Histoire culturelle de l'Europe

Valeria Caldarella Allaire

Du poème chevaleresque au théâtre des Pupi siciliens. Le mythe de Roland et des autres paladins dans la culture italienne.

Article

Résumé

Dans le cadre de ce dossier, notre article présente la construction et la fortune du récit qui se construit autour de la figure des paladins dans la péninsule italienne à travers un survol de quelques réécritures appartenant à différentes formes littéraires et culturelles. Sont ici pris en compte poèmes, romans, réalisations théâtrales qui se produisent en Italie entre la première modernité et le XXIe siècle. Nous ne faisons que parcourir que très partiellement la production culturelle italienne en nous attardant sur des exemples célèbres, comme le Roland furieux de l’Arioste ou Le chevalier inexistant d’Italo Calvino, afin de comprendre quelle fonction mythique endosse ce héros guerrier au sein de l’imaginaire collectif péninsulaire.

Abstract

As part of this special issue, this article introduces the construction and fortunes of the narrative built around the figure of the paladins in the Italian peninsula through an overview of some rewritings in different literary and cultural forms. We consider poems, novels and plays produced in Italy between the fifteenth and twenty-first centuries. We will only cover a very small part of Italian cultural production, focusing on famous examples such as Ariosto's Orlando Furioso or Italo Calvino's The Non-Existent Knight, in order to understand the mythical function played by the warrior hero in the collective imagination of the peninsula.

Texte intégral

Quelques mots d’introduction

Nous appelons chanson de geste un chant dans lequel sont rapportées les actions des héros et les œuvres de nos ancêtres, de même que la vie et les souffrances endurées par les grandes figures de l’Histoire pour la défense de la foi et de la vérité […]. Il faut faire entendre ce genre de chanson aux personnes âgées, aux travailleurs et aux gens de condition modeste […], afin qu’en apprenant les misères et les calamités des autres, ils supportent plus facilement les leurs, et que chacun reprenne avec plus d’ardeur son propre ouvrage. Et par là ce chant sert à la conservation de la cité tout entière1.

Jean de Grouchy, De musica

Après l’an Mille, se développe en France un genre poétique qui fait des comites palatini – les plus hauts fonctionnaires de la cour de Charlemagne – des héros légendaires poussés, dans leurs actions, par les idéaux les plus nobles : la foi, la patrie, le dévouement au souverain, l’honneur. Leurs prouesses militaires (réelles ou pas) sont célébrées dans la Matière de France. Parmi les chansons de geste qui constituent le cycle carolingien, la plus ancienne qui soit conservée (aux environs de 1060-1070) est celle de Roland ; elle narre le destin d’un préfet de la marche de Bretagne, tombé au combat lors de la bataille de Roncevaux. Cet affrontement, mené en 778 par les Francs contre les Basques, est transformé dans ces vers en épisode de guerre contre les infidèles.

Conçue initialement pour une transmission orale, la Matière de France circule dans la péninsule italienne dès le XIIe siècle ; les aventures des paladins sont ici chantées en français jusqu’au XVe siècle ; ensuite, se diffusent les premières vulgarisations toscanes et les réécritures en franco-vénitien. Dans le macro-texte carolingien, les personnages acquièrent mouvances et caractères différents selon les endroits de réélaboration et nous assistons à celle qu’on définit comme une assimilation localiste : dans certains récits, par exemple, Roland, devenu Orlando, naît à Imola en Emilie et passe son enfance à Sutri (Latium).

En outre, à la même époque, voit le jour un nouveau mètre qui s’imposera très rapidement dans la péninsule, l’ottava rima2. De ce type de versification naissent les cantari : à travers ces chants, les chanteurs de rue (cantimpanca) entretiennent le public présent sur la place les jours de marché en narrant les entreprises des grands Pairs de Charlemagne, devenues très célèbres3. Mais il ne s’agit pas seulement de divertir : souvent rémunérés directement par les Communes ou par les seigneurs des villes, avec leurs vers, les cantimpanca informent le peuple de faits d’armes plus ou moins récents et diffusent surtout les valeurs chères à l’aristocratie4. En effet, à l’aube de la première modernité, les cités du Nord et du centre de la péninsule se transforment dans leur grande majorité en États princiers (alors que, dans le Sud, s’affermissent les grandes monarchies) : les dynasties princières affirment leur pouvoir non seulement par les armes, mais également à travers un vaste système de propagande artistique et littéraire.

Le poème chevaleresque et ses alentours

Une illustration de la renommée du cycle carolingien à cette époque est offerte par le Morgante Maggiore (1483) de Luigi Pulci. Dans les tout premiers vers, en invoquant l’aide divine pour mener à bon port son récit – un topos littéraire incontournable d’ouverture des cantari – le poète florentin affirme vouloir se rappeler une histoire connue, ancienne et digne (I, 1, v. 8).

Or celle de Pulci n’est pas une réécriture de la noble matière chevaleresque, mais une épopée-farce, dans laquelle il n’y a pas de protagoniste véritable : ni le paladin le plus valeureux de France, ni son souverain, ni même le géant disgracieux qui donne son nom à l’œuvre. L’histoire commence avec le départ de Roland de la cour parisienne. Le héros est outré des calomnies de Gano di Magonza à son encontre et, surtout, de l’attitude de son roi, qui se laisse manipuler par le traître. Très vite, sur son chemin vers la Pagania (la terre des infidèles), le noble Franc rencontre le géant Morgante ; après avoir tué sans difficulté ses deux frères, il est prêt à en finir également avec lui, mais ce dernier vient de se convertir à la foi du Christ. Roland en fait alors son écuyer ; ensemble les deux vivent de nombreuses aventures. Séparé de son seigneur pendant un moment, le géant fera la rencontre du demi-géant Margutte, autre personnage haut en couleurs entièrement inventé, celui-ci, par Pulci.

Dans ce poème, le Florentin se moque ouvertement du système chevaleresque et reformule la thématique héroïque en niant tout principe moral classique5, employant un style proche du domaine populaire et un langage hybride, qui rencontre le goût du public, l’émerveille et le tient en haleine. Tout est dans l’hyperbole. Or, s’il est vrai que, dans les cantari qui circulaient dans la péninsule, l’image de Charlemagne s’était déjà détériorée, dans ces vers l’aveuglement du roi est exacerbé et devient le moteur de tout le poème6. Le souverain est ici longuement dépeint comme un vieillard crédule, « rimbambito » (XXII, 9, 3) et « matto » (IX, 9, 8). Quant à Morgante, il tente avec maladresse de se parer des attributs de chevalier, mais le résultat ne peut être que comique : il s’empare du battant d’une cloche pour en faire sa lance et tente de prendre une monture, mais son cheval explose littéralement sous son poids, s’écrasant au sol (I, 68).

Cependant, il existe une véritable fracture entre la première partie du poème, commencé en 1461 sur demande de Lucrezia Tornabuoni – mère de Laurent de Médicis – et publié en 1478, et le rajout des chants XXIV-XXVIII, parus en 1483. Le premier bloc, basé principalement sur le modèle d’un long poème du XIVe siècle, le Orlando laurentiano, est dominé par le comique. Dans le rajout, le ton se charge de pathos et de religiosité7.

Or ne peuvent être traités ici tous les changements survenus dans la politique culturelle florentine, la polémique engagée avec Marsile Ficin et l’isolement subi par le poète à la cour médicéenne au fil des années, mais ces événements ont des conséquences majeures dans la composition de l’œuvre8.

L’épisode central du rajout est Roncevaux. Les paladins se battent ici comme des héros, ils meurent pour la « cause ». Leur sacrifice permet au roi de retrouver la raison, de punir les traîtres – Gano est écartelé par quatre chevaux – et de mourir finalement d’une mort sereine. Roland, pour sa part, maintient une attitude noble et triste tout au long du poème. Tourmenté, trahi, il aime se tenir à l’écart et s’en va « pel mondo disperato » car – dit-il – ainsi plaît à son roi (II, 47). Pourtant, dans les cinq derniers cantari, son attitude se fait davantage sérieuse et grave. C’est là le récit des lances et des épées ensanglantées et de « tous les Chrétiens perdus » dans la cruelle bataille de 778 (XXVII, 1-2). En quelque sorte, cette seconde partie est un deuxième poème cousu au premier qui, comme le dit le poète lui-même, de comédie, se transforme en tragédie.

De plus, aux fins de notre discours, il est intéressant de remarquer que, dans les derniers vers, trouve également place un long panégyrique du roi franc (XXVIII, 70-127), tellement malmené auparavant9. Pulci se range aux tons épiques et laudatifs du modèle ancien (l’histoire ancienne et digne) et restaure le mythe des paladins graves et sévères dans la tentative de se rapprocher à nouveau de ses seigneurs en répondant à leurs exigences politico-littéraires, à savoir, renforcer les liens de Florence avec le royaume transalpin10.

Parmi les exemples de réélaboration péninsulaire de la légende carolingienne qu’il faut pour le moins mentionner se trouve le Roland amoureux de Matteo Maria Boiardo. En les récupérant, le comte de Scandiano renouvelle les chansons de geste et les actualise en leur faisant subir « une forte contamination courtoise »11 ; son public n’est pas celui des places de marché et du menu peuple, mais celui de la cour ferraraise, qui – il le sait – apprécie grandement la matière bretonne12. Ainsi, dans le récit du Ferrarais, le chaste Roland tombe amoureux d’Angélique, la fille du roi du Cathay.

Parallèle à celle-ci, une autre histoire, qui tient d’une volonté courtisane de célébration, raconte les amours de la guerrière chrétienne Bradamante et du champion sarrazin Roger, le plus chevaleresque des héros païens : à travers l’escamotage du mariage avec la valeureuse guerrière, le poète relie le personnage du courageux et loyal Roger à Borso d’Este, fondateur de la lignée princière au pouvoir sur le duché de Ferrare13. Bien que le macro-texte demeure carolingien, ici, pour la première fois, la matière guerrière de l’épopée carolingienne rentre dans le monde arthurien : Roland se rapproche de Lancelot et, du cantare naît le chant, unité du poème épique chevaleresque.

Le Roland amoureux s’interrompt alors que nos héros sont engagés dans la bataille de Roncevaux. Peu de temps après, dans son sillage, l’Arioste commence la rédaction de son chef-d’œuvre, le Roland furieux, dans lequel s’entrelacent encore une fois les motifs du cycle arthurien et ceux de l’épopée chrétienne : « les amours » de Roland pour Angélique et de Roger pour Bradamante (en répliquant l’hommage courtisan à la maison d’Este) ainsi que « les audacieuses entreprises » des troupes de Charlemagne contre les infidèles (I, 1). Une multitude de personnages se croisent ici : monstres, enchanteurs, magiciennes et prophètes de l’Ancien Testament. Dans ces vers, le Ferrarais nous offre une dimension nouvelle de la figure du paladin, à travers laquelle il présente une véritable réflexion sur la condition humaine14.

La démonstration la plus évidente est offerte par les vicissitudes du personnage principal, Roland, qui sombre dans la folie car la belle princesse du Cathay en aime un autre, Médor, un simple soldat sarrasin. La perte de raison du paladin est décrite par le poète de façon tragicomique. Rentré dans un bois, le héros voit gravés dans l’écorce des arbres les noms d’Angélique et de son amant. Pris d’une furie incontrôlable, il commence littéralement à éradiquer les troncs à la seule force de ses bras. Son visage se transforme, s’émacie, ses yeux se font tout petits, les cheveux sont ébouriffés, horribles, sa barbe épouvantable (XXIX, 60). Une description, celle-ci, qui s’insère parfaitement – bien que a contrario – dans la logique du principe de kalokagathie grecque, récupéré par Marsile Ficin et la philosophie néo-platonicienne à cette époque. Celle de Roland n’est pas la sainte colère qui illumine et permet de vaincre les ennemis, mais une haine qui dévore l’homme de l’intérieur, l’éloigne de Dieu et le rend hideux. Plus proche de la bête que de l’homme, Roland perd le heaume, le bouclier, tous les éléments de son armure (attributs de sa chevalerie), déchire ses vêtements (attributs d’humanité), reste nu, montrant son ventre hirsute, sa poitrine et son dos (XXIII, 132-133). L’Arioste jongle entre dramatique et grotesque : le fou met à sac les villes, attaque de pauvres villageois, les torture et écartèle, puis, avec un coup de pied, il fait s’envoler un âne comme un oisillon (XXIX, 53 et 55).

Or pendant longtemps la critique a considéré que cette folie naîtrait du fait que Roland – paladin si méritant – ne supporte pas l’ingratitude amoureuse d’Angélique. Cette idée de défaillance au principe de rétribution renvoie presque automatiquement à la dévise Pro bono malum que l’auteur adresse à ses lecteurs à la fin du poème, afin, semblerait-il, de régler ses comptes avec le duc de Ferrare. Toutefois, celle de l’ingratitude est une thématique à la mode, un modèle duquel le Ferrarais puise, tout comme le font bien d’autres poètes de l’époque et elle n’est pas forcément liée à la volonté de discréditer son seigneur. Et il ne s’agirait pas non plus d’y voir une punition divine, infligée au paladin pour s’être détourné de son devoir vassalique envers Dieu.

Pour le chercheur Matteo Residori : « Le Roland furieux donne une place importante aux forces aveugles qui façonnent la réalité selon une logique ni juste ni injuste […] : la folie de Roland, […] <serait> l’effet d’un processus impersonnel révélant la vanité insensée des activités et des passions humaines »15. D’ailleurs, dans l’univers ariostesque, la raison est une liqueur instable et subtile (XXXIV, 83) et Roland n’est pas le seul à la perdre. La lune est remplie d’ampoules qui contiennent l’esprit des hommes ; le chevalier anglais Astolphe égare le sien à plusieurs reprises ; il en est de même pour le poète, de son propre aveu (I, 2 et XXX, 3-4) ; ce désordre fait partie de l’existence elle-même. En somme, peu importe que Roland soit le plus brave des Pairs de France ou que Dieu lui ait fait don de l’invincibilité pour servir sa sainte cause ; lui aussi – tout héros mythique qu’il est –, comme les autres êtres de ce bas monde, est soumis aux non-règles de la Fortune.

Or, selon nous, le contexte politique péninsulaire de cette première moitié du siècle participe à nourrir l’idée des forces aveugles qui gouvernent le destin des hommes. La menace turque est toujours présente, la péninsule est le triste théâtre d’affrontements entre les plus grandes puissances européennes, française d’un côté et hispano-impériale de l’autre16. Grâce à des escamotages comme les prophéties post eventum, l’Arioste ne se prive pas de faire référence à l’actualité politique, d’encenser ou critiquer l’une ou l’autre faction17, de dénoncer la nouvelle façon de faire la guerre et le recours à « l’abominioso ordigno » fabriqué par le diable, l’impitoyable artillerie, qui rend obsolète l’action du noble chevalier (IX, 28-31, 75, 91). Ainsi, l’image du paladin qui lutte pour des valeurs et non pas pour l’argent comme un mercenaire, qui choisit de ne pas faire appel à la magie pour l’emporter et qui ne trahirait jamais son seigneur trouve dans cet espace politique un terrain fertile. Roland est le parangon de l’idéologie chevaleresque ; le salut de toute la Chrétienté est lié à son destin de guerrier épique. Il ne peut que récupérer la raison et se remettre au service de la collectivité18.

Au XVI e  siècle, le mythe des paladins propose non seulement l’amusement de la cour, mais aussi – et surtout – l’idéal d’un héros qui peut garantir le rétablissement de l’ordre compromis, qui demeure noble, fort, honnête, malgré quelques moments d’égarements qui sont propres à la nature humaine19 . D’ailleurs, les incantations dont ces guerriers sont victimes sont des illusions, des mensonges magiques qui les séduisent ou les terrifient en les piégeant et emprisonnant dans des bois, des ruisseaux ou des châteaux. Une fois libérés de la tromperie, la vérité se dévoile à leurs yeux et leur combat peut reprendre.

De plus, nous considérons digne de remarque le fait qu’un nombre extrêmement important de qualités incarnées par le personnage-paladin imaginé à cette époque se retrouve chez l’homme de la cour tel qu’il est décrit par Baldassar Castiglione dans son Livre du Courtisan (1528). Comme les Pairs de Charlemagne et les chevaliers de la table Ronde, le courtisan du XVI e  siècle doit être de sang noble, doit savoir chevaucher, manier la lance et l’épée ; courageux en bataille, il devra aussi savoir danser et parler de poésie aux femmes ; de même, pour préserver son honneur, le vrai courtisan vouera son entière existence à son seigneur, non pas pour lui complaire ou le seconder là où il se tromperait, mais pour l’éduquer au bien et à la justice, pour le conseiller, pour lui « dire la vérité »20 .

En somme, malgré un regard amusé sur les valeurs décrites et un esprit critique envers les failles et les injustices de la cour, les auteurs qui s’essayent dans le registre chevaleresque entre fin du Moyen Âge et première modernité oscillent constamment « entre une posture ludique, voire parodique, et la tentative de refonder sur des nouvelles bases le sens de l’aventure chevaleresque »21, afin d’assurer la survie du système.

Selon la critique, le genre littéraire chevaleresque semble s’être consommé avec l’Arioste. Qu’en est-il alors d’Armide, Tancrède, Chlorinde et de tous les chevaliers au service de Godefroy de Bouillon et partis à la première croisade dans la Jérusalem délivrée ?

Bien qu’il récupère certains éléments boiardeschi et ariosteschi dans ses vers, le Tasse y chasse tout aspect romanesque, dans une volonté épique déclarée. Conformément aux canons aristotéliciens, le poète reprend les modèles classiques22. Son poème se développe dans une antithèse constante entre saint et démoniaque, entre masculin et féminin. Nous faisons l’impasse ici sur l’horror vacui qui pousse le poète à l’auto-censure et à la réélaboration constante de son chef-d’œuvre afin qu’il adhère au mieux à l’idéologie prônée par la réforme tridentine ; remarquons tout de même que c’est précisément ce contexte et la parution des Index pontificaux qui mènent l’auteur à une nouvelle perspective : disparaissent les réflexions sur l’individu de l’Arioste ; la lutte se fait par blocs, entre le Bien et le Mal, les Cieux et l’Enfer. Et l’ennemi véritable, finalement, n’est pas « l’autre », l’infidèle ou l’hérétique, mais se cache au sein même de tout être humain ; ce sentiment dévore la santé de l’auteur, lequel, dans ses journées d’humeur mélancolique, est terrifié à l’idée d’être dénoncé comme hérétique et cela explique les tourments de l’âme de ses personnages, tiraillés entre émotions et obligations.

Quant au personnage-paladin, en cette époque de lutte acharnée contre l’hérésie, il est persécuté et censuré, avec toutes les histoires qui mettraient en danger la morale d’un lecteur considéré par l’Église comme peu avisé. Privés d’amour et de sortilèges, les poèmes écrits après la Délivrée pour un temps perdent prise sur les lecteurs23. Pourtant, au-delà des mesures prises par la censure, le mythe du paladin manifeste une résistance coriace et cela à travers les époques. Bien des exemples de réécritures chevaleresques pourraient être évoqués pour les XVIIe et XVIIIe siècles24, néanmoins nous faisons un saut assez périlleux en avant, vers l’époque contemporaine.

L’époque contemporaine. De la lutte collective à la vacuité de la quête individuelle

À une époque où les villes des États de la péninsule se soulèvent dans l’espoir de se libérer de dominateurs étrangers et d’obtenir des droits constitutionnels, le penseur piémontais Massimo D’Azeglio publie le roman Ettore Fieramosca o la disfida di Barletta (1833). L’histoire raconte un défi qui avait réellement eu lieu dans les Pouilles, en 1503, pendant les guerres entre Louis XII et Ferdinand le Catholique pour la conquête du royaume de Naples. Prisonnier des Espagnols, lors d’un repas avec ses geôliers, le commandant français Charles de la Motte aurait eu des propos insultants concernant le manque de valeur militaire des Italiens. Dans le respect de la tradition chevaleresque, pour laver l’honneur de l’armée offensée, douze valeureux soldats, menés par le condottiere Ettore Fieramosca, affrontèrent en duels autant d’adversaires français. Déjà à son époque, bien que loin d’être un fait exceptionnel, ce fait d’armes avait été transformé par la propagande impériale en véritable symbole de l’union entre les dominateurs espagnols et les sujets napolitains.

La littérature risorgimentale s’approprie le récit et Fieramosca devient un héros « italien » ante litteram25. Les renvois à la littérature chevaleresque du Cinquecento sont nombreux : les armes carolingiennes et les amours arthuriens se mélangent dans le roman. Le protagoniste est amoureux de Genièvre (!), épouse du piémontais Grajano d’Asti, qui, traitre à son camp comme Gano de Magonza, avait rallié les ennemis26. Le courageux Ettore, quant à lui, chevalier de la première modernité, animé par les mêmes idéaux des Pairs de France médiévaux, se bat pour l’honneur et pour la patrie (une patrie qui n’existe pas encore, soulignons-le, ni dans le temps du récit, ni dans celui de la composition, l’unification des États de la péninsule étant proclamée en 1861).

Pendant le Risorgimento, l’imaginaire collectif de la péninsule récupère cette figure emblématique et en propose une version nouvelle, en puisant dans les sources médiévales, les entremêlant avec l’histoire du XVIe siècle et des références évidentes à la littérature contemporaine27. La fin du roman est tragique : à la suite de la disfida, Ettore se hâte de rejoindre Genièvre pour lui annoncer la mort de l’époux et la suppression de tout obstacle à leur amour. Mais celle-ci est décédée la veille et le capitaine arrive au moment des funérailles. Il quitte alors les lieux et disparaît, à tout jamais. Après l’Unité, les aventures de paladins se retrouvent au cœur de représentations théâtrales en vers et en dialecte.

Cela se passe en Sicile, avec l’Opera dei pupi. Les pupi sont de superbes marionnettes artisanales en bois, couvertes d’armures en laiton, cuivre ou nickel et manipulées grâce à deux tiges de fer ; celles de l’école palermitaine mesurent environ 80 cm de hauteur, sont légères et articulées, peuvent faire des génuflexions, articuler des pas, manier l’épée et soulever la visière du casque ; celles de l’école catanaise sont plus grandes (entre 1,20 et 1,30 m.), ont des membres fixes et peuvent peser jusqu’à 16 kg28.

Selon la tradition, la matière carolingienne serait arrivée en Sicile avec l’invasion des Normands au XIIe siècle, ce qui s’insérerait parfaitement dans une logique de légitimation de la nouvelle domination. La propagande des nouveaux seigneurs les présenterait non pas comme des envahisseurs, mais comme des nobles courageux qui, en chassant les Arabes infidèles, auraient ramené sur l’île l’ordre et la Foi.

Quoi qu’il en soit, à partir du XIXe siècle, la tradition populaire s’approprie la thématique médiévale, matinée de caractères acquis au XVIe et la porte sur scène. Outre les sources orales, le matériel narratif principal de l’Opera dei pupi est constitué par la Storia dei Paladini di Francia, un long roman publié par épisodes entre 1858 et 1860, dans lequel l’auteur, Giusto Lo Dico, effectue un travail de patchwork : il reprend nombre de romans et de poèmes du cycle carolingien (notamment I Reali di Francia e Orlandino)29, élimine les incohérences et ordonne chronologiquement les histoires. Ce texte devient le bréviaire des marionnettistes siciliens – les pupari – qui l’utilisent comme une sorte de canevas pour leurs représentations, agencées par épisodes. Des cartelli bariolés sont exposés devant les théâtres afin d’indiquer au public quel moment de la narration sera mis en scène le soir30 ; le récit se fait dans le bruit d’épées et de boucliers qui s’entrechoquent, les artistes jouent avec leur voix et improvisent des répliques : c’est une sorte de retour aux cantari, qui deviennent cunti.

Le répertoire de l’Opera compte également les histoires des héros homériques, la Nativité et la Passion du Christ ainsi que l’hagiographie des saints. Mais le plus grand succès est remporté par la Matière de France. La perspective amoureuse est mise de côté ; à travers les codes des idéaux carolingiens (le sens de l’honneur et la défense de la justice, la sacralité, la masculinité) l’on proclame la soif sicilienne de rédemption et de justice sociale face au règne qui vient de naître et qui porte avec lui la lourde question post-unitaire du Midi. En effet, le public est celui des rues ; célébrant le courage et la loyauté et condamnant la trahison, les épisodes acquièrent une fonction mythique précise au sein de l’univers idéologique des classes populaires, car les paladins exaucent leur besoin cathartique de « riscattare miticamente la loro subalternità »31.

Charlemagne représente l’oppression sociale et Roland et Renaud incarnent deux modèles idéologiques différents de relation au pouvoir. Le premier appartient à ceux qui considèrent les institutions du gouvernement comme une garantie d’équilibre et d’ordre. Il symbolise donc des valeurs exaltées mais, à la fois, déjà dépassées. Ainsi, à travers ce personnage de paladin obéissant, le théâtre populaire raille souvent une attitude trop déférente à l’encontre du pouvoir politique.

Le deuxième est le plus apprécié. Le paladin rebelle qui s’insurge contre la violence obtuse du souverain est perçu par les classes subalternes comme l’incarnation de la lutte à l’injustice étatique. Chef d’une bande de six cents larrons qui parlent en sicilien, il demeure toutefois un personnage socialement acceptable, car il est toujours prêt à se réconcilier avec Charlemagne si celui-ci lui veut bien lui rendre justice. Le public s’identifie à ce héros capable de s’extraire d’une condition misérable et manifeste ainsi son grand désir de changement social32.

De plus, souvent, à la suite du spectacle principal ou entremêlées à celui-ci, les pupari mettent en scène des farces dans lesquelles des personnages tout aussi facilement reconnaissables, comme les filous cumpari Nofrio et cumpari Virticchio, dénoncent les contradictions de la société en langue dialectale (là où les héros épiques utilisent un mélange entre l’italien littéraire des poèmes-source et l’italien contemporain). Parfois, d’autres personnages, des rebelles, se dressent contre les autorités étatiques, employant le baccagghiu, un argot de bandits. C’est là, selon le sémiologue et anthropologue Antonio Pasqualino, un signe de résistance et de lutte contre la résignation manifestée par la culture « des vaincus » ; Pasqualino considérait par ailleurs que le sentiment de révolte exprimé par le théâtre des pupi siciliens aurait pu se répandre et donner vie à une « une nouvelle culture nationale »33.

L’exemple le plus connu d’appropriation de la matière chevaleresque au XXsiècle est certainement Le chevalier inexistant (1959) d’Italo Calvino. Avec Le Vicomte pourfendu (1952) et Le baron perché (1957), ce roman compose la trilogie héraldique Nos ancêtres34.

Voici une esquisse de l’histoire. Dans le récit-cadre, Sœur Théodore, enfermée dans son couvent, narre les aventures du noble Agilulf, chevalier à l’armure parfaitement blanche, mais, disons, inoccupée, qui veut servir Charlemagne seulement grâce à son inébranlable force de volonté. Autour de sa cuirasse vide gravitent son écuyer Gourdoulou et le jeune Rimbaud. Le premier est un homme bien réel qui ne sait même pas qu’il existe35. Le deuxième, que le protagoniste prend sous son aile, est un chevalier inexpérimenté et suréquipé, fraîchement arrivé au campement pour s’unir aux paladins et ainsi venger la mort de son père. Rimbaud tombe amoureux de la belle et farouche guerrière Bradamante, celle-ci s’éprend de passion pour Agilulf. Dans le récit, Charlemagne est un vieillard confus, fatigué par toutes les guerres affrontées jusque lors, qui, voulant « éloigner de son esprit les questions compliquées »36, ne s’intéresse plus vraiment à rien, sauf, peut-être, à la nourriture, sur laquelle il se jette avec voracité, insouciant de ce qui se passe autour de lui.

Consommés par une ambition de quête individuelle, les paladins manquent d’ordre et de discipline. Ils dorment débout dans leurs armures pendant que le souverain les passe en revue ; leurs ronflements résonnent dans les rangs. Lorsqu’ils partent en bataille, le soulèvement de la poussière créé par les sabots des chevaux les incommode et ils sont assaillis par des quintes de toux ; quand ils se battent, ils sont accompagnés d’interprètes, car l’affrontement avec l’infidèle se transforme rapidement en duel d’insultes. Ils sont paresseux et très bruyants. Et, surtout, ils détestent Agilulf, se moquent de lui, l’accusent d’être un « ficcanaso » (fouineur) toujours prêt à pointer du doigt les erreurs et les défaillances d’autrui. En effet, au campement comme en bataille, ce chevalier accomplit chaque corvée, même la plus insignifiante, avec une extrême précision, comme s’il s’agissait d’une mission sacrée. Son zèle est insupportable aux yeux des collègues37. Bradamante, quant à elle, loin du modèle féminin ariostesque, bien qu’écœurée par la grossièreté de ses compagnons d’armes, est elle-même une « sciattona » (souillon), toujours prête à satisfaire ses désirs et ses besoins les plus primitifs.

Concernant l’univers mythique de la chevalerie, Calvino joue là aussi avec les topoi en les renversant complètement. Agilulf explique à Rimbaud que la vie des paladins n’est pas exclusivement consacrée aux actes de bravoure et à la défense de la « sainte foi » ; elle est scandée par l’accomplissement des tâches administratives du quotidien, sans lesquelles tout le fonctionnement de l’armée s’écroulerait38. En outre, ici, l’essence de la chevalerie réside dans le respect d’un règlement absurde, qui mettra même en cause le droit au titre de paladin d’Agilulf, pourtant le plus honnête et le plus pur de tous. Or Calvino n’est certainement pas le premier qui tourne en ridicule les règles chevaleresques, nous l’avons dit, Charlemagne et ses paladins avaient été malmenés par Pulci, Boiardo, l’Arioste. Mais, tout est question de « qualité de temps », pour le dire avec Machiavel39 .

Le discours parodique chez les auteurs de la fin du Moyen Âge et de la première modernité se dilue dans un regard bienveillant et, tout compte fait, complice. Par le biais de l’humour , ils dénoncent les failles de leur époque, certes ; toutefois, en s’adressant à leurs pairs, ils ne visent pas la destruction du système sociétal, mais plutôt son renouvellement (et donc sa survie) au sein de nouvelles structures étatiques, qui sont en train de se bâtir. L’intention de ces poètes est de proposer un modèle héroïque et aristocratique qui soit en accord avec leur temps. Et cela afin de montrer que malgré les fautes des individus, la cour « est encore le lieu le plus apte à la renaissance des idéaux de grandeur, de générosité, de dignité, qui sont à la base de l’héroïsme »40.

Chez Calvino, l’ironie bienveillante se fait sarcasme acerbe et la matière chevaleresque en sort complètement démystifiée. Interviewé par le journal Le Monde, l’écrivain se disait irrité par ceux qui considéraient son roman comme « une parodie des chansons de geste »41. Et il est évident qu’il ne s’agit pas là d’ une simple réécriture burlesque du genre. Le Chevalier inexistant constitue l’expression polémique de la vision que l’auteur a de son époque ; c’est pourquoi, dans ce récit, l’empereur ne retrouve pas ses esprits et les paladins ne se décideront jamais à adopter une bonne conduite. De même, les austères chevaliers du Saint-Graal, de blanc vêtus, cachés derrière une aura d’ascétisme et de sainteté, n’ont pas besoin de perdre la raison pour s’adonner aux pires actes de violence à l’encontre de pauvres paysans ; la noble et vierge Sofronia n’a qu’une hâte, celle de perdre sa pureté, et les continuelles interventions d’Agilulf pour la « sauver » la désolent ; enfin, le protagoniste n’est certainement pas un héros, mais « un militaire […] assujetti à une tâche qui le mécanise », un fonctionnaire qui « a avalé son règlement »42 et qui, bien que l’on prouve son droit au titre de paladin, se dissout dans l’air en croyant avoir perdu son honneur à jamais. Ainsi, la matière choisie comme cadre (le temps mythique des paladins de Charlemagne), grâce à sa plasticité, est complètement déstructurée et restructurée pour montrer avec amertume la vacuité de l’existence même de l’individu.

Un mot pour conclure, des paladins réinventés

Pour terminer, nous souhaitons revenir brièvement sur les pupari et cuntari siciliens dont il était question plus haut. En effet, alors que, dans les pages de Calvino, Agilulf disparaît, dans l’Opera dei pupi, la représentation du mythe des paladins en Sicile ne cesse de se réinventer encore aujourd’hui et préserve sa valeur de rituel collectif.

Il est vrai que, dans les années 50 du siècle dernier, à la suite du « miracle économique » et avec la diffusion de la télévision, la société populaire a trouvé d’autres figures mythiques qui se sont introduites jusque dans les foyers43. Roland, Renaud, Astolphe et les autres, tout comme les héros de l’épopée homérique ou cervantine, se transforment alors un peu, pour continuer de dénoncer les conflits sociaux et de donner une voix à ceux qui n’en ont pas ou plus.

De nouveaux codes idéologiques ont commencé à être appliqués à la tradition épique, produisant des nouveaux textes et assurant la continuité dans le temps. C’est ainsi, par exemple, que, dans la radio-farce Don Quichotte in Sicilia, nous pouvons entendre l’histoire du chevalier errant espagnol qui dialogue avec Peppino Impastato, journaliste sicilien engagé, tué par la Mafia en 1978 ; que le cantastorie Ciccio Busacca, surnommé « l’Homère en automobile », met en vers et en musique la triste histoire des syndicalistes supprimés par la pègre ces années-là ; que d’autres cuntari chantent les vicissitudes des migrants siciliens entassés dans les trains, à la recherche d’un travail dans le nord de l’Europe44.

Dans les années 90, un air de renouveau s’est mis à souffler sur ce théâtre et de plus en plus d’écoles et d’associations pour la promotion touristique de l’île ont commencé à solliciter les grandes familles de pupari. En 2008, l’Opera dei pupi a été déclarée chef-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité de l’UNESCO. En 2013, le cuntaro et puparo Mimmo Cuticchio, considéré comme l’un des plus grands représentants du théâtre européen contemporain, pouvait affirmer que le pupo n’est pas le souvenir d’une tradition poussiéreuse et dépassée, mais « continue à s’intéresser encore aux problématiques politiques et sociales » et à émouvoir le public45.

À Palerme, la famille Cuticchio est encore très active entre associations culturelles et compagnies de théâtre ; à la mémoire d’Antonio Pasqualino est dédié le Musée international des marionnettes et, dans le Museo dei pupi e del carretto di scuola palermitana Vincenzo Pandolfo, situé dans la petite ville de Castelbuono, on peut admirer l’une des plus riches collections de pupi46. À Catane vivent encore les associations et les compagnies des Frères Napoli, des Puglisi et de Turi Grasso, pour n’en nommer que quelques-unes.

Ici nous n’avons esquissé que quelques considérations éparses sur l’élaboration et l’appropriation de ce mythe littéraire, en les restreignant, qui plus est, à une aire géographique délimitée et à ses représentations les plus connues. De ce court voyage à travers les siècles, nous retenons que peu importent les époques, le mythique paladin est l’incarnation d’une crise profonde, le plus souvent racontée avec ironie. Dans la Matière de France, la chanson de Roland était déjà l’expression de la crise de la féodalité et de l’élévation sociale de la bourgeoisie. Dans les exemples évoqués ici, les aventures du paladin et de ses acolytes incarnent les tensions étatiques péninsulaires lors du passage aux seigneuries et des guerres d’Italie, le héros de Roncevaux, de saint et martyre se transforme en représentant des valeurs bourgeoises et marchandes47. Combattu et écarté par la Contreréforme, ce mythe est réemployé pour narrer le Risorgimento, puis les questions post-unitaires, jusqu’à la crise existentielle de l’individu contemporain et à la lutte contre la mafia des siècles XXe et XXIe. Le mythe du paladin doit être relié au questionnement de la légitimité du pouvoir en place, que ce soit celle du souverain empereur, du prince pacificateur, d’un État absent ou d’un système socio-économique considéré comme aberrant.

Pourtant, il ne s’agit pas d’en faire une lecture irrémédiablement amère et désenchantée, au contraire. En établissant une connexion entre les fonctions narratives de la mise en scène théâtrale de la légende des paladins (fonctions que nous pouvons élargir à toute la littérature chevaleresque) et le moment liturgique de la passion du Christ, des ethnologues de l’envergure de Giuseppe Pitré, Antonio Pasqualino et Antonino Buttitta montrent comment un horizon existentiel perpétuellement menacé par l’irrationnel est ramené ainsi à la mesure rationnelle et positive48. Comme la passion amène à la résurrection, la représentation des gestes des paladins se termine toujours avec le triomphe des valeurs positives : la mort du héros dont le courage est sans pair est vengée, le traître est puni. C’est là un rituel impérissable, qui permet de ramener le chaos au logos49.

Notes

1Jean de GrouchyDe musica, (fin XIIIe siècle). trad. D. Poirion, in Précis de littérature française du Moyen Âge, PUF, 1983, cité par Comprendre et aimer la Chanson de geste. À propos d’Aliscan, Michèle Gally éd, Lyon, ENS Editions, Paroles médiévales, p. 8. En ligne : http://doi.org/10.4000/books.enseditions.18990.

2Strophes de huit vers en hendécasyllabes.

3Précisons que, à cette époque, le cycle breton connaît également un grand essor dans la péninsule.

4Sur le sujet, C. Cabani, Le forme del cantare epico-cavalleresco, Pacini Fazzi Editore, Lucques, 1988.

5L. Pulci, Morgante e Opere minori, Introduzione, A. Greco éd., Varese, UTET, 2006, p. 24 et 27.

6Un processus de détérioration qui avait commencé à vrai dire au sein même de la Matière de France, au cours du XIIIe siècle.

7Mais les premiers changements sont visibles déjà dans les cantari XIX et XX, où l’auteur se débarrasse des anti-héros Margutte et Morgante en les faisant mourir de façon grotesque. D. Bisconti, « Testo e pretesto nel Morgante di Luigi Pulci », in Diffusion et réception du genre chevaleresque, J.-L. Nardone éd., Toulouse, Le Mirail, 2005, p. 7 et 16-17.

8Sur le sujet, P. Orvieto, « Lettura allegorica del Morgante », PRISMI, 1 | 2020, p. 9-28.

9Pour ce faire, Pulci utilise comme source le Vita Caroli de l’humaniste Donato Acciaiuoli, un texte que celui-ci avait rédigé en 1461 à l’occasion d’une mission diplomatique en France.

10L. Pulci, op. cit., p. 15.

11P. De Capitani, « Le paradigme narratif mythologique dans l’Inamoramento de Orlando de Boiardo : de l’idéal héroïque au modèle de l’homme de cour », Cahiers d’études italiennes, 15 | 2012, p. 127. Sur la production italienne s’inspirant du cycle breton, voir entre autres D. Delcorno Branca, « Tradizione italiana dei testi arturiani : note sul Lancelot », in Medioevo romanzo, XVII (1992), p. 215-248.

12Devant les « scènes » les plus épiques, le poète se dit sans voix, incapable de les décrire, et à la fois se montre certain que les « signori e cavalieri innamorati/ cortese damigelle e gratiose » auxquels il adresse ses vers préféreront davantage les histoires de cœur (I, 19, v. 1-2). Voir T. Matarese, « Il racconto cavalleresco dal cantare ai canti: l’inamoramento de Orlando di M. M. Boiardo », in La letteratura cavalleresca. Dalle « Chansons de geste » alla « Gerusalemme liberata », Pise, Pacini, 2008, p. 232.

13La légende de Roger fait partie de narrations préexistantes au poème de Boiardo, que la cour connait et reconnait. Une version recouvrant vraisemblablement la même volonté de célébration est déjà présente dans le poème en hexamètres Borsias de Tito Strozzi, oncle maternel du Nôtre. A. Tissoni Benvenuti, « I testi cavallereschi di riferimento dell’Inamoramento di Orlando », in La letteratura cavalleresca..., op. cit., p. 251-253.

14Un approfondissement psychologique qui manque aux personnages de Pulci et Boiardo. Voir T. Matarese, art. cit., p. 238.

15M. Residori, « Sur l’ingratitude dans le Roland furieux », in Il Furioso del 1516 tra rottura e continuità, Collection de l’E.C.R.I.T., 17, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2018, p. 157-182. Citation p. 182. Texte consulté sur HAL, ffhal-03724067.

16Sur le sujet, Les guerres d’Italie. Un conflit européen, D. Le Fur éd., Paris, Passés Composés, 2022.

17Voir J. C. D’Amico, « Les boucliers dans les poèmes chevaleresques : entre modèles classiques, Histoire et prophétie », in Espaces chevaleresques et héroïques de Boiardo au Tasse. M. Residori éd., Paris, Paris III Sorbonne Nouvelle, CIRRI, vol. n° 29, 2008, p. 61-111.

18J.-P. Garrido, Roland fou furieux, in Chroniques italiennes. Revue de l’UFR des études italiennes et roumaines, 1/ 1996, n° 45, p. 35 [en ligne] chroniquesitaliennes.univ-paris3.fr/PDF/45/Garrido.pdf.

19Sur le rétablissement de l’ordre comme base de la logique animant la chanson de geste médiévale, A. Berthelot, Histoire de la littérature française du Moyen Âge, Rennes, PUR, 2006 [en ligne] : http://books.openedition.org/pur/186972. Sur la relation entre Le Roland furieux et le contexte politique, G. Scianatico, « “Tutta al contrario la storia converti” : storia e parodia nel Furioso », in Diffusion et réception…, op. cit., p. 155-163.

20V. Caldarella Allaire, « La figure du courtisan chez Baldassar Castiglione : l’homme de pensée entre vertus et intérêts personnels à l’époque de la Renaissance », in La Renaissance en Europe dans sa diversité, G. Giuliato, M. Peguera Poch, S. Simiz (éds.), Nancy, Université de Nancy II, coll. « Europe XVI-XVII », 2015, vol. I, p. 329-346.

21M. Residori, Introduction, Espaces chevaleresques…, op. cit., p. 11.

22Voir S. Zatti, L’ombra del Tasso. Epica e romanzo nel Cinquecento, Milan, Mondadori, 1996.

23Voir U. Rozzo, La letteratura italiana negli Indici del Cinquecento, Udine, Forum éd., 2005, en particulier p. 34.

24Voir, entre autres, les contributions de J-F Lattarico sur le Poemone et de J.-L. Nardone sur La bataille de Rhodes in Diffusion et réception…, op. cit., p. 185-213 et p. 215-247.

25La littérature et la cinématographie fascistes feront de même.

26L’amour d’un chevalier pour l’épouse de son seigneur ou d’un autre chevalier est une thématique fondamentale dans le cycle arthurien. A. Pasqualino, Le vie del cavaliere. Epica medievale e memoria popolare, Palerme, Museo Marionette A. Pasqualino, 2016, p. 158.

27Le personnage de Cesare Borgia, épris de Genièvre à tel point qu’il la fait enlever, rappelle le Don Rodrigo de Les Fiancés d’Alessandro Manzoni.

28Description dans le site internet du Museo dei pupi e del carretto siciliano Vincenzo Pandolfo, URL : https://www.museovincenzopandolfo.it/origini.html.

29A. Pasqualino, Le vie del cavaliere..., op. cit., p. 26

30Id., L’Opera dei pupi, Palerme, Sellerio, 1977, p. 72.

31A. Buttitta, Prefazione, in ibid., p. 12-13.

32D’ailleurs, que ce n’est pas un cas si, dans les poèmes de Boiardo et de l’Arioste, la rébellion de Renaud ne trouve pas de place dans le texte ou si elle est évoquée par l’intéressé en exprimant un sentiment de regret. A. Pasqualino, Le vie del cavaliere..., op. cit., p. 91, 100 et 136.

33Les « vaincus » étaient les protagonistes d’un projet littéraire imaginé par Giovanni Verga et qui devait être constitué d’un cycle de cinq romans. En son sein, dans la lutte pour l’existence des classes plus pauvres du XXe siècle – une bataille perdue à l’avance – l’écrivain sicilien oppose à l’idée de progrès un modèle prémoderne de société, basé sur les idéaux de famille et religion. A. Leone, « La patrimonialisation des  pupi  et des  guarattelle, entre particularismes régionaux et universalité »,  Norois, 2020/3 (n° 256), p. 15-28. DOI : 10.4000/norois.10068. URL : https://www.cairn.info/revue-norois-2020-3-page-15.htm.

34Le premier roman de la trilogie raconte aussi l’histoire d’un chevalier presque disparu, un homme à moitié. Lors d’une bataille contre les Turcs dans la plaine de Bohème, le noble Medardo de Terralba, frappé par un obus, est littéralement coupé en deux. La moitié qui revient initialement dans son fief (la mauvaise !) est décrite comme « un corps qui n’existe pas » ; son manteau est inconsistant, comme celui d’un fantôme. Le troisième roman de la trilogie narre d’événements appartenant à un contexte historique plus éloigné, la deuxième moitié du XVIIIe siècle.

35Le couple Agilulf-Gurdoulou (perfection-sottise) renvoie facilement aux deux moitiés du Vicomte pourfendu (méchanceté-bonté).

36I. Calvino, Il cavaliere inesistente, in Romanzi e Racconti, C. Milanini éd., Milan, I Meridiani Mondadori, 2005, Vol. I, p. 958.

37Le mot « collègues » participe à la construction de cette image sarcastique de paladin, plus proche du fonctionnaire d’une administration étatique que du noble chevalier.

38I. Calvino, op. cit., p. 993-997.

39Pour un aperçu du concept machiavélien, A. Guidi,  « “Esperienza” e “qualità dei tempi” nel linguaggio cancelleresco e in Machiavelli (con un’appendice di dispacci inediti di vari cancellieri e tre scritti di governo del Segretario fiorentino) », Laboratoire italien, 9 | 2009, p. 233-272.

40P. De Capitani, art. cit., p. 134.

41 La passion de Calvino pour le poète ferrarais est connue, c’est l’écrivain même qui en témoigne. Voir I. Calvino , « Tre correnti del romanzo d’oggi », in Id. , Una pietra sopra. Discorsi di letteratura e società , Turin, Einaudi, 1980, p.  46-57. Des références évidentes au Roland furieux et aux paladins de France sont présentes également dans le plus bref roman, le Castello dei destini incrociati (1969). Bien évidemment, l’Arioste n'est pas le seul modèle ; nous retrouvons chez Calvino les échos de poèmes antérieurs et postérieurs à celui du Ferrarais (Pulci et Boiardo, le Tasse, Cervantes). Citation in A.  Frasson-Marin , Italo Calvino et l’imaginaire , Genève-Paris, Editions Slatkine, 1986, p. 74.

42Ibid .

43A. Carocci, Il poema che cammina. La letteratura cavalleresca nell’Opera dei Pupi, Palerme, Museo Pasqualino, 2019, p. 215-229.

44Un superbe documentaire, Cùntami, réalisé par Giovanna Taviani, présente le travail des pupari et cuntari contemporains à travers les interventions de Vincenzo Pirrotta, Gaspare Balsamo, Mario Incudine et Mimmo Cuticchio : https://www.raiplay.it/video/2022/11/Speciale-Tg1-680515ee-684e-4c8e-8f88-33786ac0e846.html. Nous remercions Erica Ciccarelli pour nous l’avoir signalé. Pour visionner la vidéo, il est nécessaire d’être enregistrés à RayPlay.

45Entretien entre Mimmo Cuticchio et Hélène Giguère, in A. Leone, art. cit., p. 21.

46Pour un aperçu : https://www.museodellemarionette.it/en/ ; https://www.museovincenzopandolfo.it/.

47A. Pasqualino, Le vie del cavaliere…, op. cit., p. 49-50.

48Et d’ailleurs, déjà dans le I Reali di Francia, de Andrea da Barberino, Roland ne naissait pas à Sutri, dans une grotte, « pauvre, comme Jésus Christ » ? Ibid., p. 22.

49A. BUTTITTA, « L’opera dei pupi come rito », in Quaderni di teatro, IV, n. 13, p. 34 et A. Pasqualino, Le vie del cavaliere…, , op. cit., p. 141.

Pour citer ce document

Valeria Caldarella Allaire , « Du poème chevaleresque au théâtre des Pupi siciliens. Le mythe de Roland et des autres paladins dans la culture italienne. », Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], n° 6, « Figures mythiques dans les cultures contemporaines : récits du passé et réinterprétations », 2024, URL : https://mrsh.unicaen.fr/hce/index.php_id_2496.html

Quelques mots à propos de : Valeria Caldarella Allaire

Valeria Caldarella Allaire est maîtresse de conférences en Études italiennes à l’Université de Caen Normandie et membre du groupe de recherche ERLIS (EA 4254). Elle s’intéresse aux moments les plus saisissants de la période dite des Guerres d’Italie (1494- 1559). Sa recherche analyse les dynamiques des échanges interculturels entre les États de la péninsule italienne et le reste de l’Europe, les processus d’appropriation et de rejet qui se mettent en place, pour une compréhension plus profonde des enjeux politiques et des événements militaires. Elle coorganise actuellement le séminaire « Le Temps de l’Empire Ibérique », une collaboration ERLIS – HisTeMé et elle est membre du Laboratoire Partenaire International CONCORDIA, partenariat entre l’Université de Caen et celle de Cantabrie (Espagne) : « Après la révolte : Restaurer l’ordre et la concorde dans la monarchie espagnole, XVIe-XVIIIe ». Parmi ses dernières publications on notera : « Posséder Naples pour dominer l’Italie », avec Juan Carlos D’Amico, in Les guerres d’Italie. Un conflit européen, D. Le Fur éd., Passés Composés, Paris, 2022, p. 359-401 ; « Il était une fois à la cour de Naples. Notes sur les Novellae et fabulae de Jérôme Morlini » in La cour des contes. Réminiscences des cours médiévales dans les contes modernes, G. Lecuppre éd., Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes (CRMH) n° 45, 2023, p. 291-305 ; « La Comoedia de Girolamo Morlini, drame allégorique », in Transalpina 26, 2023, p. 129-144. Également in OpenEdition : https://doi.org/10.4000/transalpina.4008