon Vinay et Darlbelnet24 ?)
L’anglais possède un vocabulaire étendu pour décrire la douleur. Il distingue la douleur sourde (ache) et la douleur vive (pain). La douleur peut-être subjectivement sharp, darting, stabbing, throbbing, nagging… que l’on traduit ordinairement par « exquise » (du latin exquisitus, « recherché », car pouvant être recherchée à la pression dans un but diagnostique), « lancinante », « pongitive », « pulsatile », « persistante »… sachant qu’en ce faisant on passe d’une description subjective (c’est le patient qui parle) à une description objective (c’est le médecin qui constate).
Il convient de traduire « Docteur, j’ai des acouphènes » par « I can hear a ringing in my ears ». Le médecin français notera « acouphènes », son homologue « tinnitus ». Autrement dit, le traducteur tiendra compte du fait que le dialogue médecin-patient en anglais restera proche du vécu du malade, alors qu’en français le phénomène prend le pas sur le ressenti. Si le signe est une hypertension artérielle (arterial hypertension), le médecin français dira à son patient, « Vous avez une hypertension artérielle ». Le patient dira à ses proches « je fais de l’hypertension ». Mais le médecin anglophone dira « Your blood pressure’s a bit high » et le patient dira « I’ve got high blood pressure ». Blood pressure est plus motivé que arterial hypertension.
Le hiatus entre la langue savante et la langue courante se situe à un niveau différent en anglais et en français. En français, la langue savante est largement miscible à la langue courante du fait de la latinité du français et de la valorisation du langage de spécialiste. La langue savante pénètre donc dans la langue courante, où elle perd de son objectivité et en vient même à désigner abusivement des symptômes et non des signes. En anglais, le phénomène inverse s’observe : la langue savante réputée rébarbative s’en tient aux faits observables et aux concepts scientifiques ; la langue courante, qui exprime le vécu, se diffuse dans la langue savante.
L’opposition patient-médecin explique l’existence de termes courants à côté de termes savants dans les textes médicaux. Cette opposition suffit à expliquer la quasi-totalité des exemples relevés dans les textes en français. Mais il n’en va pas de même des textes médicaux en anglais, où les termes courants s’emploient souvent à côté des termes savants d’une manière que n’explique pas toujours l’opposition patient-médecin : une autre opposition contextuelle entre en jeu, à savoir le rapport entre l’auteur et son lecteur expert.
Le titre accrocheur
Voici quatre exemples attestés d’un phénomène courant dans l’édition scientifique anglophone : le titre accrocheur. Le titre emploie des termes courants et des tournures propres à engager le lecteur. Les titres 2 et 4 utilisent même l’allitération, le 4 la rime. Par la suite, dans l’article lui-même, le registre est strictement savant, c’est-à-dire que la teneur est celle d’un auteur ne sollicitant aucune complicité avec son lecteur. Il serait inutile (et difficile) de traduire de tels titres anglais en français en visant le même registre et les mêmes effets. Mais en sens inverse, il est permis de traduire un titre français platement savant en langage courant anglais pour le rendre plus accrocheur.
1. « Broken arm wrestler » – les termes savants fractured humerus / humeral fracture sont employés ensuite dans cet article sur une lésion subie (broken arm) lors d’une partie de bras de fer (arm-wrestling).
2. « The wonderful world of the windpipe: a review of central airway anatomy and pathology » – le terme savant trachea / tracheal est largement adopté dans l’article de préférence à son synonyme courant windpipe (trachée).
3. « Chest pain: heart? gullet? both? neither? » – dans l’article, l’auteur emploie largement les termes cardiac pain et esophageal pain.
4. « Recap of the Kneecap: A Leave Alone Lesion » – l’auteur utilise exclusivement le terme savant patella dans l’article, et non son synonyme courant kneecap (rotule).
Autre exemple de la même alternance : l’existence de revues scientifiques traitant d’un même domaine dont le titre emploie des termes tantôt courants tantôt savants (tableau 3). L’année de parution des premiers volumes montre que les titres courants (colonne de gauche) ne sont pas forcément plus récents (et donc plus « modernes ») que les titres savants (colonne de droite). Cette alternance semble donc être une simple manière de différencier deux revues partageant un même domaine de recherche.
[Table 3 : Titres de revues scientifiques : courant versus savant]
Titre courant Titre de la revue (éditeur) (année du premier volume) |
Titre savant Titre de la revue (éditeur) (année du premier volume) |
Kidney international (International Society of Nephrology) (1972) | Journal of the American Society of Nephrology (ASN) (1966) |
Heart (BMJ Group) (1996) |
Cardiology (Karger) (1937) Journal of the American College of Cardiology (ACC) (1983) |
Blood (American Society of Hematology) (1946) | Journal of Hematology (Elmer Press Inc.) (2012) |
Liver International (Wiley Online Library) (1981) | Journal of Hepatology (EASL) (1985) |
Brain (Oxford Academic) (1878) | Journal of Neurology (Springer) (1891) |
Children (MDPI) (2014) | Journal of Pediatrics (Elsevier Inc.) (1932) |
L’atténuation
Le langage savant a longtemps servi de réservoir à euphémismes. L’anglais malignancy adoucit cancer, tout comme le français « néoplasme ». Les pathologies réputées stigmatisantes harelip (bec-de-lièvre), clubfoot (pied-bot), dowager’s hump (bosse du bison) possèdent des synonymes savants en français (fente orofaciale, equinovarus, hypercyphose dorsale) comme en anglais (orofacial cleft, talipes, hyperkyphosis). L’atténuation marque l’effacement de l’auteur derrière la science.
L’inclusion
Rappelons que la santé, selon l’OMS, implique un état de complet bien-être psychique et social. Toute atteinte à cet état est donc une infraction au primum non nocere hippocratique. Les éditeurs sont très sensibles à cette injonction. À ce titre, il convient aujourd’hui d’employer des termes inclusifs, non discriminatoires, non stigmatisants25. L’exemple le plus notoire actuellement est l’opposition sex/gender : en anglais on distingue désormais gender (man, woman, boy, girl), catégorie subjective, et sex (male, female), réalité biologique. Ainsi en pédiatrie il convient de traduire « fille » (biologique) non pas par « girl » mais par « female child », ce dernier ayant valeur de terme savant. L’âgisme est évité en préférant older patient à elderly patient (patient âgé). Le terme suicide est à manier avec précaution : la collocation to commit suicide (se suicider) est à proscrire, car elle évoque un acte illégal (to commit a crime). On préférera to die by suicide. Le suicide assisté, parfois appelé « aide au suicide », « aide active à mourir » (en France) ou « aide médicale à mourir » (au Canada), se dit assisted dying, terme savant, car créé de toute pièce pour désigner un acte précis. Le traducteur doit veiller à suivre les évolutions rapides du langage inclusif, dont le périmètre ne cesse de s’étendre. Le choix de registre relève ici du champ de Halliday, car il s’agit de corriger des imprécisions susceptibles de parasiter le message.
La diffusion
La diffusion de la recherche médicale auprès d’un public général, non expert, peut justifier l’emploi d’un anglais courant. Ainsi plusieurs grandes organisations, (National Institute for Health and Care Research26, Cochrane27 …) publient des guides destinés à aider les chercheurs à rédiger des résumés en un langage simple (Plain English Summaries). Il s’agit là d’une démarche délibérée visant à mettre à la portée du lecteur profane des informations sur les avancées de la médecine. Les guides proposent, entre autres règles à suivre, des indications concernant le lexique à privilégier, où les termes courants tiennent bonne place : ainsi unwanted effect sera préféré à adverse effect, long-lasting à chronic, feeling sick à nausea, being sick à vomiting, by mouth à oral, dummy treatment à placebo…). Cette démarche éditoriale confine à l’emploi d’une « langue contrainte » (controlled language) pour adapter un texte à un public profane.
Pour résumer, l’auteur anglophone s’adressant à ses pairs peut opter pour :
- un terme clinique courant tel qu’il serait employé par le patient (profane), du point de vue subjectif de ce dernier, si l’auteur (expert) s’en fait l’écho ;
- un terme clinique courant comme si l’auteur (expert) était un patient (profane), ceci afin de créer une complicité phatique avec un lecteur expert, à travers un meilleur confort de lecture (euphonie, concision), ou par un effet accrocheur ;
- un terme clinique savant qui atténue une réalité clinique afin d’épargner une souffrance psychosociale au patient ou à son entourage, même s’il ne s’adresse pas directement à ceux-ci ;
- un terme clinique savant pour éviter une exclusion perçue comme inhérente à un terme courant porteur de représentations jugées discriminatoires ou stigmatisantes ;
- un terme clinique courant dans le but de rendre accessible à un large public (profane) des informations sur la recherche médicale dans une démarche éditoriale contraignante.
Le choix fait par l’auteur ou par son traducteur n’aura aucune incidence sur la valeur purement dénotative du terme, puisqu’il s’agit de synonymes. Seul le registre (champ, teneur) sera accordé en fonction du contexte : celui du professionnel de santé et son patient, ou celui de la communication au sujet de cette interaction à un tiers expert. Dans tous les cas, le traducteur du français vers l’anglais est contraint à opérer ce choix, l’emploi par défaut du registre savant n’étant que rarement possible.
Conclusion
Cette analyse concerne un cas particulier de l’opposition plus générale entre la communication entre experts dans un domaine, d’une part, et la communication entre expert et profane, d’autre part, opposition qui appelle en générale différents registres, ou sociolectes, dont la maîtrise par l’auteur ou par le traducteur est nécessaire. Dans le cas particulier de la médecine clinique, le profane (le patient) n’a ordinairement qu’une expérience subjective du corps et de la maladie, alors que l’expert (le médecin) en détient de plus une expérience objective et scientifique. De manière générale, en employant des termes courants, le médecin se départ de son point de vue strictement objectif pour susciter une complicité subjective, plus ou moins affirmée, avec son patient, même si ce même médecin peut aussi opter pour un langage savant afin de créer une opacité utile qui ménage les sensibilités de son patient, ou bien simplement pour s’effacer devant les résultats scientifiques dans une posture de stricte neutralité.
Le choix en anglais entre termes courants et savants synonymes obéit à des règles plus complexes, puisque les termes courants sont souvent employés aussi dans la communication entre experts, ces derniers se permettant un degré de complicité supérieur à ce qui est habituel entre experts français. Ainsi l’auteur anglophone d’un texte médical, ou le traducteur d’un texte médical rédigé en français, tranchera au cas par cas en fonction de la situation de communication, et ne saurait employer systématiquement des termes savants, solution toujours possible en français, mais non en anglais. Autant dire que l’auteur anglophone possède une liberté plus grande que son homologue français quant à l’emploi des synonymes dénotatifs courants ou savants. Mais cette liberté est en même temps une servitude pour le traducteur vers l’anglais, obligé d’appliquer des critères de choix difficiles à maîtriser.
La langue étant ce qu’elle est, les mécanismes linguistiques qui entrent en jeu lorsqu’un auteur anglophone (ou français) choisit entre tel terme courant et tel terme savant synonyme sont certainement plus complexes que ceux décrits ici et qui restent à étayer. Le rôle de la focalisation serait notamment à explorer par une étude sur des corpus importants. En attendant, sur le plan pratique, ce travail fournit des éléments propres à aider le traducteur d’édition médicale en exercice ou en formation à améliorer la qualité de ses productions.
Notes
1Wendy L. Bowcher, « Field, Tenor and Mode », in Tom Bertlett, Gerard O’Grady (dir.), The Routledge Handbook of Systemic Functional Linguistics, Londres, Routledge, 2017, p. 391-406.
2Préambule à la Constitution de l’Organisation mondiale de la Santé, tel qu’adopté par la Conférence internationale sur la Santé, Actes officiels de l’Organisation mondiale de la Santé, New-York, 1946, n°2, p. 100.
3Henry Fischbach, « Some Anatomical and Physiological Aspects of Medical Translation. Lexical equivalence, ubiquitous references and universality of subject minimize misunderstanding and maximize transfer of meaning », Meta, Vol. 31 (1), 1986, p. 16-21.
4Federative International Programme for Anatomical Terminology (FIPAT), Terminologia Anatomica: International Anatomical Terminology, New York, Thieme, 2019.
5World Health Organization, International Classification of Diseases, New-York, 2022. Consultable sur http://www.who.int/standards/classifications/classification-of-diseases.
6World Health Organisation, International Nonproprietary Names Programme and Classification of Medical Products, 2022. Consultable sur http://www.who.int/teams/health-product-and-policy-standards/inn/.
7ANSM, Répertoire des médicaments génériques, 2023. Consultable sur https://ansm.sante.fr/documents/reference/repertoire-des-medicaments-generiques.
8David Gray, Peter Toghill, An Introduction to the Symptoms and Signs of Clinical Medicine, Londres, Arnold, 2001.
9David Gray, Peter Toghill, Sémiologie Médicale, trad. Marc Braun, Paris, Masson, 2003.
10Jacques Delamare, M. Garnier, Dictionnaire illustré des termes de médecine, 32e édition, Paris, Maloine, 2017.
11Serge Quérin, Dictionnaire des difficultés du français médical, Paris, Maloine, 3e édition, 2017.
12Thomas Lathrop Stedman (dir.), The American Heritage Stedman’s Medical Dictionary, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 2004.
13Danica Seleskovitch, Langage, langues et mémoire : études de la prise de notes en interprétation consécutive, Paris, Minard Lettres Modernes, 1975, p. 30 et suivantes.
14Christian Hervé, Marie-France Mamzer, « La consultation médicale à l’épreuve d’une nouvelle humanisation : quelle évolution éthique pour le médecin et son patient ? », Ethics, Medicine and Public Health, Elsevier Masson France, 2016, n°2, p. 238-245.
15Noam Chomski, Morris Halle, The Sound Pattern of English, New York, Harper & Row, 1964.
16George Orwell, « Politics and the English Language », Horizon, 1946, 13 (76), p. 252-265.
17Charles Barber, Early Modern English, Edinburgh University Press, 1997, p. 56-70.
18Richard Ryan, « La concision en traduction scientifique : une valeur ajoutée », Traduire, n°242, 2020, p. 113–125. Consultable sur https://doi.org/10.4000/traduire.2052.
19Poul Anderson, « Uncleftish Beholding », Analog Science Fiction/Science Fact, 109 (13), Worcester MA, Davis Publications, 1989, p. 132-135. Consultable sur https://proedit.com/uncleftish-beholding/.
20Serge Querin op. cit., p. 126.
21Vivek Podder, Valerie Lew et Sassan Ghassemzadeh, « SOAP Notes », StatPearls, 2022. Consultable sur https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK482263/#article-29182.s1.
22Franz Calvo, Bryant T. Karras, Richard Phillips, Ann Marie Kimball et Fred Wolf, « Diagnoses, Syndromes, and Diseases: A Knowledge Representation Problem », AMIA Annual Symposium Proceedings. PubMed Central, 2003, p. 802. Consultable sur https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1480257/.
23Jean-Paul Vinay, Jean Darbelnet, Stylistique comparé du français et de l’anglais, Paris, Didier, 1972, p. 58.
24Ibid., p. 59.
25Dell Medical School, « Inclusive Language Guidelines », The University of Texas at Austin. Consultable sur https:// intranet.dellmed.utexas.edu/public/inclusive-language-guidelines.
26National Institute for Health and Care Research, Plain English summaries, Consultable sur : http://www.nihr.ac.uk/documents/plain-english-summaries/27363.
27Nicole Pitcher, Denise Mitchell et Caroline Hughes, Guidance for writing a Cochrane Plain language summary, Londres, Cochrane, 2021, p. 31-32.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Richard Ryan
Richard Ryan est traducteur et maître de conférences honoraire à l’université Clermont Auvergne. Il est chercheur au sein du Laboratoire de recherche sur le langage (UR 999). Parmi ses publications, on compte : « Traduire en anglais les sciences exactes : effets secondaires d’un contexte éditorial », in Traductions et contextes, contextes de la traduction, L’Harmattan, 2018, p. 181-201 ; « Controlled Language », in G. Budin, J. Humbley & C. Lauren (dir.), Languages for Special Purposes – An International Handbook, Coll. Manuels de linguistique et des sciences de communication, Mouton, De Gruyter, 2018, p. 289-306 ; « La concision en traduction scientifique : une valeur ajoutée », in Traduire, n° 242, Société française des traducteurs, 2020, p. 113-125 ; « Traduction scientifique et registre », in Approches linguistiques contemporaines de la traduction, Artois Presses Université, 2021, p. 113-128.