Histoire culturelle de l'Europe

Aleksi Moine

« Plus personne ne lit le Kalevala. Mais ce n’est pas notre faute. » Dialogisme intertextuel et poétique de l’hybridation dans le Lemminkäinen de Juha Hurme

Article

Résumé

Dans cet article, j’étudie la récriture du mythe de Lemminkäinen par Juha Hurme dans la pièce du même nom. Je m’intéresse en particulier à la manière dont il construit sa relation avec le Kalevala, épopée composée par Elias Lönnrot, qui fait partie du canon littéraire et culturel finlandais. En analysant les différentes modalités du dialogisme intertextuel, je montre en quoi la pièce de Hurme répond à l’idéologie nationaliste qui rêve d’un passé homogène idéalisé en proposant une poétique de l’hybridité. La pièce mélange en effet genres et discours et propose une récriture parodique et postmoderne du Lemminkäinen de Lönnrot.

Abstract

In this article I study the rewriting of the myth of Lemminkäinen by Juha Hurme in his play Lemminkäinen. I focus particularly on the way the playwright constructs his relationship with the Kalevala, an epic poem composed by Elias Lönnrot which is part of the Finnish literary and cultural canon. I analyse various modalities of intertextual dialogism in the text of the play and show how Hurme’s play respond to nationalist ideologies that dream of an idealised homogenic past by using poetics of hybridity. The play mixes various genres and discourses, thus proposing a parodic and postmodern rewriting of Lönnrot’s Lemminkäinen.

Texte intégral

« D’une autre qualité était Lemminkäinen, héros irréfléchi, jeune, fier, vantard de sa force et de son savoir, peu prévoyant, mais brave1. » C’est ainsi qu’Elias Lönnrot décrit le personnage de Lemminkäinen dans l’avant-propos de sa première version du Kalevala (1835), épopée qu’il a composée à partir de poèmes oraux collectés en Finlande et dans les régions voisines de Carélie et d’Ingrie. Ce héros fougueux et bravache à la recherche de conquêtes sexuelles et militaires est façonné par Lönnrot, qui combine des récits et motifs associés à plusieurs personnages mythiques des traditions orales, comme Ahti Saarelainen, Kaukamoinen ou Kaukomieli2. Quelques éléments notables du cycle de Lemminkäinen dans le Kalevala sont l’enlèvement de Kyllikki qui devient son épouse mais ne tient pas sa promesse de ne pas aller au village pour danser ; le départ de Lemminkäinen pour Pohjola, terre de Louhi, à la recherche d’une nouvelle femme ; les épreuves auxquelles il est confronté, comme la chasse à l’Élan à ski ; sa mort puis sa résurrection opérée par sa mère qui récupère les parties de son corps dans le fleuve de Tuonela.

Le Kalevala a inspiré de nombreux artistes et auteurs dès le xixe siècle, et le personnage de Lemminkäinen n’est pas en reste : on le trouve dans la musique avec la Suite Lemminkäinen (1893-1895) du compositeur Jean Sibelius, dans les beaux-arts avec le tableau La Mère de Lemminkäinen (1897) du peintre Akseli Gallén-Kallela (fig. 1), mais aussi dans quelques pièces de théâtre3. Si ce mouvement s’est atténué au cours du xxe siècle, les œuvres qui récrivent et commentent le Kalevala se sont multipliées depuis la fin des années 19904. Ainsi la comédie Lemminkäinen du dramaturge, metteur en scène et romancier Juha Hurme (né en 1959), créée au Théâtre National de Finlande à Helsinki le 28 février 2018, se fonde-t-elle sur une longue tradition de récritures et de réinterprétations5.

Fig. 1

Akseli Gallén-Kallela, La Mère de Lemminkäinen, 1897.

Kansallisgalleria / Hannu Pakarinen, https://www.kansallisgalleria.fi/fi/object/398211

L’œuvre artistique de Hurme et sa participation à l’espace public6 sont traversées par les questions du canon culturel finlandais, du nationalisme et du multiculturalisme. Il s’agit d’un auteur et dramaturge reconnu, récompensé du prestigieux prix de littérature Finlandia en 2017 pour son roman Niemi (La Presqu’Île), dans lequel il retrace les premiers millénaires de l’histoire du territoire qui est aujourd’hui la Finlande dans ses liens avec le reste du monde. Plusieurs de ses pièces abordent le canon culturel finlandais avec un regard critique, comme sa trilogie Suomalaisten puolustus (La Défense des Finlandais, 2013-2014) ou la pièce Making of Lea (2019) consacrée au dramaturge Aleksis Kivi. Cette perspective de remise en question du canon est également au cœur du Lemminkäinen, qui s’inspire du Kalevala et de la tradition orale et s’efforce de moderniser ceux-ci pour un public contemporain. L’intrigue de la pièce est ainsi fondée sur une rivalité entre deux entreprises, celle d’Ema, la Mère de Lemminkäinen, à Vantaa et celle de Louhivuori à Pälkäne, qui rappelle la rivalité des pays de Kalevala et de Pohjola dans l’épopée de Lönnrot.

Je me propose donc d’étudier dans cet article la manière dont Juha Hurme (re)donne du sens à la figure mythique de Lemminkäinen dans le contexte de la Finlande contemporaine : en faisant dialoguer divers genres et traditions littéraires, le dramaturge révèle non seulement son rapport au Kalevala et au canon littéraire et culturel, mais il prend aussi à partie la société contemporaine. Après une présentation du cadre théorique de l’étude de l’énonciation des mythes puis du contexte culturel et politique dans lequel s’inscrit la pièce de Hurme, mon analyse de la pièce se fera en quatre temps. Je montrerai comment le dramaturge construit un cadre spatio-temporel carnavalesque qui guide l’interprétation du texte, puis je m’attacherai à la manière dont les motifs mythologiques du cycle de Lemminkäinen, en particulier les rôles genrés, sont réinterprétés dans la pièce. Une troisième partie se concentrera sur le mélange des discours et des références intertextuelles. Enfin, je montrerai que le dramaturge construit une situation d’énonciation pleine d’ironie et de commentaires métatextuels, caractéristiques de la littérature postmoderne.

Mythes et littératures : énonciation, variation et intertextualité

Les études de récritures de mythes en littérature sont foisonnantes, et des tentatives ont été faites pour distinguer les mythes littéraires des mythes ethnoreligieux7. On peut toutefois douter de la pertinence de cette distinction et se demander, comme Régis Boyer, si tous les mythes ne sont pas littéraires8 : on peut en effet les comprendre comme des récits qui structurent un ensemble d’éléments ou de motifs souvent associés à un nom ou à une situation. L’accumulation de ces éléments constitue un ensemble que chaque auteur est libre d’utiliser et de composer à sa manière9.

Il faut toutefois éviter de réduire le mythe à une simple structure ou un schéma. Les notions de mythe et de mythologie sont des catégories floues et indistinctes, développées à partir de termes grecs antiques par la critique et la recherche occidentales en particulier depuis le xixe siècle10. Claude Calame propose une approche énonciative et pragmatique qui opère un retour à la singularité de chaque mythe11. Un mythe existe d’abord à travers les productions qui le mettent en discours et en scène, qu’il s’agisse de poèmes rituels, de textes littéraires ou encore de représentations iconographiques : dès l’Antiquité, création mythologique et pratique poétique sont ainsi associées12. Le mythe est fiction en tant que production mimétique qui crée un monde nouveau faisant référence au réel. À chaque énonciation, le mythe renaît et prend une fonction et une signification différentes, qui dépendent du contexte de l’énonciation et notamment du genre dans lequel l’énoncé s’inscrit13.

Les mythes sont ainsi intrinsèquement liés à la notion de variation : un mythe n’a pas de sens universel, uni et unique, mais au contraire, il peut être caractérisé par sa « diversalité14 » ou sa variabilité. Il n’existe pas de structure originelle ou de sens premier à retrouver, ni non plus de « bonne version » d’un mythe ou de hiérarchie entre les différentes versions qui en existent. En s’appuyant notamment sur le travail de Calame, Ute Heidmann propose une analyse de la récriture littéraire des mythes fondée sur quatre facteurs, qui ne sont pas exhaustifs mais influencent la production de tous les énoncés que l’on peut qualifier de mythiques. Il s’agit d’abord des modalités énonciatives, soit des éléments construisant la situation d’énonciation du mythe : qui parle à qui, et dans quel cadre ? Deuxièmement, les modalités de l’inscription générique représentent les caractéristiques propres au genre auquel appartient l’énoncé : la tragédie ne traitera pas le mythe de la même manière que l’élégie, la comédie, ou encore une représentation iconographique. Les troisièmes modalités concernent le dialogisme intertextuel, à savoir les rapports qui se construisent avec d’autres textes ou productions culturelles. Enfin, le dernier plan d’analyse considère la textualisation ou la mise en texte des mythes, c’est-à-dire les différentes manières de composer et structurer l’énoncé15. En combinant ces diverses modalités ou plans d’analyse, on peut ainsi, selon Heidmann, analyser à la fois la construction du sens que revêt le mythe dans chacune de ses récritures ainsi que proposer un travail comparatif intéressant et pertinent.

La notion d’intertextualité est essentielle à l’étude des mythes : il s’agit des rapports dialogiques que les textes construisent les uns avec les autres, de la citation directe à des renvois plus indirects16. La récriture d’un mythe en littérature renvoie souvent à des énoncés précédents – et c’est aussi un facteur essentiel de la production orale des récits mythiques17. Plus encore que d’intertextualité, il peut s’agir d’intermédialité : les productions culturelles autres que littéraires, notamment les œuvres iconographiques, peuvent avoir une grande importance dans la construction d’un bagage culturel commun qui permet au lecteur ou au public de lire et comprendre les références intertextuelles. L’intertextualité est également souvent au cœur des créations postmodernes, qui jouent de l’ironie pour prendre de la distance à l’égard d’une culture et d’un canon qu’elles critiquent18. C’est notamment à travers la métatextualité, c’est-à-dire les commentaires que fait un texte sur lui-même et sa situation d’énonciation, que se fonde l’ironie postmoderne.

L’étude des récritures contemporaines du Kalevala et des traditions poétiques orales est actuellement dynamique en Finlande : plusieurs thèses ont été soutenues ou sont en cours de préparation autour de ce sujet. La poésie19 et la prose20 contemporaines ont ainsi été l’objet de vastes études qui s’attachent notamment à l’intertextualité, mais aucune étude n’a été faite à ma connaissance à proprement parler sur les inspirations kalévaléennes dans le théâtre contemporain. Le Kalevala fonctionne comme hypotexte ou comme source directe dans beaucoup de ces réinterprétations qui comportent des citations ou des emprunts, mais on peut aussi le considérer plus largement comme « un ensemble d’images partagées, un savoir culturel qui porte toujours quelque chose que l’on considère comme précieux21 ». Ces images peuvent s’hybrider, autrement dit se mélanger à d’autres traditions pour donner quelque chose de neuf, comme c’est le cas souvent dans la poésie contemporaine22. Enfin, parmi les œuvres de Hurme, son roman Niemi a été analysé par la folkloriste Heidi Mäkelä sous le prisme du médiévalisme23. Ce terme renvoie aux réinterprétations et aux reconstructions du Moyen Âge qui sont courantes dans les productions culturelles contemporaines et se fondent sur un certain nombre d’images récurrentes et de stéréotypes24.

Théâtre, nationalisme et politique en Europe du Nord

Le contexte socio-politique de l’énonciation des mythes est un élément important à prendre en compte dans leur analyse : les mythes peuvent ainsi servir de soutien ou au contraire de remise en question de certaines idéologies25. Plusieurs idéologies sont à l’origine même du Kalevala et des collectes de traditions orales dans la Finlande du xixe siècle26. L’influence du romantisme national a poussé les élites à construire une nation finlandaise sur la base d’une culture, d’une langue et d’une histoire communes : tout au long du xixe puis du xxe siècles, différentes institutions comme l’école ont servi à la construction d’un imaginaire collectif partagé par les Finlandais27.

La question de la constitution des canons culturels se pose dans la recherche actuelle28, mais aussi dans les débats de la société et les productions artistiques. Cette réflexion se produit dans un contexte post-colonial mais aussi de montée des discours nationalistes d’extrême-droite, phénomènes globaux qui touchent également l’Europe du Nord29. Il est possible d’analyser les sociétés nordiques contemporaines sous le prisme de la blanchité hégémonique (hegemonic whiteness). Cette notion de blanchité permet d’étudier la structure des rapports sociaux et notamment les discriminations que connaissent les minorités ethnoraciales. La blanchité est une catégorie sociale non marquée et hégémonique qui permet de marginaliser les pratiques différentes, marquées comme non blanches. Les sociologues Thomas Hübinette et Catrin Lundström considèrent ainsi la Suède comme une nation blanche en crise, qui vit depuis le début des années 2000 une période de « mélancolie blanche » (white melancholy), caractérisée par l’idéalisation d’un passé qui serait à la fois homogène – blanc – mais aussi antiraciste30. En Finlande, le même type de phénomène a lieu : l’identité nationale imaginée est celle d’une « Finlande comme nation européenne paisible, civilisée et rationnelle31 » et où l’autre, qui vient d’ailleurs et sort donc du cadre blanc et rationnel, devient menaçant et violent.

Ce discours nationaliste s’appuyant sur l’hégémonie blanche et la confortant est cependant remis en cause, notamment par des artistes sur la scène de théâtre. Le théâtre peut ainsi être vu comme un art social qui permet d’aborder un regard critique sur la société, mais qui peut aussi bien négliger certaines avances de la société32. Cela peut passer par la création de pièces qui permettent de mettre en valeur et d’inclure des artistes qui n’appartiennent pas à cette blanchité hégémonique, et qui sont exclus et invisibilisés dans les arts33, ou encore par des projets artistiques qui reviennent sur le passé des pays nordiques et la question du nationalisme dans les pays nordiques34.

C’est le cas de Hurme qui revient sur le canon de la culture finnoise. La pièce étudiée ici se construit en relation avec l’épopée de Lönnrot et se fonde sur une connaissance partagée des références mythologiques qui font partie de l’héritage partagé d’une collectivité nationale. La figure mythique de Lemminkäinen est donc ici comprise comme un ensemble de récits, de motifs et d’images associés au nom de Lemminkäinen dans cet imaginaire culturel commun, c’est-à-dire un réseau d’éléments qui peuvent s’actualiser et qui rendent ainsi le mythe reconnaissable dans le contexte contemporain. Dans l’interprétation d’un texte s’entremêlent un niveau culturel commun et un niveau personnel de lecture, ce qu’il est particulièrement important de rappeler lorsqu’il s’agit de saisir et d’expliquer l’ironie d’un texte, ce qui est mon intention ici.

Archaïsation et modernisation : construction d’un univers carnavalesque

Le paratexte de la pièce propose une première grille d’interprétation du texte. En plus d’indiquer le genre comique, le sous-titre « Komedia inhimisistä tuhat ja yksi vuotta sitten » (Comédie à propos des êtres humains il y a mille et un ans) annonce une couleur médiévaliste et archaïsante. L’univers de la pièce est en effet situé dans un passé indéterminé, « il y a mille et un ans », à une époque où l’on parlait un finnois archaïque : le terme inhiminen (être humain) est un archaïsme que l’on retrouve dans le finnois du xvie siècle mais qui serait en finnois standard contemporain ihminen35. Un mouvement de modernisation se superpose à cette archaïsation du texte : on peut l’observer dès le matériel de promotion iconographique de la pièce. Deux jeunes gens, un homme et une femme, portant des vêtements contemporains et tenant l’une une épée et l’autre un skateboard, se tiennent sur une colline rocheuse devant la mer Baltique (fig. 2). Les costumes et accessoires soulignent ainsi l’hybridation de l’univers entre archaïsme et modernité et questionnent les représentations traditionnelles des genres masculin et féminin, par l’épée tenue par la femme. La présence d’un paysage naturel finlandais peut se comprendre dans le cadre d’une idéologie soulevant la relation particulière du peuple finlandais à la nature, relation qui serait millénaire36.

Fig. 2

Fleming-Lemminkäinen (Tomi Alatalo) et Lemminkäinen (Marja Salo).

Photographe : Tommi Mattila. Kansallisteatteri. Licence CC BY-NC-ND 2.0 DEED,
https://www.flickr.com/photos/kansallisteatteri/37867983956/in/album-72157688345334904/

Les spectateurs qui n’auraient pas connaissance du paratexte sont aidés par la mise en scène. Le personnage de Louhivuori, qui semble se mouvoir dans un espace extérieur au récit, jouant le rôle de commentatrice ou d’énonciatrice, utilise un rétroprojecteur pour donner le titre d’une scène : « LES GOTHS – se passe il y a 1001 ans sur l’Île aux femmes sur la côte nord de l’Estonie actuelle37 ». Ce même personnage fait quelques scènes plus tard une rapide présentation du synopsis de la pièce qui permet de donner quelques indications pseudo-historiques supplémentaires :

LOUHIVUORI
On va rectifier un peu les choses. Nous sommes au milieu du pire âge de fer tardif. Il y a du minerai de fer aussi dans le sol de chez nous, mais c’est en composés divers, fâcheusement difficiles à séparer et inutilisables comme tels qu’on le trouve dans l’écorce terrestre. La simplification du fer est un processus complexe. On recycle ainsi les objets de fer de valeur en fondant des objets sortis de mode ou cassés. La firme d’Ema transporte des déchets de fer pour que les forgerons habiles d’Estonie les remodèlent. Elle importe dans son pays des épées de contrefaçon qui sont des copies d’épées de valeur, avec des matériaux de mauvaise qualité. Il se trouve que mon entreprise a les mêmes activités. (Déclamation shakespearienne fière.) That means trouble, big trouble in the blood stenching, vaporing fields of the rusty business of the ferraille. Rust never sleeps, neither doth I38!

Le ton de Louhivuori est quelque peu condescendant et indique un jugement de valeur sur l’époque de l’âge de fer tardif, un âge de la ferraille de mauvaise qualité. Mais c’est surtout le moyen de souligner le conflit qui structure la pièce entre les deux entreprises d’Ema à Vantaa et de Louhivuori à Pälkäne, qui reproduit à sa façon le conflit entre les pays de Kalevala et de Pohjola dans l’épopée de Lönnrot, en le modernisant puisqu’il s’agit d’entreprises et non plus de pays.

Contrairement à l’image idéalisée d’une Finlande homogène et blanche, le monde pseudo-historique construit par le dramaturge est fondé sur le plurilinguisme et l’échange des cultures, de même que la dramaturgie de la pièce. Plusieurs scènes avec les Goths sont ainsi en suédois (surtitrées lors de la représentation) et quelques répliques sont également en français. Le personnage de Tiera, compagnon de Lemminkäinen, est essentiel à cette perspective : il a vécu de nombreuses années en pays arabe et a rapporté avec lui les sagesses de son maître Avicenne. Le prophète Muhammad se transforme dans la bouche de Tiera en Matti Muha, apportant ainsi un élément comique à cet échange culturel.

Cependant, l’univers mythico-historique n’échappe pas aux stéréotypes communs aux productions médiévalistes, qu’il s’agisse des thèmes abordés ou de l’aspect visuel39. Il s’agit d’un monde carnavalesque où le « bas corporel » bakhtinien est roi40 : le manger, le boire, les fonctions génitales et les besoins naturels occupent une partie importante de l’intrigue. Fleming montre son appétit insatiable pour la bière à plusieurs reprises41 ; c’est un monde où l’on parle de sexe sans tabou42 ; mais c’est aussi un univers où la violence et les bagarres sont importantes43. La scénographie et les lumières, accompagnées des costumes, montrent également un monde plutôt sombre, qui passe de couleurs froides, entre le blanc et le bleu, à des tonalités jaunes et marron (fig. 3 et 4), ce qui est plutôt ordinaire dans les productions médiévalistes audiovisuelles.

Fig. 3

Tiera (Antti Pääkkönen), Fleming (Tomi Alatalo) et Lemminkäinen (Marja Salo) tirant un traîneau.

Photographe : Tommi Mattila. Kansallisteatteri. Licence CC BY-NC-ND 2.0 DEED,
https://www.flickr.com/photos/kansallisteatteri/40353445251/in/album-72157688345334904/

Fig. 4

Fleming (Tomi Alatalo) et Lemminkäinen (Marja Salo) en train de se battre.

Photographe : Tommi Mattila. Kansallisteatteri. Licence CC BY-NC-ND 2.0 DEED, https://www.flickr.com/photos/kansallisteatteri/40281287541/in/album-72157688345334904/]

L’univers de Lemminkäinen n’est ainsi pas particulièrement coloré ou attrayant – contrairement peut-être au monde doré de Louhivuori. L’entreprise d’Ema est un univers un peu archaïque où l’on refuse de changer et de se moderniser, mais où il existe également un conflit entre générations et une volonté de changement :

TUIRA
Louhivuori (FU-TUM ! Ce fu-tum indique un roulement de tambours, auquel les actrices réagissent comme à un tremblement de terre) nous menace…
EMA
On ne prononce pas ce nom.
KYLLIKKI
Comment est-ce que les choses peuvent changer si on ne peut pas en parler ?
EMA
Pourquoi les choses devraient changer ?
TUIRA
Tout a déjà trop changé. Il y avait une époque où tout était mieux.
KYLLIKKI
« Le bon vieux temps ». C’est une hallucination qui dure, une construction a posteriori44.

La génération ancienne représentée par Ema et Tuira regrette le « bon vieux temps » que critique Kyllikki, représentant la jeune génération, qui ne craint pas de regarder et de nommer les problèmes et qui fait résonner la voix du public dans la pièce. Il me semble que l’on peut lire cette scène également à l’aune du mouvement #metoo de libération et d’écoute de la parole des femmes, et des critiques conservatrices qu’il a fait naître. Il s’agit en même d’une mise en abyme de la construction par la pièce d’un passé mythico-historique qui revient sur les principaux éléments mythiques associés à Lemminkäinen et qui reste une construction idéologique.

La réécriture des motifs mythiques et des rôles genrés

La principale innovation de Hurme est la scission du personnage de Lemminkäinen en deux : un frère et une sœur. Les deux portent le nom de Lemminkäinen, mais le premier est également distingué par le nom de Fleming. Ce nom lui vient de son père, Fleming des Flandres45. Cela renvoie à des théories sur l’origine germanique du personnage de Lemminkäinen46 et permet au dramaturge d’insister sur l’hétérogénéité du peuple finnois, puisque même le héros de la pièce a des origines étrangères. Le choix de rendre féminin l’un des doubles de Lemminkäinen n’est pas anodin : de manière générale, les personnages féminins sont importants dans la pièce, contrastant avec l’image masculine et virile des héros épiques. Beaucoup des personnages féminins, qu’il s’agisse d’Ema (la mère), de Louhivuori, ou de Kyllikki, ont une volonté forte, correspondant d’une certaine manière à un archétype de la femme forte et entrepreneuse que l’on retrouve dans les récritures du Kalevala47.

La reprise des éléments mythiques permet en effet de subvertir les rôles féminins traditionnels et de soulever le point de vue des femmes sur les héros virils. Le rôle de Kyllikki, épouse de Fleming, est particulièrement important de ce point de vue-là. Son mariage est malheureux et elle cherche à en sortir. Les conquêtes sexuelles de Fleming ne sont mentionnées que du point de vue de Kyllikki, qui demande à Lemminkäinen si son mari « baise d’autres femmes quand il est en voyage48 », avant d’avouer dans la scène suivante à son mari saoul que son absence lui est difficile, mais moins que sa présence49. Kyllikki décide donc de tromper son mari et sa belle-mère pour rejoindre l’entreprise de Louhivuori : elle fait le trajet à ski, son « Tour de Ski », détournant ainsi le motif de la chasse à l’Élan à ski associé au mythe de Lemminkäinen.

KYLLIKKI
Je change d’équipe. […] J’ai déjà tout vu à Vantaa. Je rejoins le groupe de Louhivuori, je détourne la firme d’Ema au profit de Louhivuori et je me mets à son service à Pälkäne.
LOUHIVUORI
Décision forte et changement drastique. Quels motifs ?
KYLLIKKI
Come on, on m’a vendue comme épouse à un homme médiocre et comme belle-fille à une belle-mère sévère dans une famille fossilisée. Tout ça ne présageait que de la merde50.

Kyllikki résume son passé en expliquant qu’elle n’a pas eu le choix, puisqu’elle a été vendue à Fleming, mais elle reprend contrôle sur son destin en faisant le choix d’être active. Elle reprend d’une certaine manière les traditions orales lyriques dans lesquelles les femmes regrettaient leur mariage, et le dramaturge construit d’une certaine manière une image traditionalisante du rôle des femmes, qui n’étaient pas maîtresses de leur sort – simplifiant ainsi la réalité de la vie et de l’agentivité des femmes du passé.

Le renversement des rôles traditionnels, ou du moins vus comme tels, est encore plus frappant dans le cas de la mère de Lemminkäinen. Il s’agit d’un personnage représentant l’archétype de l’idéal maternel, tant dans le contexte culturel bourgeois et protestant pour lequel Lönnrot compose son épopée51 que dans l’imaginaire culturel finnois, dans la mesure où le cycle de Lemminkäinen est synthétisé par le tableau de Gallén-Kallela mentionné en introduction. La mère du héros prend soin de lui et le ramène à la vie dans l’épopée du xixe siècle, mais le personnage d’Ema est loin de le faire. Alors que ses enfants viennent de partir en embuscade contre l’entreprise de Louhivuori, elle tient un monologue :

EMA
Je ne regrette rien. Mais mon ventre se tord et j’ai mal à l’épaule droite. Je ne regrette rien, mais je ne peux pas lever ma main plus haut, même si je le désire. Je ne regrette rien, mais moi qui ne suis jamais fatiguée, je suis fatiguée. Je ne regrette rien, mais moi qui suis la plus forte de toutes, je me sens faible. Je ne regrette rien, même si mon fils va bientôt se retrouver en morceaux à l’autre bout du monde, et que je n’ai pas la force de le sauver52. […]

Elle refuse ainsi, par fatigue, de sauver son fils et d’accepter le destin qui lui est donné par la tradition remontant à l’épopée de Lönnrot. Son rôle de mère aimante est également ambigu, puisque le traitement qu’elle accorde à ses deux enfants est comme le jour et la nuit. C’est une des raisons qui rendent le caractère féminin de Lemminkäinen extrêmement intéressant. En effet, Ema préfère très clairement son fils à sa fille, qu’elle ignore par exemple lors de leur retour pour aller saluer Fleming53 ou qu’elle lui avoue plus tard qu’elle aurait préféré qu’elle meure :

EMA
[…] Si tu étais morte dès ta naissance, Lemminkäinen aurait eu une force deux fois plus grande.
LEMMINKÄINEN
Mais moi aussi je suis Lemminkäinen.
EMA
Non, tu ne l’es pas54.
Elle refuse ainsi son identité même à sa fille – qui pourtant porte le même nom que son frère. Ema représente l’ancienne génération, un discours conservateur et antiféministe qui veut que le héros soit masculin, et qui pousse la jeune femme à exiger d’elle-même bien plus dans l’espoir d’être reconnue par sa mère.

Références intertextuelles et discours hybrides

La différence entre les genres masculin et féminin se voit également dans la langue de la pièce, qui mélange divers types de discours et genres de la littérature orale, construisant le dialogisme intertextuel sur lequel se fonde la pièce de Hurme. L’oralité des textes dramatiques finnois est la plupart du temps très marquée, dans la mesure où la diglossie est un phénomène structurant la langue : le finnois oral, parlé, diffère grandement du finnois littéraire écrit55.

Les personnages du Lemminkäinen ont une langue hybride : on reconnaît le finnois parlé contemporain plutôt familier, qui est agrémenté de langage néolibéral des start-ups, à l’instar des journées TYKY organisées par l’entreprise de Louhivuori, qui sont un sigle évoquant les activités promouvant l’efficacité au travail56. À ce discours-là se mêlent plusieurs scènes où les personnages chantent ou récitent de la poésie d’inspiration kalévaléenne. Celle-ci est reconnaissable par son mètre particulier et par un système d’assonances et d’allitérations57.

Dans la pièce, ce sont en particulier les personnages féminins qui récitent ce type de poésie. Il s’agit principalement de passages lyriques, genre de la poésie orale traditionnellement associé aux femmes, dans lequel celles-ci pouvaient plus librement exprimer leurs émotions à l’égard du mariage par exemple58. L’exemple suivant, dans lequel Tuira, épouse de Tiera, prend la parole, est particulièrement intéressant :

TUIRA
La langue est en quelque sorte en dehors de nous, elle nous est donnée comme partie de notre culture et de notre héritage historique ; en même temps, la langue est en nous, elle nous meut et nous la produisons en tant qu’agents actifs. Les mots existent et ils sont d’une certaine manière des acteurs eux-mêmes – ils créent des relations et des liens entre les hommes et le monde mais ils les influencent aussi. C’est pourquoi les mots font partie des représentations les plus réalistes du concept de force !
Ma mère est née à l’écart,
maltraitée elle a grandi,
elle est née à l’écart dans le nord,
dans le froid du vent glacial.
[…]
Viens Tiera à la maison,
accours aux joies de Vantaa !
Ici Tuira, où est Tiera ?
Là est Tiera, où est Tuira !
Dägä-dägä, Digelius ! (Cette dernière phrase comprend une magie particulièrement forte, comme un abracadabra. Mais personne ne vient59.)

Après une réflexion philosophique sur le statut de la langue, Tuira enchaîne sur un chant dans lequel elle emploie des images habituelles de la poésie lyrique, comme la naissance dans un endroit éloigné, pour exprimer la difficulté de l’éloignement avec son mari. La fin de sa réplique se transforme peu à peu en une forme d’incantation pour retrouver son époux, qui se termine par l’exclamation « dägä dägä ». Celle-ci provient d’un texte du chanteur-poète M. A. Numminen et est aujourd’hui utilisée fréquemment dans les cercles de poésie orale et de slam60. Cependant, cette incantation ne fonctionne pas, et Tuira reste seule : le pouvoir de la parole n’est pas aussi fort qu’elle le prétend au début de sa tirade.

Les femmes ne sont cependant pas simplement associées au lyrisme mélancolique. Le personnage de Louhivuori, qui représente l’antagoniste d’Ema et de Tuira, organise ainsi au début de l’acte II une scène de comédie musicale érotique, dans laquelle elle reprend des vers érotiques de la tradition orale, dont je reproduis ici le début :

LOUHIVUORI
Une bite par-ci, une bite par-là, des bites de tout le village !

LOUHIVUORI ET SES ADJUTANTES
Le vagin n’est pas fait du mal
ni non plus des choses de valeur :
fait de la lune, fait du beurre,
de la pure viande de porc61.

Le regard hyperbolique sur le sexe renvoie à l’imaginaire carnavalesque mentionné plus haut. Les poèmes érotiques voire pornographiques ont longtemps fait partie des traditions orales mais leur réception par les collecteurs et intellectuels protestants a été variée. Si les premiers collecteurs ont pu éprouver une forme de gêne et de pudeur à l’égard de ces chants, des interprétations féministes contemporaines les ramènent à une forme d’empouvoirement féminin, en idéalisant un rapport plus originel au corps dans les traditions populaires orales62.

Les personnages masculins utilisent peu la langue kalévaléenne, excepté une incantation pour le gel, qui leur permet de venir à bout de Louhivuori, même si en fin de compte leur stratagème se retourne contre eux63. Fleming se plaint même dans une scène de ne pas être capable de parler cette « vieille langue de merde » comme les femmes, et de ne pas la comprendre :

FLEMING
[…] Je suis tellement bourré que je me rappelle pas moi-même ce que je voulais dire, mais j’y pense, Ema et Tuira et Kyllikki aussi, elles parlent toujours parfois cette vieille merde, pour se rappeler de pas oublier ce que nous autres, on préfère oublier. Comment on parle cette merde de väkä-vaka64 ?

D’une part, cela peut indiquer une difficulté des hommes à communiquer et à exprimer leurs émotions, mais cela joue aussi sur le comique de reconnaissance, puisque les Finlandais contemporains comprennent assez mal la langue archaïque du Kalevala, tout en la reconnaissant. Le terme de « väka-vaka » fait ainsi référence à l’un des vers emblématiques de la poésie orale kalévaléenne, vaka vanha Väinämöinen (« Le très vieux Väinämöinen »). La figure de Fleming peut donc apparaître aussi comme un double du public contemporain dans cette scène.

Le rapport ironique du dramaturge au Kalevala et à sa langue se voit d’ailleurs dès le début de la pièce, où trois personnages s’avancent : Tiera, Lemminkäinen et Fleming. Après une tirade de Tiera, qui dit une prière à Allah, Fleming prend la parole :

FLEMING
Voici qu’un désir me saisit,
L’idée m’est venue à l’esprit
D’aller chier. (Il sort65.)
Fleming détourne très clairement l’incipit du Kalevala : les deux premiers vers sont les mêmes que dans l’épopée de Lönnrot. Seulement, au lieu d’introduire la voix du narrateur pris du désir de chanter, ils servent de point de départ à l’expression des besoins corporels du héros. Le caractère scatologique du début de la pièce permet ainsi de désacraliser le canon culturel, en ramenant le haut vers le bas à la manière du carnavalesque bakhtinien – détournement ironique qui est également fréquent dans les récritures kalévaléennes de la poésie contemporaine66. Même si ce rapport intertextuel au Kalevala est direct, il me paraît significatif que dans les remerciements précédant le texte, Hurme mentionne en plus de divers auteurs finnois et européens, le peuple de Finlande (« Suomen kansa »)67, mais pas Elias Lönnrot. En faisant cela, il reprend en partie, et peut-être malgré lui, l’idéologie romantique, notamment visible dans les écrits de Lönnrot lui-même, selon laquelle la poésie orale serait l’expression de la voix collective du peuple, plus proche de la nature, effaçant d’une certaine manière l’individualité des chanteurs et chanteuses68, en plus d’effacer le travail de composition de Lönnrot69. Hurme semble ainsi adopter la perspective des nationalistes romantiques tout en voulant se détacher de leur héritage.

L’inscription générique de la tragicomédie : ironie et métatextualité

Le Kalevala ne fonctionne pas seulement comme source mythologique et comme inspiration poétique. Il a aussi une présence anachronique comme livre-objet dans le monde intradiégétique. Cela est commun dans les productions littéraires contemporaines, où il apparaît comme objet dans des univers qui rappellent souvent l’univers contemporain70. Ici, le Kalevala apparaît en tant qu’œuvre littéraire dans le monde mythique à la fin d’une tirade d’Ema citée plus haut :

EMA
[…]
Je ne regrette rien. Je n’ai pas fait d’erreurs, je ne regrette donc rien. Nous, les vétérans, nous ne sommes pas assez respectés. La tradition repose sur des bases fragiles. Personne ne lit le Kalevala. Mais ce n’est pas notre faute. Nous n’avons pas fait d’erreurs. Je ne regrette donc rien71.

Le personnage d’Ema représente l’ancienne génération, clairement identifiée comme celle des vétérans – référence aux vétérans de la Deuxième Guerre mondiale, dont le statut social est toujours important en Finlande contemporaine. Le dramaturge fait entendre des voix conservatrices qui déplorent l’ignorance des jeunes générations, dans un discours d’autosatisfaction et d’absence de reconnaissance des erreurs de sa propre génération. De cette manière, le personnage d’Ema s’adresse au public avant tout par un commentaire critique : la réflexivité et la métatextualité sont des éléments importants des récritures contemporaines de mythes, en particulier lorsqu’il est question d’œuvres canoniques72.

Plusieurs personnages font en effet des commentaires métatextuels sur l’intrigue de la pièce et prennent de la distance à l’égard de celle-ci, à l’instar de Kyllikki dans une scène mentionnée plus haut, mais c’est surtout le rôle que prend Louhivuori. Celle-ci est décrite dans la liste des personnages comme contre-pouvoir73 : c’est son rôle dans le schéma actanciel de la pièce qui est ainsi souligné plutôt que ses relations humaines. Celle-ci fonctionne comme un double du narrateur-dramaturge, qui s’adresse directement au public à plusieurs reprises et peut donner des indices sur la manière de lire la pièce, un dernier élément essentiel étant son inscription générique.

La pièce se définit comme une comédie, et nombreux ressorts comiques sont présents, dont une partie sont liés au caractère carnavalesque et grotesque de l’univers. D’autres éléments emmènent la pièce plutôt du côté de la tragédie, notamment les références au monde shakespearien, notamment au fameux « Mourir, dormir » de Hamlet, ici prononcé par Fleming74. C’est un moyen d’annoncer la tragédie de la fin et le décès de la plupart des personnages. Il est significatif que les plans d’Ema et de Lemminkäinen, mais aussi de Kyllikki, échouent. Le dramaturge reprend l’opposition entre pays de Kalevala et de Pohjola, mais c’est ici l’équipe de Louhivuori qui remporte la victoire, et non les héros épiques. Cela peut s’interpréter comme un refus du nationalisme et du Kalevala tel qu’il a été construit par Lönnrot, et l’ouverture à de nouvelles voix qui ne seraient pas celles du romantisme national. Le dernier personnage à rester sur scène est Louhivuori, qui rappelle la mortalité de tous les êtres, avec dans les mains, les têtes sanglantes d’Ema et de Tuira sur des piques, puis souligne l’absence de stabilité et l’échec de toutes les croyances et toutes les stratégies.

LOUHIVUORI
[…]
Chers humains, mesdames et messieurs !
Notre soirée commune touche à sa fin. Je veux encore rappeler que l’absence de fondement premier est la qualité première de tout ce qui est. Rien n’a en réalité de fondement pour être ou rester d’une certaine manière plutôt que d’une autre – pas plus les lois du monde que les créatures du monde. Tout peut vraiment s’effondrer – les arbres comme les étoiles, les étoiles comme les lois, les lois de la physique comme celles de la logique. Et cela n’est pas dû à une loi suprême qui déciderait que tout soit détruit. Plutôt la raison est l’absence de loi suprême, de loi qui parviendrait à préserver de la destruction une certaine créature, quelle qu’elle soit.
Adieu75 !

Il n’y a ainsi pas un seul sens à la pièce et on ne peut faire confiance à personne – et sans doute pas à Louhivuori elle-même, qui semble malgré tout être la maîtresse des événements, comme elle l’annonce au début de la pièce :

LOUHIVUORI
Ici, on fait comme j’en ai envie. Ces autres sont déjà morts, d’un point de vue pratique. (Vide la scène de son souffle.) Ils font encore comme s’ils étaient vivants pendant un instant. Mais ce terrain est le mien. Mon nom va bientôt résonner sur vos lèvres et vous allez connaître mes façons. (Cette dernière phrase est répétée en français76.)

La pièce est celle d’un dramaturge maître des ficelles, qui les montre et les cache en même temps et fait preuve d’ironie en renversant le canon classique de la littérature finnoise. En cela, il s’agit d’une pièce tout à fait postmoderne, où l’absence de sens et la parodie se rejoignent77.

Conclusion : une figure de Lemminkäinen postmoderne et parodique

La récriture ironique et postmoderne du mythe de Lemminkäinen permet au dramaturge de commenter de manière satyrique la société finlandaise contemporaine, avec ses discours capitalistes, nationalistes et antiféministes. La figure de Lemminkäinen est réinventée par Juha Hurme, mais elle s’appuie sur un vaste réseau intertextuel qui lui donne son sens. Hurme pratique une poétique de l’hybridation : il mélange des genres et des discours qui n’ont a priori rien à voir les uns avec les autres, pour créer un texte original.

Ainsi, le dramaturge construit une relation paradoxale avec le Kalevala et les discours nationalistes qui tournent autour de l’épopée. On peut lire un mouvement de mise en question de la place de l’épopée, à travers une critique du nationalisme et du stéréotype d’une image blanche et homogène du peuple finnois, mais en même temps, c’est toujours sur le Kalevala que revient Hurme78. L’esthétique ou la poétique de l’hybridation qui parcourt la pièce est à mettre en relation avec une vision politique du mélange et des transferts culturels, dans une valorisation du multiculturalisme contemporain. Le choix de la figure de Lemminkäinen s’explique par ce projet de mise en cause du nationalisme : Lemminkäinen représente le nationalisme, le héros fougueux, la masculinité toxique, dans une forme d’idéalisation ou d’idéologisation des traditions populaires.

La construction de ce passé mythologique imaginaire est teintée de médiévalisme, jouant sur les clichés représentant la période et servant les intentions de Hurme. À travers le grotesque de la comédie, Hurme remet en cause les discours nationalistes contemporains et prône une vision dialogique de la culture, qu’il promeut dans d’autres pièces de théâtre ou dans son roman : les textes de la tradition orale et littéraire sont à la fois tournés en dérision et vus comme source d’inspiration. Le travail de Hurme sur le Kalevala ne semble pas s’arrêter : le 29 août 2023 ont eu lieu la parution d’un nouveau livre de vulgarisation sur le Kalevala79 ainsi que la création d’une nouvelle pièce d’inspiration kalévaléenne, Väinämöinen, au Théâtre des travailleurs de Tampere.

Notes

1« Toista laatua oli Lemminkäinen, kewytmielinen, nuori, ylpiä, mahistaan ja tieostaan kerskaelewa, wähän eteensä ajattelewa, jos urhoollinenki, sankari. » Elias Lönnrot, « Vanhan Kalevalan esipuhe », in Niina Hämäläinen / Reeta Holopainen / Marika Luhtala / Juhana Saarelainen / Venla SykäriAvoin Kalevala. Kansalliseepoksen digitaalinen, kriittinen editio. Partie I, Helsinki, SKS, 2019, p. XVI. Consultable sur : http://kalevala.finlit.fi/. Toutes les traductions du finnois sont les miennes.

2Lauri Harvilahti / Elina Rahimova, « Lieto Lemminkäinen – Seikkailunhaluinen rehvastelija vai myyttinen sankari? » in Ulla Piela / Seppo Knuuttila / Tarja Kupiainen (dir.), Kalevalan hyvät ja hävyttömät, Helsinki, SKS, 1999, p. 157-162.

3Elli-Mari Ahola, Uudeksi kerrotut Kalevalan maailmat: Kerronta ja maailmat sisäistekijän viestinnän keinoina 2000-luvun Kalevala-muunnelmissa, Tampere, Université de Tampere, p. 23-28. Consultable sur : https://urn.fi/URN:ISBN:978-952-03-2843-6.

4Ibid., p. 28-40. Voir aussi Jyrki Korpua, Lajivirren laulamaa. Kalevala ja kirjallisuus, Helsinki, Avain, 2017, p. 108-121.

5J’ai assisté à une représentation de la pièce en 2018, mais c’est principalement sur l’étude du texte publié que je m’appuie dans cet article : Juha Hurme, Lemminkäinen. Komedia inhimisistä tuhat ja yksi vuotta sitten, Helsinki, ntamo / Suomen Kansallisteatteri, 2018.

6Il s’est par exemple présenté comme candidat aux élections législatives du printemps 2023 sur les listes du Parti populaire suédois de Finlande.

7Par exemple Pierre Albouy, Mythes et mythologie dans la littérature française, Paris, Armand Colin, 1969.

8Régis Boyer, « Existe-t-il un mythe qui ne soit pas littéraire ? », in Pierre Brunel (dir.), Mythes et littérature, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 1994, p. 153-164.

9Pierre Brunel, « L’étude des mythes en littérature comparée », in Mythocritique. Théorie et parcours, Grenoble, UGA Éditions, 2016, p. 27-35. Consultable sur : https://doi.org/10.4000/books.ugaeditions.6462.

10Pour une histoire des notions, voir notamment Claude Calame, Qu’est-ce que la mythologie grecque ?, Paris, Gallimard, 2015, p. 24-35.

11Ibid., p. 73-76.

12Ibid., p. 79.

13Ibid., p. 99-105.

14Ute Heidmann, « Différencier au lieu d’universaliser. Comparer les façons de (r)écrire des mythes », Interférences littéraires/Literaire interferenties, no 17, Franca Bruera (dir.), « Le mythe : mode d’emploi. Pour une nouvelle épistémologie des réécritures littéraires des mythes », 2015, p. 15-34. Consultable sur : http://www.interferenceslitteraires.be/index.php/illi/article/view/117.

15Ibid.

16Voir par exemple Gérard Genette, Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, 1979.

17Voir par exemple Lotte Tarkka, Songs of the Border People. Genre, reflexivity, and performance in Karelian oral poetry, Helsinki, Academia Scientiarum Fennica, 2013, p. 76-102.

18Linda Hutcheon, The Politics of Postmodernism, Londres / New York, Routledge, 1989, p. 15.

19Lena Gottelier, Uuden laulun aika. Suomenkielisen nykyrunouden yhteydet ja erot kansanrunoustraditioon, Turku, Université de Turku, 2020. Consultable sur : https://urn.fi/URN:ISBN:978-951-29-7946-2.

20Merja Leppälahti, Kalevalan kirjallista nykykättyöä, Turku, Université de Turku, 2022. Consultable sur : https://urn.fi/URN:ISBN:978-951-29-9020-7 ; Elli-Mari Ahola, op. cit. ; Isla Parkkola, « Kalevalan toimijuus ja aikojenvälinen vuorovaikutus Timo Parvelan fantasiatrilogiassa Sammon vartijat », Lähihistoria, vol. 2, no 1, 2023, p. 69-95. Consultable sur : https://lahihistoria.journal.fi/article/view/131053.

21« Näen Kalevalan kokoelmana jaettuja mielikuvia, kulttuurisena tietona, joka edelleen kantaa jotain arvokkaana pidettyä », Merja Leppälahti, op. cit., p. 30.

22Lena Gottelier, op. cit., p. 9.

23Heidi Henriikka Mäkelä, « The Desired Darkness of the Ancient: Kalevalaicity, Medievalism, and Cultural Memory in the Books Niemi and Viiden meren kansa », Mirator, vol. 21, no 1, 2021, p. 24-49. Consultable sur : https://journal.fi/mirator/article/view/102835.

24Helen Dell, « Nostalgia and Medievalism: Conversations, Contradictions, Impasses », Postmedieval: A Journal of Medieval Cultural Studies, no 2, 2011, p. 115-126 ; David Matthews, « In Search of Lost Feeling: The Emotional History of Medievalism », Exemplaria, no 30, 2018, p. 207-222 ; Martin Aurell / Florian Besson / Justine Breton / Lucie Malbos (dir.), Les médiévistes face aux médiévalismes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023. Consultable sur : https://doi.org/10.4000/books.pur.191541.

25Voir par exemple Nicolas Meylan, « La (re)conversion des "esprits de la terre" dans l’Islande médiévale », Revue de l’histoire des religions, no 230, 2013, p. 333-354. Consultable sur : https://doi.org/10.4000/rhr.8121.

26Voir par exemple Ulla Piela / Pekka Hakamies / Pekka Hako (dir.), Eurooppa, Suomi, Kalevala. Mikä mahdollisti Kalevalan?, Helsinki, SKS, Kalevalaseuran vuosikirja 98, 2019.

27Derek Fewster, Visions of Past Glory. Nationalism and the Construction of Early Finnish History, Helsinki, SKS, 2006.

28Niina Hämäläinen / Lotte Tarkka, Kaanon ja marginaali. Kulttuuriperinnön vaiennetut äänet, Helsinki, SKS, Kalevalaseuran vuosikirja no 101, 2022. Consultable sur : https://doi.org/10.21435/ksvk.101.

29Voir par exemple Steve Garner, « Injured nations, racialising states and repressed histories: making whiteness visible in the Nordic countries », Social Identities, vol. 20, no 6, 2014, p. 407-422. Consultable sur : https://doi.org/10.1080/13504630.2015.1010707. Pour le contexte finlandais, voir notamment le recueil d’articles de Josephine Hoegaerts / Tuire Liimatainen / Laura Hekanaho / Elizabeth Peterson (dir.), Finnishness, Whiteness and Coloniality, Helsinki, Helsinki University Press, 2022. Consultable sur : https://doi.org/10.33134/HUP-17.

30Tobias Hübinette / Catrin Lundström, « Three phases of hegemonic whiteness: understanding racial temporalities in Sweden », Social Identities, vol. 20, no 6, p. 423-437. Consultable sur : https://doi.org/10.1080/13504630.2015.1004827.

31« Imagined national identity – Finland as a peaceful, civilised and rational white European nation », Suvi Keskinen « Re-constructing the peaceful nation: negotiating meanings of whiteness, immigration and Islam after a shopping mall shooting », 2014, Social Identities, vol. 20, no 6, p. 471-485, p. 472. Consultable sur : https://doi.org/10.1080/13504630.2015.1004828.

32Katri Tanskanen / S. E. Wilmer, « Rethinking Nordic. An Introduction », Nordic Theatre Studies, vol. 33, no 2, 2022, p. 2-5. Consultable sur : https://doi.org/10.7146/nts.v33i2.132868.

33Tiina Rosenberg, « "We Are Still Not Being Heard". Making Black Lives Matter in Contemporary Swedish Performance », Nordic Theatre Studies, vol. 33, no 2, 2022, p. 6-20. Consultable sur : https://doi.org/10.7146/nts.v33i2.132869.

34Dirk Gindt, « Swedish Whiteness, German Multiculturalism, French National Identity, and American Racial Profiling. Transnational Perspectives on Jonas Hassen Khemiri’s Invasion! », Nordic Theatre Studies, vol. 33, no 2, 2022, p. 36-57. Consultable sur : https://doi.org/10.7146/nts.v33i2.132871.

35« Ihminen », Suomen etymologinen sanakirja (Suomen sanojen alkuperä, 1992-2000), Kotus. Consultable sur : https://kaino.kotus.fi/ses/?p=article&etym_id=ETYM_d90bc842247f755232d2887f0305e729&word=inhiminen.

36Voir par exemple Heidi Henriikka Mäkelä, « Metsäjooga, metsään liittyvä uushenkisyys ja kalevalaisen muinaisuuden muistaminen », in Kaarina Koski / Tuomas Hovi (dir.), Kansanperinne 2.0, Helsinki, SKS, 2023, p. 134-169. Consultable sur : https://doi.org/10.21435/tl.279.

37« GOOTIT – tapahtuu 1001 vuotta sitten Naissaarella nykyisen Viron pohjoisrannikolla », Juha Hurme, op. cit., I, 2, p. 14.

38« LOUHIVUORINyt oikaisemme vähän. Olemme keskellä pahinta myöhäisrauta-aikaa. Rautamalmia on toki täällä kotimannussakin, mutta se esiintyy maankuoressa kiusallisen hankalasti erilaisina, itsessään käyttökelvottomina yhdisteinä. Raudan pelkistys niistä on vaivalloinen prosessi. Niinpä kallisarvoisia rautaesineitä kierrätetään valamalla muodista jälkeen jääneet tai rikkoutuneet esineet uudelleen. Eman firma laivaa metalliromua Viron taitoseppien uudelleen muotoiltavaksi. Kotimaahan se tuo kehnoista raaka-aineista kyhättyjä, alkuperäistä laatumiekkaa jäljitteleviä tuoteväärennöksiä. Minun firmallani sattuu olemaan täsmälleen sama toimenkuva. (Ylvään shakespearelainen deklamaatio.) That means trouble, big trouble in the blood stenching, vaporing fields of the rusty romurauta-business. Rust never sleeps, neiter doth I ! », Juha Hurme, op. cit., I, 5, p. 27.

39Voir par exemple Florian Besson / Justine Breton (dir.), Médiévalisme en séries [Dossier thématique], Mundus Fabula, 2023. Consultable sur : https://mf.hypotheses.org/2266.

40Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 366-432.

41Par exemple, Juha Hurme, op. cit., I, 6, p. 29-31 ; I, 10, p. 43-46.

42Ibid., II, 1, p. 48-49.

43Ibid., I, 1, p. 9 ; I, 3, p. 15-19.

44« TUIRALouhivuori (FU-TUM ! Tämä fu-tum merkitesee jytinää rumuarsenaalista, johon näyttelijät reagoivat kuin maanjäristykseen) uhkaa…EMASitä nimeä ei mainita.KYLLIKKIKuinka mikään voi muuttua, jos asioista ei saa puhua.EMAMiksi minkään pitäisi muuttua ?TUIRAKaikki on muuttunut jo liikaakin. Oli aika, jolloin kaikki oli hyvin.KYLLIKKI"Vanhat hyvät ajat." Se on kestoharha, jälkikäteiskonstruktio. » Ibid., I, 2, p. 13.

45Ibid., I, 5, p. 26.

46L’étymologie du nom Lemminkäinen est probablement à rapprocher du substantif « lempi », désignant notamment l’amour ou la force érotique que possèdent les corps humains. Kaarle Krohn a cependant proposé une étymologie liée au nom Fleming, « Flamand », voir Kaarle Krohn, Suomensuvun Uskonnot 1: Suomalaisten Runojen Uskonto, Porvoo, WSOY & SKS, 1915, p. 312. Les rapports entre les cycles de Lemminkäinen et de Baldr dans la mythologie germanique ont par ailleurs été étudiés par Frog, Baldr and Lemminkäinen. Approaching the Evolution of Mythological Narrative through the Activating Power of Expression. A Case Study in Germanic and Finno-Karelian Cultural Contact and Exchange, Londres, University College London, 2010.

47Merja Leppälahti, op. cit., p. 50-51.

48« Paneeko hän muita naisia matkoillaan? », Juha Hurme, op. cit., I, 9, p. 41.

49Ibid., I, 10, p. 44.

50« KYLLIKKIVaihdan valmennusryhmää. Vantaalla jäi pää vetävän käteen. Vantaa on nähty. Loikkaan Louhivuoren joukkoon, kavallan Eman firman Louhivuorelle sekä astun tämän palvelukseen Pälkäneelle. LOUHIVUORIRaju päätös ja drastinen muutos. Millä motiiveilla ?KYLLIKKICome on, minut myytiin vaimoksi mitättömälle miehelle ja miniäksi kivettyneeseen sukuun ankaran anopin armoille. Jo lähtökohtaisesti kaikki oli päin persettä. » Ibid., II, 8, p. 68-69.

51Voir Niina Hämäläinen, Yhteinen perhe, jaetut tunteet. Lyyrisen kansanrunon tekstualisoinnin ja artikuloinnin tapoja Kalevalassa, Turku, Université de Turku, 2012. Consultable sur : https://urn.fi/URN:ISBN:978-951-29-5170-3.

52« EMAMinä en kadu mitään. Mutta vatsaani vääntää ja oikeaa olkapäätäni särkee. En kadu, mutta käsi ei nouse tätä korkeammalle, ei vaikka tahdon niin. En kadu mitään, mutta minua, joka en koskaan väsy, väsyttää. En kadu, mutta minua, joka olen kaikkein vahvin, heikottaa. Mitään en kadu, vaikka poikani on pian palasina maailmalla, eikä minulla ole voimia häntä pelastaa. […] » Juha Hurme, op. cit., II, 8 ½, p. 70.

53Ibid., I, 8, p. 36.

54« EMA[…] Jos olisit kuollut synnyttyäsi, Lemminkäinen olisi saanut kaksinkertaiset voimat.LEMMINKÄINENMinäkin olen Lemminkäinen. EMAEt ole. » Ibid., I, 9, p. 41.

55Tiina Kaartama, « Diglossia and Playwriting in Finnish », Études finno-ougriennes, no 49-50, 2018, p. 269-282. Consultable sur : https://doi.org/10.4000/efo.9293.

56Juha Hurme, op. cit., II, 9, p. 73.

57Je ne m’intéresse pas ici à la question de savoir si le dramaturge suit parfaitement les règles métriques, puisqu’il suffit de voir que quelques éléments sont présents pour créer un sentiment de reconnaissance chez les lecteurs et spectateurs.

58Senni Timonen, Minä, tila, tunne. Näkökulmia kalevalamittaiseen kansanlyriikkaan, Helsinki, SKS, 2004.

59« TUIRAKieli on eräässä mielessä ulkopuolellamme, se on annettu meille osana kulttuurista ja historiallista perintöämme ; samalla kieli on sisällämme, se liikuttaa meitä ja me tuotamme sitä aktiivisina toimijoina. Sanat ovat olemassa ja ovat tavallaan toimijoita itsessään – ne luovat yhteyksiä ja suhteita inhimisten ja maailman välille mutta myös vaikuttavat näihin. Siksi sanat kuuluvat realistisimpiin voiman käsitteen representaatioihin !Syrjiin minun emoni synty,katoin kasvoi kantajani,syntyi syrjiin pohjasehen,viileän tuulen viluhun. […]Tule Tiera koti’ihin,riennä Vantaan ilo’ihin !Täällä Tuira, missä Tiera ?siellä Tiera missä Tuira !Dägä-dägä, Digelius ! (Viimeinen fraasi sisältää erityisen vahvaa taikaa, kuin hokkus-pokkus. Mutta ketään ei tule.) » Juha Hurme, op. cit., lI, 5, p. 24-25.

60Cette observation est fondée sur ma propre participation à des soirées de slam et de lectures de poésie à Helsinki depuis 2017.

61« LOUHIVUORIKyrpä sieltä, kyrpä täältä, kyrpä kaikelta kylältä !LOUHIVUORI & LOUHIVUOREN ADJUTANTITEi pillu ole pahoista tehtyeikä aivan arvosista :tehty kuusta, tehty voista, silkasta sian lihasta. » Ibid., II, 1, p. 48-49.

62Voir Heidi Henriikka Mäkelä / Lotte Tarkka, « Sopimatonta. Seksuaalisuuteen liittyvien kalevalamittaisten runojen perinnöllistäminen Suomessa 1818–1997 », Elore, vol. 29, no 2, 2022, p. 34-58. Consultable sur : https://doi.org/10.30666/elore.121473.

63Juha Hurme, op. cit., II, 7, p. 61.

64« FLEMING[…] Mä olen nyt niin kännissä, että mä en muista itsekään, mitä mä olin sanomassa, mutta siitä seikasta mun muistuikin mieleeni, että Ema ja Tuira ja Kyllikkikin puhuvat aina välillä sitä vanhaa skeidaa, jotta muistaisivat olla unohtamatta sitä, minkä me muut mieluusti unohdamme. Miten sitä vanhaa väkä-vaka-paskaa puhutaan ? », Ibid., I, 6, p. 30.

65« FLEMINGMieleni minun tekevi,aivoni ajattelevimennä paskalle. (Menee) » Ibid., I, 1, p. 9. La traduction des deux premiers vers est empruntée à Jean-Louis Perret. Voir Elias Lönnrot, Le Kalevala, épopée populaire finnoise, trad. par Jean-Louis Perret, Paris, Stock, 1931.

66Lena Gottelier, op. cit., p. 20, p. 37-44.

67Juha Hurme, op. cit., p. 5.

68Voir notamment Juhana SaarelainenRunous, tieto ja kansa. Elias Lönnrotin ajattelu ja toiminta aikalaisfilosofian kontekstissa, Turku, 2019.

69Voir Niina Hämäläinen, op. cit.

70Isla Parkkola, art. cit. Voir aussi Elli-Mari Ahola, op. cit., p. 104-117.

71« EMA[…] En kadu. En ole virheitä tehnyt, en siis kadu. Meitä veteraaneja ei kunnioiteta riittävästi. Perinne on heikoissa kantimissa. Kukaan ei lue Kalevalaa. Mutta se ei ole meidän vikamme. Emme virheitä tehneet. Joten en kadu. Ei tavuakaan katumusta. Kaadun saappaat jalassa, en kadu. » Juha Hurme, op. cit., II, 8 ½, p. 70.

72Aurélia Gournay, « Étude de la dimension réflexive et métatextuelle des réécritures littéraires des mythes : le "cas Don Juan" », Interférences littéraires/Literaire interferenties, no 17, Franca Bruera (dir.), « Le mythe : mode d’emploi. Pour une nouvelle épistémologie des réécritures littéraires des mythes », 2015, p. 167-182, p. 173. Consultable sur : http://www.interferenceslitteraires.be/index.php/illi/article/view/144.

73« Vastavoima », Juha Hurme, op. cit., p. 5.

74« Kuolla, nukkua », Ibid., II, 9, p. 75.

75« LOUHIVUORI[…]Hyvät inhimiset, hyvät naiset ja herrat!Yhteinen illanviettomme on päättymässä. Haluan vielä muistuttaa, että perimmäinen perusteen puute on kaiken olevan perimmäinen ominaisuus. Millään ei tosiasiassa ole perustetta olla tai pysyä tietyllä tavalla pikemminkin kuin jollakin toisella – ei sen enempää maailman laeilla kuin maailman olioillakaan. Kaikki todella voi romahtaa – niin puut kuin tähdetkin, niin tähdet kuin laitkin, niin fysikaaliset kuin loogisetkin lait. Eikä tämä johdu siitä, että jokin ylempi laki määräisi kaiken tuhoutuvaksi. Sen sijaan syynä on ylemmän lain puuttuminen, lain, joka kykenisi säästämään tuhoutumiselta tietyn olion, oli se mikä tahansa. Adieu! » Ibid., II, 10, p. 82.

76« LOUHIVUORITäällä mennään minun mieleni mukaan. Nämä muut ovat jo käytännöllisesti katsottuna kuolleita. (Puhaltaa näyttämön tyhjäksi.) Ovat kyllä kovasti olevinaan eläviä vielä jonkin aikaa. Mutta tämä tontti on minun. Nimeni on pian kaikuva huuliltanne ja tapani tulette tuntemaan. (Tämä viimeinen fraasi perään ranskaksi.) » Ibid., I, 2, p. 14.

77Linda Hutcheon, op. cit.

78Et sur lequel insistent les critiques, même si c’est pour le rejeter, voir par exemple : https://kirsinbookclub.com/2018/03/juha-hurmeen-lemminkainen-kansallisteatterissa-unohda-kalevala/.

79Juha Hurme, Kenen Kalevala?, Helsinki, SKS, 2023.

Pour citer ce document

Aleksi Moine , « "Plus personne ne lit le Kalevala. Mais ce n’est pas notre faute." Dialogisme intertextuel et poétique de l’hybridation dans le Lemminkäinen de Juha Hurme », Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], n° 6, « Figures mythiques dans les cultures contemporaines : récits du passé et réinterprétations », 2024, URL : https://mrsh.unicaen.fr/hce/index.php_id_2504.html

Quelques mots à propos de : Aleksi Moine

Ancien élève de l’École normale supérieure, Aleksi Moine est actuellement doctorant en folkloristique et étude des religions à l’université d’Helsinki. Sa thèse porte sur les incantations finnoises de Carélie du Nord au xixe siècle, qu’il étudie à travers le prisme de la corporéité et du christianisme vécu. Il est notamment l’auteur de « Des mots et des corps. Parole divine et orthodoxie populaire dans la Carélie du xixe siècle », Études finno-ougriennes, n48, 2017, p. 243-260. Consultable sur : https://doi.org/10.4000/efo.7335, et de « Langues de la religion et langues de la poésie : luthériens, orthodoxes et oralités poétiques dans la paroisse d’Ilomantsi au XIXe siècle », Histoire culturelle de l’Europe [en ligne], 4, 2022. Consultable sur : http://www.unicaen.fr/mrsh/hce/index.php_id_2335.html.