Arkantos, héros d’une nouvelle Odyssée ? Emprunts et réécriture épiques dans Age of Mythology (2002-2003)
Résumé
La présente étude propose une analyse ciblée du jeu Age of Mythology et de son expansion Age of Mythology: The Titans, respectivement sortis en 2002 et 2003. Autour de la figure du héros, on propose de recenser les références explicites et implicites ayant servi à construire le cadre antique du jeu, ce grâce à différents éléments internes mais aussi externes au jeu (onglets, dialogues, interviews, etc.). À partir de ce corpus documentaire, il s’agira de voir les éléments contemporains qui viennent influencer cet exemple de réception de l’Antiquité, mais aussi de replacer cette production dans un contexte plus large caractéristique des représentations de l’Antiquité à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle.
Abstract
The present paper offers a specific analysis of the game Age of Mythology and its expansion Age of Mythology : The Titans, respectively released in 2002 and 2003. Around the hero’s figure we propose to identify explicit and implicit references used to build the ancient setting of the game, thanks to various elements internal and external to the game (tabs, dialogues, interviews, etc.). From this corpus, the purpose is to see the contemporary elements which influence this example of reception of Antiquity, but also to replace this production in a wider context characteristic of the representation of Antiquity in the end of the 20th century and in the beginning of the 21st century.
Table des matières
Texte intégral
Introduction
S’il paraît évident que les études en réception ne peuvent plus se passer désormais d’inclure à leurs corpus les jeux vidéo, les études systématiques en ce qui concerne les représentations de l’Antiquité restent rares et ces jeux peu analysés1, surtout lorsqu’ils sortent du réalisme historique2. Pourtant, comme tout autre média, les jeux vidéo sont porteurs « de nombreux discours normatifs, souvent très polarisés »3 d’autant plus intéressants à questionner qu’ils sont massivement diffusés et souvent auprès d’un jeune public. Le jeu Age of Mythology fait partie des références incontournables de l’Antiquité vidéoludique et se voit régulièrement évoqué dans les publications étudiant la référence à cette période dans la culture populaire. Une monographie reste toutefois à accomplir. Le jeu reste en effet mentionné rapidement dans les productions scientifiques et n’a pas fait l’objet d’une étude dédiée, outre le fait que la littérature y faisant référence est issue de champs disciplinaires épars et, pour le moment, cloisonnés. D’aucuns y verraient un « syndrôme Gladiator » : considéré comme une référence pour le XXIe siècle par tous, mais confronté par personne. S’ajoute à cela une difficulté de méthode, à savoir prendre en compte tous les aspects du jeu, qu’ils soient techniques, économiques, sociologiques, conceptuels, etc. Cet article n'ambitionne pas de résoudre cet état de fait et se limitera à la dimension narrative de l’analyse, en veillant à inclure le plus possible l’ensemble des éléments contenus dans le jeu (descriptifs, dialogues, scénarios, fonctionnement général) et non par exemple les seules cinématiques. Le traitement de la figure du héros, au centre des préoccupations de ce volume, sera notre angle d’approche de cette production vidéoludique. On laissera volontiers l’analyse du jeu comme dispositif ou comme macro-système technique4 pour privilégier le questionnement du jeu comme médiateur institutionnel comportant sa propre logique narrative, ici à travers la figure du héros principal Arkantos.
Pause mythologique dans la série historique des Age of Empire développée par Ensemble Studio (1995-2009), Age of Mythology (2002-2003) incarne une stricte continuité dans l’organisation du jeu et dans sa vision de l’histoire, comprise au sens large. Comme ses grands frères Age of Empire (1997-1998) et Age of Empire II (1999-2000) – ainsi que leurs extensions respectives – Age of Mythology est un jeu de stratégie en temps réel qui a pour objectif le développement d’une civilisation afin que cette dernière s’impose aux autres, ce selon différentes modalités, la principale étant la victoire militaire. On retrouve ces mêmes principes dans l’opus suivant, Age of Empire III (2005-2007). Mentionnons également une suite à cette série, proposée par Relic Entertainement (1997-aujourd’hui), mais qui diffère tout de même des créateurs précédents par un accent porté sur l’aspect construction du jeu mais également sur son historicité : Age of Empire IV (2021-2022). À noter qu’un des principaux scénaristes du premier Age of Empire, Bruce Shelley, avait également collaboré à la création du premier opus de la série Civilization en 1991. Le format narratif et la typologie de ces jeux, alliant stratégie en temps réel et construction, sont donc bien rodés au moment de la sortie d’Age of Mythology et c’est le cadre culturel choisi qui s’y adapte, non l’inverse. Si les créateurs et le studio n'affichent pas les mêmes prétentions historicistes et un consulting-caution d’historiens et d’universitaires que les séries plus récentes comme Assassin’s Creed, ils fournissent toutefois de nombreuses explications détaillées sur les divinités, les héros et les créatures qui y sont représentés via des onglets explicatifs de type encyclopédique ou dans la présentation des épisodes du mode campagne. Toutefois les explications détaillées et plus “historiques” peuvent être, comme souvent, ignorées5, le joueur allant au plus pressé, c’est-à-dire l’action.
Néo-mythologisme et héros selon Ensemble Studio
Si les civilisations antiques sont déjà mentionnées dans le premier Age of Empire, l’innovation principale d’Age of Mythology est de sortir de l’histoire – du moins sur le papier – pour aller, de manière assumée, vers la mythologie, ou en tout cas une mythologie. Voyons d’ailleurs la description de la mythologie proposée dans le manuel de jeu version française papier fournie avec le CD-ROM de 2002 (p. 45) :
À l’âge d’or de la mythologie, l’histoire des dieux reflétait celle de l’humanité. Certains étaient cruels, cupides et malfaisants... Ils étaient des dieux que l’on craignait. D’autres étaient protecteurs, généreux, dignes de confiance, inondant leurs sujets de bonté. Enfin, certains se montraient moins prévisibles et combinaient de manière lunatique ces deux forces antagonistes.
À cette époque, les dieux n’étaient pas infaillibles. À l’instar des mortels qui les adoraient, ils avaient des points forts et des points faibles. Comme tous les hommes et toutes les civilisations, ils naissaient et mouraient.
Mais les légendes qui les auréolaient ont, quant à elles, perduré. Au fil du temps, bon nombre de contradictions et d’incohérences sont apparues ; les légendes ouvrent toujours sur le passé une fenêtre par laquelle il est intéressant de jeter un coup d’œil.
On retrouve une définition souvent donnée au polythéisme antique, simplifiée ici à l’envi pour des raisons de compréhension et d’efficacité mais aussi de cible. On rappellera en effet que le jeu s’adresse à un public de 13 ans et plus6. Le caractère manichéen de la définition répond indirectement à la cinématique principale du jeu où l’on voit une armée humaine, reprenant les traits d’hoplites grecs, affronter une armée de créatures mythologiques, principalement des minotaures, centaures et autres cyclopes. Les premiers sont soutenus par Zeus là où les autres sont soutenus par Cronos, le tout formant une nouvelle titano-giganto-andro-machie. Quelques commentaires et analyses ont pu déjà être apportés, surtout à propos de l’iconographie des monstres et entités mythologiques7, davantage qu’à propos de sa trame narrative et de son héros principal, eux totalement fictifs. À l’intérieur d’une partie, le jeu reprend toutefois les mêmes schémas que ses prédécesseurs en proposant une progression civilisationnelle linéaire et évolutionniste. On passe ainsi de l’âge archaïque à l’âge classique, puis aux âges héroïque et mythique (les quatre âges d’Age of Empire sont l’âge de la pierre, l’âge de l’outil, l’âge du bronze et l’âge de fer, d’Age of Empire II, l’âge sombre, l’âge féodal, l’âge des châteaux et l’âge impérial, et d’Age of Empire III, l’âge des découvertes, l’âge colonial, l’âge des forteresses, l’âge industriel et l’âge impérial). Les appellations historiques et les appellations mythologiques se confondent volontairement, confirmant que civilisations et religions8 entrent dans un schéma narratif déjà existant et non l’inverse. Les trois civilisations du jeu sont les Grecs, les Égyptiens et les Nordiques, auxquelles s’ajoutent les Atlantéens avec l'extension du jeu en 2003 alors qu’ils sont assimilés aux Grecs dans la version initiale. Outre le dieu principal du joueur (un trio par civilisation), un dieu secondaire accompagne les changements d’âge et le joueur effectue à chaque étape un choix entre deux divinités qui apportent chacune leurs technologies, des unités mythologiques et des bienfaits spécifiques.
Dieux principaux | Dieux secondaires | Unités “mythiques” sur l’arbre civilisationnel | |||
âge archaïque | âge classique | âge héroïque | âge mythique | ||
Grecs | Zeus | Athéna | Apollon | Héra | Pégase, minotaure, centaure, cyclope, manticore, hydre, lion néméen, colosse, méduse, carcinos, chimère |
Hermès | Dionysos | Héphaïstos | |||
Poséidon | |||||
Arès | Aphrodite | Artémis | |||
Hadès | |||||
Athéna | Apollon | Héra | |||
Egyptiens | Râ | Ptah | Sekhmet | Horus | Sphinx, wadjet, anubite, petesoukhos, roc, scarabée, léviathan, homme scorpion, vengeur, momie, phénix, tortue de mer |
Bastet | Hathor | Osiris | |||
Isis | |||||
Anubis | Nephtys | Thot | |||
Seth | |||||
Ptah | Sekhmet | Horus | |||
Nordiques | Odin | Heimdall | Njord | Tyr | Walkyrie, einheriar, troll, kraken, géant de la montagne, géant du froid, sanglier de combat, géant de feu, portée de loups de Fenris, portée de Jormund, |
Freyja | Skadi | Baldr | |||
Thor | |||||
Forsete | Bragi | Hel | |||
Loki | |||||
Heimdall | Njord | Tyr | |||
Atlantéens | Gaia | Océan | Théia | Hécate | Oracle, automatisation, serviteur, caladria, prométhéen, béhémot, oiseau de Stymphalian, satyre, argos, lampades, guerrier |
Léto | Rhéa | Atlas | |||
Cronos | |||||
Prométhée | Hypérion | Hélios | |||
Ouranos | |||||
Océan | Théia | Hécate |
Tableau synthétique des divinités et créatures mythologiques dans Age of Mythology.
Avec l’entrée dans le schéma évolutif des Age of des dieux des différentes civilisations, il est évident que la mythologie ne sert que de décorum ou d’élément d’originalité. La confusion, ou l’équivalence de traitement, entre histoire, religion et mythe est encore plus claire quand l’on consulte un onglet appelé « histoire » :
La mythologie n’est pas l’histoire et pourtant, de nombreux concepts, créatures et événements mythologiques sont enracinés dans l’histoire. Nous savons avec certitude que certains mythes étaient racontés aux seules fins de divertir, alors que d’autres servaient à expliquer des phénomènes que la population avait des difficultés à comprendre. Lorsqu’un volcan était en éruption, les Grecs de l’Antiquité ne parlaient pas de la pression qui s’était accumulée sous la croûte terrestre, mais ils disaient que les dieux de l’Olympe étaient mécontents. Les liens ci-dessous ont deux usages. Ils expliquent les statistiques réelles et le véritable rôle des unités, des ressources et des améliorations dans Age of Mythology et fournissent le contexte historique duquel proviennent ces concepts.
La vision offerte de la mythologie va au-delà des contraintes du style de jeu : on reprend ici la perception du polythéisme antique par les premiers chrétiens9, la religion et la multiplicité des dieux étant une erreur de perception due à l'irrationalité des Anciens (on oppose ici la mythologie à la science), et les pratiques et les récits servant parfois à manipuler les peuples, ce qui est en partie développé dans le scénario principal du jeu.
S’il est difficile de faire un panorama exhaustif de chaque référence à l’Antiquité présente parmi les unités offertes par le jeu, retenons qu’une opposition majeure se construit entre les unités mythiques10 et les héros. Les premières sont réputées efficaces contre les unités humaines, alors que les seconds viennent contrer ces créatures surhumaines grâce à des pouvoirs qui le sont tout autant. En ce sens, les héros sont une réponse aux maux créés ou envoyés par les dieux et qui nuisent, volontairement ou non, aux hommes. Concrètement, les héros se distinguent des autres unités par des compétences d’attaques et de défenses supérieures aux autres unités, notamment des attaques spéciales, et chaque civilisation possède ses propres héros. On ne rentrera pas ici dans le détail de leur typologie, mais elle diffère d’une civilisation à l’autre11. Toutefois une caractéristique commune à toutes les unités de ce type : ils sont, pour la plupart, dotés d’une auréole lumineuse, ce qui permet de les distinguer des unités classiques12. Parmi les héros présents dans le jeu, un se distingue en particulier dans le mode campagne, c’est-à-dire le mode scénarisé du jeu. Notons que ce héros principal n’apparaît que dans ce mode spécifiquement et qu’il n’est pas représenté sur la couverture du jeu où l’on trouve seulement la figure autoritaire de Zeus, d’Odin et d’Anubis, accompagnés d’Isis et de Poséidon dans d’autres versions. Paradoxalement, les dieux en affiche ne sont pas jouables et n'apparaissent même que rarement dans le cours du jeu. On cherche donc avant tout à immerger le joueur lui-même dans l’atmosphère néo-mythologique du jeu, le héros proposé n’étant qu’un médium facilitant l’apprentissage du jeu dont le joueur se détournera ensuite pour jouer en mode solo contre l’ordinateur ou en mode multijoueur en ligne où le héros que nous allons évoquer n’est pas présent (sauf usage de code triche !). On se dirigera donc uniquement vers le mode campagne, car c’est le seul à développer une véritable narration, en plus d’être – en tout cas pour le joueur néophyte – le premier mode auquel le joueur accède lorsqu’il découvre le jeu et qu’il veut en comprendre le fonctionnement en étant guidé. Les héros peuvent également apparaître dans les autres modes de jeu, mais ils ne sont que des unités parmi d’autres, sans impact notable sur le cours du jeu.
Arkantos : le héros, son destin, son entourage
La trame narrative se comprend à travers les descriptifs des épisodes de scénario, à travers les cinématiques dialoguées, mais aussi les dialogues internes à chaque partie. Il existe qui plus est une exégèse numérique produite par les joueurs et les fans de cet opus13. Avec le premier Age of Empire, du fait de son audience et de ses rééditions, Age of Mythology fait en effet partie des références incontournables d’une culture populaire et geek largement transgénérationnelle, notamment du fait de leurs rééditions14. Toutefois, on laissera de côté ces éléments pour l’instant pour partir de l’objet original seulement15 et essayer de comprendre sa logique interne, plus particulièrement au regard de la thématique proposée par cette journée d’étude. On suit ici les voyages d’un certain Arkantos16, dont l'occurrence classique comme prénom de héros semble inexistante, mais dont le trajet semble être assimilable, au moins en partie, à une véritable odyssée. Un scénario de campagne dans ce type de jeu servant notamment au joueur à développer sa connaissance du jeu et ses propres stratégies, il forme en quelque sorte un voyage initiatique dont le parallèle avec le récit homérique ne peut que renforcer l’intérêt. Il s’agit toutefois d’une odyssée non assumée.
Le héros principal du scénario Arkantos est un amiral en retraite de la flotte atlantéenne qui va se retrouver pris dans un nouveau conflit dont il ignore les tenants et les aboutissants17. Athéna commence et termine le scénario, et il s’agit de la seule divinité ayant fait l’objet de la création d’une unité dans le jeu même si son personnage est non jouable. Divinité protectrice des héros, elle l’est normalement de ceux qui sont ennemis d’Arkantos dans ce jeu. La mise en contact se fait via des visions oniriques récurrentes dans lesquelles Athéna explique qu’autrefois Zeus n’était pas tout puissant et les Titans dominaient le monde, faisant souffrir les humains, puisqu’Arkantos perdra Atlantide s’il échoue à maintenir les portes du Tartare closes (il incarne l’ennemi et détruit la « merveille » d’Atlantide, défendue par des héros jusqu’ici non mentionnés (Persée, Thésée, Héraclès, etc.), le camp de Poséidon étant qualifié « d’Empire du mal ». On retrouve ainsi indirectement les principes de la préfiguration et de la prédestination18 qui font le sel des narrations antiques. Pris dans cette odyssée malgré lui, Arkantos va rencontrer plusieurs personnages, dont certains vont devenir des compagnons de route. On synthétise ici l’ensemble des unités appartenant à la catégorie du héros en distinguant ceux qui sont joués régulièrement car récurrents, de ceux qui sont secondaires car non joués ou d’une utilité relative dans la narration, les ennemis qui sont de facto non joués mais qui peuvent être parfois affrontés sur la carte et enfin les héros mentionnés seulement dans les dialogues mais qui n’apparaissent pas. Cette synthèse reprend le classement par civilisation propre au jeu.
récurrents | secondaires | ennemis | mentionnés | |
Grecs / Atlantéens | Arkantos, Castor, Ulysse, Ajax, Chiron | Agamemnon, Hippolyte, Atalante, Théocrate, Thésée, Persée, Archille, Jason, Héraclès, l’Argo, Bellérophon, Polyphème, citoyens, Général Mélagius |
Kamos, Gargarensis, Circé |
Hélène |
Égyptiens | Amanra, Setna, | Prêtres, pharaons (noms aléatoires), fils d’Osiris | Kemsyt, Théris | |
Nordiques | Reginleif, Eitri, Brokk, héros (noms aléatoires) | Héros de Ragnarok | Skult | Niordsir |
Deux nouveaux épisodes homériques ?
Les différents épisodes du scénario intitulé « La chute du Trident » amènent Arkantos à voyager dans le bassin méditerranéen et même au-delà au gré des événements. Le joueur découvre ainsi les trois civilisations grecque, égyptienne et nordique présentées dans le jeu. Relativement long, ce scénario est composé de 32 épisodes. L’attaque de pirates sur Atlantis et la demande de Théocrate de rejoindre le siège de Troie pousse Arkantos à prendre la mer à la recherche du Trident volé. Son intervention permet de détruire les ports troyens et à Agamemnon de débarquer. Le héros s’empare même des portes de Troie et pénètre dans la ville, mais doit abandonner sa position pour sauver Ajax, encerclé dans son camp. Après avoir détruit la « base avancée secrète » troyenne hors les murs, Arkantos met au point le stratagème du fameux cheval et infiltre la cité, aidé par Ulysse (qui n’en est plus l’instigateur dans cette version) et Ajax, pour défaire l’ennemi alors qu’Agamemnon, pensant fuir face à la contre-attaque troyenne, fait mine de partir. L’équipe traverse alors la mer Egée pour Iolkos où Arkantos libère Chiron et apprend qu’un passage des enfers est en train d’être dégagé par un cyclope, Gargarensis19. Malgré la menace de ce dernier de s’en prendre à Atlantide et à son fils, il décide de le poursuivre au royaume d’Hadès où il découvre une immense porte que les sbires essaient d’ouvrir à l’aide d’un bélier. Sans trop savoir à quoi cela correspond, notre héros grec décide d’empêcher cette ouverture. Le bélier étant détruit, le Tartare reste clos pour l’instant, mais Gargarensis évoque d’autres entrées avant de se volatiliser. Après quelques errances et avoir retrouvé trois reliques, Arkantos et Ajax sortent des enfers, non grâce à Poséidon qui reste muet, mais grâce à Zeus. Gargarensis note d’ailleurs que Poséidon veut que ses fils retrouvent leur pouvoir. Ils se retrouvent donc… en Egypte. Arkantos et son équipe tombent aussitôt sur Amanra et se joignent à elle pour défendre une zone d’excavation de « l’épée du gardien », alors attaquée par Kemsyt. Plongé à nouveau in medias res dans un combat qui n’est pas le sien, notre héros lutte contre l’oppression des villageois égyptiens qu’il libère grâce au gardien réveillé. C’est ensuite Osiris que l’on essaie de recomposer en récupérant à nouveau des reliques correspondant aux membres de son corps tué par Seth, soutien de Kemsyt, qui va ensuite l’aider dans sa bataille. Lorsqu’Arkantos est capturé par Gargarensis, Amanra aidée des habitants d’Abydos veille à les libérer rapidement pour les amener à la deuxième porte d’entrée du Tartare située sous la « pyramide d’Osiris ». Osiris marchant à nouveau sur la terre, Gargarensis et son armée sont contraints et fuient vers une troisième porte déjà repérée, des Scandinaves ayant rencontré en Égypte Chiron et lui ayant proposé de joindre leurs forces. Après un petit détour par l’île de Circé où Arkantos libère Ulysse et ses hommes transformés en cochons, il fait route vers le Nord et rencontre un paysage hostile dans les alliés de Loki. Sur place, il rencontre deux nains, Eitri et Brokk qui demandent de l’aide contre des géants ayant attaqué leur forge en échange d’un passage rapide vers Midgard. Ils sont soutenus sans le savoir par Thor, dont le marteau a été détruit par Loki qui lui soutient Gargarensis. Notre héros grec est d’ailleurs dans un premier temps pris dans des luttes contre des chefs de clans scandinaves du fait de la tromperie de Skult, une incarnation de Loki qui use de la bannière des géants pour soulever les populations contre cet étranger. Une servante d’Odin et Walkyrie, Reginlief, lève le voile et explique à Arkantos que les Scandinaves luttent aussi contre Gargarensis. L’équipe trouve le passage vers les Enfers via la porte d’Urd et vainc une partie des géants, mais ces derniers trop nombreux obligent à un repli durant lequel Chiron se sacrifie pour permettre une fuite. Sur la demande d’Eitri et Brokk, le joueur va être amené à reconstruire Mjöllnir pour sceller la porte des enfers du Nord à peine ouverte par Gargarensis. Suite à une énorme explosion a lieu ce qu’on pense être une bataille finale, Gargarensis étant décapité par Ajax en fin d’épisode. Toutefois, juste avant d’arriver à Atlantide, lorsqu’Arkantos demande à ce que l’on attache la tête de Gargarensis en proue de navire, une dernière tromperie de Loki se révèle et nos héros découvrent qu’il s’agit de la tête de Kemsyt et qu’Atlantide est déjà occupée par son ennemi et prêt à sombrer. Malgré la récupération des prisonniers, Arkantos fait évacuer l’île et part dans un combat seul contre Gargarensis qui, animé des pouvoirs de Cronos, fait s’animer une statue de Poséidon qui saute de son piédestal et révèle une quatrième porte cachée par le sol grâce à son trident. Luttant contre une partie des fils de Poséidon, Arkantos construit une merveille, sous la forme d’une statue chryséléphantine du maître de l’Olympe, ce afin de recevoir la bénédiction de Zeus. Béni par Zeus, Arkantos finit par vaincre la statue de Poséidon qui empale Gargarensis de son trident dans sa chute. Alors que l’île sombre et est évacuée, Athéna apparaît à Arkantos qui est divinisé.
Dans le scénario de l’expansion « La nouvelle Atlantide », qui se déroule 10 ans après la destruction d’Atlantis et la disparition d’Arkantos, c’est son fils Castor qui essaye de renforcer l’influence de sa cité, créant un conflit avec ses anciens alliés Grecs, Égyptiens et Nordiques. Ce scénario est plus court que le précédent (12 épisodes en tout) mais suit le même arc narratif, avec toutefois plus d’ellipses. Semblant avoir oublié les raisons du combat de son père, Castor écoute Théocrate / Crios, remplacé par un serviteur de Cronos, et décide de retrouver la patrie de ses soldats. Aussitôt arrivé, il est attaqué par des Grecs qui ne comprennent pas que des Atlantéens restaurent des temples d’Ouranos vu les événements 10 ans auparavant. Castor défait les Grecs et, ne comprenant pas non plus leur attitude belliqueuse, les poursuit jusqu’à Sikyos et s’oppose au général Mélagius. Les Grecs faisant appel à leurs alliés Scandinaves et Égyptiens, Castor change de stratégie et décide de les attaquer directement chez eux en s’en prenant d’abord à la tour d’Odin, puis à quatre reliques Égyptiennes. Arkantos apparaît alors à Amanra pour la prévenir de l’attaque et, une fois l’armée égyptienne tout de même défaite, pour lui demander d’intervenir pour raisonner Castor. Ce dernier étant toujours sous l’emprise de Crios, il tente de prendre à revers les Grecs mais se retrouve au sommet du Mont Olympe où le temple de Zeus va être détruit. Plusieurs de ses guerriers sont transformés en créatures mythiques car aucun mortel ne peut fouler l’Olympe (à part lui). Un des premiers effets est constaté immédiatement à Sikyos : un titan « mineur » s’est échappé, Prométhée. Castor fait face à la révolte des Atlantéens alors que Crios se révèle être un serviteur de Cronos. Il est sauvé par Ajax et Amanra, puis Arkantos fait une nouvelle apparition pour indiquer que deux autres titans se sont réveillés, l’un en Scandinavie (un troll géant de glace) et l’autre en Égypte (Cerbère). Castor étant revenu à Sikyos, Prométhée est défait grâce à l’aide Gaïa. Il poursuit le serviteur de Cronos dans l’ancienne Atlantide, occupée d’automates. Arkantos apparaît désormais à chaque cinématique pour guider son fils dans son ultime bataille contre Cronos qui vient de se libérer du Tartare : c’est Gaïa qui foule à son tour la terre pour contrer son fils. Castor tue Crios et devient le nouveau chef de l’Atlantide.
Le héros selon Age of Mythology
Arkantos est toujours menaçant contre ceux qui veulent du mal à Atlantide, et toujours assez prompt à attaquer avant toute chose. Même s’il fait parfois preuve de ruse, il récupère finalement ses idées chez les autres. Le personnage a d’ailleurs dans les cinématiques une gestuelle assez agressive, de même que les autres héros et héroïnes, les poings souvent serrés et menaçant lorsque des ennemis approchent et réalisant parfois des facepalms20 lorsqu’un individu commet une erreur ou ne comprend pas quelque chose dans une conversation. Mais c’est également le cas des personnages ennemis, en particulier de Gargarensis. S’il ne prétend pas être supérieur aux autres et fait l’expérience de l’interculturalité sans difficulté, son appartenance à la cité d’Atlantide lui confère une place particulière dans l’aventure, en plus d’être le héros principal21. Ce statut est davantage marqué avec son apothéose à la fin du premier scénario et ses interventions régulières, en tant que dieu cette fois, dans le deuxième scénario conduit par son fils. Ce changement de nature est accompagné d’un changement iconographique, Arkantos cédant sa tunique de couleur bleue pour une tenue militaire blanche et brillante, tout comme ses yeux de lumière qui rappellent ceux d’Athéna au début de l’histoire. Il atteint finalement malgré lui l’objectif que Gargarensis s'était fixé pour lui-même : devenir un immortel.
À ses côtés, les rares personnages féminins, déjà peu présents dans le mythe originel, sont complètement effacés ou très éludés (Hélène, Circé, Méduse, etc.). Seule Amanra, future reine d’Égypte, joue un rôle important. Rencontrée lors de leur arrivée en Égypte, Amanra « fut élevée par son père » et se « comporte au combat comme une anubite ». Classiquement elle prend donc des traits d’hommes ou d’unités mythiques pour avoir son statut d’héroïne, et est connue pour ses hauts faits22. Mais c’est surtout grâce à la religion qu’elle navigue dans le double pays pour trouver des soutiens. Ainsi elle formule la prière « Bénissez-moi et j’aurai ma vengeance » à Isis lorsqu’elle est trahie par un serviteur de Seth… Elle lance d’ailleurs une armée d’Isis contre ses ennemis et la remercie plusieurs fois dans le cours du jeu pour les victoires qu’elle lui apporte. Elle est davantage « aidée » par les dieux qu’Arkantos – ou en tout cas elle le reconnaît davantage – ainsi que par les habitants d’Abydos. Une fois libérés du joug de Gargarensis, les villageois égyptiens oppressés retournent au village et sont accueillis par leurs femmes. Toujours sur la question des personnages féminins, on voit s'opérer des renversements signifiants avec par exemple l’unité mythique de la Walkyrie, tout comme l’héroïne Reginleif : même si elles combattent leurs ennemis, elles sont décrites comme des vierges qui soignent les unités blessées, c’est-à-dire à rebours du mythe où elles choisissent qui la mort va frapper, et non qui elles vont sauver. In fine, ces questions de représentation de genre sont assez habituelles et la quasi-totalité des compagnons d’Arkantos vient servir de faire valoir au héros principal, sans avoir besoin de multiplier ses propres traits de personnalité. Ce rapport à la virilité et à la féminité n’est pas à contre-courant d’autres tendances contraires que l’on peut trouver au XXIe siècle dans d’autres supports de réception, dans le sens où le support et le cadre du jeu jouent grandement en faveur d’un conservatisme. Au demeurant, on peut se demander dans quelle mesure notre héros ne se confond pas avec la représentation du militaire romain, quand bien même cette civilisation n’est pas évoquée dans ce jeu.
Intertextualités, clins d’oeil et postérité
Les créateurs du jeu reprennent assez clairement le paysage de l’épique archaïque tel que l’on pouvait le trouver dans les précédents opus des Age of ou même dans le péplum classique. Le passage obligé par Troie par exemple, « locus communis fondateur de l’espace épique »23, ce dès le début du scénario, est en ce sens révélateur. Comparativement avec le modèle homérique, plusieurs épisodes « classiques » peuvent être retrouvés avec toutefois de larges adaptations ou déformations narratives à la trame principale. Rares sont les références explicites et elles n’ont que très indirectement un rapport avec l’histoire principale. Du reste, Bruce Shelley, le scénariste principal du jeu, indique avoir préféré se baser sur des sources secondaires plutôt que sur des sources originales, au premier chef des ouvrages sur la mythologie, de la littérature jeunesse, des encyclopédies en ligne ou encore des productions cinématographiques24 :
Our primary sources were the standard texts about mythology, Bulfinch's Mythology and Edith Hamilton's Mythology. These were quickly complimented by dozens of additional books that we gathered, especially the large coffee table type encyclopedias of mythology and children's books. [...]. Children's books are usually great references because the information is of a general nature, perfect for a large game audience, and children's books include a lot of pictures. [...] A typical reference book is Myths and Legends, by Neil Philip. [...] The Internet was also very useful and easily accessed. Designer Greg Street found the Encyclopedia Mythica Website a great source [...]. One source we did not make great use of was film. We did watch Clash of the Titans and Disney's Hercules on movie nights, but don't recall any other films having significant influence.
Toutes ces sources sont des références qui s’étendent de la deuxième partie du XIXe siècle pour les données littéraires25 jusqu’à la dernière partie du XXe siècle pour les encyclopédies et glossaires en ligne et les films26. Elles ont toutes en commun d’être des éléments notables de la culture populaire américaine en rapport avec l’Antiquité, en plus d’être déjà des réécritures. Le Choc des Titans (1981) semble avoir été effet une source d’inspiration importante pour la trame narrative, tout comme pour l’ambiance sonore : ainsi, le compositeur du jeu Stephan Rippy nous confirme l’influence notable de ce péplum, entre autres, sur sa conception sonore de l’Antiquité telle qu’il souhaite la matérialiser27. On se situe toutefois ici uniquement du côté de la conception du jeu.
Du point de vue du joueur, l’intertextualité semble être encore plus indirecte et peu accessible, hormis s’il possède lui-même une culture suffisante pour comprendre l’ensemble des références à l’Antiquité non explicites, ce qui semble impossible vu l’âge cible indiqué précédemment. Dans les dialogues, la seule référence explicite, mais qui ne peut être identifiée qu’avec quelques recherches, sont deux courtes citations (en gras ci-après) du poème « Lepante » de G. K. Chesterton28 récité par Gargarensis lors de deux changements d’environnement :
[…] And his voice through all the garden is a thunder sent to bring
Black Azrael and Ariel and Ammon on the wing.
Giants and the Genii,
Multiplex of wing and eye,
Whose strong obedience broke the sky
When Solomon was king.
[...]
He shakes his lance of iron and he claps his wings of stone;
The noise is gone through Normandy; the noise is gone alone;
The North is full of tangled things and texts and aching eyes
And dead is all the innocence of anger and surprise,
And Christian killeth Christian in a narrow dusty room,
And Christian dreadeth Christ that hath a newer face of doom [...].
Si le poème reste dans le genre épique commun au jeu, il évoque toutefois un contexte bien éloigné du sujet de ce dernier. Certes, la bataille de Lépante se déroule en Grèce, mais on se situe en 1571 et le poète en livre ici un tableau totalement réactionnaire, apologie de la chrétienté et critique de la non-intervention des couronnes française et anglaise. Les coupures réalisées dans le poème sont toutefois suffisamment décontextualisées pour s’insérer dans le scénario, le vil Gargarensis étant investi d’une sorte de vision messianique réactionnaire qui va venir l’opposer à un Arkantos finalement progressiste, car sans vision idéologique. Il semble ici évoquer les créatures mythologiques scandinaves et non les entités bibliques.
Pour la vaste majorité des différents épisodes de l’environnement et du jeu, l'Iliade et l’Odyssée sont indirectement citées par l’écart entre les deux épisodes de 10 ans, l’environnement majoritairement méditerranéen, la mention de la guerre de Troie, du cheval de Troie (dont l’idée vient d’Arkantos et non d’Ulysse), de l’île de Circé et d’autres éléments plus diffus comme de multiples catabases par exemple. Le passage en Égypte semble être lui réductible au mythe osirien, Gargarensis s’étant entendu avec Seth pour neutraliser Osiris. Le passage par le Nord s’articule principalement sur l’opposition entre les frères Thor et Loki et le contrôle de Mjöllnir. Enfin, le ciment qui constitue la structure générale des deux scénarios et leur cohérence est basé sur le mythe de l’Atlantide qui, d’une simple cité grecque dans le premier opus, devient une civilisation à part entière dans l’extension.
Concernant les seules références explicites, elles se trouvent uniquement dans les onglets descriptifs des unités, technologies ou bâtiments. Dans ce cadre, on trouve parfois quelques citations issues de sources littéraires venant compléter la description de l’unité. Il faut dire que ces onglets sont particulièrement soignés comme des entrées de glossaires, ce qui est nettement visible pour les unités naturelles comme les animaux présents sur les différentes cartes dont on va donner le nom scientifique, le régime alimentaire, la répartition et l’historique dans les civilisations anciennes. Les unités mythiques sont traitées de la même façon. Le reste des unités possède des descriptifs plus ou moins détaillés, plus ou moins précis ou documentés. Dans ce cadre, les héros n’ont aucun appui littéraire explicite. En revanche, on trouve des citations de l’Edda, recueils poétiques en vieux norique compilés au XIIIe siècle, par exemple dans un descriptif informatif d’aide à propos de la Walkyrie ou du Géant de givre. Côté égyptien, on trouve des citations issues du Livre de Mâat (Anubite), des Textes des Pyramides (Vengeur) ou attribuées à des inscriptions, supposées, provenant d’une épitaphe (Tortue de guerre) ou encore d’un scarabée trouvé dans un temple d’Amon (Scarabée). Une autre unité mythique classée dans la civilisation égyptienne, le Phoenix, partage une source commune avec la description du crocodile : les Voyages de Jean de Mandeville. Enfin, si l’on ne trouve pas de citation pour les descriptifs des unités grecques, qui se réfèrent indifféremment aux épisodes de l’époque classique (Spartes et les périèques, les guerres médiques, le combat hoplitique) ou à Alexandre le Grand et à la période postérieure, les descriptifs des unités atlantéennes livrent, elles, des références « à la manière de » mais totalement fictives. Ainsi Caladrius et Béhémoth ont des descriptifs qui s’appuient sur des citations des Voix de l’oracle, le lai d’Ioleta. On met ainsi sur le même plan des données issues de sources primaires, des recompositions indirectes postérieures, des descriptions fantaisistes de voyageur et des créations en bonne et due forme. Le tout conforte toutefois la cohérence épique du jeu voulu par les créateurs et un certain néo-mythologisme universel.
Pour finir, au-delà de la question du destin héroïque, le jeu semble également avoir eu à son tour une influence sur le péplum, plus particulièrement le remake du film Le Choc des Titans (2010) et surtout sa suite originale La Colère des Titans (2012) comme le propose Pierre Cuvelier pour l’iconographie de Cronos notamment29. Du reste, le héros d’Age of Mythology n’est pas très éloigné du héros du péplum classique30, sans que l’on ne sache désormais plus qui influence qui pour ce qui est du XXIe siècle. Ce jeu de 2002 semble être une étape dans l’évolution du héros antique revisité dont on retrouverait son paroxysme dans la figure de Percy Jackson, quelques années après, avec le schéma d’un Poséidon / père absent et d’un héros qui ignore qui il est : « Je ne suis un demi-dieu que depuis samedi dernier »31. De ce point de vue, que le héros fasse l’objet d’une (ré)adaptation ou d’une véritable transposition contemporaine, il semble peu différer et s’inscrit dans des préoccupations qui le dépassent32. L’aspect bigarré de la mosaïque de références convoquée ici relève d’une double utilité : elle permet au joueur de construire sa propre atmosphère « à l’antique » en fonction de sa propre culture33, ce qui revêt un intérêt économique lorsque l’on parle d’un objet commercial que l’on souhaite faire acquérir au plus grand nombre.
Ouverture
Si elles n’évoquent pas le cas spécifique d’Age of Mythology et portent leur regard sur les questions esthétiques, « Laury-Nuria André et Sophie Lécole [avaient pris] l’exemple du thème de l’Antiquité pour montrer comment l’espace dans le jeu vidéo est un “bricolage culturel”, en partie le reflet des représentations de ses concepteurs »34. À la suite de notre collègue Laurent Déom, nous pouvons également reprendre cette idée de bricolage dans la conception du héros proposée dans le cas étudié, qu’il s’agisse de son individualité, de son agentivité ou de l’environnement dans lequel il évolue. Cette combinaison d’éléments, à première vue rapiécés et improbables, suit tout de même une logique conceptuelle, au-delà des seules questions commerciales et techniques : le héros Arkantos se place dans une filiation discontinue et paradoxale vis-à-vis de l’Antiquité grecque. Il en côtoie les grands noms homériques sans pour autant connaître le passé des dieux, se dévoue patriotiquement – et quasi monothéistiquement – à sa divinité tutélaire Poséidon sans voir sa tromperie, et ne semble savoir réagir aux événements que par l’affrontement militaire. Les éléments de nature religieuse sont par exemple écrasés au profit d’une lecture simple, voire simpliste, plus aisée à saisir pour le joueur, mais aussi révélatrices des conceptions contemporaines vis-à-vis du domaine en question. En ce sens Age of Mythology n’échappe pas à cette tendance35 et le polythéisme des civilisations évoquées tend à s’effacer au profit d’une vision manichéenne du monde, limitée à une lutte entre le bien et le mal, entre les dieux et les hommes. Arkantos possède ainsi les mêmes traits que le Percy Jackson ou les Hercules qui lui succèdent, pour se limiter à l’Antiquité : il est à la fois Grec et Américain, d’hier et d’aujourd’hui, assimilé et amnésique.
Le jeu suit d’ailleurs un cycle de vie intéressant avec une première sortie en 2002 et une extension l’année suivante, puis une réédition en 2014 en haute définition sous l’intitulé Age of Mythology : Extended Edition et enfin une nouvelle édition à venir. Cette récurrence, dont les succès sont toutefois inégaux et difficiles à mesurer, rappelle celle du péplum contemporain ou néo-péplum, et ses refondations tous les dix ou vingt ans. Reste à savoir si la prochaine sortie suivra la même dynamique que celle du cinéma en termes d’exacerbation du caractère épique – ou titanesque – des contenus. En effet, l’annonce prochaine d’un Age of Mythology Retold, sans date de sortie précise toutefois, permet d’avancer cette idée : le teaser de 2022 s’ouvre sur une foule criant tel un match de football (ou un combat de gladiateurs ?), rapidement remplacée par une musique au caractère épique. On y trouve l’annonce d’un triptyque scénaristique et civilisationnel : « Gods will return » inscrit sur la base d’une statue de Zeus tenant le sceptre et l’orbe, « Heroes will rise » gravée sur Mjöllnir avec des cris de loups et des bruits de forge en fond sonore et « Legend will Battle » sur une iconographie égyptienne à grand renfort de statues cynocéphales et d’une grande pyramide. On s’élève ensuite vers les cieux, mélange savant de nuages et d’éléments architecturaux grecs de marbre blanc avant d’afficher le titre du jeu et le « Retold » apparaissant dans un second temps via un coup de foudre actualisant. L’Antiquité diluée ou « couleur locale » se perçoit ainsi aussi bien dans les sonorités, dans le paysage visuel et iconographique que dans la narration et la trame littéraire. Si les héros et l’épique en sont issus, ils semblent n’être désormais qu’un reliquat et la superlativité36 qu’on y ajoute est, elle, toute contemporaine.
Notes
1On signale la précieuse synthèse, à propos de l’esthétique antiquisante et les espaces, proposée par Laury-Nuria André, Game of Rome. L’Antiquité vidéoludique, Caen, Passage(s), 2016.
2C’est le cas du volume coordonné par Christian Rollinger, Classical antiquity in video games: playing with the ancient world, Londres / New York, Bloomsbury Academic, 2020, qui n’aborde que peu de jeux vidéo hors de cette thématique du réalisme historique. Voir tableau synthétique p. 27.
3Samuel Rufat, Hovig Ter Minassian, Les jeux vidéo comme objet de recherche, Paris, Questions Théoriques, 2011, p. 5.
4Raphaël Koster, « En quoi les jeux vidéo sont-ils des espaces sociaux ? », in Samuel Rufat, Hovig Ter Minassian, Les jeux vidéo comme objet de recherche, Paris, Questions Théoriques, 2012, p. 218-235.
5Alexander Vandewalle, « Video Games as Mythology Museums? Mythographical Story Collections in Game », International Journal of the Classical Tradition, 2023.
6Marque du logo « Teen » de l’Entertainment Software Rating Board correspondant à l’indication suivante : « Le contenu convient de manière générale aux enfants de 13 ans et plus. Peut comporter des éléments de violence, des thèmes suggestifs, un humour grossier, quelques représentations de sang, des jeux de hasard simulés et/ou un langage parfois ordurier ».
7On y trouve en effet une foule de créatures dont certaines ont amené des commentaires, notamment Pégase et Méduse, mais aussi les dieux. Voir par exemple Steve Uttenweiler, « Die Darstellung der griechischen Mythologie in Computerspielen. Ein Vergleich von virtuellen Darstellungen der Götter Zeus, Poseidon und Hades, sowie der Unterwelt nach Vorstellungen der griechischen Antike », Université de Leipzig, 2018, Fabien Bièvre-Perrin, « The different faces of the Lernaean Hydra in contemporary pop culture : from cinema to video games », Thersites, 8, 2018, 67-84 ou encore Élise Pampanay, « Pégase et Icare : Alexis Gruss te donne des ailes ! », in Fabien Bièvre-Perrin (éd.), Antiquipop, Lyon, 2016.
8Pour exemple de l'ambiguïté entre religion et civilisation, il est nécessaire de construire un temple pour passer de l’âge archaïque à l’âge classique, une armurerie pour avancer ensuite à l’âge héroïque et un marché pour atteindre l’âge mythique.
9Sur « l’invention du paganisme », la doxa polytheos et l’imitatio diabolica, voir le synthétique chapitre 2 de Philippe Borgeaud, La pensée européenne des religions, Paris, Le Seuil, 2021.
10Le choix de l’adjectif mythique et non mythologique pour désigner ces unités (myth units en version originale, voir tableau) est en soi intéressant, car il conserve un sens générique qui permet de sortir de la seule antiquité pour maintenir un sens fantastique. Une étude de l’iconographie générale des unités serait, per se, intéressante.
11Ils sont créés dans des bâtiments différents, dans des nombres variés, selon l’âge où se situe le joueur et sont plus ou moins anonymes. Lorsqu’ils meurent, ils peuvent être récupérés ou appelés à nouveau selon le mode.
12Dans le cas de la civilisation des Atlantéens par exemple, où chaque unité classique peut devenir un héros moyennant paiement, c’est une distinction visuelle essentielle.
13Age of Mythology | Wiki Age of Empires | Fandom
14Voir, pour Age of Empire, l’étude de Richard Cole, « Unboxing Age of Empires: Paratexts and the Experience of Historical Strategy Games », in Benjamin Beil, Gundolf S. Freyermuth, Hanns Christian Schmidt (eds.), Paratextualizing Games : Investigations on the Paraphernalia and Peripheries of Play, 2021, p. 97-130.
15On traite donc ici les deux volets originaux de 2002 et 2003 en laissant de côté, pour des raisons de cohérence mais aussi de concision, la sortie de 2014 Age of Mythology : Extended Edition et son extension de 2016 Age of Mythology : Tale of the Dragon.
16Sur l’explication étymologique, deux hypothèses s’offrent à nous : 1) la déformation d’ἄρχοντες (archonte, Arkantos étant un chef militaire atlantéen) ou 2) la déformation d’ἄκανθος puisque l’occurrence σίκυος se trouve aussi dans le nom important d’une des rares villes mentionnées dans l’extension, ce qui nous donnerait l’acanthosicyios, nom de plante de type cucurbitacé qui relèverait ici de l’humour de programmation…
17D’après l’onglet descriptif du personnage, âgé de 44 ans : « Arkantos d’Atlantide est né pendant une période de troubles. Sa patrie était constamment assiégée par l’ennemi et souvent sur le point de perdre les colonies établies au prix de durs combats, même l’Atlantide était menacée. Arkantos s’arma très jeune d’une lance et d’un bouclier et se forgea vite une réputation de grand chef. Il était un favori de Poséidon, le père de l’Atlantide. À l’extinction de ces grandes guerres, Arkantos était si adroit dans l’art de la guerre que le conseil de l’Atlantide le nomma amiral et chef de l’armée. Sa patrie étant à nouveau en sécurité, Arkantos se lança dans une campagne de chasse aux ennemis survivants. Un jour, il ne resta plus d’ennemi capable de menacer l’Atlantide. Dans cette période de paix, l’entretien d’une armée imposante ne semblait plus nécessaire et Arkantos ne semblait plus être qu’une relique venue de temps anciens. Maintenu en fonction par reconnaissance de ses loyaux services, Arkantos ne commandait plus qu’une force symbolique repoussant bandits et pirates occasionnels, comme ceux qui assassinèrent son épouse et ne lui laissèrent que Castor pour héritier. Pourtant, même s’il semblait que l’heure de gloire d'Arkantos était passée, le destin allait lui réserver une surprise de taille ».
18Souvik Mukherjee, Reading books with joysticks : an analysis of the narratives in computer games, Dissertation of the degree of Master of Philosophy in the Faculty of Arts, Jadavpur University, 2005 qui cite entre autres ce jeu comme exemple.
19Alter ego de notre héros Arkantos, ce cyclope âgé de 59 ans est un « lointain descendant de Poséidon. Son arrière-grand-mère, Amymone, fut séduite par Poséidon, à qui Gargarensis n’a jamais pardonné. Il ne cherche pas à se venger du dieu des mers, mais pense plutôt que Poséidon lui est redevable. Son seul et unique souhait est d’être proclamé dieu et rien ne l’empêchera d’atteindre son but ».
20Expression gestuelle caractéristique de la pop culture marquant du dégoût ou une lassitude, la main venant masquer le visage.
21Ross Clare, Ancient Greece and Rome in Videogames: Representation, Player Processes, and Transmedial Connections, Thesis for the degree of Doctor of Philosophy, University of Liverpool, 2018, p. 184-194.
22Son nom semble être un jeu d’inversion basé sur la capitale d’Akhénaton, Amarna. Âgée de 32 ans et originaire de Nubie, elle « fut élevée par son père, un homme puissant qui conduisait sa tribu dans des combats pour soutenir le peuple égyptien. Elle développa une grande férocité, héritée de son père, et commença à se joindre aux batailles que menait sa tribu. Amanra acquit le statut de mercenaire légendaire et d’héroïne dans le cœur des Égyptiens, fidèle servante d’Isis et d’Osiris. Elle a encore aujourd’hui de fervents adeptes en Égypte. Le commandant d’Amanra est un homme assez inepte, mais corpulent, Mnevis-le-Féroce. Il ne doit sa place qu’aux compétences d’Amanra sur les champs de batailles et à la maîtrise d’Amanra des nombreuses langues égyptiennes ».
23Laury-Nuria André, Sophie Lécole-Solnychkine, « La référence à l’Antique dans les jeux vidéo : paysages et structures mythologiques », in Samuel Rufat, Hovig Ter Minassian, Les jeux vidéo comme objet de recherche, Paris, Questions Théoriques, 2011, p. 109.
24GameSpy.com - Developer Diary (archive.org)
25Thomas Bulfinch, Bulfinch’s Mythology, Boston, Lee and Shepard, 1867 ; Edith Hamilton, Mythology : Timeless Tales of Gods and Heroes, Boston, Little, Brown and Company, 1942 ; Neil Philip, Myths and Legends, Londres, Dorling Kindersley, 1999.
26Clash of the Titans, 1981 ; Hercules, 1997.
27Arnaud Saura-Ziegelmeyer, « L’Antiquité et les jeux vidéo : représentations sonores », in Antiquipop : La référence à l’Antiquité dans la culture populaire contemporaine, Lyon, MOM Éditions, 2018, p. 11.
28Gilbert Keith Chesterton, « Lepanto », dans The Collected Poems of G. K. Chesterton, Londres, C. Palmer, 1927.
29Pierre Cuvelier, « Le Choc des titans et ses répliques : diffusion et réappropriation ludique de nouveaux types figurés mythologiques dans les arts visuels », in Fabien Bièvre-Perrin, Élise Pampanay (dir.), Antiquipop : La référence à l’Antiquité dans la culture populaire contemporaine, Lyon, MOM Éditions, 2018, p. 30.
30Vivien Bessières, Le péplum, et après ?, Paris, Garnier, 2016, p. 349-350 : « le héros de péplum est un héros dominé à l’intérieur de son monde, mais il représente par parabole une pensée qui, elle, est dominante dans notre monde ; et c’est un véritable héros, avec des valeurs ».
31Série Percy Jackson et les Olympiens, 2023, Saison 1, épisode 4.
32Voir l’exemple de l’ouvrage de José Manuel Losada, Antonella Lipscomb, Myths in Crisis : The Crisis of Myth, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2015.
33Ce que dit en substance dans sa conclusion Ross Clare, op. cit., p. 259-260 : « This player is a new type of receiver, acting upon and bringing forth informal “understandings” and phantom “knowledges” of the ancient world, and entering into a conversation with similar ideas and images of antiquity to facilitate the gameplay process. This new characterisation of ancient materials was developed in order to show how malleable antiquity can be, and how an array of meanings can easily be attached to or exaggerated by it ».
34Samuel Rufat, Hovig Ter Minassian, op. cit., p. 13.
35Arnaud Saura-Ziegelmeyer, « Religions antiques et jeux vidéo : des polythéismes qui n’en sont plus ? Exemples choisis », in Fabien Bièvre-Perrin (éd.), Antiquipop, Lyon, 2018.
36Laury-Nuria André, Sophie Lécole-Solnychkine, « L’Antiquité vidéoludique, une résurrection virtuelle ? », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 11, no. 1, 2013, p. 87-98.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Arnaud Saura-Ziegelmeyer
Maître de Conférence en Histoire ancienne à l’Institut Catholique de Toulouse, Arnaud Saura-Ziegelmeyer est membre titulaire de l’UR CERES et membre associé de l’EA PLH-ERASME. Ses travaux portent sur la musique dans l’Antiquité, plus particulièrement sur l’organologie et les usages des idiophones en contexte religieux. Ses recherches portent également sur les réceptions de l’Antiquité, dans les médias contemporains et la culture populaire du XXIe siècle.