Histoire culturelle de l'Europe

Rémy Poignault 

La figure d’Hadrien dans Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar : de l’individuel à l’universel

Article

Résumé

Mémoires d’Hadrien est paru en 1951, mais l’entreprise d’écriture avait débuté plus d’un quart de siècle auparavant. L’empereur attire d’abord Marguerite Yourcenar comme esthète, amant d’Antinoüs, amateur de littérature, puis comme homme politique, la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale ayant enseigné à l’auteur l’importance d’un bon gouvernement. Hadrien devient alors un idéal politique, un exemplum pour le XXe siècle, même si Yourcenar révisera par la suite les espoirs mesurés qu’elle mettait alors dans l’avenir du monde. Mais Hadrien est aussi pour elle un idéal humain de sagesse conquise face à l’adversité, la figure d’un humanisme « qui passe par l’abîme » et va au-delà de l’humain. Yourcenar est très attentive au respect des caractéristiques individuelles d’Hadrien tout en faisant de lui comme un archétype. Pour que la figure d’Hadrien soit perceptible, il lui a fallu trouver la forme adéquate ; après bien des essais, l’auteur a opté pour le récit à la première personne, dans des mémoires fictifs, et donné à l’empereur une voix qui possède une tonalité qui ne soit ni moderne ni archéologique, transcendant le temps et qu’elle nomme l’oratio togata.

Abstract

Memoirs of Hadrian was published in 1951, but the writing enterprise had begun more than a quarter of a century earlier. The emperor first attracted Marguerite Yourcenar as an esthete, lover of Antinous, lover of literature, then as a politician, the period following the Second World War having taught the author the importance of good government. Hadrian then becomes a political ideal, an exemplum for the 20th century, even if Yourcenar will subsequently revise the measured hopes that she then placed in the future of the world. But she considers also Hadrian as a human ideal of wisdom that is conquered in the face of adversity, the figure of a humanism “which passes through the abyss” and goes beyond human. Yourcenar is very attentive to respecting Hadrian’s individual characteristics while making him an archetype. For Hadrian’s figure to be perceptible, she had to find the right form; after many attempts, the author opted for the first person narrative, in fictional memories, and gave the emperor a voice which has a tone neither modern nor archaeological, transcending time; she calls this the oratio togata.

Texte intégral

L’empereur Tibère fut le premier empereur romain à qui Marguerite Yourcenar consacra un texte – un poème intitulé « Caprée » – publié dans la Revue bleue en 19291. Ce qu’elle retient, c’est l’image d’un être revenu de tout, s’isolant sur le plus haut rocher de Capri, victime de l’ennui au milieu de la luxure et d’actes de cruauté ; « Il fait peur. Il a peur » ; « Il remâche, écœuré, le goût de son passé » et essaie de se distraire en jetant de temps à autre un homme dans un précipice ; il est lui-même comme en décomposition, lui dont le corps encore vivant est déjà rongé par des vers, et il semble contaminer le monde d’une lèpre qui se transmettrait sans contact : « Tout pourrit sous ses yeux avant qu’il l’ait touché ». Le dernier mot du poème est pour souligner la solitude du tyran sur son île : « Sentant qu’il devient dieu, Tibère est déjà seul ». Ainsi la première image d’un empereur romain est profondément marquée chez Yourcenar par la vision décadente fin-de-siècle qui a été donnée de Tibère dans la littérature moderne2.

Avec Hadrien nous sommes aux antipodes du pervers Tibère ; pourtant, il semble que les projets d’écriture soient quasiment contemporains. Le poème « Caprée » a été publié en 1929, mais il peut avoir été composé plusieurs années auparavant. Il semble toutefois postérieur à la décision de Yourcenar de faire revivre Hadrien dans un livre. L’auteur raconte, en effet, dans ses entretiens Les Yeux ouverts, que l’événement fondateur a été une visite à la Villa Adriana, à Tivoli, l’antique Tibur : « c’est la villa Adriana qui a été le point de départ, l’étincelle, quand je l’ai visitée, à l’âge de vingt ans » (donc en 1923/1924) (YO, p. 151). En réalité, la villa Adriana est déjà présente dans l’œuvre de Yourcenar avant qu’elle n’effectue ce voyage en Italie, puisque dans le recueil de poèmes Les Dieux ne sont pas morts (publié en 1922, mais concernant des vers écrits pendant son adolescence) on trouve un sonnet intitulé « L’Apparition », qui met en scène Antinoüs dans les jardins de Tibur. Ce sont les sculptures3 vues dans les musées ou sur des photographies qui ont ouvert très tôt déjà la jeune Marguerite au monde d’Hadrien. Mais Hadrien n’est perçu, au début, que dans l’ombre d’Antinoüs et dans un monde où les statues s’animent dans un contexte archéologique, comme dans l’Arria Marcella (1852) de Théophile Gautier et la Gradiva de Wilhelm Jensen (1903).

Comme elle en conviendra d’ailleurs plus tard, Yourcenar n’a d’abord d’Hadrien qu’une vue superficielle : c’est Antinoüs qu’elle voit en premier, une image de beauté qui renvoie aux amours de l’empereur ; puis, lors de sa première visite à la Villa Adriana, elle est saisie d’admiration pour l’empereur bâtisseur qui a laissé des monuments à l’architecture extraordinaire. Les sources littéraires, comme les quelques vers qui nous restent de l’empereur, lui révèlent aussi un fervent admirateur des Lettres. Ce qu’elle retient alors, c’est essentiellement « l’artiste, le grand amateur d’art, le grand mécène, l’amant » (YO, p. 152). Cette première approche semble passablement marquée par le décadentisme et l’esthétisme fin-de-siècle. Yourcenar, en outre, ne parvient pas, pendant très longtemps à trouver la forme littéraire juste : plus d’un quart de siècle sépare de la rédaction finale ses premières tentatives d’écriture sur Hadrien. Elle a, dans un premier temps, pensé à « une série de dialogues, où toutes les voix du temps se fussent fait entendre » (CNMH, p. 519-520) ; elle compose aussi en 1941, « un essai encore inédit, Cantique de l’âme libre » (CNMH, p. 523), centré sur Antinoüs.

C’est seulement à partir de décembre 1948 que, recevant de Suisse une malle contenant le début de la dernière version de Mémoires d’Hadrien qu’elle n’avait pas détruite, elle se lança avec détermination dans la rédaction finale, qui lui prit près de trois ans. Une autre dimension d’Hadrien lui est, en effet, entre-temps apparue : celle de l’homme politique – effet collatéral bénéfique, oserait-on dire, de la Seconde Guerre mondiale.

Tout ce que le monde et moi avions traversé dans l’intervalle enrichissait ces chroniques d’un temps révolu [l’Histoire Auguste et Dion Cassius], projetait sur cette existence impériale d’autres lumières, d’autres ombres. Naguère, j’avais surtout pensé au lettré, au voyageur, au poète, à l’amant : rien de tout cela ne s’effaçait, mais je voyais pour la première fois se dessiner avec une netteté extrême, parmi toutes ces figures, la plus officielle à la fois et la plus secrète, celle de l’empereur. Avoir vécu dans un monde qui se défait m’enseignait l’importance du prince. (CNMH, OR, p. 525)

À maintes reprises4, dans sa correspondance, Yourcenar a souligné l’importance du point de vue politique dans son intérêt pour Hadrien : ce qui compte le plus à ses yeux, ce sont « ses efforts et ses succès en tant que chef d’État, pacificateur et administrateur libéral, que des historiens comme Toynbee et Rostovstev5 considèrent comme le plus grand parmi les empereurs romains »6.

Elle croit après la Seconde Guerre mondiale à la possibilité d’une reconstruction équilibrée du monde. Elle établit un parallèle entre la guerre parthique de Trajan et la Seconde Guerre mondiale. De la même façon qu’après les glorieux échecs de Trajan Hadrien a reconstruit le monde romain, de la même façon elle espère que le monde pourra retrouver équilibre et ordre harmonieux après les massacres de 1939-1945, optimisme qu’elle perdra, d’ailleurs, rapidement :

Les Nations Unies, à ce moment-là, cela comptait. Enfin on pouvait imaginer un manipulateur de génie capable de rétablir la paix pendant cinquante ans, une pax americana ou europeana, peu importe. On ne l’a pas eu. Il ne s’est présenté que de brillants seconds. Mais, à l’époque, j’avais la naïveté de croire que c’était encore possible. On pouvait se dire qu’un homme plus intelligent, plus capable de naviguer dans une passe difficile, avait des chances de réussite… Je me rends compte maintenant que c’était une illusion. (YO, p. 158)

Hadrien aurait pu être un modèle pour Churchill ou de Gaulle. Dans une lettre à Lidia Storoni Mazzolani, la traductrice italienne de Mémoires d’Hadrien, devenue une amie, elle déclare le 22 août 1968 : « Écrit en dernière version entre 1948 et 1950, le livre sur Hadrien s’accroche à l’image d’un homme de génie qui serait en quelque sorte l’idéal anti-Hitler ou anti-Staline, et présuppose que ce génie humaniste pourrait pour quelque temps, et jusqu’à un certain point recréer autour de lui cette “terre stabilisée” qui est celle des monnaies hadrianiques » (L, p. 291)7

Le choc de la Seconde Guerre mondiale a donc permis à Yourcenar d’approfondir sa vision d’Hadrien. Il devient pour elle une sorte d’idéal politique et la longue lettre constituant Mémoires d’Hadrien qu’il adresse au futur Marc Aurèle destiné par lui à la pourpre impériale peut se lire comme un testament politique, un miroir du prince, en même temps qu’un exemplaire de vie à méditer, même si Hadrien, connaissant l’engouement stoïcien du jeune Marc et fort du recul dont lui fait bénéficier Yourcenar, ne se pose pas en modèle ; il sait, en effet, que Marc prendra d’autres orientations que les siennes : « Je ne m’attends pas à ce que tes dix-sept ans y comprennent quelque chose. Je tiens pourtant à t’instruire, à te choquer aussi. […] Je t’offre ici comme correctif un récit dépourvu d’idées préconçues et de principes abstraits, tiré de l’expérience d’un seul homme qui est moi-même » (MH, p. 301-302). Mais derrière le destinataire désigné de Mémoires d’Hadrien, Yourcenar s’adresse aux dirigeants à venir. D’ailleurs, l’ouvrage a pu être un objet de méditation pour des hommes politiques comme, naguère, le président du gouvernement espagnol Felipe González8.

Un programme politique

Hadrien veut être utile et servir l’humanité9, même s’il connaît les limites du genre humain (MH, p. 373). Dans la section « Tellus stabilita » il expose ses principes de gouvernement et pour ainsi dire son programme : recherche de la paix, mais politique de défense énergique ; transformation des lois dans le sens d’une plus grande humanité, en ce qui concerne, en particulier, les femmes et les esclaves ; recherche « d’un intelligent réagencement économique du monde » (MH, p. 377) ; incitation à la culture des terres ; mesures pour favoriser le commerce et diminuer le nombre des intermédiaires ; souci des provinces et intérêt pour leur spécificité.

Yourcenar a beau se méfier des « ombres portées » (CNMH, p. 528) et des confusions avec le présent10, on constate toutefois, bien qu’elle s’appuie sur une documentation des plus sérieuses, une tendance à accentuer la dimension libérale de certaines des mesures prises par Hadrien, comme en ce qui concerne les esclaves ou le rapport aux provinces, sous l’influence des idées modernes, même s’il est indéniable qu’il y ait eu des progrès en ce sens11. L’auteur prête aussi parfois à Hadrien des vues anticipatrices de la modernité, ce qui facilite un rapprochement avec le lecteur ; on devine ainsi facilement une anticipation de l’ordre mondial après la Seconde Guerre mondiale quand elle fait écrire à Hadrien : « Ce séjour en Bretagne me fit envisager l’hypothèse d’un état centré sur l’Occident, d’un monde atlantique. Ces vues de l’esprit sont démunies de valeur pratique : elles cessent pourtant d’être absurdes dès que le calculateur s’accorde pour ses supputations une assez grande quantité d’avenir » (MH, p. 393)12.

Des affinités personnelles à l’impersonnalisation

Si Marguerite Yourcenar est attirée par le personnage d’Hadrien, c’est, d’abord, parce qu’elle a découvert qu’il existe entre elle et lui des affinités : elle a avec lui en commun, entre autres, le goût des lettres et des arts13, celui du beau, l’amour de la Grèce ; elle apprécie son œuvre de bâtisseur, son goût pour la nature ; ils ont la même approche de la sexualité ; comme lui, elle aime les voyages ; comme lui, elle aspire à la liberté. Et elle lui fait exprimer sur ces sujets des sentiments qu’elle partage tout à fait14 :

Construire, c’est collaborer avec la terre […]. Fonder des bibliothèques, c’était encore construire des greniers publics, amasser des réserves contre un hiver de l’esprit qu’à certains signes, malgré moi, je vois venir. J’ai beaucoup reconstruit : c’est collaborer avec le temps sous son aspect de passé, en saisir ou en modifier l’esprit, lui servir de relais vers un plus long avenir ; c’est retrouver sous les pierres le secret des sources. (MH, p. 384)
Peu d’hommes aiment longtemps le voyage, ce bris perpétuel de toutes les habitudes, cette secousse sans cesse donnée à tous les préjugés. Mais je travaillais à n’avoir nul préjugé et peu d’habitudes. (MH, p. 381)

Elle se sent aussi de plain-pied avec Hadrien que les sources montrent comme un esprit en quête de connaissances dans tous les domaines, y compris le domaine religieux : Tertullien ne le présentait-il pas comme omnium curiositatum explorator (« aimant examiner en détail toute chose curieuse », Apologétique, V, 7) ? « À coup sûr, si Hadrien n’avait pas rêvé des dieux, aimé la Grèce, pleuré Antinoüs, je n’aurais pas songé à écrire son histoire ; mais s’il n’avait fait que cela, il m’intéresserait infiniment moins que tel qu’il est, l’empereur et l’homme se complétant et s’étayant l’un l’autre », écrit-elle le 7 mars 1952 à Christian Murciaux (HZ I, p. 137). C’est la combinaison de l’individu et de l’homme politique d’exception qui la passionne en Hadrien.

Elle avoue à diverses reprises dans sa correspondance sa proximité avec lui : « j’aime moi-même trop, sinon mon livre, du moins le personnage et la méthode de vie qui me l’ont inspiré, pour ne pas me réjouir bien vivement d’une lettre comme la vôtre », écrit-elle le 20 mars 1953 à Jean Claudio (HZ I, p. 241). Mais, rectifiant les erreurs commises par des journalistes, elle tient à préciser au directeur de la revue Aux écoutes, le 24 août 1959 : « je n’ai pas eu l’insolence de dire que j’ai choisi d’écrire sur Hadrien parce que cet empereur romain “me ressemble”. C’est pour d’autres raisons qu’on s’efforce de dépeindre un grand personnage historique » (HZ II, p. 380). Elle ne veut pas qu’on l’assimile à Hadrien : « Grossièreté de ceux qui vous disent : “Hadrien, c’est vous.” Grossièreté peut-être aussi grande de ceux qui s’étonnent qu’on ait choisi un sujet si lointain et si étranger » (CNMH, p. 536). En fait, on se trouve face à une sorte de chassé-croisé entre aveu d’expression personnelle et impersonnalisation, comme elle l’indique à l’écrivain Joseph Breitbach le 7 avril 1951 quelques mois avant la parution de l’ouvrage : « De tous mes ouvrages, il n’en est aucun où, en un sens, j’ai mis plus de moi-même, plus de travail, plus d’effort d’absolue sincérité ; il n’en est pas non plus d’où je me sois plus volontairement effacée en présence d’un sujet qui me dépassait » (L, p. 83)15.

Dans sa réponse au questionnaire de Ljerka Mifka du 1er août 1970, Yourcenar, étudiant de manière générale la question du rapport de l’auteur avec le personnage dans le roman historique, montre qu’outre « une mosaïque d’informations » recueillies dans différents documents, les personnages sont souvent construits d’après les conceptions des historiens contemporains et d’après « une sorte de subjectivisme » qui « fait considérer » à l’écrivain « son personnage comme une sorte de déversoir pour ses velléités et ses rêves », cet « onirisme » pouvant être « complètement éloigné du réel », alors que, au contraire, écrit-elle, « l’essentiel me paraît cet abandon total de la personnalité propre qui seul permet à l’écrivain d’utiliser celle-ci comme une substance indifférenciée, une part du tissu humain » ; cela ne signifie pas la mise à l’écart du moi de l’écrivain, mais sa mise au service du personnage : « Tolstoï met sa substance, c’est-à-dire ses réactions instinctives ou non, son expérience, ses possibilités restées virtuelles ou au contraire pleinement accomplies pour créer Nicolaï, Pierre ou André, si différents pourtant les uns des autres, et surgis de soi […] ». Ainsi – ce sont ses propres termes – « j’ai […] tenu à ce que les personnages principaux à l’aide desquels “je me suis exprimée” différassent de moi sur bien des points […] ». « Hadrien, grand homme d’État, diplomate habile, sportif infatigable, ne représente certainement pas sur ces points des possibilités, même virtuelles, de ma personnalité propre » ; de plus, elle trouve « antipathique » « son habileté politique, type “joueur de poker” » et désapprouve « sa passion pour la chasse ». Et elle ajoute : « Je suis de plus en plus persuadée que nous ne fructifions jamais mieux que lorsque nous consentons à nous greffer sur des êtres très différents de nous-mêmes » (HZ V, p. 729-732).

Hadrien de l’individu à l’archétype

Il convient aussi, selon l’auteur, de combiner dans les personnages « essence » et « existence », c’est-à-dire « les caractéristiques individuelles » et « l’image abstraite que nous nous faisons de leur position absolue, de leur vérité intrinsèque de philosophe ou d’empereur » (HZ V, p. 733-734).

Voyons, d’abord, quelles sont les principales caractéristiques individuelles d’Hadrien.

L’auteur ne cherche pas à donner une vision qui soit en tout idéale. Même si c’est le point de vue du personnage qui est adopté dans un livre qui se présente comme des mémoires, Hadrien – varius, multiplex, multiformis16 –, qui veut être lucide, est conscient de la complexité de sa personnalité et, effectuant un retour réflexif sur son existence, il reconnaît en lui des éléments qui ne sont pas à sa gloire, particulièrement dans sa jeunesse où il évoque des personnages divers cohabitant en lui :

Mais n’oublions pas non plus l’ignoble complaisant, qui, pour ne pas déplaire, acceptait de s’enivrer à la table impériale ; le petit jeune homme tranchant de haut toutes les questions avec une assurance ridicule ; le beau parleur frivole, capable pour un bon mot de perdre un bon ami ; le soldat accomplissant avec une précision machinale ses basses besognes de gladiateur. (MH, p. 328)

Il reconnaît aussi des erreurs plus récentes, dans le domaine individuel ou politique, un manque de discernement par rapport à Antinoüs, ou par rapport à la Judée. Mais il ne s’agit pas pour lui de se juger, les personnages de Yourcenar étant, selon les mots mêmes de l’auteur « à la fois objets et sujets, expérimentateurs et résidu d’expériences, complices et témoins de leur destin plutôt que juges »17.

Hadrien est un être qui veut jouir de la vie, attentif aux sens ; « Toute ma vie, j’ai fait confiance à la sagesse de mon corps ; j’ai tâché de goûter avec discernement les sensations que me procurait cet ami » (MH, p. 505) ; il est proche de l’épicurisme, comme il est sur d’autres plans proche du stoïcisme sans qu’on puisse le réduire à une école philosophique. Le corps a chez lui autant d’importance que l’âme et il ne les pense pas comme dualité antinomique. Il s’interroge sur leurs rapports : « l’âme n’est-elle que le suprême aboutissement du corps, manifestation fragile de la peine et du plaisir d’exister ? Est-elle au contraire plus antique que ce corps modelé à son image, et qui, tant bien que mal, lui sert momentanément d’instrument ? » (MH, p. 427) ; il se pose aussi la question de la métempsycose, mais sans adhérer à une quelconque croyance. Ni idéaliste ni matérialiste, il s’interroge sur les moyens humains d’appréhension de la réalité : « je m’étais convaincu que notre intelligence ne laisse filtrer jusqu’à nous qu’un maigre résidu des faits : je m’intéressais de plus en plus au monde obscur de la sensation, nuit noire où fulgurent et tournoient d’aveuglants soleils » (MH, p. 427-428).

Yourcenar représente Hadrien comme un homme qui aspire à être libre. S’il veut succéder à Trajan, c’est, certes, pour imposer ses vues sur le gouvernement de l’empire, mais c’est surtout, « pour être [lui]-même avant de mourir » (MH, p. 353) ; il tient à se réaliser pleinement : « Pour moi, j’ai cherché la liberté plus que la puissance, et la puissance seulement parce que, en partie, elle favorisait la liberté » (MH, p. 318). Il a développé tout au long de sa vie des méthodes pour assurer sa liberté, « une technique » : « je voulais trouver la charnière où notre volonté s’articule au destin, où la discipline seconde, au lieu de la freiner, la nature » (MH, p. 318) ; et il en expose différentes formes : « liberté de vacances », « liberté de simultanéité », « liberté d’alternance », « liberté d’acquiescement » (MH, p. 318-319). Il cherche ainsi à avoir le moins possible d’attaches, même s’il est loin d’être indifférent : « […] je m’aperçus de l’avantage qu’il y a à être un homme nouveau, et un homme seul, fort peu marié, sans enfants, presque sans ancêtres, Ulysse sans autre Ithaque qu’intérieure. Il faut faire ici un aveu que je n’ai fait à personne : je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenir complètement à aucun lieu, pas même à mon Athènes bien-aimée, pas même à Rome. Étranger partout, je ne me sentais particulièrement isolé nulle part » (MH, p. 382).

Hadrien se trouve toutefois confronté aux épreuves de l’adversité : il connaît, une fois empereur, trois grandes crises, occasionnées respectivement par la mort d’Antinoüs, la guerre de Judée et la maladie ; il va les surmonter, difficilement, pas à pas, en apprenant à accepter l’inéluctable tout en essayant de lutter dans la mesure des forces humaines. D’Antinoüs mort, il fait un dieu dont il multiplie les statues pour essayer de conserver quelque chose du vivant. Lui qui n’aime pas la guerre sait la faire avec détermination et mate la révolte juive dans le sang.

La guerre de Judée a conduit Hadrien à s’interroger sur la pérennité de l’empire et il craint que tout le travail qu’il a accompli pour assurer l’éternité de Rome ne soit vain. Yourcenar voit dans ces pensées qu’elle prête à Hadrien une grande hardiesse de sa part, même si le déclin des civilisations était un thème présent chez les poètes et philosophes antiques (HZ II, p. 66-67 ; HZ V, p. 352). Hadrien connaît alors « une crise de doute » (HZ V, p. 352). Mais il va en sortir – et, bien sûr, là intervient le recul chronologique de l’auteur – en imaginant d’autres formes d’empire universel pour Rome ; si, quand il dit « d’autres Rome viendront, dont j’imagine mal le visage, mais que j’aurai contribué à former » (MH, p. 371), il semble envisager surtout la physionomie de l’Vrbs, plus loin, il s’agit bien du pouvoir romain :

Chabrias s’inquiète de voir un jour le pastophore de Mithra ou l’évêque du Christ s’implanter à Rome et y remplacer le grand pontife. Si par malheur ce jour arrive, mon successeur le long de la berge vaticane aura cessé d’être le chef d’un cercle d’affiliés ou d’une bande de sectaires pour devenir à son tour une des figures universelles de l’autorité. Il héritera de nos palais et de nos archives ; il différera de nous moins qu’on ne pourrait le croire. J’accepte avec calme ces vicissitudes de Rome éternelle. (MH, p. 514)

Face à la maladie, Hadrien pense, d’abord, à sauver sa liberté par le suicide, mais il y renonce finalement : il vivra sa vie jusqu’au terme infligé par la nature. Il accède à une sorte de sérénité faite d’acceptation plus que de résignation. Il ne se préoccupe plus de la question de l’au-delà : « Il se peut après tout que ces gens-là aient raison, et que la mort soit faite de la même matière fuyante et confuse que la vie. Mais toutes les théories de l’immortalité m’inspirent de la méfiance […]. D’autre part, il m’arrive aussi de trouver trop simple la solution contraire, le néant propre, le vide creux où sonne le rire d’Épicure » (MH, p. 511). Il entend vivre sa mort comme l’ultime expérience de sa vie, en toute lucidité : « J’observe ma fin » (MH, p. 511) et ses ultima uerba seront « Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts… » (MH, p. 515).

Revenant, dans sa réponse au questionnaire de Ljerka Mifka, sur ce qu’elle a écrit dans les « Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien » à propos de ses conceptions successives du personnage, d’abord, « l’amateur d’art et de paysage, le lettré, le type le plus parfait que nous connaissions (excepté peut-être les Scipions) du Romain hellénisé, l’amant », puis, à partir de 1948, outre tout cela, « surtout le Prince qui s’efforce de stabiliser un monde », Yourcenar considère que « [d]ans les deux cas, il s’agissait presque de ce que Jung eût appelé une image archétypale, en tout cas d’un effort pour présenter un être exemplaire, en qui s’incarne ce que le monde antique a eu de mieux et de plus libre, et de l’offrir au lecteur comme un point d’appui dans certaines situations ou comme correctif de certaines de nos erreurs ». Mais, elle ajoute : « Plus, d’autre part, je lisais et relisais les documents authentiques, ou semi-authentiques (car la légende a sa valeur aussi), plus je me trouvais en face d’un organisme et d’un tempérament particuliers […] » (HZ V, p 733-734). Oscillation entre l’individuel et l’universel, l’unique et la totalité18.

Un humanisme rénové

Dans ses « Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien » Marguerite Yourcenar cite un passage d’une lettre de Gustave Flaubert à Edma Roger des Genettes19 : « “Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été.” Une grande partie de ma vie allait se passer à essayer de définir, puis à peindre, cet homme seul et d’ailleurs relié à tout » (CNMH, p. 519)20. Le sens du divin n’est toutefois pas exclu. Hadrien entend réaliser complètement sa condition humaine et, au moment où sa politique de stabilisation de l’empire porte ses fruits, il montre son opposition aux radicalismes stoïcien ou brahmanique qui « s’efforc[ent] de retrouver leur dieu par-delà l’océan des formes, de le réduire à cette qualité d’unique, d’intangible, d’incorporel […] » : « J’étais dieu, tout simplement, parce que j’étais homme » (MH, p. 398-399). Hadrien représente ainsi l’accomplissement suprême de l’humain, non pas par négation du divin, mais par collaboration avec lui : à l’instar du roi agent terrestre de Zeus selon Dion Chrysostome, Hadrien peut dire : « Je m’imaginais secondant [le divin] dans son effort d’informer et d’ordonner un monde, d’en développer et d’en multiplier les circonvolutions, les ramifications, les détours » (MH, p. 398). Ainsi Yourcenar sait gré à Max Pol Fouchet d’avoir, dans son compte rendu, « mis le doigt sur ce nœud métaphysique du livre que presque tout le monde négligera : la méthode de la liberté, la notion toute laïque du divin dans l’homme, le monde ouvert d’Hadrien opposé aux mondes fermés qui lui succéderont » (Lettre du 6 janvier 1952, HZ I, p. 115).

L’empereur Hadrien de Yourcenar incarne un humanisme qui n’est nullement traditionnel ; c’est, pour employer une expression qu’elle utilise pour Thomas Mann, un « humanisme qui passe par l’abîme », au-delà des « simples et rassurantes notions d’équilibre, de santé, de bonheur, si importantes pour le vieil humanisme gréco-latin de type traditionnel » (SBI, p. 169)21 ; mais, c’est aussi un humanisme ouvert, qui sait aller au-delà de l’humain, dans lequel on perçoit l’influence des philosophies orientales ; Hadrien franchit les barrières entre les différents règnes de la nature : l’infatigable chasseur qu’il est même au seuil de la mort, entendant « l’ébrouement soudain d’un cerf », sent « tressaillir en [lui] un instinct plus ancien que tous les autres, et par la grâce duquel [il] [s]e sen[t] guépard aussi bien qu’empereur » (MH, p. 289) ; ou encore, il a l’impression de ne faire qu’un avec son cheval Borysthènes ; « un cheval était un ami. Si on m’avait laissé le choix de ma condition, j’eusse opté pour celle de Centaure » (MH, p. 290). Il va plus loin encore dans des expériences fusionnelles :

J’ai cru, et dans mes bons moments je crois encore, qu’il serait possible de partager de la sorte l’existence de tous, et cette sympathie serait l’une des espèces les moins révocables de l’immortalité. Il y eut des moments où cette compréhension s’efforça de dépasser l’humain, alla du nageur à la vague. Mais là, rien d’exact ne me renseignant plus, j’entre dans le domaine des métamorphoses du songe. (MH, p. 291)

Dans des instants privilégiés, comme la nuit qu’il passe dans le désert de Syrie, il a l’impression de communier avec la totalité de l’univers, en une « extase » « étrangement lucide » (MH, p. 403) :

Couché sur le dos, les yeux bien ouverts, abandonnant pour quelques heures tout souci humain, je me suis livré du soir à l’aube à ce monde de flamme et de cristal. Ce fut le plus beau de mes voyages. (MH, p. 402)

Une voix d’outre-temps

Dans sa reconstruction du personnage d’Hadrien, Yourcenar a voulu utiliser un matériau solide, qu’elle a étudié soigneusement avec ce qu’elle appelle « une espèce de passion sèche » « pour l’exactitude »22, qu’il s’agisse des sources littéraires et archéologiques ou des études historiques modernes. Mais elle prend bien soin de distinguer son travail de celui de l’historien, car elle entend faire voir Hadrien de l’intérieur23, entrer dans sa personnalité, en recourant, mais dans un esprit tout autre que celui du roman historique traditionnel, à des éléments fictionnels qui soient du domaine du plausible. C’est, selon ses propres termes, un ouvrage « qui appartient autant au domaine de la création que de la critique »24 et dont la caractérisation générique est problématique25.

Il lui a fallu trouver le ton juste ; elle s’en explique dans l’essai « Ton et langage dans le roman historique » : elle ne pouvait envisager le dialogue, car les voix y auraient été fausses, c’est pourquoi, s’inspirant des « plus grands ouvrages de prosateurs grecs et latins qui précèdent ou qui suivent immédiatement Hadrien », elle a choisi, ce qu’elle nomme « le genre togé (oratio togata) », « style soutenu, mi-narratif, mi-méditatif, mais toujours essentiellement écrit, d’où l’impression et la sensation immédiates sont à peu près exclues, et d’où tout échange verbal est ipso facto banni », sans toutefois essayer d’imiter le style des écrivains antiques (TGS, p. 293-294)26. « Le style togé conservait à l’empereur la dignité sans laquelle nous n’imaginons pas l’antique, à tort certes, et pourtant avec une ombre de raison […] » (TGS, p. 294)27. Yourcenar s’est efforcée d’éviter les relents de modernité dans la voix d’Hadrien, mais avoue ne pas y avoir toujours réussi, comme le lui a montré une expérience de traduction en grec ancien d’un passage « soulign[ant] les émotions » (TGS, p. 296). Mais sa correspondance apporte un complément utile en montrant qu’il lui a fallu aussi concilier les temporalités et « présenter un homme du IIe siècle en termes qui restent exacts, et qui pourtant soient compréhensibles pour un public du XXe siècle »28. C’est pourquoi, elle essaie de se tenir éloignée aussi bien d’un vocabulaire archéologique à la Salammbô qui daterait trop Hadrien que de l’anachronisme et des rapprochements faciles avec le présent29, à la manière de Giraudoux ou Anouilh ; le rapport entre Hadrien et le lecteur doit s’opérer pour ainsi dire naturellement.

Marguerite Yourcenar offre, donc, dans cette “autobiographie” fictive de l’empereur Hadrien, un exemplum d’humanité à méditer sur le plan aussi bien politique que, plus généralement, humain, en allant au-delà des différences temporelles : « La substance, la structure humaine ne changent guère » (CNMH, p. 529). Dans une lettre du 8 janvier 1957 à Henri Godard elle laisse bien voir ses intentions moralistes en disant que « par-delà le roman et l’histoire, la connaissance de l’individu et la connaissance du passé, il y avait un but plus secret, […] et qui est pourtant peut-être le plus essentiel de tous : présentation à vue de propagande d’une méthode de vie et d’une manière d’être »30. Ou encore, le 14 janvier 1963, elle écrit à George Waldo : « Ce que j’ai essayé de montrer surtout […], c’est le travail de l’esprit d’un homme, même si on ne fait que l’entrevoir, dans son effort pour saisir la réalité essentielle » (HZ III, p. 281). Il lui arrive de dire qu’il s’agit « en somme [d’]un poème »31. Il faut entendre par là que Yourcenar, tout en effectuant de solides recherches, n’accomplit pas un travail d’historien, mais d’écrivain, qui peut recourir à des éléments de fiction plausibles et qui, à travers l’individu, cherche à atteindre un universel32. Hadrien est aux antipodes du premier empereur auquel elle consacra un poème : à la différence de Tibère, s’il est seul dans son îlot artificiel de Tibur, qu’on a appelé le “Théâtre maritime”, il ne porte pas un regard désabusé sur son passé, il y écrit ses mémoires pour lui-même, afin de « [s]e mieux connaître avant de mourir » (MH, p. 302), et pour autrui, en s’efforçant à la lucidité, et il est relié à tout. Tibère était cruel et dédaigneux, lui, tout en ne se faisant pas d’illusions, est humain ; Tibère était l’image même de la décadence, du pourrissement et de la mort, lui, construit, travaille pour la vie et veut assurer l’éternité de Rome, même s’il sait qu’il ne peut s’agir que d’une éternité relative. Hadrien est aussi très loin du Caligula d’Albert Camus, qui le précède de quelques années dans le paysage éditorial (1944) et dont Marguerite Yourcenar ne parle pas33, sauf à lire entre les lignes quand elle fait dire, en s’inspirant de Suétone34, à son personnage : « tant que le rêve de Caligula restera irréalisable, et que le genre humain tout entier ne se réduira pas à une seule tête offerte au couteau, nous aurons à le tolérer, à le contenir, à l’utiliser pour nos fins ; notre intérêt bien entendu sera de le servir » (MH, p. 372-373) ; face au cours des choses, Hadrien ne cherche pas sa liberté dans la perversité et la destruction en poussant à l’extrême la logique de l’absurde ; et si le Caligula de Camus finit par reconnaître que sa liberté ne peut se désolidariser du reste des hommes, Hadrien opte d’emblée pour un nouvel humanisme, mesuré, lucide et dépassant l’humain.

Abréviations concernant les œuvres de Marguerite Yourcenar

CNMH : Marguerite Yourcenar, « Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien », cité d’après OR.

EM : Marguerite Yourcenar, Essais et Mémoires, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991. 

MH : Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, cité d’après OR.

HZ I : Marguerite Yourcenar, D’Hadrien à Zénon. Correspondance 1951-1956, éd. Colette Gaudin, Rémy Poignault et alii, Paris, Gallimard, 2004.

HZ II : Marguerite Yourcenar, « Une volonté sans fléchissement ». Correspondance 1957-1960, éd. Joseph Brami, Maurice Delcroix et alii, Paris, Gallimard, 2007.

HZ III : Marguerite Yourcenar, « Persévérer dans l’être ». Correspondance 1961-1963, éd. Joseph Brami, Rémy Poignault, et alii, Paris, Gallimard.

HZ IV : Marguerite Yourcenar, « Le pendant des “Mémoires d’Hadrien” et leur entier contraire », Correspondance 1964-1967, éd. Bruno Blanckeman, Rémy Poignault et alii, Paris, Gallimard, 2019.

HZ V : Marguerite Yourcenar, « Zénon, sombre Zénon ». Correspondance 1968-1970, éd. Joseph Brami, Rémy Poignault et alii, Paris, Gallimard, 2023.

L : Marguerite Yourcenar, Lettres à ses amis et quelques autres, éd. Michèle Sarde et Joseph Brami, Paris, Gallimard, 1995.

OR : Marguerite Yourcenar, Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991. 

SBI : Marguerite Yourcenar, Sous bénéfice d’inventaire, cité d’après EM.

TGS : Marguerite Yourcenar, Le Temps, ce grand sculpteur, cité d’après EM.

YO : Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts, entretiens avec Matthieu Galey, Paris, Le Centurion, 1980.

Notes

1Marguerite Yourcenar, « Caprée », Revue bleue, n° 12, 67e année, 15 juin 1929, p. 371.

2Pour une analyse nuancée de la figure littéraire de Tibère, cf. Marie-France David de Palacio, « Ecce Tiberius » ou la réhabilitation historique et littéraire d’un empereur “décadent” (Allemagne-France, 1850-1930), Paris, Champion, 2006 ; et du « César décadent », cf. Eadem, Antiquité latine et décadence, Paris, Champion, 2001, p. 217-277.

3Sur la sculpture dans la poésie de Marguerite Yourcenar nous renvoyons à Rémy Poignault, « La voix des statues : sur trois poèmes de jeunesse de Marguerite Yourcenar », in Pascale Auray-Jonchière, Jean-Pierre Dubost, Éric Lysoe, Anne Tomiche (dir.), L’hospitalité des savoirs. Mélanges offerts à Alain Montandon, Clermont-Ferrand, PUBP, 2011, p. 685-702 ; cf. aussi Rémy Poignault, « Antinoüs : un destin de pierre », in Marguerite Yourcenar et l’art. L’art de Marguerite Yourcenar, Tours, SIEY, 1990, p. 107-119.

4Voir, entre autres, outre les passages que nous citons dans les lignes qui suivent : lettre à Simon Sautier du 8 octobre 1970 (L, p. 362, 367) ; lettre à Jean Chalon du 29 mars 1974, où Yourcenar répond à un questionnaire et montre qu’elle est désormais désabusée (L, p. 422).

5Michael Rostovtzeff.

6Lettre à Hortense Flexner, du 15 mars 1953, à propos du jugement de Martha Gellhorn sur l’empereur (HZ I, p. 237).

7Ou encore : « je croyais encore, à l’époque où j’achevais Mémoires d’Hadrien, qu’un bon esprit ou un groupe de bons esprits pourraient réorganiser notre chaos », lettre du 29 mars 1974 à Jean Chalon (L, p. 422).

8Felipe González a affirmé au cours d’une émission télévisée que c’était son livre préféré : Jean-Pierre Castellani, « Marguerite Yourcenar et l’Espagne », Bulletin de la Société internationale d’études yourcenariennes, n° 3, février 1989, p. 32.

9Cf., par exemple, MH, p. 314.

10Cf., par exemple, lettre du 7 avril 1951 à Joseph Breitbach (L, p. 85) ; lettre du 14 janvier 1957 à Atanazio Mozzillo (HZ II, p. 41) ; lettre du 14 janvier 1963 à George Waldo  (HZ III, p. 281).

11Cf. Keith Bradley, Marguerite Yourcenar’s Hadrian: writing the life of a Roman emperor, Toronto, University of Toronto Press, 2024 p. 90 ; Rémy Poignault, L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, Bruxelles, coll. Latomus, 1995, p. 825-827. Ajoutons que lorsqu’elle fait dire à Hadrien : « Notre monnaie s’est dangereusement déprimée depuis un siècle : c’est pourtant au taux de nos pièces d’or que s’évalue l’éternité de Rome : à nous de leur rendre leur valeur et leur poids solidement mesurés en choses » (MH, p. 377), on ne manque pas de penser à un idéal digne d’un dirigeant des années 1950 souhaitant un équilibre budgétaire pour maintenir la valeur de sa monnaie, le numéraire devant correspondre à des richesses réelles.

12L’anachronisme est tempéré puisqu’on a vu parfois dans l’annonce de l’extension du monde connu chantée par le Chœur de la Médée de Sénèque, une prophétie de la découverte de l’Amérique : Sénèque, Médée, v. 375-379 ; voir aussi Sénèque le Père, Suasoires, I, 1.

13Cf., par exemple, Epitome de Caesaribus, 14, 2 ; Vie d’Hadrien, 14, 8-9.

14Elle va même jusqu’à lui prêter le désir – éphémère, certes – de sortir du monde connu : le cadeau qu’on lui a fait d’une pierre verte provenant d’« un immense royaume » lointain, lui donne, un instant, dans sa jeunesse l’envie de partir : « Je jouais avec cette idée… Être seul, sans biens, sans prestiges, sans aucun des bénéfices d’une culture, s’exposer au milieu d’hommes neufs et parmi des hasards vierges... Il va de soi que ce n’était qu’un rêve, et le plus bref de tous » (MH, p. 323).

15À propos, cette fois, de L’Œuvre au Noir, où la part de fiction est beaucoup plus grande, elle déclare à Natalie Barney le 17 août 1965 : c’est un ouvrage « pour lequel je me suis adonnée à autant de recherches et de réflexions que pour les Mémoires d’Hadrien, ou peut-être encore davantage, et où j’ai mis autant de moi, sinon plus » (L, p. 224).

16Epitome de Caesaribus, 14, 6.

17Lettre du 13 janvier 1969 à Marcel Arland (HZ V, p. 317) : Marguerite Yourcenar se distingue en cela de « l’humaniste puritain » Jean Schlumberger qui « [a] besoin de faire passer ses personnages devant […] leurs propres assises ».

18À la fois individu particulier et emblématique de l’humanité, les périodes de désespoir par lesquelles Hadrien est passé et qu’il a surmontées peuvent servir de leçon à tout un chacun. C’est ainsi que Louise de Borchgrave, une correspondante proche de Marguerite Yourcenar, emploie pour évoquer ses propres sentiments lors de la perte d’un être cher l’expression que Marguerite Yourcenar prête à Hadrien pour dire l’affliction qu’il a éprouvée à la mort d’Antinoüs : comme l’empereur, elle est passée par d’« étranges labyrinthes » (Lettre de septembre 1970 à Louise de Borchgrave, L, p. 357). « Je ne savais pas que la douleur contient d’étranges labyrinthes, où je n’avais pas fini de marcher » (MH, p. 444).

19Flaubert, Correspondance, Louis Conard éd., tome 4, 1927, p. 464, lettre de 1861 (?).

20Marguerite Yourcenar suit là une opinion datant du XIXe siècle fort répandue encore à l’époque de composition du livre, mais aujourd’hui combattue, selon laquelle le monde romain aurait été vide de dieux : cf. Keith Bradley, op. cit., p. 257-258.

21Elle se défie tout autant de l’humanisme moderne : c’est un point de divergence fondamental entre Marguerite Yourcenar et Michel Aubrion, dont elle loue la profondeur d’analyse dans l’article qu’il lui consacre (« Marguerite Yourcenar ou la mesure de l’homme », Revue générale, janv. 1970, p. 15-29), sauf sur la question de l’humanisme, pour laquelle elle lui reproche « un parti pris de voir dans [s]on œuvre la glorification d’un “humanisme” au sens moderne et presque agressif du terme […] » et elle stigmatise le « stupide humanisme moderne et technocratique dont nous voyons autour de nous les hideux résultats, fruits d’une sorte de chauvinisme de la condition humaine » (lettre du 14 mars 1970 à Jean Mouton, L, p. 348-349) ; voir aussi et surtout lettre du 19 mars 1970 à Michel Aubrion (HZ V, p. 620-632).

22Lettre du 8 juillet 1951 à Constantin Dimaras (L, p. 90) ; cf. aussi lettre du 25 mars 1956 à Constantin Coukidis (HZ I, p. 523).

23Cf., par exemple, lettre du 23 juin 1951 à Jean Ballard : « […] le plus soigneusement mûri de mes ouvrages. Il s’y agit d’une reconstruction par le dedans des motivations et des pensées du grand empereur libéral et lettré du IIe siècle » (HZ I, p. 27).

24Lettre du 30 janvier 1951 à M. Barrett (HZ I, p. 24), pour appuyer une demande de bourse pour un voyage en Europe.

25Cf. Bruno Blanckeman, « Le déni du “roman historique” : Mémoires d’Hadrien dans la correspondance de Marguerite Yourcenar », Bulletin de la Société internationale d’études yourcenariennes, n° 35, déc. 2014, p. 25-40.

26Rémy Poignault, « L’oratio togata dans Mémoires d’Hadrien », in Jean-Pierre Castellani, Rémy Poignault (dir.), Marguerite Yourcenar. Écriture, réécriture, traduction, Tours, SIEY, 2000, p. 49-63, repris dans Bruno Blanckeman (dir.), Lectures de Marguerite Yourcenar. Mémoires d’Hadrien, Rennes, PUR, 2014, p. 53-66.

27Pour montrer la difficulté qu’il y a à traduire L’Œuvre au Noir par comparaison avec Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar, dans sa lettre du 22 octobre 1968 à Madame Robertson, qualifie de « style classique dans sa “grande manière”, plus ou moins imitable par tout traducteur bon latiniste » la langue d’Hadrien (HZ V, p. 276).

28Lettre du 23 mai 1953 à Julien Guey, et elle ajoute : « Personne ne sait mieux que moi qu’on n’arrive jamais qu’à une approximation, mais j’ai fait ce que j’ai pu pour rester fidèle à la lettre et à l’esprit de l’histoire, tout en cherchant à retrouver par-delà les textes toujours plus ou moins figés cette réalité obscure et changeante qui est celle de la vie même » (HZ I, p. 268).

29Cf., par exemple, lettre du 7 avril 1951 à Joseph Breitbach (L, p. 85) ; lettre du 16 décembre 1951 à Constantin Dimaras (L, p. 109-111) ; lettre du 24 juillet 1955 à Constantin Coukidis (L, p. 474-476) ; lettre du 25 mars 1956 au même (L, p. 522-523).

30HZ II, p. 37. Voir aussi lettre du 26 avril 1969 à Francis Lecompte : « Merci d’avoir entrevu les disciplines, ou tout au moins les méthodes, que j’ai essayé de présenter par l’exemple d’Hadrien » (HZ V, p. 417).

31Lettre du 25 novembre 1965 à Rob Gilroy Dall, où elle refuse de voir en Mémoires d’Hadrien « une biographie historique » (HZ IV, p. 329).

32Cf. le projet de lettre du 6 février 1957 à Frederick Clifton Grant (HZ II, p. 57) : « Avant d’en venir à vos courtoises objections ou questions concernant mon livre, je crois devoir rappeler quel était mon but en écrivant les Mémoires d’Hadrien. J’ai fait pour la préparation de ce livre des recherches aussi complètes qu’il m’a été possible, mais mon intention n’était pas, en l’écrivant, d’offrir une biographie historique proprement dite de cet empereur, encore moins de me servir de ce personnage central pour présenter une image plus ou moins complète de la vie et des coutumes du IIe siècle, comme l’ont fait pour l’Antiquité tant de manuels scolaires déguisés en romans. Mon désir au contraire était de profiter de nos connaissances historiques d’aujourd’hui pour tenter, mutatis mutandis, l’équivalent de certaines grandes reconstructions poétiques de l’histoire faites par des poètes du passé ; pour retrouver en somme, s’il se pouvait, la poésie humaine de l’histoire, que nous risquons d’ensevelir de nos jours sous nos fac-similés et nos fiches. Tous les faits historiques utilisés dans les Mémoires d’Hadrien avaient donc été, non certes altérés ou changés, mais soumis à cette particulière perspective ».

33L’absence du Caligula de Camus dans la bibliothèque de Petite Plaisance ne signifie pas, bien évidemment qu’elle n’a pas lu le livre, mais seulement qu’il ne fait pas partie de sa littérature essentielle. Sa bibliothèque comporte trois ouvrages de Camus : Le mythe de Sisyphe, L’Étranger et La Peste (respectivement n° 6338, 6346, 6347 dans Yvon Bernier, Inventaire de la bibliothèque de Marguerite Yourcenar. Petite Plaisance, Clermont-Ferrand, SIEY, 2004). Albert Camus, lecteur chez Gallimard avait refusé en 1946 de publier le recueil de pièces de théâtre, Dramatis personae, qu’elle proposait (lettre du 10 septembre 1951 à Charles Orengo, HZ I, p. 43).

34Suétone, Caligula, 30, 6.

Pour citer ce document

Rémy Poignault  , « La figure d’Hadrien dans Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar : de l’individuel à l’universel », Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], n° 6, « Figures mythiques dans les cultures contemporaines : récits du passé et réinterprétations », 2024, URL : https://mrsh.unicaen.fr/hce/index.php_id_2491.html

Quelques mots à propos de : Rémy Poignault 

Professeur émérite de latin à l’Université Clermont Auvergne. Président de la Société Internationale d’Études Yourcenariennes. Président du Centre de recherches André Piganiol-Présence de l’Antiquité. Ses domaines de recherche sont : l’historiographie romaine du Haut-Empire ; la rhétorique latine ; rémanence de l’Antiquité dans la littérature moderne, principalement chez Marguerite Yourcenar. Auteur, entre autres, de L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, coll. Latomus, Bruxelles, 1995 ; L’empereur Hadrien, en collaboration avec Raymond Chevallier, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1998 ; co-éditeur scientifique de plusieurs ouvrages de la correspondance de Marguerite Yourcenar, D’Hadrien à Zénon (éd. Gallimard) ; directeur ou co-directeur d’une quarantaine d’ouvrages collectifs sur la réception de l’Antiquité ou sur Marguerite Yourcenar, directeur du Bulletin de la Société Internationale d’Études Yourcenariennes.