Histoire culturelle de l'Europe

Vincent d’Orlando

Le combat d’un traducteur : comment traduire Giorgio Manganelli, iconoclaste espiègle ?

Article

Résumé

Partant d’une expérience personnelle et récente de traduction (Giorgio Manganelli, La mort comme lumière, Cahiers de l’Hôtel de Galliffet, 2022), nous évoquerons les problèmes spécifiques que pose la "traduction d'une traduction", à savoir (premier niveau) l'art visuel vu comme traduction du réel et (deuxième niveau) l'écrit sur l'art vu comme "description d'une description" comme pourrait le dire Pasolini. À cette double transformation (du réel au dessin, du dessin au mot) s'ajoute la dimension supplémentaire, et l'éloignement qui en découle, liée à l'acte traductif lui-même qui constitue un troisième niveau. Nous prendrons nos exemples dans les passages où Manganelli, fidèle à sa manière d’écrivain, donne libre cours à son goût pour la désacralisation de la solennité de la critique d’art traditionnelle et (d)écrit les personnages des tableaux qu’il analyse dans une approche ironique et volontiers papillonnante.  »

Abstract

Drawing on a recent personal experience of translation (Giorgio Manganelli, La mort comme lumière, Cahiers de l'Hôtel de Galliffet, 2022), the author of this article discusses the specific problems involved in "translating a translation", namely (first level) visual art seen as a translation of the real, and (second level) writings about art when it is viewed as a "description of a description", as Pasolini might put it. In addition to this double transformation (from the real to the drawing, from the drawing to the word), there is an additional dimension (third level) – and the distancing that follows it – associated with the act of translation itself. Our examples are taken from passages where Manganelli, faithful to his style as a writer, gives free rein to his taste for desacralizing the solemnity of traditional art criticism, and (dis)writes the characters of the paintings he analyzes with an ironic and willingly whimsical approach. »

Texte intégral

Cet article entend évoquer une récente expérience de traduction d’un recueil de textes sur l’art de l’écrivain Giorgio Manganelli (1922-1990), jamais édités en volume en Italie mais publiés dans différents quotidiens, hebdomadaires, revues d’art et catalogues d’exposition des années 1960 à 19801 et intitulé, dans la version française dont nous sommes l’auteur : La mort comme lumière2.

Manganelli est un écrivain tardif mais désormais reconnu en Italie3, un essayiste littéraire original et volontiers transgressif4 mais, à l’en croire, ce ne serait pas un critique d’art5. D’une certaine manière, on peut dire de lui qu’il s’aventure dans le monde de l’art comme Pinocchio explore l’univers des jouets, avec une certaine innocence, une mauvaise foi parfaitement assumée, un humour constant et sans jamais rechigner à dire des bêtises au regard de ce qu’on attend généralement d’un enfant obéissant, pour filer la métaphore du personnage de Collodi, ou d’un exégète de l’art.

L’ouvrage que nous avons traduit comporte 43 comptes rendus d’expositions présentées en Europe, en Italie essentiellement, portant sur des artistes aussi divers que Van Gogh, Hokusai, Michel-Ange, le Caravage, Nolde ou des artistes italiens très contemporains comme Lucio Fontana, Fausto Melotti, Carol Rama, Gianfranco Baruchello, Gino De Dominicis ou Gina Pane, entre autres6. Il s’agit de textes très agréables à lire (n’oublions jamais que le traducteur est d’abord un lecteur), parfois moins à traduire, justement parce que, en apparence, ils ne se prennent pas au sérieux et qu’ils procèdent du principe baroque et maniériste du coq-à-l’âne et du mélange des genres.

Notre présentation s’articulera en deux parties. Nous analyserons d’abord la méthode de Manganelli pour parler d’art, et montrerons comment le traducteur doit s’efforcer de respecter la variété stylistique d’une démarche ludique et volontiers provocatrice qui entend rendre compte de corps suppliciés, disloqués, éventrés et martyrisés dont la place, dans la production artistique des années où Manganelli rédige ces textes, devient prépondérante. Autant d’atteintes physiques qui fascinent le spectateur amateur mais attentif qu’est Manganelli, car elles expriment symboliquement l’idée de dispersion et d’écoulement des matières organiques que nous retrouvons au cœur des interrogations d’un auteur dont l’œuvre ne cesse de sonder les fêlures « hilaro-tragiques » de la société contemporaine et de ses excroissances artistiques.

Cela nous conduira, dans un second temps, à proposer une approche théorique autour d’une question qui nous a été suggérée par Manganelli lui-même dans les nombreux passages où il interroge le statut de l’œuvre d’art et, en particulier, le lien existant entre l’original et la copie, et où il réfléchit à la nature de la représentation du réel qu’induit la transformation d’un objet du monde en image. Nous tenterons de tracer une équivalence entre la pratique de la copie et celle de la traduction : la « distance » entre une œuvre et sa reproduction est-elle comparable à celle entre un texte et sa traduction ?

Traduire l’iconoclastie de Manganelli

Dans le texte « Van Gogh n’existe pas » qui ouvre le recueil7, Manganelli évoque une manifestation culturelle qui vient de fermer ses portes, empêchant donc le lecteur de son compte rendu de s’y rendre et contrecarrant ainsi la finalité même d’une recension d’exposition. Le texte déroule cette contradiction sur un ton badin et accumulatif qu’il convient de maintenir dans la traduction, ce qui passe par exemple par un travail strict sur la ponctuation afin de respecter la dimension parataxique et la surprise liée aux effets de zeugme du texte italien, deux figures de style que la langue française tolère moins8 : « On démonte les auvents, les rambardes, les carabiniers, les premiers secours, la salle d’accouchement, les caméras, les gorilles, les chauffagistes9. »

Dans un autre texte datant de 1981 intitulé « Elégance déserte10 », Manganelli évoque une chaise « inutile », fabriquée par l’ébéniste allemand August Thonet en 1870. Stylistiquement, cette aporie est rendue par l’emploi filé du paradoxe pour illustrer au plus près un objet oxymorique, ce qui conduit à une dimension burlesque et antihumaniste :

August […] en 1870, dessine et fabrique une chaise de démonstration, construite avec une seule pièce de bois à section cylindrique d’une longueur de huit mètres. Une merveille monstrueuse qui me fascine car elle délaisse la fonction même d’une chaise : il est impossible de s’y asseoir. La chaise s’est libérée de son assujettissement aux parties charnues si humaines. Cette chaise n’est pas géniale, elle est un génie : elle n’a aucun sentiment11.

Pour le traducteur, la tâche est de conserver ici les contradictions, les ruptures (la succession des deux points), les répétitions (« chaise ») toujours moins bien tolérées en français12. Plus globalement, Manganelli s’intéresse aux objets de l’art appliqué ou industriel qui font leur entrée dans les musées : des affiches, des bouchons de radiateur de voiture abordés dans une démarche avant-gardiste en refusant par exemple, dans la lignée des ready-made de Duchamp ou du marinettien « une automobile rugissante […] est plus belle que la Victoire de Samothrace13 », toute hiérarchisation nette entre objets utilitaires et objets d’art14.

Plus généralement, Manganelli prend ses distances avec les critiques d’art de profession (autre héritage marinettien, même si lui ne décrète pas qu’il faut les fusiller séance tenante) tout en empiétant sur leur territoire, malgré de nombreuses dénégations qui annoncent en réalité le classique recours à la figure stylistique de la captatio benevolentiae dont on ne sait pourtant jamais avec certitude si elle est sincère ou rhétorique : « je ne suis pas un expert », « [j’ai] les yeux inexperts de celui qui regarde sans rien connaître à l’histoire de l’art15 ». Ces modules de (fausse ?) modestie et l’emploi des prétéritions devront naturellement être respectés au cordeau par le traducteur afin que le lecteur français soit plongé dans la même circonspection que son collègue italien. Pour le dire à la manière d’un Manganelli intrigué par la question des faussaires dont la présence dans l’histoire de l’art permet en effet de redéfinir l’aura de l’artiste : est-il face à une humilité sincère ou stratégique, face à un original ou à une copie ? De fait, le prestige de l’artiste se trouve à la fois renforcé, puisqu’on ne copie que les chefs-d’œuvre, et contesté dès lors qu’un faux possède aux yeux de l’acheteur conscient ou berné la même valeur que le vrai qu’il réplique et que Manganelli prend un malin plaisir à désacraliser :

Van Gogh n’existe pas. Il n’a jamais existé. Une coopérative de faussaires, s’appelant tous Dupont, des gens habitués à produire des toiles de pacotille, s’est mise à voir les choses en grand, surtout pour s’amuser. Ils ont monté la société anonyme Van Gogh et ont commencé à peindre des tableaux, le dimanche, en jouant avec leurs enfants16.

Ces exemples, parmi de nombreux autres, nous permettent de dire que Manganelli applique une approche post-moderne en analysant des objets esthétiques – un bouchon de radiateur de voiture sera décrit et historicisé avec autant d’enthousiasme qu’un tableau du Caravage, le design est vu comme de l’art – et en confondant volontiers contenu et contenant, comme dans les pages consacrées au Musée comme institution, aux cabinets de curiosités ou aux expositions qualifiées de « tribu de tableaux17 ».

Pour le traducteur, le refus d’une hiérarchisation entre culture savante et culture populaire induit une injonction de respect sourcilleux des variétés des niveaux de langue et des jeux constants avec les registres : on trouvera par exemple un style élevé pour parler d’objets généralement considérés comme mineurs, comme dans le texte sur les affiches publicitaires anglaises de la fin du XIXe siècle ou, à l’inverse, un style railleur et peu orthodoxe pour évoquer un portrait de Raphaël ou la personnalité du Caravage, le « vaurien aux poils noirs18 ».

Tout aussi surprenant apparaît le recours à l’imitation (la copie ?) du style du Leopardi des Petites œuvres morales (1827) quand il s’agit de décrire les stèles de la région de la Lunigiane dans l’article « Lignées de pierre19 ». La question qui se pose alors au traducteur est de savoir comment retranscrire pour le lecteur français cet implicite littéraire perceptible pour tout lecteur italien moyennement cultivé :

Durant des millions d’années et des périodes infinies, le monde fut pierre. La terre fut un caillou recouvert d’un épiderme d’herbe, d’eau, de chairs. Seule l’eau contribuait à la stabilité terrifiante de la pierre, mais l’eau n’avait pas de forme, elle était vagabonde, changeante bien qu’indestructible. L’herbe périssait, la chair se délitait. Des formes de vie pleines de folie passèrent sur le caillou, des larves jusqu’aux reptiles. N’étant que cartilage et chair, elles disparurent ; la pierre recueillait la poussière des ancêtres et des générations. L’homme apparut, descendit et naquit sur un caillou volant parmi les cieux. L’homme comprit que sa vie était posée sur un rocher20.

On peut également voir un clin d’œil aux avant-gardes à la lecture des passages dans lesquels Manganelli opère des rapprochements inattendus et surprenants qui prennent la forme stylistique du coq-à-l’âne pour rendre compte d’un dépassement joyeux des frontières entre les arts, comme dans le texte consacré au projet de Lucio Fontana pour la cathédrale de Milan21. La proposition de l’artiste devient littéralement la scène d’un théâtre lyrique :

Tout le temple regorge de loges, et ces loges sont emplies de prima donna ou d’autres actrices un peu moins glorieuses ; il y a des ténors et aussi un Napoléon qui n’est même pas ironique (un vrai valet de comédie) […] Quelque chose entre le mélodramatique et le ballet, je dirais : certaines apparitions du Cardinal Ferrari au milieu du « peuple » rappellent Gilbert et Sullivan ; la cathédrale de Milan est peut-être la première idée de « comédie musicale » du monde moderne. Il y a même une pincée de Tchaïkovski : beaucoup de danse, de tendresse, de faux héroïsme, d’encre qui chante22.

Le traducteur doit coller au plus près du déplacement de l’architecture vers la musique opéré par Manganelli et conserver les italianismes rendus légitimes par l’histoire du chant. Ces glissements peuvent rapprocher d’autres arts comme le dessin et l’écriture. Dans d’autres textes Donatello est décrit comme un écrivain, Caravage est comparé à l’Arioste, le Tasse à Michel-Ange ou Pitocchetto à Dostoïevski. D’ailleurs le mot « représentation », comme l’indique Manganelli dans un article sur L’extase de sainte Thérèse du Bernin23, renvoie aussi bien à l’art pictural ou à la sculpture qu’au théâtre. Toutes ces œuvres – tableaux, poèmes, romans, dessins… – ont en commun d’être issues d’une source primordiale et originelle : le signe, comme le rappelle un compte rendu consacré à l’artiste contemporain Gastone Novelli : « Obédience à la loi des signes24 », titre qui a posé au traducteur un problème qu’il n’est pas certain d’avoir résolu correctement, lié à la polysémie du mot italien obbedienza : fallait-il traduire « obédience » qui a en français un sens religieux, ou préférer le plus commun « obéissance » ? Le choix s’est finalement porté sur le terme le moins courant d’autant plus que dans le texte sur Novelli, Manganelli montre la foi en l’art, naïve et franciscaine, de son ami peintre.

Pour autant, si l’on poursuit ce rapide parcours dans l’iconoclastie de Manganelli critique d’art synesthésique et volontiers anachronique25, rappelons que ces fragments épars, tout en s’émancipant souvent de la doxa critique, n’en constituent pas moins une pensée cohérente sur l’Art, autour d’une idée forte et récurrente, déclinée en maints textes de l’ouvrage, une idée moins originale dans son contenu que dans la manière dont Manganelli l’énonce et la met en scène : l’Art permet un dialogue entre les vivants et les morts.

Sur le plan linguistique – la langue vue comme la matière première du traducteur – cette intuition s’exprime par le recours à des mots clés, répétés, tels que « spectre », « fantôme » avec pour ce dernier terme une difficulté précise liée à la polysémie de sa forme italienne (le fantasma italien peut signifier « fantôme » ou « fantasme »), un double sens qui, n’existant pas en français, oblige à des choix au cas par cas, souvent logiques mais parfois hésitants. Le terme « fantôme » l’emporte largement : 41 occurrences contre 5 pour « fantasme » (ou « phantasme » selon la variante des psychanalystes d’obédience kleinienne) mais encore fallait-il ne pas rater l’ouverture freudienne quand elle s’imposait26.

Parallèlement à cette prégnance d’une présence/absence ectoplasmique, la sélection d’œuvres commentées propose un grand nombre d’artistes fascinés par la représentation de corps en souffrance, bien réels eux, corps suintant, pleurant comme dans les magnifiques pages sur les lacrymatoires romains de la collection Settala du XVIIIe siècle27, saignant, appartenant à des époques variées même si la période contemporaine est davantage convoquée par Manganelli. Dans ces nombreux passages, le traducteur doit conserver la brutalité d’une description qui se déploie en parvenant à ne pas atténuer la force de l’image. Nous proposons ici seulement deux exemples, l’un d’une œuvre ancienne, l’autre d’une œuvre contemporaine. Le premier concerne Giacomo Ceruti, dit le Pitocchetto, un peintre du XVIIIe siècle spécialisé dans le portrait des misérables, d’où son nom qui vient du mot italien pidocchio signifiant « pou ». Souvent les corps de ces malheureux sont tordus, atrophiés, difformes, surpris dans des gestes élémentaires ou obscènes. La langue que choisit Manganelli pour évoquer ce peintre réaliste tente d’être conforme à la dimension caricaturale d’une manière picturale dépourvue d’empathie. Les personnages deviennent alors des enveloppes vides de toute humanité, des fantômes grimaçants :

L’inclination de Ceruti pour le monde des misérables est une sorte de maladie ingénieuse, d’exsudation malarienne qu’il convient de saisir dans son exquise décomposition, dans sa mauvaise grâce étudiée : voici un gueux qui est aussi un nain, et vous ne me direz pas que la main savante et subtile de Ceruti, qui recherche la difformité et s’arrête au seuil d’une monstruosité qu’il n’atteint jamais, a été guidée par les errances de l’affection. Ne voyez-vous pas dans le fond du tableau, derrière le nain, le peintre qui défèque ? Ne sommes-nous pas en présence d’un registre précis de rhétorique picturale28 ?

Le deuxième exemple est le compte rendu consacré à une exposition de tableaux du peintre Toti Scialoja, en 1988, sous le titre « Ni lumière, ni ombre ». Le style choisi ici par Manganelli est celui de l’emphase, avec le recours à des figures d’amplification et de répétition, toutes concentrées autour du thème de l’écoulement sanguin, comme dans ce passage :

Mais supposons que le sang soit abondant et de nature à pouvoir se coaguler en image. Le saignement consume les fines ombres qui se défont en une gaze instable tandis que le sang s’enorgueillit de ses caillots, se déploie tel un drapeau, torve et héraldique, porteur d’une férocité dont la pitié captieuse de l’ombre n’avait ni connaissance ni expérience29.

Ce sont ici les rapprochements inattendus entre la matière organique et le support du papier et du tissu (« drapeau », « héraldique »), et donc par dérivation du texte – on sait que « texte » et « tissu » ont la même étymologie – qui mobilisent l’attention du traducteur. Une nouvelle fois, la tentation du passage par l’image grâce aux moyens aujourd’hui faciles d’accéder à une reproduction est grande mais, comme nous l’expliquerons plus loin dans une partie plus théorique, il est préférable pour le traducteur d’y renoncer.

En somme, pour résumer notre pensée, Manganelli critique d’art mélange allègrement ekphrasis – dans son sens traditionnel de description verbale et objective d’une image – et analyse, ce qui pourrait lui être pardonné car c’est au fond une procédure classique et commode mais, fidèle à sa nature d’écrivain même dans des textes supposés être d’abord informatifs et descriptifs, il se plaît à ajouter une dimension normalement absente du type de production langagière qu’est le compte rendu d’exposition : la fiction.

L’image devient alors le point de départ d’une histoire conçue à partir de ce qu’elle montre et de ce qu’elle cache, comme dans l’analyse du croquis préparatoire de Lucio Fontana pour un projet d’une porte de la Cathédrale de Milan, déjà évoqué. De la même manière que certains peintres de la Renaissance se cachaient en guise de signature dans leurs tableaux, Manganelli parle aussi de lui-même lorsqu’il écrit à propos de Fontana : « Il fait partie de ces raconteurs d’histoires qui s’égarent au milieu d’une description30. » Ces libertés prises par rapport aux règles de l’exercice, sorte d’égarements plaisants mais perturbants, produisent d’incessantes digressions qui prennent la forme de périodes démesurées nécessitant une attention constante du traducteur. En effet, c’est la syntaxe qui est alors en jeu. Manganelli écrivain, mais sur ce plan le critique d’art qu’il devient à l’occasion n’est guère différent, est un adepte des phrases tourmentées, sinusoïdales, saccadées, pleines d’incises et de parenthèses, d’inversions du sujet, fréquentes en italien, qui obligent le traducteur à ne pas confondre sujet postposé et complément d’objet, d’éloignements entre le verbe et ses compléments – on ne compte plus les anacoluthes, les hystéron-protérons –, de polysémie du relatif che31, de périodes à rallonge que l’italien tolère globalement mieux que le français contemporain. Non que les phrases longues n’existent pas chez des auteurs français, mais elles gardent une rationalité et obéissent à des lois strictes rarement contournées, du moins dans des textes sans forte ambition littéraire. Le traducteur doit alors se lancer dans un travail de remise en ordre et de repérage des liens syntaxiques. Nombreuses sont chez Manganelli les phrases de plus de dix lignes et il faut tenter de respecter ce choix stylistique qui illustre le rythme d’une pensée mouvante et flâneuse. Un seul exemple suffira pour illustrer cette difficulté :

Les portes de Fontana sont des “rideaux de scène” dont la tâche, déjà évoquée, consiste à effacer les images corporelles ou minérales grâce au travail patient de l’eau ou du souffle ; mais elles ont aussi la fonction de tenir à distance celui qui voudrait entrer – qui passerait à travers un rideau ? – en faisant croire, et sans aller au-delà du stade de la simple insinuation, que le temple n’a jamais existé, que c’est une supercherie des guides touristiques et l’anecdote préférée des Milanais ; ou bien qu’il vient de disparaître mais qu’il a laissé des dispositions pour une cérémonie à la fois funèbre et joyeuse ; ou encore que, le temple s’étant évaporé, les autorités locales ont décidé de repousser l’annonce de la funeste nouvelle et ont mis en avant le délicat orchestre des signes de la danse pour que les gens s’arrêtent, enchantés32.

Le passage italien se poursuit encore pendant plusieurs lignes et le traducteur doit intervenir et interrompre le flux quand il estime qu’a été atteinte la capacité de compréhension du lecteur français moyen de la même manière que l’a été la sienne : mais tout traducteur n’est-il pas d’abord un lecteur ?

À ces questions de syntaxe que connaissent bien les traducteurs de l’italien vers le français, s’ajoutent d’autres problèmes sémantiques dont un est spécifique au lexique de l’art. C’est le cas par exemple de certains termes techniques ou sectoriels : fallimagini (« faiseurs d’images »), cieli, tantôt « ciels » (terme de l’art), tantôt « cieux », alors qu’une seule forme existe en italien33. Et que dire du titre italien de la dernière section des textes choisis et regroupés par Andrea Cortellessa : L’icastico quotidianoicastico est un adjectif employé comme substantif et n’a pas d’équivalent en français. L’encyclopédie en ligne Treccani en donne la définition suivante : « qui écrit, représente ou portraiture en traits essentiels, et donc de façon efficace, tranchante et incisive : un style icastico34. » La difficulté liée au mot icastico a été à l’origine de nombreux échanges entre le traducteur et le curateur pour aboutir à l’improbable « La cosmétique du cosmos » où le jeu des assonances et des allitérations est, comme souvent, le cache-misère de l’impossibilité de traduire.

Plus généralement, nous pouvons indiquer d’autres problèmes lexicaux qui confirment la liberté stylistique du Manganelli critique d’art et son goût pour les jeux conceptuels et langagiers, autant de virtuosités qui constituent pour le traducteur une épreuve périlleuse. Cela peut prendre la forme de mots fétiches comme magheria tantôt traduit « magie », tantôt « envoutement » ou « ensorcellement », ou de termes sans équivalent en français tel que le mot du dialecte romain patacca, littéralement « fausse monnaie », mais employé métaphoriquement par Manganelli dans le titre La patacca dell’anima35 que nous avons dû nous résoudre à traduire « la camelote de l’âme » pour privilégier le rythme du binôme nominal que « fausse monnaie » supprimait. C’est un choix peu satisfaisant dans la mesure où il fait disparaître la référence culturelle à Rome et au personnage interprété par Totò dans le film de Mario Monicelli Guardie e ladri36. On peut évoquer enfin l’épineux problème des jeux de mots, intraduisibles par nature, et qu’on ne peut pourtant pas laisser en italien, ce qui oblige le traducteur à devenir faussaire à son tour. C’est le cas dans la création du binôme « anges/louanges » qui tente de restituer la paronomase odi/lodi (littéralement « odes/louanges37 »). Mais dans d’autres passages la volonté du traducteur de conserver la rime interne ne débouche sur aucune solution satisfaisante, comme pour le couple acquaiole/macchiaiole qui renvoie pour le premier terme à la profession de porteuse d’eau et pour le second au nom du mouvement pictural toscan du XIXe38. Il a fallu se résoudre à dégrader le jeu de mot en homophonie à tendance paronomastique : « porteuses d’eau, ramasseuses de fagots » en occultant la référence au courant artistique, récupérée un peu plus loin toutefois dans une traduction explicative et paraphrastique.

Sortons à présent de l’atelier du traducteur pour, à partir des exemples proposés, tenter d’amorcer une réflexion plus théorique.

Le voyage entre les signes : de l’objet à l’image, de l’image au mot, du mot originel à sa traduction

Pour expliquer le sens du titre de ce deuxième temps de notre réflexion, partons d’un dernier exemple : la lecture proposée par Manganelli du tableau de Van Gogh Les mangeurs de pommes de terre (1885) dans le texte « Sacrement négatif39 ». Notons une première hésitation de traduction liée à un doublon en français (pomme de terre/patate) qui renvoie à la coexistence de deux registres clairement distincts là où un seul mot existe en italien : patata. La tentation du traducteur, au regard de ce que représente le célèbre tableau, de l’environnement social des personnages et du commentaire que propose Manganelli, a d’abord été de traduire par « patates », mais il lui a fallu renoncer, au nom de la tradition de l’histoire de l’art qui, définitivement, nous a transmis ce chef-d’œuvre en français sous le titre « Les mangeurs de pommes de terre ». Cette appellation a donc été conservée à contre-cœur40.

Nous sommes confrontés à la coexistence de trois niveaux de « présence » de la pomme de terre dans le tableau de Van Gogh et dans le compte rendu de Manganelli. Il y a d’abord l’objet lui-même, le tubercule qui pousse dans la terre, que l’on peut ramasser, éplucher, manger : l’être matériel de la pomme de terre, le référent nécessaire de l’œuvre. Ce niveau est présent de manière implicite dans le tableau et dans le texte. Il y a ensuite l’image de la pomme de terre telle qu’elle apparaît dans le tableau de Van Gogh, représentée sans grand souci de réalisme, plutôt sous forme d’accumulation de taches claires au centre de la toile, ressortant par contraste de couleurs (le fond du tableau et les habits des personnages sont sombres), dont l’une s’individualise grâce au geste d’offrande d’un des personnages envers sa voisine, créant un jeu de correspondances avec les coiffes et les tasses de porcelaine dans lesquelles est versé le café. Ce niveau est naturellement absent du compte rendu écrit de Manganelli. Il y a enfin le texte de Manganelli qui, comme le veut la tradition de la lecture d’une image, respecte le mouvement en deux temps de l’ekphrasis et du commentaire. Face à un tableau globalement réaliste, sans être totalement mimétique, le danger du (mauvais ?) critique d’art serait de proposer un texte qui ne soit qu’un pléonasme de l’image, une proposition redondante dans laquelle la part de la description déborderait puis finirait par se substituer à la dimension interprétative. Conscient de ce piège, ou porté par sa propension naturelle à se méfier du réalisme, que l’on pourrait définir ici comme une manière de réduire au maximum la distance entre un objet et sa représentation sans pour autant la supprimer totalement, Manganelli restreint la partie descriptive de son compte rendu pour laisser toute la place à l’interprétation :

Les pommes de terre sont des tubercules chtoniens, des fruits qui se nourrissent des ténèbres sans fin, des aliments disposés dans des assiettes qui poussent dans le lieu de la sépulture. Les pommes de terre sont nuit, profondeur, cimetière, tombe, noir, noirceur ; elles ont la forme disgracieuse et concentrique du monde. Et Van Gogh était mortellement, irrémédiablement, attiré par les crânes minuscules des pommes de terre, ces mortes-vivantes, ces fantômes nourrissants. Il le savait : quand il osa peindre non seulement la forme des pommes de terre, sacrée et inaccessible, mais aussi Les mangeurs de pommes de terre, un merveilleux sentiment d’horreur l’envahit, un sentiment que connut aussi Goya. Sorcières, magiciens, créatures venues du noir, hallucinations diaboliques peut-être ; ce sont eux qui, devenus nuit, êtres chtoniens, osent manger la pomme de terre souterraine. Un sacrement négatif41.

On peut parler d’une approche impressionniste, métaphysique ou onirique, à tendance mortifère. C’est le droit du critique d’art. A priori, le traducteur intervient sur le troisième niveau, pas sur le premier – il peut certes manger des chips en traduisant mais cela n’influe pas sur son travail – ni sur le deuxième : on lui demande d’écrire, pas de dessiner. Résumons : un objet (la pomme de terre) fait naître une image (le tableau de Van Gogh), le tableau suscite un texte (l’article de Manganelli). Le passage par l’image n’est nullement obligatoire, comme le prouvent par exemple les textes d’un poète comme Francis Ponge, descripteur d’objets du monde « en direct42 ». Mais dans l’exemple qui nous intéresse un quatrième degré est apparu, intralinguistique : la traduction de l’ekphrasis/analyse. Entre le tout premier niveau et le dernier, la déperdition matérielle, c’est-à-dire le passage de l’objet à sa représentation iconique puis textuelle, est inévitable car elle est la conséquence de la symbolisation et de la transformation sémiotique propres à toute mise en image et/ou en mot.

La tâche du traducteur, dans le cas précis de la traduction de textes sur l’art, est de ne rien ajouter ni enlever à cette déperdition. Il doit, si l’on peut dire, la maintenir en l’état. La difficulté spécifique de ce type de traduction, par rapport à la traduction d’un texte qui n’est pas la description d’une image répertoriée, unique et accessible – comme l’est un tableau –, est l’introduction dans la chaîne habituelle (objet→ mot 1 du texte source → mot 2 du texte cible) d’une strate supplémentaire qui vient s’intercaler entre le niveau du texte en italien et celui du texte traduit, cette couche surnuméraire étant précisément celle de l’image, en l’occurrence dans notre exemple le tableau de Van Gogh43. Notons que dans d’autres formes d’art, on peut être en présence d’une inversion de cette causalité : pour Manganelli – et pour tous les critiques d’art du monde, qu’ils soient professionnels ou amateurs – l’image précède le texte : le tableau fait naître l’article. Dans d’autres cas, le texte peut précéder l’image. C’est le principe de l’adaptation cinématographique de romans : le livre Les illusions perdues de Balzac produit un objet filmique réalisé par Xavier Giannoli en 2021 qui s’appelle Les illusions perdues et qui « traduit » en images le roman dont il s’inspire44.

Une dernière question se pose à présent : comment relier ces quelques considérations théoriques à la pratique de la traduction ? En d’autres termes, quel est le statut et la place de ce texte supplémentaire dans la chaîne rappelée précédemment (objet, image, compte rendu d’exposition ou description/analyse de tableau) ? Pour répondre à cette interrogation, partons de présupposés sémiotiques clairs et indiscutables, au nombre de trois, en lien direct avec l’expérience précise de la traduction de textes sur l’art, en l’occurrence ceux de Manganelli dans La mort comme lumière :

- Une traduction ne traduit pas directement un objet : un objet est consommé ou répliqué à l’infini s’il entre dans une exploitation industrielle, il peut être conservé et promu dans une logique muséale ou mémorielle, mais il n’est pas « traduit ».

- Une traduction ne traduit pas une image : une image est regardée – au sens où Marcel Duchamp désigne « regardeurs » les spectateurs d’un tableau – ou reproduite, recopiée dans une logique économique ou post-moderne (Andy Warhol). Une image peut enfin être décrite et l’on change alors de catégorie sémiotique pour pénétrer dans l’univers textuel : c’est ce déplacement que propose Manganelli et qu’opèrent les critiques d’art institutionnels ou tous les utilisateurs de l’art à d’autres fins, tel Freud « lisant » le Saint-Anne de Léonard dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, essai dans lequel, et justement parce ce qu’il n’est pas un critique d’art, il délaisse les règles de l’ekphrasis (objectivité de la description) pour laisser libre cours à la liberté de l’interprétation.

- Donc une traduction, puisqu’elle ne traduit ni un objet ni une image, ne peut traduire que… du texte. Ce truisme est le prérequis de toute activité traductive.

Ces remarques conduisent à la perception d’un problème spécifique pour un traducteur de textes qui décrivent officiellement des images, dont la raison d’être est précisément de décrire des images réelles, à savoir des œuvres d’art, des tableaux, des affiches, des photos, autant d’objets dont s’inspire Manganelli pour écrire ses comptes rendus d’expositions et auxquels on peut ajouter des statues, des installations qui ne sont certes pas des images a priori mais qui peuvent le devenir car c’est parfois à partir d’images, de photos essentiellement, que Manganelli présente ces œuvres sans les avoir toujours vues sur le lieu où elles sont montrées au public, faute de temps45.

Ce problème spécifique, comme nous l’avons qualifié, est la tentation du traducteur de contester le principe même de la traduction proprement dite, celle entre deux langues, pour devenir à son tour un descripteur d’images (opération intersémiotique46). Il s’appuie alors pour mener sa tâche à bien non plus seulement sur le texte – de Manganelli dans le cas qui nous occupe – mais aussi sur l’œuvre dont ce dernier s’est inspiré. Cela peut se justifier dans un cas précis qui vient immédiatement à l’esprit : si le texte source n’est pas suffisamment clair dans sa dimension descriptive. Le traducteur, pour bien s’assurer qu’il comprend le lien direct entre l’image et le mot, peut alors être tenté de le traduire en ayant sous les yeux et l’un – le texte – et l’autre : l’image qui a généré le texte.

De ce point de vue, la pomme de terre de Van Gogh déjà évoquée n’appartenant pas à la catégorie des realia, la traduction ne pose pas de difficulté autre que celle rappelée précédemment : « pomme de terre » ou « patate » ? Le traducteur doit juste (mais cette simplicité apparente recèle bien des traquenards) suivre le chemin interprétatif de l’auteur avec l’ambition, propre à sa mission, de ne pas se laisser prendre par l’envie de retourner au stade de l’ekphrasis en levant les yeux de la page du texte source pour les diriger vers l’image reproduite. En réalité, pour cet exemple, le plus sûr serait de ne pas regarder le tableau source, de l’ignorer, de renoncer à une curiosité qui risquerait ici d’être contre-productive car la fidélité à l’image pourrait devenir infidélité au texte. Le traducteur, en d’autres termes, pourrait être influencé par l’image au détriment de la description qu’en propose l’auteur qu’il traduit47. Cette hésitation méthodologique est à rapprocher de celle du retraducteur qui peut vouloir vérifier les versions précédentes du texte qu’il doit traduire. Confronter les différentes versions d’un texte est une démarche universitaire nécessaire dans le cadre d’un travail de traductologie, mais beaucoup plus problématique dans le cadre d’une retraduction pour un éditeur48.

Des analogies existent entre la tentation du recours à l’image initiale et celle du recours à une traduction préalable. Dans les deux cas, le retour à l’image ou à une traduction précédente peut se justifier dans une optique que nous pourrions qualifier de judiciaire ou de policière : vérifier des pistes interprétatives, accumuler des indices, quand le texte source est peu clair. Mais à la différence d’une de ces motivations du retraducteur – amender, corriger, améliorer – la justification d’une consultation de l’image source, en l’occurrence le tableau qui donnera lieu à un compte rendu, est tout autre : il ne s’agit pas de corriger une erreur car il n’y en a normalement pas dans la description d’une image. L’erreur, si elle survient, se situe sur le plan du commentaire, mais en aucun cas on ne demande au traducteur, qui n’est que le gardien de la conformité communicationnelle dans le passage d’une langue à l’autre, de corriger une erreur d’analyse (et il est possible que l’« amateur » Manganelli en ait commis aux yeux des membres de la tribu).

Quant à la dimension de l’ekphrasis, il est improbable qu’une erreur s’immisce dans la phase interprétative : l’image d’un tableau figuratif est le plus souvent monosémique, c’est ce qui la distingue du mot. C’est l’interprétation, fondée sur une connaissance de l’histoire de l’art, des symboles, des références liées à une époque ou à une culture, qui peut donner lieu à une erreur de lecture de l’image. Cette erreur peut être corrigée par tous ceux qui le souhaitent, mais surtout pas par le traducteur du texte. Il s’agit ici d’un cas d’école du respect de la déontologie et de l’éthique du traducteur, notamment dans le cas de Giorgio Manganelli qui n’est pas un critique d’art au sens où peuvent l’être un Roberto Longhi ou un Aby Warburg, pour prendre deux noms de personnalités évoquées dans les textes réunis dans La mort comme lumière. Manganelli aborde l’art en écrivain, pas en historien, ce que son traducteur doit toujours prendre en considération. Les erreurs, les approximations, si elles existent, sont la marque de son positionnement de narrateur. C’est ce dernier qui nourrit ses textes sur l’art, comme il le rappelle dans d’incessantes et amusantes incises venant couper ses articles. En d’autres termes, le traducteur des articles sur l’art de Manganelli est d’abord un traducteur des jeux avec la langue de Manganelli.

Conclusion

Traduire Manganelli, et surtout traduire le critique d’art qu’il est à l’occasion, conduit nécessairement à s’interroger sur le « statut » de la traduction. Qu’est-ce qu’une traduction par rapport au texte source ? Une copie, une supercherie, un acte de faussaire, un décalque, une adaptation, de la fausse monnaie, de la camelote ? Autant de mots, nous l’avons vu, que l’on trouve sous la plume de notre auteur. Une traduction réussie, si tant est qu’elle puisse l’être, ne doit-elle pas constituer pour le lecteur du texte cible l’Original absolu. Comme l’écrivait déjà Georges Mounin : « Toutes les objections envers la traduction se résument en une seule : elle n’est pas l’original49. » Les interrogations de Manganelli sur le lien entre œuvre et copie sont bien transposables dans une réflexion traductologique, comme nous avons essayé de le montrer.

Les textes de Manganelli réunis dans La mort comme lumière dévoilent à la fois la valeur et la complexité de la critique d’art, surtout quand c’est un écrivain qui s’y adonne : elle ne peut s’exercer qu’au prix d’un transfert sémiotique. Dans un texte consacré à une exposition de faux d’œuvres célèbres, qui eut lieu au Palazzo Strozzi en 1988, exposition montée sur une idée de Jean Baudrillard, Umberto Eco et Federico Zeri, Manganelli écrit : « Les copies sont des copies de chefs-d’œuvre, mais s’agit-il de chefs-d’œuvre50 ? » Il nous semble légitime de poser la même question à propos de la pratique du traducteur : la traduction d’un chef-d’œuvre littéraire, est-ce un chef-d’œuvre ?

Notes

1Il Messaggero, Il Corriere della Sera, L’Espresso, Europeo, FMR pour les plus représentés.

2Giorgio Manganelli, La mort comme lumière. Écrits sur les arts du visible, trad. de Vincent d’Orlando, postface d’Andrea Cortellessa, Paris, Cahiers de l’Hôtel de Galliffet, 2022 ; collection dirigée par Paolo Grossi. Le livre apparaîtra désormais dans les notes sous la forme G.M., M.L., suivie le cas échéant des pages citées.

3Sa production s’étend de 1964, date de publication de son premier roman Hilarotragoedia (Milan, Feltrinelli ; traduction française Hilarotragoedia, Bruxelles, Zones sensibles, 2017), à 1990, date de parution du dernier ouvrage de son vivant Encomio del tiranno (Milan, Adelphi; traduction française Éloge du tyran, Paris, Gallimard, 2002). Depuis sa mort cette même année, bien que Manganelli ait toujours été considéré comme un « auteur de niche, pour happy few » (Sergio Garufi, « L’ultima casa di Giorgio Manganelli », in Il Foglio, 8 août 2018) et qu’aucun de ses ouvrages ne se soit vendu à plus de 3000 exemplaires, c’est près d’une cinquantaine de livres qui ont été édités, preuve de la fascination qu’exerce Manganelli sur la critique italienne, au premier rang de laquelle doit être cité Andrea Cortellessa, à l’origine avec Paolo Grossi du projet de La mort comme lumière et postfacier du recueil. En plus de son activité de narrateur, Manganelli est également l’auteur de récits de voyage, d’essais de critique littéraire ou de chroniques d’actualités italiennes. Il est aussi traducteur d’une douzaine d’ouvrages de littérature anglaise et américaine (H. James, T.S Eliot, G. Byron ou E.A Poe entre autres. Sur Manganelli traducteur, cf. Federica Vincenzi, Giorgio Manganelli e la traduzione, thèse de doctorat soutenue en 2018 à l’IULM de Milan, sous la direction de Edoardo Zuccato). Ses principaux ouvrages ont été traduits en français.

4Deux exemples vaudront pour tous : Giorgio Manganelli, La letteratura come menzogna (Milan, Feltrinelli, 1967 ; traduction française La littérature comme mensonge, Paris, Gallimard, 1991) et sa relecture du Pinocchio de Collodi intitulée Pinocchio, un libro parallelo (Turin, Einaudi, 1977 ; traduction française Pinocchio : un livre parallèle, Paris, Christian Bourgois, 1997).

5Dans « Le Pitocchetto » (G.M., M.L., p. 94) il écrit : « quelle chance de ne pas être un critique d’art de profession. »

6Citons également Toti Scialoja, Achille Perilli, Giosetta Fioroni ou Gastone Novelli.

7Publié une première fois sous le titre « Van Gogh non esiste » (« Van Gogh n’existe pas ») dans Il Messaggero le 6 avril 1988, in G.M., M.L., p. 11-12.

8L’italien littéraire peut enchaîner des adjectifs sans nécessairement les séparer par une virgule ni par une conjonction de coordination.

9G.M., M.L., p. 11.

10D’abord publié dans la revue Europeo sous le titre « Su quella sedia c’è un genio » (« Il y a un génie sur cette chaise ») le 7 septembre 1981, G.M., M.L., p. 81-182.

11Ibid., p. 182.

12La langue italienne n’a pas de problème avec les répétitions ni avec ce qui en constitue la forme ultime sur le plan conceptuel, à savoir le pléonasme : « scendere giù », « uscire fuori » (« descendre en bas », « sortir dehors ») se rencontrent fréquemment.

13Point n° 4 du célèbre Manifeste de Marinetti publié en français dans Le Figaro, le 20 février 1909.

14C’est le cas en particulier du texte « L’héraldique voyageuse » consacré aux objets décoratifs ornant les capots des voitures de luxe. Il est paru dans FMR, la revue de Franco Maria Ricci, sous le titre « Polene di terra » (« Figures de proue ») en juillet 1988. In G.M., M.L., p. 186-192.

15Respectivement, ibid. p. 51 (« L’interminable ») et p. 59 (« Rixe contre la lumière »). Ailleurs il parlera de son « incompétence » (p. 68, « La disparition de Michel-Ange ») et se comparera à un « saltimbanque » (p. 70, ibid.) qui peut « tout se permettre » (p. 89, « Déploiement de fantômes »).

16Ibid., p. 12 (« Van Gogh n’existe pas »).

17Ibid., p. 113 (« Sacrement négatif »).

18Ibid., respectivement dans « Superbe mais impossible » (p. 65-67) et « Un vaurien aux poils noirs » (p. 75-77). Ce dernier article, publié dans Il Messaggero le 11 août 1989, a pour titre italien « Le superbe menzogne del genio » (« Les superbes mensonges du génie »), ce qui rend compte de l’intention provocatrice de Manganelli. D’une façon générale, quand le titre français n’est pas une transcription littérale de celui de la première parution en italien, c’est qu’il traduit les nouveaux titres proposés par Andrea Cortellessa, le responsable du choix des textes pour l’édition française.

19G.M., M.L., p. 27-34. Le texte est paru dans FMR en octobre 1985 sous le titre, à l’écho biblique, « Tu sei pietra » (« Tu es pierre »). C’est en particulier le Cantico del gallo silvestre, consacré à la création du monde, qui pourrait être une source de l’évocation manganellienne des stèles antiques de la Vallée du Magra. L’œuvre de Giacomo Leopardi a été traduite en français sous le titre Les petites œuvres morales (Paris, PUF, 2012).

20G.M., M.L., p. 27.

21« L’ironie théologique de Lucio Fontana » (ibid., p. 125-136). Le texte est d’abord paru dans l’ouvrage L’ironia teologica di Fontana. Progetti per una porta di Milano, Milan, Multhipla, 1978.

22G.M., M.L., p. 134.

23« Ange et femme dansant », ibid., p. 82-88. Première parution en italien sous le titre « Angelo e donna danzanti », Il Corriere della Sera, 20 octobre 1980.

24G.M., M.L., p. 147-151. Texte publié en italien sous le titre « Lettera a Gastone Novelli » (« Lettre à Gastone Novelli ») in Gastone Novelli, Le radici dei segni, Roma, Galleria « Il Segno », 9 avril 1965.

25Comme dans cette réflexion : « je me souviens que la grotte de Lascaux a été définie la chapelle Sixtine de la préhistoire. Mais n’est-ce pas plutôt cette dernière qui est la grotte de Lascaux du XXe siècle ? », G.M., M.L., p. 69. La citation est extraite d’un article consacré à la restauration, qui souleva de nombreuses polémiques, des peintures de la voûte de la chapelle Sixtine entre 1984 et 1989 (« La disparition de Michel-Ange », ibid., p. 68-70 ; première parution sous le titre « Michelangelo mio non sei più tu » in Il Corriere della Sera, 18 février 1986).

26C’est le cas dans un passage du texte « Tuer Monsieur Biedermeier » (première parution sous le titre « Quadri dirigenti » dans Il Messaggero, 16 septembre 1987), compte rendu d’une exposition consacrée au style de vie de la bourgeoisie allemande dans la première moitié du XIXe siècle : « Mais il faut ajouter tout de suite que, même si c’est quelqu’un de bien, qu’il est florissant sur le plan économique, marié à une épouse charpentée, père de beaux enfants et possédant d’honnêtes idéaux et une belle maison, monsieur Biedermeier n’existe pas. C’est un fantasme, une “façon de parler”, un symbole, quelque chose à mi-chemin entre la statue de la Liberté de New York et un personnage de bande dessinée d’avant-guerre. Biedermeier, plus précisément Gottlob Biedermeier, comme on dirait Théophile Bonhomme, est le fruit d’un caprice satirique inventé pour désigner le protagoniste mental, idéal et symbolique, d’une époque, d’une société, d’un goût », G.M., M.L., p. 105.

27« L’enfant de Babel », ibid., p. 17-22. Publié sous le titre « Il museo di Babele » (« Le musée de Babel ») dans FMR, mars 1985.

28« Le Pitocchetto », G.M., M.L., p. 93-96. Le texte est apparu en Italie dans Il Messaggero, le 9 juillet 1987, sous le titre « Il re dei pidocchi » (« Le roi des poux »).

29G.M., M.L., p. 141. L’article évoquant Toti Scialoja est d’abord paru dans l’ouvrage collectif de Giorgio Manganelli, Giuseppe Appella (dir.), Scialoja a Gibellina, Roma, Edizioni della Cometa, 1987.

30« L’ironie théologique de Lucio Fontana », G.M., M.L., p. 131.

31En italien, che peut signifier « qui » ou « que », ce qui change tout pour le traducteur : l’uomo che guarda » signifie selon le contexte « l’homme qui regarde » avec « homme » sujet, ou « l’homme qu’il (ou qu’elle) regarde » avec « homme » COD. C’est une source fréquente d’erreurs d’interprétation.

32« L’ironie théologique de Lucio Fontana », ibid., p. 132.

33Les deux pluriels ont été nécessaires en fonction du contexte. Ainsi, parmi d’autres exemples, fallait-il traduire « cieux » dans « L’homme apparut, descendit et naquit sur un caillou volant parmi les cieux » (« Lignée de pierre », ibid., p. 27) mais « ciels » dans « les ciels de Nolde scintillent de nuages maudits » (« La fureur des nuages », ibid., p. 117.

34www.treccani.it/vocabolario/icastico. C’est nous qui traduisons.

35Le titre italien de la première publication du texte est « Patacca DOC » (« fausse pièce authentique »). Le texte est apparu dans Il Messaggero le 14 octobre 1988.

36Film de 1951, diffusé en France sous le titre Gendarmes et voleurs. Totò y incarne un escroc qui se fait passer pour un guide touristique et qui vend un faux sesterce romain à un touriste naïf.

37« L’ironie théologique de Lucio Fontana », G.M., M.L., p. 135. Comme souvent lorsqu’il faut traduire un jeu de mot, le respect de la proximité phonétique l’emporte sur le maintien de la signification globale.

38In « Expatrier le grand-père », ibid., p. 109-112 et p. 111 pour la présence du jeu de mot. Le texte est paru originellement dans Il Messaggero 23 novembre 1987 sous le titre « La tentazione di essere semplici » (« La tentation d’être simple »).

39G.M., M.L., p. 113-115. Le texte a été publié en italien dans Il Messaggero sous le titre « Profondo nero » (« Noir profond ») le 14 février 1988 à l’occasion de l’exposition Van Gogh au Musée National d’Art Moderne de Rome (janvier-avril 1988).

40En néerlandais, le mot « pomme de terre » (aardappel) est, comme en italien, dépourvu du double niveau de registre qui existe en français. La question du choix ne se pose donc qu’en français.

41G.M., M.L., p. 145.

42Il a justement écrit un poème intitulé « La pomme de terre », in Francis Ponge, Le parti pris des choses, Paris, Gallimard, 1942.

43La question du statut traductologique de l’ekphrasis est traitée à plusieurs reprises par Umberto Eco (Dire presque la même chose, Paris, Grasset, 2006, p. 264-269, 286 et 402). Il affirme avoir signalé aux traducteurs de ses romans ses propres ekphrasis sans exiger « qu’ils traduisent en regardant l’œuvre inspiratrice. Si [la] description est bonne, elle devrait fonctionner même en traduction » (ibid., p. 266).

44Eco consacre plusieurs pages à la traduction qu’il appelle « intersystémique » (ibid., p. 299-300), c’est-à-dire au transfert entre systèmes de signes dont la matière est différente, comme les adaptations cinématographiques.

45C’est Pietro Citati, écrivain et ami de Manganelli qui le prétend dans un article de La Repubblica intitulé « Manganelli, la pentola e le streghe » (« Manganelli, la marmite et les sorcières ») publié le 22 mars 1989 et cité par Cortellessa dans sa postface. On y lit par exemple : « On le voyait partout, dans différents endroits à la fois, pressé et très compétent : le 22 septembre à une exposition de tabatières à New York, le 23 à une exposition de fleurs séchées en Nouvelle-Zélande, le 24 à un salon de peinture taoïste à Taipei […]. Le mystère est rapidement éclairci : Manganelli ne sortait jamais de chez lui d’où, paresseusement, il regardait fixement tout un tas de photos » (G.M., M.L., p. 230-231. C’est nous qui traduisons).

46Cf. Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Les Éditions de Minuit, 1963, p. 79.

47Nous employons ici le mot « influencé » en pensant à la célèbre formule prêtée à Oscar Wilde à propos de la critique littéraire : « je ne lis jamais les livres dont je dois faire un commentaire, j’aurais trop peur de me laisser influencer », cité par Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 2007, p. 110.

48C’est ce que nous avons essayé de montrer dans notre article « Traduit à mort. À propos des traductions françaises de Ferito a morte de Raffaele La Capria », Transalpina, n° 24 (« Traduire – et retraduire – les classiques »), Presses Universitaires de Caen, 2021, p. 91-108.

49Georges Mounin, Les belles infidèles, Paris, Cahiers du Sud, 1955, p. 7.

50G.M., M.L., « La camelote de l’âme », p. 13.

Pour citer ce document

Vincent d’Orlando , « Le combat d’un traducteur : comment traduire Giorgio Manganelli, iconoclaste espiègle ? », Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], n° 5, « Les hommes, les espaces, la nature : enjeux traductologiques », 2023, URL : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php_id_2451.html

Quelques mots à propos de : Vincent d’Orlando

Vincent d’Orlando est spécialiste de littérature italienne contemporaine (XXe-XXIe siècles) et traducteur. Ses recherches portent, entre autres, sur la représentation du Mezzogiorno, les revues littéraires et les écrivains engagés, la figure de la prostituée dans le roman italien, les personnages animaux ou des auteurs comme Italo Calvino, Cesare Pavese, Elio Vittorini, Ignazio Silone, Giorgio Bassani, Raffaele La Capria dont il est aussi le traducteur en français. Ne sont mentionnées ici que les publications en lien avec la question de l’adaptation et de la traduction : « Du texte aux images, des images aux sons. Conversazione in Sicilia d’Elio Vittorini entre photographies et film » in P.R.I.S.M.I. n°14 (« Le rire et la raison. Mélanges en hommage à Denis Ferraris »), Université de Lorraine, Neuville-sur-Saône, Chemins de tr@verse, 2015 ; « Un exemple de francophilie littéraire : traduction de Furetière et réappropriation du Roman bourgeois (de Ferrare ?) par Giorgio Bassani » in Giorgio Bassani, scrittore europeo, Peter Lang, 2018 ; « "Traduit à mort". A propos des traductions françaises de Ferito a morte de Raffaele La Capria », in Transalpina n°24 (« Traduire – et retraduire – les classiques »), Presses Universitaires de Caen, 2021 ; « "Si legge veramente un autore solo quando lo si traduce". (Re)lectures et (re)traductions de l’œuvre d’Italo Calvino : l’exemple du Visconte dimezzato », in Calvino, Tabucchi et le voyage de la traduction, Presses Universitaires de Provence, 2022.