Histoire culturelle de l'Europe

Sarah Vincent

La skjaldmær et la valkyrja face au male gaze. Étude d’un archétype féminin dans l’histoire médiévale scandinave et ses représentations

Article

Résumé

Si les femmes guerrières passionnent, les femmes guerrières « vikings » sont progressivement devenues un véritable objet de convoitise. Leur forte présence dans les sagas islandaises et autres textes médiévaux a suscité un intérêt certain pour les écrivains de la période romantique. Leurs travaux ont été une source d’inspiration et ont largement participé à la création d’un terreau fertile à l’élaboration du mythe de la guerrière « viking ». Cet article expose les problématiques liées à la représentation textuelle et visuelle des skjaldmeyjar et des valkyrjur. En réévaluant attentivement les mentions de ces figures féminines dans les sources médiévales et modernes, on y perçoit un effet récurrent : celui de l’objectification et du voyeurisme. Ainsi, le male gaze devient perceptible dans les réécritures de la période viking, mais également dans les travaux romantiques du XIXe siècle et dans la culture populaire moderne. Les biais patriarcaux qui tintent l’historiographie médiévale participent donc à la perpétuation d’une perception biaisée du passé, laissant de côté un passé bien plus riche et varié.

Abstract

Over time, women warriors, and particularly those referred to as ‘vikings,’ have become highly lusted after due to their agency and physical attractiveness. Their significant presence in Icelandic sagas and other medieval texts captured the interest of the scholars of the Romantic period. These women warriors were used as a source of inspiration, playing a pivotal role in shaping the mythical image of the ‘viking’ female warrior. This article delves into the challenges associated with the textual and visual representation of shieldmaidens and valkyries. When reassessing the references to these female figures in medieval and modern sources, a recurring theme emerges: the continuous objectification and voyeurism. Consequently, what Laura Mulvey defines as the male gaze becomes apparent not only in thirteenth-century reinterpretations of the Viking era but also in the romantic works of the nineteenth century and contemporary popular culture. The history of women has not benefited from patriarchal scholarship: sexualization and objectification have contributed to building ideals that obscure more than illuminate our understanding of the past.

Texte intégral

Le rôle des femmes dans l’histoire est important sinon décisif car il est, rappelons-le, essentiel à tout développement de vie humaine. Malgré le fait que les femmes représentent, tout temps et en tout lieu, environ la moitié de la population, les sources historiques dont nous disposons valorisent peu leur histoire. Leur rôle et activité n’ont pas été rigoureusement répertoriés ni valorisés. Michelle Perrot écrit à ce propos : « Elles [les femmes] ont une histoire qui n’est pas linéaire, mais scandée par des avancées et des reculs, des brèches où elles s’expriment, vite recouvertes par les sables de l’oubli1. »

En Europe médiévale, on sait que toutes les sociétés étaient patriarcales : cet adjectif décrit une société ou une organisation caractérisée par des relations de pouvoir entre hommes et femmes dans lesquelles les femmes sont systématiquement désavantagées et opprimées. Au sein d’un système patriarcal, les hommes exercent ordinairement le pouvoir dans les domaines politique, économique, religieux, et détiennent le rôle dominant au sein de la famille. Par conséquent, on imagine souvent que les femmes à cette époque étaient cantonnées à la sphère privée, c’est-à-dire à l’entretien et à la vie du foyer, à la production de nourriture et à l’éducation des enfants2. Pour la Scandinavie médiévale, la « femme viking3 » a souvent été décrite dans les représentations modernes et contemporaines comme une « femme de viking4 » qui incarnerait toutes les qualités attendues d’une bonne mère et ménagère et dont le rôle principal serait de s’occuper du foyer en l’absence de son compagnon. Mais cette vision de l’histoire des femmes se doit d’être questionnée, puisqu’elle répond parfois aux normes sociales d’un autre temps5. L’invisibilisation des femmes dans les sources médiévales laisse un vide qui soulève bien des questions. Comment les femmes qui ne sont pas femmes de viking sont-elles représentées ? Quels sont les exemples de femmes puissantes que nous avons à disposition aujourd’hui lorsque l’on étudie la Scandinavie médiévale ? Comment sont-elles imaginées et quels sont les enjeux de ces représentations ?

Après avoir passé en revue les sources médiévales et modernes qui participent à l’élaboration du mythe des femmes combattantes réelles ou imaginaires de l’époque viking, nous étudierons l’évolution de ce mythe et son instrumentalisation au profit de l’auditoire masculin. Pour mieux comprendre les enjeux liés à la place des femmes dans l’historiographie médiévale scandinave, nous nous pencherons sur deux types de figures féminines guerrières que sont les skjaldmeyjar et les valkyrjur6. Il s’agira ici de revoir les sources qui mentionnent ces femmes guerrières et d’étudier la construction du mythe qui s’en est inspiré. Enfin, les représentations des figures de la skjaldmær et de la valkyrja seront étudiées sous le prisme du male gaze, élément d’analyse théorique issu des études cinématographiques.

Les femmes guerrières scandinaves : quelles sources ?

Les sources historiques scandinaves qui mentionnent les femmes à l’époque viking sont peu nombreuses. La matière littéraire offre bien plus d’occurrences, de par son abondance et ses récits hauts en couleur. Ainsi, les sagas islandaises, la poésie et les récits mythologiques nous livrent plus de détails sur les femmes guerrières que n’importe quel autre type de sources contemporaines. Néanmoins, il est important de garder en tête que la littérature est un corpus qui porte la marque de préoccupations esthétiques et politiques. Elle reflète les courants de pensée et les motivations mêmes de l’individu qui les écrit, les transcrit ou les transmet. En effet, la mise à l’écrit tardive des savoirs rend les sagas et autres récits bien moins fiables que l’on ne pourrait l’espérer. Malgré leur réalisme attrayant, elles posent un certain nombre de problèmes au regard de leur valeur historique7 car la plupart des sagas islandaises ont été écrites bien après les évènements qu’elles décrivent et souvent sous l’influence du christianisme. L’âge d’or de leur rédaction remonterait au XIIIe siècle8 alors que certaines d’entre elles comme les sagas légendaires9 décrivent des évènements appartenant à l’Âge viking ou à la période préchrétienne. Aujourd’hui, les récentes découvertes archéologiques apportent leur lot de connaissances et nous permettent ainsi de compléter les informations contenues dans les sources écrites.

Les sources écrites médiévales

Dès les XIIe et XIIIe siècles, des savants reviennent sur la période viking10 et tentent de la documenter. C’est dans ce contexte que l’on assiste aux premières interprétations des évènements de la période en question. Le chanoine et chroniqueur danois Saxo Grammaticus écrit une chronique en seize livres sur l’histoire des rois Danois de l’Âge viking. Dans ses travaux, on observe déjà un intérêt certain pour les femmes guerrières. Ils contiennent de nombreux exemples de skjaldmeyjar et il est tentant de s’y fier pour déceler l’histoire des femmes dans la Scandinavie médiévale : la célèbre Lathgertha y figure par exemple dans le neuvième livre des Gesta Danorum11. Quant aux valkyrjur, elles apparaissent entre autres dans les Eddas12 de Snorri Sturluson, ouvrage du XIIIe siècle présenté en deux parties, l’une dédiée à cosmogonie nordique et l’autre à l’art scaldique. Il leur confère deux rôles principaux : celui de choisir les vainqueurs sur le champ de bataille et celui de servir les guerriers morts au combat à la Valhalle13. On parle ici de créatures mythiques appartenant à la tradition nordique de la période viking14 voire à une tradition germanique plus ancienne encore15. Le poème scaldique Darraðarljóð, intégré à la Brennu-Njáls Saga16, nous offre une description de ses figures féminines et évoque des valkyrjur tissant et choisissant les morts lors de la Bataille de Clontarf en 1014. Au chapitre 157, on peut lire :

27. Nous tissons, nous tissons
La toile de la lance
Et accompagnerons
Ensuite le roi.
Là, Guðr et Göndul
voient ensanglantés
Les boucliers ronds
Qui protégeaient le roi.
28. Nous tissons, nous tissons,
La toile de la lance,
Là où s’avance l’étendard
Des virils combattants.
Ne laissons pas
Sa vie nous échapper.
Les valkyries ont droit
De choisir les morts
[…]
33. Pressons nos montures
À cru sur nos chevaux,
Brandissons l’épée !
Hors d’ici !17

Dans la matière littéraire scandinave, certaines figures féminines se distinguent des rôles traditionnels genrés et s’encrent dans un récit d’empouvoirement18 : c’est le cas de Hervör dans la Hervarar saga ok Heiðreks konungs19. Dans cette saga légendaire, Hervör s’empare de l’épée de son père et part au combat contre les Goths et les Huns. Elle meurt cependant avant la bataille, à cause de son comportement cruel et égoïste, soigneusement dépeint par l’auteur tout au long de la saga. Il n’est pas rare que les skjaldmeyjar des sagas islandaises aient une fin tragique : l’agentivité féminine y apparaît comme une force obscure à éradiquer et à contrôler20. Hervör est présentée comme une skjaldmær, que Régis Boyer choisit de traduire par « vierge au bouclier » : « Le roi Heiðrekr fit alors tout préparer pour un grand banquet et il épousa la fille du roi de Garðaríki. Leur fille s’appela Hervör. Ce fut une vierge au bouclier et elle fut élevée en Angleterre chez le jarl Fróðmarr21. » Ce personnage a beaucoup inspiré les peintres romantiques, dont le Norvégien Peter Nicolai Arbo22. L’abondance de femmes fortes dans la littérature scandinave montre que les habitants de la Scandinavie médiévale étaient capables d’imaginer des femmes guerrières et combattantes, qu’elles aient réellement existé ou non. Dans les textes médiévaux non-scandinaves, certaines descriptions de femmes guerrières vikings marquent les esprits : dans le Cogadh Gaedhel re Gallaibh, un texte irlandais de propagande dynastique23 daté du XIIe siècle, est mentionnée « Inghen Ruaidh24 », soit « La Fille Rouge ». Elle est décrite comme étant à la tête d'une flotte viking active dans la mer d'Irlande au Xe siècle. Cependant, cette référence est brève, sans détails et ne contient aucun parallèle dans aucune autre source qui pourrait apporter plus d’éléments. De ce fait, on ne sait pas si la « Fille Rouge » a bel et bien existé, car il est impossible de l’identifier avec précision.

L’archéologie funéraire : une grande alliée

Si les femmes guerrières sont bel et bien mentionnées dans certaines sources écrites, rien ne prouve leur existence historique. Néanmoins, les techniques actuelles nous permettent de mettre au jour de plus amples informations et nous aiguillent davantage sur notre interprétation de l’époque viking. Pour étudier les femmes guerrières, l’archéologie funéraire est notre plus grande alliée, car l’enfouissement des sépultures dans les terres du Nord permet, en général, une bonne conservation des artefacts retrouvés dans les tombes païennes. Ces artefacts, quand ils nous parviennent en bon état de conservation, nous permettent d’entrevoir les pratiques des habitants de Scandinavie médiévale. Il est vrai que certaines tombes féminines mises au jour en Scandinavie sont spectaculaires : la tombe de Birka Bj 581 découverte en 1878, en est un excellent exemple. Lors de la première fouille, une grande quantité d’artefacts fut déterrée : du mobilier, des boucliers, un fer de hache, des flèches, des pièces de jeu, ainsi que deux chevaux sacrifiés. Cet assemblage étant jugé typique des tombes d’élites guerrières masculines de l’époque païenne, elle a longtemps été considérée comme telle. Il y a quelques années, le sexe de l’individu a été remis en question par une équipe d’archéologues qui ont avancé l’hypothèse qu’il s’agissait en fait d’une femme ayant vécu au Xe siècle25. Il est donc possible que cette femme ait eu des responsabilités militaires importantes et/ou ait été une guerrière professionnelle. Mais il se peut également que tous ces artefacts lui aient été offerts pour son passage vers l’autre monde sans qu’elle n’ait jamais eu besoin de les utiliser. Certains spécialistes avancent même que les os qui ont été analysés ne sont en réalité pas ceux de l’individu combattant26. Elle aurait également pu être une commerçante influente, ce qui expliquerait qu’elle ait été enterrée en haut d’une colline qui surplombe le port de Birka27. Ici, les possibilités sont multiples.

Les travaux de Leszek Gardeła nous éclairent davantage sur les femmes et les armes dans le domaine archéologique : on y apprend que seulement 1 % des tombes mises au jour en Scandinavie et dans le reste du monde viking entre les IXe au XIe siècle sont des tombes féminines armées28. Il avance également que la présence d’armement n’implique pas forcément une professionnalisation de l’individu en question mais peut également servir une dimension plus symbolique et spirituelle29. Chez les spécialistes du domaine, il y a débat. Certains archéologues comme Neil Price sont convaincus que les skjaldmeyjar ont existé, mais il distingue les skjaldmeyjar textuelles et les skjaldmeyjar littérales30. D’autres spécialistes comme Judith Jesch mettent en avant un manque de preuves pour parler de guerrières entraînées et professionnelles31. Cette controverse fait naturellement écho aux nombreuses réinterprétations faites de l’époque viking au cours des dernières années.

Un intérêt pour les sociétés nordiques et leur passé

L’engouement pour l’histoire des vikings s’est manifesté par vagues au cours du dernier millénaire, et les sociétés scandinaves ont tour à tour été une source d’inspiration, un idéal sociétal ou même encore un argument au sein du discours nationaliste. Dans tout cela, les femmes, et en particulier les femmes guerrières tiennent une place de choix.

Romantisme et revival

À partir des XVIIe et XVIIIe siècles, une nouvelle vague d’intérêt pour la période du Moyen Âge et les sociétés dites « anciennes » se manifeste. Au XIXe siècle, on assiste à un engouement nouveau pour l'histoire des pays celtiques, germaniques et scandinaves : c’est la période romantique. Par nationalisme et volonté de renouveau identitaire, certains auteurs se mettent à réinterpréter et à réécrire l’histoire pour redorer l’image de leur nation32. Les romantiques du « Long 19th century33 » ont largement contribué à l’élaboration de mythes qui font aujourd’hui l’objet du travail de nombreux historiens et historiennes. En effet, le « mythe viking » ou le « mythe nordique » s’est largement édifié au travers des travaux romantiques, qui ont fait des vikings des personnages historiques en même temps que des figures de légende34. Il s’accompagne naturellement du « mythe de la femme viking », qui est continuellement actualisé au vu de ce que Hans Blumenberg appelle son « potentiel d’efficacité35 » :

Ce concept renvoie aux capacités d’appropriation des ressources mythiques pour répondre à des besoins spécifiques. Le potentiel d’efficacité est renouvelé par les utilisations des mythes ou des ressources mythiques dans des situations particulières à en déterminer le sens36.

Dans ce contexte, le manque d’informations sur la vraie vie des femmes dans l’historiographie médiévale laisse place à des réinterprétations voire des inventions de toutes pièces. Ces réécritures ont imprégné notre savoir jusqu’à aujourd’hui. Les récits héroïques et profondément romantisés des sociétés passées ont alimenté et participé à la reconstruction de l’image des femmes à l’époque viking. C’est en puisant dans le corpus littéraire scandinave que des figures féminines telles que les valkyrjur ou les skjaldmeyjar refont surface et s’imposent comme figures de proue de cette période de revival37. Aujourd’hui, les témoins directs de ces croyances romantiques sont au cœur de l’audiovisuel et de la culture populaire. Dans la série Vikings écrite et réalisée par l’écrivain britannique Michael Hirst, de nombreux personnages féminins apparaissent à l’égal des hommes et dans des positions de force. La figure féminine scandinave devient ainsi un archétype, celui de la femme guerrière.

L’archétype de la « guerrière viking »

En effet, les multiples découvertes archéologiques faites au cours des XIXe et XXe siècles ont alimenté l’engouement présent autour du mythe de la « guerrière viking ». En Scandinavie, les fouilles se multiplient et se concentrent sur une même période : les excavations menées à Kaupang38 à partir de 1867 furent suivies par la découverte de la tombe de Birka en 1878, puis par celle de Nordre Kjølen39 en 1900, le bateau-tombe d’Oseberg40 en 1903, etc41.

En raison de l’existence de ces figures féminines dans la mythologie nordique et dans les sagas, il existe une idée persistante selon laquelle les femmes dans la Scandinavie médiévale auraient reçu un traitement plus égalitaire et indulgent que leurs semblables continentales et auraient même occupé des postes à haute importance dans l’organisation militaire42. Ainsi, l’émergence de l’archétype de la femme guerrière « viking » se fait au croisement des sources écrites tardives et des nouvelles découvertes archéologiques. Les écrivains de la période romantique réimaginent les femmes guerrières en s’appuyant sur les découvertes archéologiques contemporaines à leur existence et ainsi s’en réapproprient l’histoire. Les valkyrjur et les skjaldmeyjar apparaissent dans de nombreux tableaux, œuvres littéraires, pièces de théâtres, etc. Ainsi, elles contribuent à embellir et à glorifier l’histoire des nations scandinaves et germaniques. L’Histoire est ici utilisée pour enrichir les discours patrimoniaux ; ces discours servent, à leur tour, à enrichir les origines d’une nation43.

Cette méthode n’est pas sans rappeler le topos des mythes fondateurs : Judith Jesch soutient que les skjaldmeyjar sont une copie des Amazones de la mythologie grecque44. Ces femmes apparaissent dans les récits comme un peuple de femmes guerrières vivant entre elles, à l’abri de toute domination masculine45. Cependant, le terme « Amazone » a été largement repris et s’applique aujourd’hui à tout autre groupe de femmes guerrières, qu’il soit réel ou fantasmé. Si l’existence et l’identité de ces femmes guerrières restent à questionner, un autre problème se pose : les femmes guerrières sont, depuis plusieurs siècles, représentées avec le biais patriarcal du male gaze.

La femme « viking » face au male gaze

En français, le male gaze est traditionnellement traduit comme le « regard masculin46 ». Ce concept a vu le jour en 1975 dans un article publié par Laura Mulvey, critique de cinéma et réalisatrice britannique, s’intitulant « Visual Pleasure and Narrative Cinema47 ». Elle y définit le male gaze comme le signe d’un pouvoir asymétrique : selon elle, la culture visuelle dominante impose une perspective masculine, considérée comme « neutre ». Ce concept est largement repris dans le monde du cinéma et dans beaucoup d’autres champs études. En 2008, dans son article « Feminist Philosophy of Art48 », A. W. Eaton définit le male gaze comme le fait de représenter les femmes et le monde, dans les arts visuels et la littérature, d'un point de vue masculin et hétérosexuel qui présenterait et représenterait les femmes comme des objets destinés au plaisir des spectateurs masculins. Ce concept, qui a été développé tout au long du XXe siècle s’applique tout à fait aux études nordiques et médiévales, en particulier lorsque l’on s’intéresse aux figures féminines.

Le problème de l'androcentrisme

L’archétype de la femme guerrière émerge dans des sociétés androcentriques, c’est-à-dire dans lesquelles le point de vue masculin est accepté comme le neutre, et donc placé au centre de la culture et de l’histoire de la société. De ce fait, les femmes sont considérées comme une catégorie sociale à part, dérivant de la norme et définie comme « l’Autre ». Ainsi, dans les sociétés androcentriques et patriarcales, tout ce qui est considéré comme « masculin » est valorisé. Au Moyen Âge, la majorité des femmes de pouvoir le deviennent grâce à leurs relations et à leurs liens avec des individus masculins49. Dans le cas de l’historiographie des sociétés scandinaves, les femmes guerrières revêtent des attributs « masculins » pour se démarquer : leur caractère est souvent violent et cruel et elles sont la plupart du temps armées. Par exemple, Hervör, personnage féminin de la Hervarar saga ok Heiðreks konungs mentionnée plus tôt, se substitue à son père et ainsi joue un rôle « d’homme ». L’apparence et le comportement des guerrières vikings pourrait laisser entendre l’existence d’une catégorie à part dans les sociétés médiévales scandinaves. En effet, de nombreux indices nous aiguillent vers l’existence de femmes de pouvoir à cette époque : qu’elles soient combattantes ou non, certaines d’entre elles ont été enterrées dignement et dans des conditions extraordinaires. Même si les preuves sont insuffisantes pour affirmer l’existence de femmes guerrières en grand nombre, on peut tout de même tenter d’imaginer la conception de ces individus au sein des sociétés médiévales. Récemment, des études ont avancé l’idée que le guerrier représenterait un genre à part entière au Moyen Âge, on parle ici du « troisième genre50 ». Dans son article, Kathleen Self défend que les valkyrjur et les skjaldmeyar font partie d’une catégorie à part, qui mélange attributs féminins et masculins. Elle avance que les femmes guerrières qui choisissent de se marier transitionnent du troisième genre vers le genre féminin et ainsi perdent de nombreuses facultés. Le genre masculin est donc de nouveau valorisé et les écrits de Saxo Grammaticus mettent l’accent sur la féminité transgressive des femmes qu’il mentionne. Ainsi, dans la description de la bataille de Brávellir51, on peut lire que les corps femmes guerrières étaient « naturellement animés d’une énergie virile52 ».

L’Âge viking, de manière générale, est représenté dans les sources écrites contemporaines comme une période hyper-masculine et violente, dans laquelle les femmes n’ont pas leur place. Dans l’imaginaire populaire, le traditionnel « viking » est violent, vulgaire, assoiffé de sang et de femmes et de boisson53. Ainsi, les femmes sont exemptées de ces caricatures et sont souvent par extension, invisibilisées. En archéologie funéraire, la méthode utilisée pendant un temps pour sexer les sépultures vikings fait aujourd’hui débat : sans l’aide de technologies coûteuses comme les prélèvements et analyses ADN, la procédure standard reposait sur la présence ou non de certains objets catégorisés comme « féminins » ou « masculins ». Cette méthode d’analyse ne permet toutefois pas de prendre en compte la complexité des identités et des mécanismes sociaux de l’époque. Ainsi, les bijoux, le matériel de tissage ou tout autre objet relatif à ce que l’on sait de la vie quotidienne des femmes en Scandinavie médiévale s’opposait à un certain équipement martial, lui considéré comme « masculin »54. Cette méthode de travail a probablement contribué à l’effacement de certaines tombes de guerrières ou combattantes. La tombe Bj 581 à Birka en fait les frais : le sexe biologique de l’individu a d’abord été considéré comme masculin car, dans le contexte scandinave du XIXe siècle, il était impensable qu’une femme ait incarné un rôle combattant55. La théorie de la valence différentielle des sexes de Françoise Héritier, selon laquelle le masculin est systématiquement valorisé, se vérifie ici et nous pousse à nous poser d’autres questions56. Si les sources concernant les femmes guerrières sont difficiles à interpréter, qu’en est-il de leurs représentations dans nos cultures contemporaines ? Les femmes guerrières vikings ne seraient-elles pas le produit d’un fantasme masculin ? Y aurait-t-il quelque chose d’intrinsèquement patriarcal dans la façon dont nous écrivons l’Histoire ?

Le male gaze dans les couloirs du temps

Il va de soi, après avoir mis au jour cette réflexion, de questionner l’historiographie elle-même et ceux qui l’ont produite. Dès la mise à l’écrit des évènements de l’époque préchrétienne au XIIIe siècle, la description de certaines figures féminines trahit la subjectivité des auteurs, majoritairement masculins57. Ainsi, Saxo Grammaticus, dans ses Gesta Danorum, décrit la skjaldmær Lathgertha comme « une combattante pleine de savoir-faire, au tempérament masculin malgré son corps de jeune fille et sa chevelure tombant sur ses épaules58 ». En plus de valoriser une nouvelle fois une qualité dite « masculine », l’auteur semble également être fasciné par ce personnage et commente ainsi son apparence physique, laissant transparaître le caractère mythique que revêtaient déjà les femmes guerrières au XIIIe siècle. Mais Lathgertha n’est pas la seule femme guerrière que l’on rencontre dans les écrits de cet historien. Il les décrit de la manière suivante :

Il y avait autrefois au Danemark des femmes qui se donnaient l’apparence masculine et passaient presque tout leur temps en campagnes militaires, car elles craignaient que leurs muscles valeureux ne se ramollissent si elles profitaient des plaisirs de la vie. Elles […] se forçaient à agir avec une mâle assurance. Elles couraient après la renommée militaire avec tant d’ardeur qu’on pouvait croire qu’elles étaient devenues asexuées. […] Comme si elles avaient oublié leur féminité native […] elles recherchaient plus la guerre que les baisers, plus le sang que les lèvres […]. De leurs mains qui étaient faites pour tirer l’aiguille, s’échappaient des lances59.

Dans sa description, Saxo Grammaticus s’attarde sur sa propre conception de la féminité, qu’il décrit en opposition avec le comportement « masculin » des femmes guerrières. Son regard sur les skjaldmeyjar produit des effets conjointement esthétiques et idéologiques dans le sens où il construit une représentation de la femme « viking » comme une « Autre » sexualisée60. La skjaldmær ne correspondrait donc pas à la « norme » établie par les valeurs patriarcales chrétiennes intégrées par l'auteur, mais se trouverait en position plutôt intermédiaire entre masculinité valorisée et féminité bafouée. Cet écart justifierait alors son objectification.

Quelques siècles plus tard, les écrivains romantiques ont actualisé ce regard masculin sur l’historiographie en se réappropriant la définition de la femme « viking ». La mise en avant de la société médiévale scandinave s’est accompagnée d’une réinterprétation de l’archétype de la femme viking selon les normes sociales du XIXe siècle. C’est à cette époque que l’on érige le concept de la femme scandinave et de ses clefs comme symbole d'indépendance61. Cette clef, dont la symbolique laisse place à de multiples interprétations complexes et variées, s’inscrit cependant dans une perception obsolète des rôles de genre tels qu’ils sont imaginés au XIXe siècle62. Ce concept de la femme « viking » aux clefs, et donc par extension de la femme au foyer, reflète la mentalité prédominante de l’époque dite « victorienne », au sein de laquelle la vie des femmes de la haute société était partagée entre l’Église, les enfants et la cuisine. Dans les sagas, les mentions de femmes en possession de clefs sont rares. Si l’on se penche sur les découvertes archéologiques, seules 143 clefs ont été mises au jour en Norvège contre environ 3000 épées. De plus, une grande partie de ces clefs ont été retrouvées dans des tombes masculines, ce qui invalide la théorie des clefs comme symbole de l’indépendance féminine et de la distribution dichotomique des rôles genrés à l’époque viking63. Cette version de l'époque viking a longtemps été présentée comme véridique par les historiens et autres savants, mais il s’agit d'une interprétation biaisée. En parallèle, le siècle des romantiques voit fleurir une quantité de représentations de femmes guerrières, majoritairement identifiées comme des skjaldmeyjar ou des valkyrjur. Ainsi, les peintures de Peter Nicolai Arbo comme Valkyrien (1869) ou Asgårdsreien (1872) arborent des femmes guerrières d’une façon particulière : elles sont bien souvent dénudées, voire totalement nues, et ne sont pas conscientes d’être observées. En peignant, l’artiste met en scène le langage érotique de l’ordre patriarcal dominant. Le sujet aliéné qu’est la femme guerrière performe pour l’œil masculin et attise le désir voyeuriste64.

Aujourd’hui, l’attrait du grand public pour les guerrières « vikings » se décline dans plusieurs domaines. Dans la culture populaire moderne, elles sont bien souvent idéalisées, voire sexualisées. En témoigne l’affiche du film The Saga of the Viking Women and Their Voyage to the Waters of the Great Sea Serpent (1957) : celle-ci représente une dizaine de « femmes vikings » à bord d’un bateau, en plein combat avec un serpent géant. Toutes ces femmes sont peu vêtues, blondes et sveltes. Chacune d’elle se trouve dans une position qui appelle au voyeurisme. Elles ne savent pas qu’elles sont observées, et leurs corps sont dans des positions suggestives. Le male gaze puise ici son efficacité dans la scopophilie65. Ici, les « femmes vikings » de l’affiche sont surprises dans l’action, elles ne savent donc pas qu’elles sont regardées et l’auditoire masculin est alors libre de les soumettre à son regard objectifiant.

Depuis 2013, « femme viking » rime avec Lagertha, la célèbre skjaldmær de la série Vikings incarnée par l’actrice Katheryn Winnick. Si les femmes guerrières de la série télévisée sont moins sexualisées, elles n’en sont pas moins représentatives des critères de beauté européens. Chaque skjaldmær de la série devient alors un sex symbol et la domination masculine reprend le dessus sur ces femmes puissantes. Cet engouement général autour des femmes guerrières a provoqué une augmentation du nombre de productions documentaires : Soline Anthore en dénombre trois pour l’année 2019. La « guerrière de Birka » a passionné le monde et c’est dans ce contexte que des docu-fictions comme « Femmes vikings, reines de guerre66 » ou « La guerrière de Birka67 » ont vu le jour. La problématique qui se dégage de ces productions est la volonté de s’appuyer sur des faits historiques pour répondre à un fantasme contemporain68. De ce fait, la perpétuation de savoirs basés sur des sources biaisées renforce la fragilité de l’histoire et femmes en Scandinavie médiévale.

En parallèle, des jeux vidéo se développent en capitalisant sur les mêmes attributs qui font des femmes guerrières des objets désirables. Les caractéristiques représentatives des femmes guerrières scandinaves sont similaires : longs cheveux blonds, poitrines volumineuses, tailles fines, corps musclés et peu vêtus, tatouages, etc. On peut prendre l’exemple du personnage Sigrid Shieldmaiden apparaissant dans le jeu vidéo Skyrim Special Edition Nexus qui est introduite comme une skjaldmær. Elle est très peu vêtue, sa poitrine est volumineuse, son corps est disproportionné et objectifié. Ici encore, le male gaze est plus que perceptible : l’hypersexualisation et l’érotisation de ces figures féminines traduisent un désir de domination. Dans une salle de cinéma, la pulsion scopique est réalisable grâce à l’environnement dans lequel l’auditoire est placé : l’obscurité d’une salle de cinéma isole les spectateurs les uns des autres et alimente ainsi une illusion voyeuriste69. Dans le jeu vidéo Skyrim, Sigrid Shieldmaiden se trouve enfermée dans une salle de torture située au sous-sol d’un donjon. Le joueur pense ainsi pénétrer dans un espace privé, à l’abri des regards et est libre de se laisser aller à ses désirs et fantasmes. Sur les forums de discussion entre joueurs et fiches techniques du jeu, ces fantasmes sont bien perceptibles. Les joueurs échangent sur les fonctionnalités qui permettent d’apporter des modifications au corps de Sigrid Shieldmaiden, il est même question de modifier la taille de sa poitrine pour en accentuer le rebondissement70. La représentation des femmes guerrières « viking » dans les jeux vidéo sont nettement empreintes du male gaze et s’aligne sur la définition du concept par Laura Mulvey :

Dans un monde construit sur l’inégalité sexuelle, le plaisir de regarder a été divisé entre l’actif/masculin et le passif/féminin. Le regard déterminant du masculin projette ses fantasmes sur la figure féminine, la modelant en conséquence71.

On constate donc que les récits tardifs de la période viking fantasmaient déjà le rôle des femmes guerrières dans le passé, et qu’ils trouvent aujourd’hui un relais dans les créations contemporaines72. La relation triangulaire qui s’opère entre le spectateur, la caméra et la femme objet dans la théorie de Laura Mulvey s’apparente à la triangulation qui relie les écrits sur la période viking du XIIIe siècle, période romantique et période moderne. Au XIXe siècle, les savants qui se réapproprient l’histoire des peuples scandinaves peuvent être assimilés à la caméra qui agit comme un vecteur pour le regard masculin moderne. Les femmes de l’Âge viking sont un objet de convoitise et l’engouement qui se fait autour d’elles contribue à les essentialiser et à fermer toute autre possibilité d’existence. Dans l’imaginaire collectif, ce mythe prend le dessus sur la réalité historique telle que nous la connaissons, et le sensationnel prime, au détriment de l’historicité. Dans la continuité du biais masculin qui se trouve dans l’historiographie de la période viking, les représentations des femmes guerrières comme les skjaldmeyjar et les valkyrjur sont souvent instrumentalisées pour se conformer aux attentes de l’auditoire masculin. Ainsi, l’essentialisation du rôle des femmes dans les sociétés médiévales scandinaves selon les époques a entravé toute possibilité d’interprétation autre et démontre ainsi l’ampleur de l’ancrage du biais patriarcal dans l’historiographie. Iris Brey, dans Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, décrit les « récits manquants » comme les images que nous consommons, véhiculées par le male gaze73. Selon elle, l’esthétisation et la mise en récit de ces femmes guerrières dépendent majoritairement d’un point de vue masculin. On constate alors une forte tendance à projeter le fonctionnement de notre société sur une société passée pour en comprendre l’idéologie, et pouvoir créer des interprétations viables74. Mais, en reconstruisant l’Histoire à notre image, les stéréotypes de genre de notre époque se trouvent projetés sur les sociétés passées. Leur longévité et leur ancrage dans le passé promeuvent ainsi leur légitimité75.

La construction de l’archétype de la femme guerrière dans l’histoire médiévale scandinave s’est progressivement établie au travers des descriptions des figures de la skjaldmær et de la valkyrja. Ces figures féminines combattantes apparaissent dans les sources médiévales comme les poèmes scaldiques, les récits mythologiques mais surtout dans les sagas. Au XIIIe siècle, comme à la période romantique et enfin à l’époque moderne, l’engouement autour du « mythe viking » s’étend naturellement aux femmes « vikings » et à leurs représentations. L’absence de sources contemporaines dites « historiques » à ce sujet a laissé le champ libre aux interprétations diverses et aux réécritures politisées qui ont, elles aussi, participé à la mythification de ces figures féminines. Les travaux des romantiques du « long XIXe siècle » ont été un véritable tremplin pour la conceptualisation moderne de la skjaldmær et de la valkyrja. Si les découvertes archéologiques ont pu répondre à certaines de nos questions en nous prouvant que des femmes pouvaient obtenir un statut social élevé, elles ne permettent pas d’en démontrer la place de premier plan. Ces questions toujours en suspens ont participé à l’élaboration du mythe de la femme « viking ». Dans la volonté de garder le passé intact, il a été continuellement reconstitué et réimaginé. L’accès de certaines femmes à des fonctions traditionnellement pensées et imaginées comme « masculines » a alimenté le fantasme masculin hétérosexuel lié aux femmes guerrières, se révélant ainsi au travers du prisme du male gaze : les femmes guerrières sont en fait perpétuellement idéalisées, sexualisées et/ou instrumentalisées pour satisfaire le plaisir scopique de l’auditoire masculin. Ainsi, le male gaze semble avoir colonisé le savoir de nos textes anciens. Au profit du sensationnel et de l’attrayant, le manque de sources est souvent comblé par des idées repensées ou inventées de toutes pièces ou émergeant de sources biaisées qui nous éloignent dangereusement de la réalité historique. L’histoire des femmes fait donc les frais des biais patriarcaux qui ont accompagné l’historiographie médiévale : si la figure de la femme guerrière laisse entrevoir une certaine agentivité des femmes à l’époque médiévale, l’impact du male gaze rappelle l’omniprésence de la domination masculine. Il est aujourd’hui temps de déconstruire ces croyances instrumentalisées qui obscurcissent plus qu’elles n'éclairent la réalité historique.

Notes

1Titiou Lecoq, Les grandes oubliées. Pourquoi l’histoire a effacé les femmes, Paris, L’Iconoclaste, 2021, p. 8.

2Voir par exemple : Pierre Brunel (éd.), Dictionnaire des mythes féminins, Monaco, Du Rocher, 2002, p. 754-755. Marianne Moen, « Gendering Patterns in Nordic History. Finding the past by constructing gendered and Nordic identities in the present », nordics.info, 2023, consulté le 10.01.2024.

3« Femme viking » désigne ici l’archétype de la femme scandinave telle qu’elle est conceptualisée dans l’imaginaire populaire, à savoir une femme forte, indépendante, et bien souvent correspondant aux normes de beauté attendues dans nos sociétés occidentales. Cette image de la femme scandinave est une version romantisée qui a été forgée au fil du temps, notamment par une succession de réécritures de l’histoire des pays scandinaves. Ici, « femme de viking » renvoie à la définition communément acceptée dans la culture populaire : ce terme ne s’applique pas seulement à la période historique que l’on connaît (fin du VIIIe siècle début du XIe siècle) mais elle s’étend également à la période la précède. Aujourd’hui, et particulièrement chez les universitaires français, le terme « viking » n’est plus utilisé comme substantif désignant une ethnie mais plutôt pour définir une activité, un mode de vie. Voir Lucie Malbos, Le Monde Viking : Portraits de femmes et d’hommes de l’ancienne Scandinavie, Paris, Tallandier, 2022, p. 329.

4L’utilisation de la préposition « de » suggérant l’appartenance et l’absence d’agentivité.

5Ing-Marie Danielsson / Susanne Thedéen (éds.), To Tender Gender. The Pasts and Futures of Gender Research in Archeology, Stockholm, Stockholm University Press, 2012, p. 63-65. Ing-Marie Danielsson, Masking Moments: The Transitions of Bodies and Beings in Late Iron Age Scandinavia, Stockholm, Université de Stockholm, 2007, p. 60-67.

6J’utiliserai dans cet article des substantifs en vieux norrois : skjaldmær (sg.) / skjaldmeyjar (pl.) et valkyrja (sg.) / valkyrjur (pl.). Ces deux termes ne désignent pas la même chose, et pourtant ils sont souvent utilisés de manière interchangeable dans la culture populaire contemporaine tout comme dans certains travaux universitaires. Les valkyrjur sont des divinités mineures de la mythologie nordique qui, si l’on en croit l’Edda de Snorri Sturluson, survolent les champs de bataille et choisissent les guerriers qu’elles emmèneront au Valhalla. Les skjaldmeyjar, quant à elles, sont des femmes qui combattent. Elles apparaissent plus tardivement que les valkyrjur et sont majoritairement mentionnés dans les écrits de Saxo Grammaticus ainsi que dans les fornaldarsögur, les « Sagas des Temps Anciens ».

7Régis Boyer, « Les sagas islandaises sont-elles des documents historiques ? », Annales de Normandie 23 (1), 1990, p. 125-126.

8Les sagas auraient vu le jour vers la fin du XIIe siècle et auraient perduré jusqu’au milieu du XIVe siècle. Régis Boyer / Jean Renaud, Sagas légendaires islandaises, Toulouse, Anacharsis, 2012, p. 10. Voir également Rory McTurk, A Companion to Old Norse-Icelandic Literature and Culture, Malden, Blackwell Publishing, 2005, p. 101-118. Ármann Jakobsson / Sverrir Jakobsson (éds.), The Routledge research companion to the medieval Icelandic sagas, Londres et New York, Routledge, 2017, p. 18-22.

9Elles sont également appelées fornaldarsögur et se réfèrent aux temps qui précèdent la colonisation de l’Islande et l’unification de la Norvège. Pour plus de détails sur les catégories de sagas, voir Régis Boyer / Jean Renaud, op. cit., p. x-lix.

10Fin du VIIIe siècle début du XIe siècle.

11Saxo Grammaticus, La Geste des Danois. Gesta Danorum Livres I-IX, Paris, Gallimard, 1995, p. 389-390, 392-393.

12Plus particulièrement dans l’Edda en prose qui s’intitule « La mystification de Gylfi » (en vieux norrois Gylfaginning).

13Snorri Sturluson, L’Edda, Paris, Gallimard, 1991, p. 67.

14Voir note n° 10.

15L’existence du mot apparenté wælcyrie en vieil anglais apparu dans un glossaire du VIIIe siècle suggère l’ancrage des valkyrjur dans une tradition plus ancienne que l’ère viking. Harald Bjorvand / Fredrik Lindeman, Våre arveord. Etymologisk ordbok, 3e édition, Oslo, Novus forlag, 2019, p. 1414.

16En français, La Saga de Njall le Brûlé. Cette saga islandaise fut probablement rédigée au XIIIe siècle et relate des évènements qui eurent lieu entre 930 et 1020. Boyer Régis, op. cit., p. 1203-1502.

17Régis Boyer, op. cit., p. 1497-1498. Texte original : 27. Vindom, vindom vef Darraþar ok siklinge síþan fylgjom; þar séa bragna blóþgar rander Gunnr ok Gǫndol, þærs grami fylgþo. 28. Vindom, vindom vef Darraþar, þars vé vaþa vígra manna; lǫ́tom eige líf hans farask; eigo valkyrjor vals of kosti. […] 33. Ríþom hestom, hart út berom, brugþnom sverþom, á braut heþan. Finnur Jónsson, Brennu-Njálssaga (Njála), Halle, Max Niemeyer, 1908, p. 415-417.

18Vient de l’anglais empowerment, qui signifie « autonomisation » ou « agentivation ». Voir Marie-Hélène BacquÉ / Carole Biewener, « L’empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation ? », Idées économiques et sociales 173 (3), 2013, p. 25‑32.

19En français, la Saga de Hervör et du roi Heiðrekr. Régis Boyer / Jean Renaud, op. cit., p. 115-72.

20Jennifer Tamas, Au non des femmes : libérer nos classiques du regard masculin, Paris, Éditions du Seuil, 2023, p. 68.

21Régis Boyer / Jean Renaud, op. cit., p. 144. Texte original : « Heiðrekr konungr lætr þá efna til veizlu mikillar ok gengr at eigna dóttur Garðakonungs. Dóttir þeira hét Hervǫr; hon var skjaldmær ok foeddisk upp á Englandi með Fróðmari jarli ».

22Hervör est représentée sur l’un de ses plus célèbres tableaux, Hervors død (daté d’avant 1892).

23La matière littéraire irlandaise comporte une série de textes appelés « propagande dynastique » ou même parfois « sagas » dont le but était de glorifier une dynastie irlandaise. Leur historicité fait souvent débat, mais ils comportent des détails importants qui nous permettent d’en savoir plus sur les querelles dynastiques de la période des invasions vikings. On peut citer en autre exemple le texte Caithreim Cellachain Caisil édité et traduit par Alexander Bugge en 1905. Bugge Alexander, Caithreim Cellachain Caisil : The Victorious Career of Cellachan of Cashel, Or the Wars Between the Irishmen and the Norsemen in the Middle of the 10th Century, Oslo, Christania, J. Chr. Gundersens Bogtrykkeri, 1905.

24James Todd (éd.), Cogadh Gaedhel re Gallaibh. The war of the Gaedhil with the Gaill, or, The invasions of Ireland by the Danes and other Norsemen, Londres, Longmans, Green, Reader, and Dyer, 1867, p. 40-41.

25Charlotte Hedenstierna-Jonson / Anna Kjellström / Torun Zachrisson et al., « A female Viking warrior confirmed by genomics », American Journal of Physical Anthropology 164 (4), 2017, p. 853‑860. Aujourd’hui, chez les archéologues et les historiens, il y a débat sur la certitude de cette information. Voir Fedir Androshchuk, « Female Viking Revisited », in Viking and Medieval Scandinavia 14, Turnhout, Brepols Publishers, 2018, p. 47‑60 ; Rune Edberg, « Död amazon på Birka? En debatt », Marinarkeologisk tidskrift 3, 2019, p. 20‑22 ; Duncan Sayer / Erin Sebo / Kyle Hughes, « A Double-edged Sword: Swords, Bodies, and Personhood in Early Medieval Archaeology and Literature », European Journal of Archaeology 22 (4), 2019, p. 557‑561.

26Fedir Androshchuk, art. cit., p. 51.

27Lucie Malbos, Le Monde Viking : Portraits de femmes et d’hommes de l’ancienne Scandinavie, Paris, Tallandier, 2022, p. 165-171. Leszek GardeŁa, Women and Weapons in the Viking World. Amazons of the North, Oxford & Philadelphia, Oxbow Books, 2021, p. 49.

28Leszek GardeŁa, op. cit., p. 137.

29Ibid., p. 140.

30Neil Price / Charlotte Hedenstierna-Jonson / Torun Zachrisson et al., [SUPPLEMENTARY Material] « Viking warrior women? Reassessing Birka chamber grave Bj.581 », 2019, p.  9-23.

31Judith Jesch, « Let’s Debate Female Viking Warriors Yet Again », Norse and Viking Ramblings, 2017, https://norseandviking.blogspot.com/2017/09/lets-debate-female-viking-warriors-yet.html.

32Nicolas Meylan / Lukas Rösli (éds.), Old Norse Myths as Political Ideologies: Critical Studies in the Appropriation of Medieval Narratives, Turnhout, Brepols, 2020. Leszek GardeŁa, « (Re)discovering the Vikings in Poland : From Nineteenth-Century Romantics to Contemporary Warriors », in Tom Birkett / Roderick Dale, The Vikings Reimagined : Reception, Recovery, Engagement, Kalamazoo, Medieval Institute Publications, 2020.

33Ce concept a été défini par l’historien Eric Hobsbawm : il correspond à une période d’environ 125 ans s’étendant de la fin de la Révolution française à la veille de la Première Guerre mondiale.

34Soline Anthore, « Le mythe de la Skjaldmö : de la figure des sagas islandaises à celle de l’empowerment féminin », ¿ Interrogations ?, 2023, p. 1.

35Laurent Di Filippo, Du mythe au jeu : approche anthropo-communicationnelle du Nord. Des récits médiévaux scandinaves au MMORPG Age of Conan : Hyborian Adventures, Thèse de doctorat, Université de Lorraine, 2016, p. 131.

36Ibid., p. 131. La citation originale ne figure pas dans le présent article, car elle est écrite en langue allemande, langue non-maîtrisée par l’autrice.

37Renaissance d’un art, d’une mode, d’un état d’esprit.

38Comme Birka et Hedeby, Kaupang était à l’époque viking un véritable comptoir commercial maritime, en relation avec les emporia présents en dehors de la Scandinavie. De ce fait, cette ville fut le terreau de nombreuses découvertes archéologiques. Gardeła Leszek, op. cit., p. 60-61.

39La tombe de Nordre Kjølen comporte les ossements d’une femme, ceux d’un cheval ainsi qu’un assemblage d’armes en tous genres. Gardeła Leszek, op. cit., p. 57-60.

40Ibid., p. 61-62.

41Ibid., p. 47-77.

42Voir par exemple la vidéo documentaire diffusée sur la plateforme YouTube depuis la chaîne History : https://www.youtube.com/watch?v=1mahiweaHI8. Celle-ci réunit des universitaires anglophones qui avancent que les femmes en Scandinavie médiévale avaient un mode de vie sophistiqué et plus de droits que dans d’autres sociétés médiévales.

43Marianne Moen, art. cit.

44Judith Jesch, « Women, War and Words: a Verbal Archeology of Shield-maidens », Viking Wars 84 (1), 2021, p. 129.

45Les Amazones apparaissent notamment dans l’Iliade mais également d’autres récits antiques. Homère / Charles-Henri Leconte de Lisle, Iliade, Paris, Alphonse Lemerre, 1866, p. 50, 107.

46Voir Jennifer Tamas, op. cit. Anne-Claire Marpeau, « Le regard masculin, ou male gaze : le roman réaliste français du XIXe siècle à l’épreuve d’un outil d’analyse féministe », Romantisme 201 (3), Paris, 2023, p. 139‑154. Le terme « regard » n’étant pas, pour ma part, une traduction adaptée à la notion de gaze, j’utiliserai dans cet article la locution anglaise qui souligne davantage le caractère appuyé et insistant du « regard masculin ». À noter que, comme l’écrit Anne-Claire Marpeau, « le terme de « masculin » est employé ici dans une perspective constructiviste, non au sens biologique de sexe mais au sens social de genre, pour penser les représentations et perceptions de soi et de l’autre et la codification des rôles sociaux selon de genre, à partir du point de vue dominant dans une société patriarcale » (p. 139).

47Laura Mulvey, art. cit, p. 6‑18.

48Anne Eaton, « Feminist Philosophy of Art », Philosophy Compass 3 (5), 2008, p. 873‑893.

49Les skjaldmeyjar et les valkyrjur sont presque systématiquement présentées en étroite liaison avec un individu masculin. Régis Boyer, Les Valkyries, Paris, Editions Belles Lettres, 2014, p. 39. Si l’on quitte l’univers littéraire, les textes de lois comme les Grágás reflètent également la dépendance des femmes aux hommes. Voir Jesse Byock, Viking Age Iceland, Londres, Penguin books, 2001, p. 316-319.

50En anglais, third gender. Voir Kathleen Self, « The Valkyrie’s Gender : Old Norse Shield-Maidens and Valkyries as a Third Gender », Feminist Formations 26 (1), 2014, p. 143‑172. Ann Humphrey, The Memory of the Norse in Ireland in Middle Irish Dynastic Narratives, Dublin, Trinity College Dublin, 2023, p. 92-112.

51La Bataille de Brávellir est relatée dans des sagas (comme la Sögubrot af nokkrum fornkonungum en plus de la Hervarar saga ok Heiðreks konungs) ainsi que dans les Gesta Danorum. Elle aurait eu lieu au VIIIe siècle et aurait opposé Sigurd Hring à Harald Hildetand. Nationalencyklopedin, entrée « Bråvallaslaget », 1990.

52Saxo Grammaticus, La Geste des Danois. Gesta Danorum Livres I-IX, Paris, Gallimard, 1995, p. 332.

53Simon Trafford, « Hyper-masculinity vs Viking warrior women : pop culture Vikings and gender », Just nu och för hemskt länge sedan, 2019, en ligne, consulté le 09.02.2024.

54Leszek Gardeła, « Shield-maidens and Norse Amazons Reconsidered. Women and Weapons in Viking Age Burials in Norway », Viking 84 (1), 2021, p. 148.

55La première fouille de la tombe Bj 581 a été réalisée entre 1875 et 1895 par Hjalmar Stolpe et son équipe. La documentation qui nous est parvenue se compose de carnets, de notes et de croquis, de plans dessinés à main levée et de boîtes étiquetées. La tombe a été considérée comme masculine de par l’absence d’objets traditionnellement « féminins » comme des bijoux ou du matériel de tissage. Neil Price / Charlotte Hedenstierna-Jonson / Torun Zachrisson et al., op. cit., p. 189. Mais certains universitaires expriment cependant une réticence quant à la certitude de cette information : Judith Jesch avance que cette interprétation de la tombe de Birka répond à des préoccupations actuelles et cède au sensationnalisme. Fedir Androshchuk souligne la possibilité que la tombe de Birka ait en fait contenu deux individus (l’un masculin, l’autre féminin), ce qui remettrait en cause l’interprétation de la tombe comme une tombe guerrière exclusivement féminine.

56Françoise Héritier, dans La plus belle histoire des femmes, entreprend d’expliquer la dissymétrie qu’elle observe « partout, de tout temps et en tout lieu » à partir de modes de pensée et de représentation du monde qui se seraient fixés dans le paléolithique et se seraient traduit par cette constante qu’est la supériorité du masculin sur le féminin. Françoise Héritier / Michelle Perrot / Sylviane Agacinski et al., La plus belle histoire des femmes, Paris, Points, 2014.

57La minorité étant des auteur.rice.s anonymes.

58Saxo Grammaticus / François-Xavier Dillman (éd.) / Jean-Pierre Troadec (trad.), La Geste des Danois. Gesta Danorum Livres I-IX, Paris, Gallimard, 1995, p. 389-390. Texte original : Saxo Grammaticus, Danorum Regum heroumque Historiæ stilo eleganti a Saxone Grammatico, Paris, Josse Badius, 1514, p. 208.

59Saxo Grammaticus / François-Xavier Dillman (éd.) / Jean-Pierre Troadec (trad.), op.cit., p. 297-298. Texte original : Saxo Grammaticus, op. cit., p. 164-165.

60Anne-Claire Marpeau, op. cit., p. 140.

61Tove Hjørungdal, « Poles Apart. Have There Been Any Male and Female Graves? », Current Swedish Archaeology 2, 1994, p. 141‑149. Carol Clover, « Regardless of Sex: Men, Women, and Power in Early Northern Europe », Representations (44), 1993, p. 2-3.

62Heidi Berg, « “Truth” and reproduction of knowledge. Critical thoughts on the interpretation and understanding of Iron-Age keys », in: Viking Worlds : Things, Spaces and Movement, Oxford et Philadelphie, Oxbow Books, 2015, p. 125.

63Ibid., p. 129-132.

64Laura Mulvey, art. cit., p. 805.

65La scopophilie a été étudiée par Sigmund Freud et traitée dans ses essais sur la théorie sexuelle. Ce terme désigne le plaisir de posséder l’autre par le regard. Sigmund Freud / James Strachey, On sexuality : three essays on the theory of sexuality and other works, Harmondsworth, Penguin Books, 1977, p. 70, 84, 109-112, 409, 412, 427.

66Produit par David Barlett en 2019.

67Produit par Alain Zenou et Gautier Dubois en 2020.

68Soline Anthore, art. cit., p. 6-7.

69Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », in: Film Theory and Criticism : Introductory Readings, 1re édition, Oxford, Oxford University Press, 1985, p. 806.

70Si la plupart des pseudonymes ne révèlent pas de genre, les prénoms contenus dans certains d’entre eux sont masculins. https://www.nexusmods.com/skyrimspecialedition/mods/37205?tab=posts. Il est d’autant plus intéressant que ce « mod » a été créé par les joueurs eux-mêmes, qui ont pu façonner le personnage selon leurs envies et leur propre perception des skjaldmeyjar.

71Traduction de Gabrielle Hardy. En ligne : https://debordements.fr/Plaisir-visuel-et-cinema-narratif-Laura-Mulvey/.

72Soline Anthore, art. cit., p. 6.

73Iris Brey, Le regard féminin. Une révolution à l’écran, Éditions de L’Olivier, Paris, 2020, p. 77.

74Marianne Moen, art. cit.

75Ibid.

Pour citer ce document

Sarah Vincent , « La skjaldmær et la valkyrja face au male gaze. Étude d’un archétype féminin dans l’histoire médiévale scandinave et ses représentations », Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], n° 6, « Figures mythiques dans les cultures contemporaines : récits du passé et réinterprétations », 2024, URL : https://mrsh.unicaen.fr/hce/index.php_id_2498.html

Quelques mots à propos de : Sarah Vincent

Sarah Vincent est doctorante en histoire médiévale à l’Université de Caen-Normandie où elle prépare une thèse sur les femmes de pouvoir en Irlande pendant la période viking. Sa publication la plus récente et en rapport avec le sujet proposé s’intitule : « Rediscovering a 12th-century Irish Text : the Role of Women in Caithréim Cellacháin Caisil » (publication prévue au printemps 2024).