Le Chasseur sauvage : de la mémoire mythique aux variantes contemporaines
Résumé
La Chasse Sauvage, que les clercs d’expression latine ou française dans nos contrées ont appelée « Mesnie Hellequin » depuis le XIIe siècle, est un cortège fantastique de morts qui prennent tantôt l’aspect de guerriers, tantôt de chasseurs-ravisseurs, volontiers aériens. Ce motif est très répandu dans l’Europe et on en trouve des traces jusqu’en Asie. À partir du premier récit écrit dont nous disposions (Orderic Vital, Historia ecclesiastica, vers 1135), une tradition médiévale s’établit qui assimile souvent la Mesnie Hellequin au Purgatoire. Les poètes de leur côté n’ont jamais cessé de s’intéresser au motif, en lui faisant subir les métamorphoses qui sont leur privilège : on le retrouve sous le trait du commandeur de Don Juan ou du Roi des Aulnes alors que le nom de Hellequin survit à travers le plus illustre de ses descendants, Arlequin. Une riche tradition orale reste vivante jusqu’à nos jours dont l’Ankou ou le Père Noël constituent des exemples.
Abstract
The Wild Hunt, called « Mesnie Hellequin » by scholars writing in Latin or in old
French since the XIIth century, is a fantastic group of dead, looking like warriors or hunters, and coming
in the air, trying to take away any person who unfortunately crosses its road. This
motive can be found all over Europe, and even in Asia. Since the first Latin mention
by Orderic Vital in his Historia ecclesiastica, written around 1135, the Wild Hunt is compared to the Purgatory. Writers and poets
got inspired as well and brought out as big figures as Don Juan or the Alder King.
Harlequin still wears the old name of his ancestor Hellequin.
Rich popular and oral traditions are still alive nowadays; the Wild Hunter, even if
he changes name and face, is still the same, as well as the story he tells about our
human destiny and death.
Table des matières
Texte intégral
Dans un célèbre tableau de Lucien Cranach l’Ancien, La Mélancolie (1532), on aperçoit, dans le coin supérieur gauche, une drôle de cohorte évoluant dans un nuage noir parsemé d’étoiles : ce sont des cavaliers chevauchant toutes sortes de créatures cornues et serpentines, arborant non seulement des armes mais encore, tel le fou sa marotte, des trophées, en particulier des crânes fantastiques. Un personnage se détache, le seul à être vêtu ; visiblement, il joue le rôle du meneur de cette troupe menaçante. L’air est donc peuplé de créatures mystérieuses1 qui, en des moments particuliers de l’année, peuvent se manifester à nos sens ; l’image nous plonge immédiatement au cœur de notre sujet.
Armée furieuse ou Chasse Sauvage, les clercs d’expression latine ou française l’ont appelée « Mesnie Hellequin ». Disons, pour résumer2, qu’il s’agit d’un cortège fantastique de morts qui prennent l’aspect tantôt de guerriers, tantôt de chasseurs-ravisseurs ; cette troupe peut faire incursion dans notre univers lorsque certaines conditions spatio-temporelles sont réunies, en particulier au solstice d’hiver. Ce motif est très répandu dans l’Europe mais on en trouve des traces jusqu’en Asie. La première attestation écrite de la Mesnie Hellequin remonte à 1135 (Orderic Vital, Historia ecclesiastica3). Une tradition littéraire savante s’établit qui assimile souvent la curieuse manifestation au Purgatoire, dans le cadre d’une théologie de l’au-delà dont la théorie émerge au même moment à peu près. Mais on se souviendra aussi de la vision effrayante que constitue le Chasseur volant escorté de sa troupe lorsque vers la fin du Moyen Âge, on s’est mis à imaginer la Mort conduisant une farandole et à orner de drôles de peintures les murs des cimetières, celui des Innocents en premier : la danse macabre. En effet, le motif n’a jamais cessé de générer des variantes ; jusqu’à nos jours la vitalité de l’image mythique du Chasseur ne s’est jamais démentie. Ainsi, les poètes n’ont jamais cessé de s’y intéresser en lui faisant subir les métamorphoses dont ils ont le privilège : on retrouve certains traits du mystérieux Chasseur chez le commandeur de Don Juan ou le Roi des Aulnes, du côté du Hollandais volant ou du Freischütz, et de bien d’autres. Quant au nom de Hellequin, il survit sous une forme légèrement altérée à travers le plus illustre de ses descendants, Arlequin, dont la bosse sur le front, la batte et le costume rapiécé peuvent renvoyer à l’ancien et fabuleux ancêtre.
Parallèlement, une riche tradition orale perpétue jusqu’à nos jours le souvenir de la Mesnie Hellequin qui dit notre destinée de mortels qui serons un jour emportés dans l’ailleurs ; elle interroge aussi le Temps, celui de l’éternel retour des saisons grâce au pacte qui de tout temps a lié les morts aux vivants : pensons à l’Ankou breton, à la Chasse-galerie poitevine et canadienne ; même notre Père Noël, nous le verrons, lui doit ses principaux gènes. En effet, tout mythe relève « d’une forme symbolique éminemment mobile, malléable, qui renaît de ses cendres même lorsqu’elle semble avoir été perdue […]. Loin d’être une construction univoque, éternisée, craintivement conservée, le mythe constitue une matrice archétypale à partir de laquelle l’imagination recrée, régénère, reconstruit de nouvelles histoires4. »
Les plus anciens témoignages écrits qui nous sont parvenus sont divers et fragmentaires, mais en les additionnant selon le principe de Claude Lévi-Strauss (un mythe est « l’addition de ses principales variantes »), puis en les confrontant les uns aux autres, on observe des récurrences manifestes notamment grâce aux attributs (clochettes, chariots, visages masqués…), aux circonstances (la nuit, les solstices…), enfin à certaines modalités énonciatives étranges autour des occurrences du nom de Hellequin (questions formulaires). Des cohérences se dessinent, faisant surgir en filigrane un fonds mythique ancestral à dimension agraire. Voici ce que pourrait donc donner, dans l’esprit de Lévi-Strauss, « l’addition des principales variantes » et attestations du motif : La Mesnie Hellequin est une troupe fantastique de chasseurs et de revenants qui hante la nuit à la recherche de nouvelles âmes à emporter, qui s’organise autour de la figure noire du Grand Veneur encapuchonné, et qui surgit, souvent en vol, au milieu d’un fracas terrifiant d’aboiements de chiens, de tintement de clochettes, de vent de tempête, au son du cor, et traînant dans son sillage force ustensile ménagers et autres chariots, volontiers dans un contexte de noces, au moment des solstices. Nous insistons : cette histoire n’existe pas au Moyen Âge. Ou plus exactement – et tout se joue là –, aucun récit écrit ne contient tous ces éléments à la fois.
Premières attestations écrites d’un fonds immémorial : l’embarras des clercs
La littérature médiévale ne mentionne la Mesnie Hellequin qu’allusivement ; elle ne réécrit jamais son histoire ; elle en exploite seulement des fragments. Cependant, une littérature cléricale latine propose dès le XIIe siècle des trames narratives complètes dont Hellequin est le noyau. Le texte d’Orderic Vital, s’il constitue le premier témoignage écrit existant de la Mesnie Hellequin, possède ainsi une forte teinture chrétienne, mais qui n’en efface pas pour autant les éléments singuliers : il s’agit clairement de la réécriture d’une mémoire ancestrale. Or, entre traditions orales et écrites, il y a de constants allers-retours, et même si dans l’absolu, l’oral précède l’écrit, des traditions savantes peuvent (re)venir influencer une légende populaire, les exemples sont pléthore. Orderic Vital cherche à rationaliser une histoire qu’il a dû entendre pour la rattacher à ce qui structure son univers mental : la Mesnie Hellequin est d’emblée assimilée à une troupe d’âmes en peine en quête de rédemption, autrement dit un purgatoire ambulant. Résumons le texte : c’est la nuit, noire et profonde comme elle ne l’est qu’aux extrémités du temps, aux Douze Jours séparant Noël de l’Épiphanie, en 1091, du côté de Bonneval, en Normandie. Un prêtre s’en revient d’une visite, une extrême-onction sans doute, étant donné l’heure. Et voici que, tandis qu’il marche à l’écart de toute habitation, il entend un grand vacarme. Il va pour se cacher derrière quelques buissons de néfliers, mais c’est trop tard ; un géant armé d’un énorme bâton surgit et lui barre la route : « Arrête-toi, n’avance plus ! » Le géant, sans lui faire de mal, reste à ses côtés comme pour l’obliger à assister à ce qui est en train d’arriver. La lune brille d’un vif éclat, si bien que le prêtre voit clairement une immense troupe de gens à pied passer devant lui, portant sur leur cou et leurs épaules du bétail, des vêtements, et divers ustensiles. Ils se lamentent tout en se pressant mutuellement d’aller plus vite. Le prêtre reconnaît dans ce cortège plusieurs de ses voisins morts depuis peu. Viennent ensuite des nains, des Éthiopiens (les Noirs du Moyen Âge, parfois assimilés à des diables), des femmes à cheval, assises sur des clous brûlants, des clercs et des moines, des évêques et des abbés avec leurs capes et leurs coules noires. Eux aussi gémissent et se lamentent, certains interpellant notre prêtre pour lui demander de prier pour eux au nom de leur ancienne amitié. Après le passage de cette « armée » immense de plusieurs milliers de personnes, Walchelin se dit en lui-même : « Voilà sans doute la Mesnie Herlequin (Haec sine dubio familia Herlechini est). J’ai ouï-dire que plusieurs personnes l’ont déjà vue dans le passé mais je me suis moqué de ceux qui m’en faisaient le récit. Maintenant, je vois réellement ces âmes des morts ; je vois qu’elle existe. » Il cherche alors à s’emparer d’un cheval en guise de preuve, et manque d’être entraîné par une espèce de chevalier-démon qui laissera sur son cou la trace d’une brûlure indélébile. Notre prêtre tombe gravement malade pendant toute une semaine. Rétabli, il se rend à Lisieux et raconte tout à l’évêque. Il vivra ensuite encore 15 ans. Ce récit est exemplaire par sa longueur et la foule de détails circonstanciels et attributifs qu’il contient.
Un second témoignage vient de Gautier Map (De Nugis curialium, vers 11825) qui aborde le sujet à deux reprises, en employant deux noms distincts, Herla et Herlethingi6 ; cependant il établit lui-même une parenté entre les deux. C’est l’histoire d’un très ancien roi des Bretons nommé Herla – on distingue seulement une homophonie avec Hellequin – qui a été comblé à l’occasion de son mariage par les largesses d’un sien parent, un Pygmée qui tient plus du singe et du Pan païen que d’un être humain, largesses qu’il n’a au demeurant pas sollicitées mais qu’il accepte moyennant la promesse de rendre la courtoisie un an plus tard : assister à son tour au mariage du Pygmée dans un royaume qui a l’air d’être souterrain. Promesse tenue. Au bout de quelques jours de fête dans le royaume des nains, Herla veut retourner chez lui. Le Pygmée le charge de cadeaux, en particulier d’un petit chien. Il enjoint à Herla de ne descendre de cheval qu’une fois que le chien aura sauté à terre. Herla retourne chez lui mais doit constater qu’il ne reconnaît plus rien, qu’il n’entend plus le langage des gens. Il apprend alors qu’il a en réalité séjourné deux siècles chez le Pygmée. Des chevaliers de sa suite, dans leur panique, sautent de leur monture – transgressant donc l’interdit de sauter avant le chien – et tombent aussitôt en poussière. Et depuis, le roi Herla, avec ses guerriers, sillonne les contrées sur son cheval, sans repos, car il est bien entendu que le petit chien ne sautera jamais.
Le second texte de Gautier Map évoque une certaine familia Herlethingi, une armée « de l’errance infinie, de la ronde insensée, de l’étourdissant silence » composée d’hommes qui « apparurent vivants alors qu’on les savait décédés7 », phalanges nocturnes qui font parfois incursion dans le ciel du Mans ou de Petite Bretagne : la famille d’Herlething. Or, si la troupe est identifiée comme « appartenant à » ce Hellequin, lui-même ne cesse de se dérober dans les attestations textuelles qui vont se suivre ; inquiétant, évanescent, venant de l’ailleurs, il est ainsi rapidement assimilé au diable dans bien des textes, en particulier dans les versions françaises qui émergent à partir de la fin du XIIe siècle8. Or, certaines de ces versions vernaculaires font subir au motif et à sa figure centrale une certaine désacralisation : chez Huon de Méry, Le Tournoi d’Antéchrist (12409), la Mesnie Hellequin est assimilée à la coquetterie un tantinet ridicule ; elle arbore des clochettes tout comme chez Adam de la Halle, dans le Jeu de la Feuillée (127610), où Hellequin est l’amoureux de la fée Morgane et concurrent d’un personnage falot et pitoyable.
Ainsi donc, la Mesnie Hellequin entre dans notre sphère culturelle à travers deux identités diamétralement opposées : l’une mortifère et angoissante, l’autre aimable, un peu dérisoire et frivole, du moins en apparence11. Et chacune de ces « branches » va prospérer et générer de nouvelles variantes. Si le noyau reste à peu près constant, une grande instabilité caractérise notre motif, soulignée d’ailleurs par les hésitations onomastiques, qu’on considère les principaux noms attestés dans les textes anciens :
Familia Herlechini (Orderic Vital, 1135), milites Herewini (Pierre de Blois, 1175), Herla et familia Herlethingi (Gautier Map, 1182/93), militia / familia Hellequini (Hélinand de Froidemont, 1229/30), Hellequin (Guillaume d’Auvergne, 1231/36), familia Herlequini (Codex Runensis, XIII2), familia Allequini Etienne de Bourbon, av. 1261) pour les occurrences latines. Et en français : Mesnie Hellequin (Philoména, XII2), mesniée Hellequin (Huon de Méry, 1240), Herlekin (Miracle de Saint Eloi, XIII2), masnée Herllequin (Roman de Confession, XIII2), Hel(l)equin (Luque la Maudite, XIII2), maisinie Hielekin / roy Hellekin (Jeu de la Feuillée, 1276), maisnie Hellekin (Roman de Fauvel, 1310/1314), mesgnée Hanequin / Helequin (Robert le Diable, XIV2), mesnie Helquin (Doctrine chrétienne, XIV2), mesnie Hellekin (Mariage des filles au diable), mesgnie Hennequin (Chronique de Normandie, XVe).
Des variantes onomastiques régionales se rencontrent dans les Vosges, les Ardennes, la Wallonie et la Champagne, dans le Nord, l’Artois, la Normandie, la Bretagne, le Maine et l’Anjou : la chasse Hennequin, la Chéserquine, la Chasse hèle-chien, la Chasselquin, la Maisnieye hennequin, la Menée Anquine, la Chassennquin, la Chasse Hannequin12. On constate donc de grandes fluctuations à la fois graphiques et phonétiques : aucun nom ne s’est vraiment imposé, aucune appellation ne s’est généralisée. Cette mouvance est à la fois source et conséquence de l’étoffe sinon ténue du moins fuyante de la figure, ainsi que sa plasticité qui lui permet de s’adapter facilement à des contextes divers, clef de sa grande vitalité. Mais parle-t-on vraiment d’un seul et même personnage ? Les constantes circonstancielles semblent l’étayer ; elles permettent d’ailleurs de « démasquer » des « hellequinades » dans bien des passages qui ne nomment pas explicitement le phénomène. Cette identité fluctuante se complique encore par la multiplicité des fonctions que notre personnage peut endosser : si la plupart du temps il est le meneur d’un cortège, donc un guide et un commandeur, il est tantôt présenté comme un chevalier guerrier, tantôt comme un chasseur, voire un roi.
Les chercheurs ont essayé d’explorer son noyau identitaire en formulant des hypothèses sémantiques : « Hellequin n’est que la forme normande et primitive de hèle-chien, c’est-à-dire “chien qu’on hèle”, qu’on lance sur le gibier, “chien bruyant”. Les synonymes ancien-français helle, herle, hierle […] et hellir, herlir […] rendent compte des variantes, de sorte que Mesnie Hellequin paraît signifier “équipage de chiens bruyants13” ». La plupart des critiques misent sur une origine germanique du nom en s’appuyant sur des consonances comme Herle, Heer, Haari ou encore Hölle (HölleKing, hell anglais14). Hellequin viendrait ainsi de hel ou helle et chunig ou kuning, ce qui équivaut au moderne Hölle-König, « Roi des Enfers ». Enfin, pour certains, harii serait une latinisation de Harjos, harjis gothique, ancien allemand hari, heri, qui correspondrait au moderne Heer, « armée15 ». Le -h aspiré ainsi que la graphie -k, très fréquente, constitueraient autant de preuves de l’hypothèse germanique16. Mais on a également pu relier le nom aux Aliscamps près d’Arles17, voire établir une parenté entre « Herne the Hunter » (Shakespeare) et Herla18.
Enfin, ces tâtonnements peuvent aboutir à des antonomases : le nom propre devient nom commun ; à partir du moyen français, on rencontre dans les textes des herlequins, en particulier assimilés à des hypocrites19 ; cela va à merveille puisque ce défaut consiste en une « mascarade » de la vérité ; or, Hellequin, fuyant à jamais, est le masqué par excellence.
Réécritures littéraires : d’Harlequin au roi des Aulnes
Ce qui caractérise notre figure, c’est sa plasticité, c’est sa faculté de se fondre dans des trames et croyances diverses pour générer encore et toujours de nouvelles variantes. Nous allons ici considérer celles qui nous paraissent le plus emblématique.
(H)Arlequin
Hellequin apparaît dans un texte du milieu du XVIe sous une forme à la fois originale et à peine altérée, seule filiation qui conserve le souvenir de son nom originel :
Harlequin je m’appele, en qui or tu peux voir
Que les diables n’ont pas plus que moy de scavoir20.
Si une parenté – quoique virtuelle puisqu’elle figure dans une comparaison – avec les diables est établie, notre figure n’est plus tout à fait la même. Dans la réplique parue sous le titre Response di gestes de Arlequin, l’association à l’ancien Hellequin est encore plus claire :
Arlequin le roi commande à l’Achéron
Il est duc des esprits de la bande infernale21.
Une autre page de l’histoire de Hellequin est en train d’être écrite. Et si nous avons affaire ici à un poème, les tréteaux ne sont pas loin non plus.
Le passage de Hellequin à Arlequin se fera sans peine par le biais de la thématique de la mascarade, que met à l’index cette condamnation de la fin du XVIe siècle : « […] non ut faceret mascaradam, vel ut luderet personam Herculis vel Harlequini in Comoedia22. » Or, cet aspect fondamentalement théâtral est patent dans une des premières apparitions de celui qui s’appelle maintenant Arlequin. Dans un ouvrage humoristique intitulé Composition de rhétorique publié à Lyon en 1601 par un nommé Tristano Martinelli, la paternité en est attribuée à M. Don ARLEQVIN, Comicorum de ciuitatis Noualensis, Corrigidor de la bonna langua Francese & Latina, Condutier de Comediens, Connestable de Messieurs les Badaux de Paris, & Capital ennemi de tut les laquais inuenteurs desrobber chapiaux. Et le tout aurait été IMPRIME DELA LE BOVT DV MONDE. Une illustration représente Arlequin sur une petite scène.
Composition de rhétorique publié à Lyon en 1601. © BnF
[Pl. p. 48 - microfilm R 26976]
Arlequin est le descendant le plus célèbre, peut-être le plus imprévu aussi, le plus clairement identifié en tout cas de Hellequin. Car s’il affiche clairement des traits diaboliques, il incarne surtout la déviation burlesque du motif, apparue dès les origines. Arlequin connaît dans l’univers de la comédie une célébrité qui dépasse infiniment celle de son ancêtre dont aujourd’hui on ignore souvent jusqu’au nom. Et pourtant, nous osons affirmer que c’est à sa densité mythique sous-jacente, léguée en héritage par Hellequin à la manière d’un véritable « patrimoine génétique », que l’aimable bouffon au masque noir doit son ascension fulgurante et sa popularité durable.
Le vocabulaire de la scène garde la mémoire de ces cohérences. Tout comme Arlequin, le diable est chez lui au théâtre, royaume des masques. Or, il est un accessoire qu’on appelle encore aujourd’hui le manteau d’Arlequin : c’est cette « fausse draperie rouge de toile, qui encadre perpétuellement la scène, même lorsque le rideau est levé », et qui tirerait son origine de la Chape de Hellequin qui désignait au Moyen Âge la « Gueule d’enfer »23 grouillant de diables :
« Le théâtre s’étendait dans une longueur de cent pieds environ, souvent plus et quelquefois moins. […] Sous [la galerie] était la caverne de l’Enfer, fermée par un grand rideau, qui représentait une tête hideuse qu’on voit quelquefois désignée sous le nom de Chape d’Hellequin. Ce rideau tantôt s’entr’ouvrait à l’aide de cordages, tantôt s’ouvrait largement ; les démons en sortaient par la gueule béante ou par les yeux et de là sautaient aisément sur la galerie qui représentait la terre. »
Ainsi, le manteau d’Arlequin serait un « élargissement naturel » de la chape de Hellequin24.
Arlequin devient l’étoile incontestée de la Commedia dell’arte, si bien que la scène italienne est désormais le « théâtre d’Arlequin25 », un clown espiègle, un acrobate dont la virtuosité aérienne fascine. Cependant, il suffit de gratter un peu, la mémoire est recouverte d’une mince couche de poussière seulement. Dans Archives du Nord26, Marguerite Yourcenar évoque un pauvre homme convaincu de sorcellerie et dont un de ses ancêtres, Jean Cleenewerck, a signé les procès-verbaux de torture et de condamnation à mort. Ce Thomas, au départ, n’avouait aucun des méfaits qu’on lui imputait : avoir ensorcelé des bestiaux, avoir tué un enfant avec des prunes empoisonnées. Mais sous la torture et « après quelques os et quelques veines rompues, Thomas avoua tout ce qu’on attendait de lui : il s’était rendu à un Sabbat ; il s’était entretenu avec le démon […] ; il tenait de lui le secret de ses sortilèges et de ses prunes empoisonnées. » Or, ajoute Marguerite Yourcenar, Thomas a donné un nom précis au diable présent au Sabbat, nom fidèlement conservé dans les archives : « c’était Harlequin ». Cet exemple montre qu’(H)Arlequin est encore, en 1659, Hellequin dès qu’on quitte les scènes de théâtre des grandes villes européennes ; qu’il est fondamentalement resté le diable, maître ès sortilèges et ravisseur d’âmes. D’ailleurs, chez Watteau, n’arrive-t-il pas, sinon dans une charrette, du moins un drôle de landau ? Pensons ici à ces autres « diables » qui nous servent à transporter des charges, métonymie éloquente s’il en est.
Don Juan
Ce qui deviendra un mythe littéraire fécond s’agglomère à un fonds très ancien dont une des premières traces écrites se trouve chez Gautier Map et sa légende du roi Herla. Partager un repas avec un être surnaturel qui vous retient prisonnier dans son monde, ce schéma est attesté dans de nombreuses traditions, dont le Tote als Gast27, le mort à la fois invité et hôte d’un vivant, diffusé dans toute l’Europe occidentale et le monde slave. Lenader Petzoldt en a collecté 253 variantes orales, chiffre élevé pour une légende aujourd’hui presque disparue. Voici son noyau : un jeune homme espiègle et un peu frivole rencontre sur son chemin une tête de mort qu’il invite à un repas, croyant faire une bonne plaisanterie. Le crâne (ou le mort, selon les variantes) accepte, à condition d’être honoré en retour par une visite du jeune homme « chez lui » pour un dîner de revanche. Le jeune homme se rend bravement au repas. Mais lorsqu’il revient chez lui, il doit constater, comme Herla en son temps, que des siècles ont passé, ou du moins que sa barbe a poussé et que ses cheveux sont devenus blancs. Cet événement se produit avec une fréquence particulière pendant les Douze Jours, la Toussaint, le solstice d’été (la Saint Jean), voire aux douze coups marquant midi ou minuit, enfin à l’occasion de noces, pôle opposé, selon le principe de la coincidentia oppositorum, des funérailles – en d’autres termes, dans les circonstances précises des apparitions de la Mesnie Hellequin.
Or, un jour, les deux héros, le jeune homme facétieux puis débauché et le mort justicier, s’incarnent sous l’identité respective d’un nommé Don Juan et d’un Commandeur de pierre, qui font une entrée mémorable dans la littérature : en 1630 paraît El Burlador de Sevilla (Le Séducteur de Séville) de Tirso de Molina. Cet « homme sans nom » surgit d’une Espagne où la hantise de l’enfer est omniprésente, liée en particulier aux désordres de la chair. Le personnage est masqué – par une cape ! Rapidement, Don Juan devient le cœur d’un mythe littéraire illustré par les plus grands. Dans Les Âmes du Purgatoire de Prosper Mérimée (1834), la mémoire de Hellequin est particulièrement patente. Le héros, Don Juan de Maraña, est un séducteur impénitent mais à la psychologie complexe, très influencé par sa mère pieuse et marqué par un tableau représentant les affres du Purgatoire qui se trouvait dans la chambre maternelle… Passons sur la vie mouvementée du séducteur cynique pour arriver à l’événement décisif : ayant finalement entrepris d’ajouter à son palmarès de conquêtes une religieuse, il va au rendez-vous que celle-ci lui a fixé. Pour ne pas être reconnu, il se cache la figure ; il porte en outre un grand manteau brun que son domestique lui a fourni. Il lui reste à attendre une heure ; il est fatigué, il fait chaud, il s’assoit sur un banc. Et voici qu’il assiste à une apparition – il dira « vision » plus tard – qui le terrifie de manière croissante :
Tout à coup une musique lugubre et solennelle vint frapper son oreille. Il distingua d’abord les chants que l’Église a consacrés aux enterrements. Bientôt une procession tourna le coin de la rue et s’avança vers lui. Deux longues files de pénitents portant des cierges allumés précédaient une bière couverte de velours noir et portée par plusieurs figures habillées à la mode antique, la barbe blanche et l’épée au côté. La marche était fermée par deux files de pénitents en deuil et portant des cierges comme les premiers. Tout ce convoi s’avançait lentement et gravement. On n’entendait pas le bruit des pas sur le pavé, et l’on eût dit que chaque figure glissait plutôt qu’elle ne marchait. Les plis longs et roides des robes et des manteaux semblaient aussi immobiles que les vêtements de marbre des statues28.
C’est à son propre enterrement que Don Juan est convié ; toute la théologie du Purgatoire est actualisée dans cette scène funèbre qui rappelle les cortèges hellequiniens.
Le roi des Aulnes
Mais c’est surtout sous la figure du Roi des Aulnes que Hellequin va connaître une nouvelle jeunesse ; la figure se nourrit d’une interprétation « animiste » du motif maintes fois évoquée par les scientifiques qui proposent en substance que l’imagerie de la Chasse sauvage serait issue des impressions plus ou moins inquiétantes induites par des nappes de brouillard et autres ombres ou feux follets. Le Roi des Aulnes, qui surgit en effet d’un mystérieux « entre-mondes », apparaît pour la première fois dans un poème, Erlkönigs Tochter de Herder (1778). C’est la transposition d’une histoire d’elfes danoise où il est question à la fois de ellerkongens (du roi des elfes) et de ellekonens (de l’épouse de l’elfe) et qui relate une tentative de ravissement qui tourne mal : Herr Oluf chevauche pour convier ses amis à ses noces ; c’est alors qu’il aperçoit des elfes danser dans un paysage verdoyant. La fille du roi des Aulnes (de fait « roi des elfes ») lui tend la main pour l’inviter à danser. Herr Oluf refuse : il ne veut pas danser, il doit retourner chez lui pour se marier ! La fée a beau chercher à le séduire en lui promettant des éperons d’or et une chemise de soie blanchie par sa mère au clair de lune, Herr Oluf ne fléchit pas. Du coup, dépitée, elle lui inflige un mauvais sort, et le lendemain, celle qui devait devenir sa femme le découvre mort.
Herder, dans sa traduction, fait donc du roi des elfes le roi de l’Erle, de l’aulne, l’Erlkönig, soit en commettant un faux-sens, soit délibérément. La consonance avec He(r)lequin est en effet manifeste. Même si cette association devait être une « erreur » philologique et étymologique, il n’empêche que les associations dont Goethe va enrichir le personnage dans sa ballade Der Erlkönig sont celles qui se profilent toujours dans le sillage de Hellequin : la chevauchée, la nuit, la tempête ; la créature surnaturelle, immatérielle, aérienne qui telle un souffle se détache peu à peu de toutes ces émanations naturelles pour venir saisir, ravir une âme d’enfant (Mein Vater, mein Vater, jetzt fasst er mich an ! Erlkönig hat mir ein Leids getan !). Enfin, Erlkönig va connaître une fortune renouvelée grâce à la créature de Michel Tournier, et le héros de son Roi des Aulnes (197029), Abel Tiffauges, dont le nom renvoie également au sinistre Gilles de Rais : de nouveaux amalgames ne cessent d’enrichir cet héritage tout en gardant intact le noyau mythémique originel.
Survivances « populaires »
Si les écrivains se sont emparés avec bonheur de ces traditions pour en imaginer de nouvelles versions souvent amalgamées à d’autres motifs – pratique de la fameuse « conjointure » chère à Chrétien de Troyes –, Hellequin n’a jamais été oublié non plus dans les sphères de transmission orale ; de génération en génération, on s’est saisi de son ombre fascinante pour ajouter de nouvelles pages à son histoire et lui générer des cousins, en général plus proches des scénarios initiaux. Voyons deux exemples emblématiques dans lesquels un objet, la charrette et ses variantes, explicite le sens du scénario ancestral tout en jouant le rôle de « connecteur ».
L’Ankou
En Bretagne, l’imaginaire a développé un très grand nombre d’histoires autour de la figure de l’Ankou, au large feutre noir qui lui dissimule les traits. Ce qu’il chasse, ce sont des proies à mettre dans sa charrette et à emporter chez lui. Le breton utilise, pour évoquer le char de l’Ankou, le mot kar (« charrette »), karric (« petite charrette ») ou karriguel (« brouette »). La charrette de l’Ankou s’annonce de loin, bien avant qu’on ne la voie : imaginez des roues non ferrées roulant sur les gros pavés inégaux d’antan, et vous aurez une idée de la terreur qu’on peut alors éprouver, sachant qu’infailliblement ces sons constituent ce que les Bretons appellent un « intersigne », une annonce de l’imminence du passage de la Mort. Les ressemblances de l’Ankou avec Hellequin sont nombreuses dans les mémorats. On trouve par exemple chez Anatole le Braz, à sept siècles de distance, une variante du récit d’Oderic Vital.
Un jeune homme de Trézélan était allé conduire [ses chevaux] aux prés. Comme il s’en revenait en sifflant, dans la claire nuit, car il y avait grande lune, il entendit venir à l’encontre de lui, par le chemin, une charrette dont l’essieu mal graissé faisait : Wik ! wik !
Il ne douta pas que ce ne fût karriguel ann Ankou (la brouette de la Mort).
- À la bonne heure, se dit-il, je vais donc voir enfin de mes propres yeux cette charrette dont on parle tant !
Et il escalada le fossé où il se cacha dans une touffe de noisetiers. De là il pouvait voir sans être vu.
La charrette approchait.
Elle était traînée par trois chevaux blancs attelés en flèche. Deux hommes l’accompagnaient, tous deux vêtus de noir et coiffés de feutres aux larges bords. L’un d’eux conduisait par la bride le cheval de tête, l’autre se tenait debout à l’avant du char.
Comme le char arrivait en face de la touffe de noisetiers où se dissimulait le jeune homme, l’essieu eut un craquement sec.
- Arrête ! dit l’homme de la voiture à celui qui menait les chevaux. Celui-ci cria : Ho ! et tout l’équipage fit halte.
- La cheville de l’essieu vient de casser, reprit l’Ankou. Va couper de quoi en faire une neuve à la touffe de noisetiers que voici.
- Je suis perdu ! pensa le jeune homme qui déplorait bien fort en ce moment son indiscrète curiosité.
Il n’en fut cependant pas puni sur-le-champ. Le charretier coupa une branche, la tailla, l’introduisit dans l’essieu, et, cela fait, les chevaux se remirent en marche.
Le jeune homme put rentrer chez lui sain et sauf, mais, vers le matin, une fièvre inconnue le prit, et le jour suivant, on l’enterrait30.
La charrette – et toutes ses variantes, c’est-à-dire des contenants de toutes sortes – constitue elle aussi le point d’ancrage d’une coincidentia oppositorum signifiante. Rappelons que dans l’Antiquité, la corbeille était un symbole de fertilité et en tant que tel l’attribut de divinités agraires et maternelles comme Gaia et Déméter. Hellequin en effet est le cœur d’un mythe agraire, ce qu’une figure familière, qui conserve de nos jours encore ses principaux attributs, permet d’étayer.
Père Noël, saint Nicolas et le Fouettard
Au cœur du solstice d’hiver surgissent dans nos contrées de grands porteurs de hotte. Ils s’appellent Père Noël ou saint Nicolas, mais aussi Fouettard, Krampus, Ruprecht31. La fonction nourricière des premiers est patente, à peine dissimulée aujourd’hui derrière la surabondance de cadeaux pour la plupart non comestibles, richesses superflues mais qui sont autant de promesses d’avenir et de reverdie, beau nom que donne l’ancien français au printemps. On attribue notamment à saint Nicolas un miracle semblable à la multiplication des pains32. Les seconds en revanche renvoient au boucher impénitent de la légende qui a mis trois petits enfants « au saloir comme pourceaux », dit la chanson : on retrouve la foncière ambivalence de Hellequin, c’est-à-dire la connivence ancestrale entre vie et mort, mais la légende dit aussi le triomphe final de la vie33. Or, c’est le sac (ou hotte, ou traîneau) qui explicite cet aspect du scénario et le rend lisible : celui de Nicolas est rempli à ras bord de friandises qu’il déverse devant les hommes au cœur de la disette hivernale ; celui du Fouettard en revanche est vide : au lieu d’apporter quelque chose, il menace d’emporter quelque chose, ou plutôt quelqu’un, des enfants, des gens dans cet ailleurs dont il vient. Ce douteux Fouettard possède des variantes, à l’instar de cet effrayant Croquemitaine dont une chanson résume les horribles intentions :
Attends, Attends…
Petit bougre d’enfant !
Ce n’est pas le père Noël qui frappe à la porte,
C’est le Croquemitaine qui va te jeter dans sa hotte !
Il t’emmènera et te croquera menu
La tête, les jambes, les bras, les doigts !
Oui surtout tes jolies petites mitaines…
Car c’est ce qu’il préfère, lui, le Croquemitaine34 !
C’est donc la hotte (variante de la charrette de l’Ankou et des chariots de la Mesnie Hellequin) qui se charge pour ainsi dire d’exprimer poétiquement et symboliquement l’ambivalence de notre personnage double qui peut aussi bien vous combler de bienfaits que vous menacer dans votre survie même. Il existe d’ailleurs une sculpture remarquable sur le portail de la Cathédrale de Fribourg consacrée à saint Nicolas, le patron de la ville : c’est un diable avec une tête de porc, qui porte un croc à la main, et surtout une hotte sur le dos, remplie de petits personnages, des enfants ou plutôt des âmes qu’il transporte donc dans son ailleurs, et qui souligne bien la double face de Nicolas – coincidentia oppositorum, car le mythe, au lieu d’opposer les contraires, les envisage dans une relation de complémentarité nécessaire.
Archives Claude Lecouteux
Saint Nicolas et son cousin, le Père Noël possèdent d’autres attributs nous renvoyant à Hellequin, dont la clochette. Là encore, l’objet révèle la quintessence de notre figure. Le caractère sacré de la clochette est très anciennement attesté. Les habits du prêtre hébreu en sont pourvus : pour se présenter devant le Seigneur, Aaron doit suspendre à sa robe des clochettes en or séparées par des grenades35. La fonction de mise à distance du « profane » semble doubler une fonction d’avertissement, au même titre que le glas n’annonce pas seulement un trépas, mais aussi la proximité de créatures surnaturelles dont il convient de se garder. De nombreuses traditions et légendes actualisent les associations de la clochette avec le sacré, notamment avec la mort et les revenants, d’où leur présence massive à Carnaval. Anatole Le Braz de son côté, en évoquant les fameux cortèges des morts (« Anaon ») qui peuplent les légendes bretonnes, signale que leur approche est annoncée par de minuscules clochettes. En d’autres termes, le son de la cloche nous parvient presque toujours de quelque outre-monde. Et c’est bien ce que nous comprenons en imaginant le Père Noël avec son tintant traîneau aérien venant directement du ciel.
La clochette, en avertissant, peut aussi être apotropaïque : elle tient éloignées toutes sortes de menaces, la plupart du temps des dangers contre lesquels l’homme ne peut se prémunir parce qu’ils viennent du cosmos ; clairement, il s’agit de protéger les récoltes et le bétail. C’est bien pour cette raison qu’on attache des cloches au cou des vaches depuis les plus anciens temps. Plutarque rapporte que les Égyptiens croyaient que Typhon pouvait être chassé grâce au son d’une sorte de crécelle en airain que les prêtres agitaient à l’occasion de la fête d’Isis. La clochette peut donc influer sur les phénomènes atmosphériques qui sont responsables de l’équilibre de notre univers et de la fertilité de la nature. Or, dans une tradition alsacienne particulièrement emblématique, c’est saint Nicolas en personne qui, par l’entremise d’un instrument, remplit ce même office : « Autrefois, les pèlerins ne se contenaient pas de rapporter, comme souvenir de leur pèlerinage à Saint-Nicolas-de-Port, des croix, des médailles, des images, des chapelets, ils s’approvisionnaient encore en ce lieu de cornets en bois qui avaient, lorsqu’on soufflait dedans, la vertu d’éloigner les orages36. » Une boucle se boucle.
En guise de conclusion : la barbe ou du masque
Les enfants ne s’y trompent pas en demandant, lorsqu’en décembre, les pères Noël pullulent dans les rues : est-ce le vrai, ou un faux ? Les enfants ne s’y trompent pas en reculant avec frayeur devant le gros bonhomme barbu, et se débattent si les adultes ont l’idée saugrenue de vouloir les poser sur ses genoux, tout près de son effroyable figure. Car en effet, barbe, cape et capuche, ces trois attributs hellequiniens, se confondent dans une seule et même fonction : dissimuler comme le fait un masque, mais dissimuler quoi exactement ? Un secret sombre, une menace ? L’identité, la vraie ? Une figure si sacrée que l’œil de l’homme ne doit pas la contempler, aussi peu que sa bouche ne doit prononcer le nom – pensons à l’ineffable tétragramme YHWH ? Qu’y a-t-il sous le masque ? « What art thou, that usurp’st this time of night ? » demande un gardien au spectre du roi du Danemark qui lui apparaît : qui es-tu, ou plutôt quelle chose es-tu, toi, qui oses hanter cette heure de la nuit (Hamlet, I,1) ? Pensons également à l’étrange question qui ouvre le Erlkönig de Goethe (« Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ? »). Or, cette interrogation souvent muette fait écho à une très ancienne question qui est récurrente dans les contextes évoquant Hellequin. Me siet-il bien li hurepiaus, « ce chapeau, me va-t-il bien ? » Quomodo tam pulchram cappam habetis, « pourquoi avez-vous une si jolie cape (ou capuche) » ? Ou encore, Richard sans Peur demande à une troupe d’esprits hellequiniens, comment ilz povoyent avoir telle figure trouvee laquelle il portoient (Richart sans Paor37). Des questions étranges comme des énigmes ou des formules magiques se profilent ainsi dans un grand nombre d’occurrences hellequiniennes. Elles interrogent l’identité masquée des personnages qui y surgissent.
Nous pouvons ainsi nous demander comme les petits enfants : « qui es-tu qui te caches sous cette grande barbe blanche, dans cette noire nuit ? D’où viens-tu, et de quelle essence es-tu fait ? Quelle révélation, quel message à la fois ineffable et vital as-tu à délivrer, telle une formule magique à la vertu performative ? Oui, qui es-tu ? Nous touchons ici aux « questions interdites » qui caractérisent notamment certaines configurations mélusiniennes et jusqu’au Lohengrin de Wagner. En tout cas, la quintessence de cette question angoissée est posée avec une stupéfiante récurrence chaque fois qu’un revenant du cortège du Chasseur sauvage se présente. Elle le démasque efficacement comme étant une créature de l’ailleurs, bien vivante cependant, experte en déguisement et mascarade, tantôt mortifère, tantôt bienveillante, comme toutes les créatures qui savent le secret des passages entre la vie et la mort.
Notes
1Voir Karin UELTSCHI et Myriam WHITE-LE GOFF (dir.), Les entre-mondes. Les vivants et les morts, Paris, Klincksieck, 2009.
2Cet article repose sur nos nombreux travaux consacrés, au cours des quinze dernières années, à ce sujet, dont La Mesnie Hellequin en conte et en rime. Mémoire mythique et poétique de la recomposition, Paris, Honoré Champion, 2008, issu de notre HDR : nous avons cherché à retracer les fortunes respectives des traditions savantes (« littéraires ») et populaires (« orales »), ainsi qu’à analyser les mécanismes en œuvre dans les amalgames à l’origine des fusions syncrétiques, et que le présent travail ne peut que survoler. Mentionnons trois autres études de synthèse : Otto DRIESEN, Der Ursprung des Harlekin. Ein kulturgeschichtliches Problem, Berlin, Alexander Duncker, 1904; Alfred ENDTER, Die Sage vom wilden Jäger und von der wilden Jagd, thèse de doctorat, Francfort, 1933; Karl MEISEN, Die Sagen vom wütenden Heere und wilden Jäger, Münster in Westfalen, Verlag Aschendorf, 1935 (Volkskundliche Quellen, Heft 1).
3Orderic VITAL, Historia ecclesiastica, VIII, 17, éd. M. CHIBNALL, Oxford, 1973.
4Jean-Jacques WUNENBURGER, « Création artistique et mythique », Danièle CHAUVIN, André SIGANOS et Philippe WALTER, Questions de Mythocritique, Dictionnaire, Paris, Imago, 2005, p. 79-80.
5De nugis curialium, I. X1 et I. XIII. Éditions modernes : Courtiers’s Trifles, M.R. JAMES, 1914, revu par C.N.L. BROOKE et R.A.B. MYNORS, Oxford, 1983 ; Contes de courtisans, traduction du De nugis curialium de Gautier Map par M. PEREZ, Lille, Centre d’études médiévales de l’Université de Lille, 1987 ; A. K. BATE, Contes pour les gens de cour, Turnhout, Brepols, 1993.
6Voir à ce sujet Claude LECOUTEUX, Chasses fantastiques et cohortes de la nuit au Moyen Âge, Paris, Imago, 1999, p. 104-105.
7De nugis, op. cit.
8Voir l’intégralité des occurrences latines et vernaculaires (françaises) dans Karin UELTSCHI, La Mesnie Hellequin, op. cit.
9Huon DE MÉRY, Le Tournoi de l’Antéchrist, éd. S. ORGEUR, Paradigme, 1994.
10Adam DE LA HALLE, Œuvres complètes, éd. P.Y. BADEL, Paris, Le Livre de poche, coll. Lettres Gothiques, 1995.
11Nous renvoyons à notre synthèse concernant ce point précis : Karin UELTSCHI, « Hellequin bifrons : à propos du sacré, du comique et du théâtral », Façonner son personnage au Moyen Âge, Études réunies par C. CONNNOCHIE-BOURGNE, Senefiance n° 53, Publications de l’Université de Provence, 2007, p. 329-338.
12Hermann FLASDIECK, « Harlekin. Germanischer Mythos in romanischer Wandlung , Anglia 61, Heft 3/4, 1937, p. 255.
13Lazare SAINÉAN, « La Mesnie Hellequin », Autour de la Chasse fantastique (1902), C.E.M., Mémoires, t. VIII, 1998, p. 17.
14Jean-Jacques MOURREAU, « La Chasse sauvage, mythe exemplaire », Nouvelle École, t. 16, 1972, p. 13.
15« Harier besagt also, „die zum Heer gehörigen, Angehörige des Heeres“ ». Alfred ENDTER, Die Sage vom wilden Jäger, op. cit., p. 8.
16« Das Wort ist zweifellos germanistischer Abstammung. Es ist ein letzten Endes englisches Wort, das durch die anglofranzösische Normannenkultur den europäischen Sprachen zugeflossen ist. » Hermann FLASDIECK, art. cit., p. 169 et 225.
17Il s’agit en fait, comme la Via Appia à Rome, plutôt d’une route le long de laquelle on enterrait les morts avant qu’ils ne soient réintégrés dans les villes, voire dans les églises et leur « cour ». Cf. Ph. ARIÈS, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Paris, Le Seuil, 1975, p. 25.
18Cf. Alfred ENDTER, op. cit., p. 21.
19Dictionnaire de Moyen Français. Voir aussi « La quête d’un référent : jeux de sons et de sens autour de « Hellequin », dans Miroirs arthuriens entre images et mirages, éd. par Catalina Girbea, Mihaela Voicu, Ioan Panzaru et. al., Turnhout, 2020 (Culture et société médiévales, 34), p. 185-194. https://hal.science/hal-02990407).
20Histoire plaisante des faicts et gestes de Harlequin. Pamphlet en alexandrins de 1558, B.N., inv. Réserve Ye 4151. Otto DRIESEN (Der Ursprung des Harlekin, op. cit.), p. 248 et sq.) mentionne cinq rééditions du recueil entre 1577 et 1617, ce qui prouve sa grande popularité.
21Cité par M. DELBOUILLE, « Notes de philologie et de folklore. La légende de Herlekin », Bulletin de la Société de langue et de littérature wallonnes, t. 69, Liège, 1953, p. 3.
22Carnuti, Anti-Chopin (1592), cité par O. DRIESEN, op. cit., p. 18.
23Gustave COHEN, « Un terme de scénologie médiévale et moderne : chape d’Hellequin – manteau d’Arlequin », Mélanges de philologie romane et de littérature médiévale offerts à Ernest Hoepffner, Paris, Les Belles Lettres, 1949, p. 113.
24Ibid., p. 113 et p. 115.
25François MOUREAU, De Gherardi à Watteau : Présence d’Arlequin sous Louis XIV, Paris, Klincksieck, 1992, p. 28.
26Marguerite YOURCENAR, Archives du Nord, Paris, Gallimard, 1997, « Folio », p. 70.
27Leander PETZOLDT, Der Tote als Gast. Volksage und Exempel, Helsinki (FC 200), 1968.
28Prosper MÉRIMÉE, Les Âmes du Purgatoire, in Colomba et dix autres nouvelles, éd. P. JOSSERAND, Paris, Gallimard, « Folio », 1964, p. 266-267.
29Michel TOURNIER, Le Roi des Aulnes, Paris, Gallimard, Folio, 1970.
30Anatole LE BRAZ, La légende de la mort, Magies de la Bretagne, éd. F. LACASSIN, Paris, R. Laffont, coll. « Bouquins », 1994, t. 1, p. 150.
31Nous nous permettons de renvoyer à notre Histoire véridique du Père Noël, Paris, Imago, 3e édition 2021, not. p. 8 et sq.
32Jacques de VORAGINE, La Légende dorée, A. BOUREAU, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 2004, p. 30-31.
33Qu’il s’agit d’une légende symbolisant la re-naissance, c’est ce que Alfred Maury propose comme interprétation, notamment à travers la présence du baquet-saloir qui se trouve volontiers à côté des trois enfants dans l’iconographie, baquet qui renvoyait originellement aux fonts baptismaux. Voir Alfred MAURY, Croyances et légendes du Moyen Âge, 1896, Genève, Slatkine Reprints, 1974, p. 149-150.
34La Grande Oreille, « Noël ! », n° 8, Hiver 2000-2001, p. 35.
35Exode, 28, 33-35.
36Claude SEIGNOLLE, Contes, Récits et Légendes des pays de France, Paris, Presses de la Renaissance, 2004, « Lorraine » (« Vive saint Nicolas »), p. 582.
37Cf. D.J. CONLON, Richard sans Peur, Chapel Hill, North Carolina Studies in the Romance Languages and Literatures, U.N.C. Department of Romance Languages, 1977, v. 144-145.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Karin Ueltschi
Karin Ueltschi est Professeur de langue et littérature française du Moyen Âge à l’Université de Reims. Ses travaux portent sur l’articulation entre héritages chrétiens et préchrétiens, la mythologie comparée ainsi que le rapport entre traditions orales et savantes. Elle a notamment publié La Mesnie Hellequin en conte et en rime, Honoré Champion, 2008 ; Histoire véridique du Père Noël. Du traîneau à la hotte, Imago, 2012 ; Mythologie des Boiteux et du Pied fabuleux, Imago, 2019 ; Les entre-mondes. Les vivants et les morts (avec M. White-Le Goff), Klincksieck, 2009. Actes du séminaire qu’elle anime : Grandes et Petites mythologies 1. Monts et abîmes : des dieux et des hommes ; Grandes et Petites mythologies 2. La Faune et la Flore, Reims, EPURE, 2020 et 2022.