Histoire culturelle de l'Europe

Caroline Février

Terra marique. Les métamorphoses du serpent, de l’Île Tibérine aux tréfonds de Hogwarts

Article

Résumé

Condamné par le Créateur à ramper sur la terre et à se nourrir de la poussière, le serpent s’affirme, dès les temps bibliques, comme un animal chthonien.
Les Grecs et les Romains associeront eux aussi le serpent à la terre : il est pour eux et un objet d’étude (Nicandre de Colophon ou Pline l’Ancien), et un objet de fascination. Mais le serpent est surtout associé à la fertilité agraire et humaine à l’instar des divinités infernales.
Avec le Moyen-Âge, le serpent connaît sa première métamorphose. Le Physiologos grec fait du serpent une engeance diabolique : l’animal devient monstre. Tantôt dragon, tantôt basilic, le serpent emprunte ses ailes au coq ou à la chauve-souris pour investir les airs. Du fronton des églises romanes à la Belle au Bois Dormant de Disney, en passant par l’héraldique et les contes de fées, le dragon domine tout l’imaginaire médiéval comme la fantasy contemporaine.
En parallèle, mais surtout à partir de la Renaissance, se dessine la figure plus inquiétante encore du serpent de mer, déjà présent dans l’Enéide de Virgile. Les bestiaires médiévaux reprennent le motif biblique du Léviathan, un monstre qui dévore les marins et coule les vaisseaux, et de Rabelais à Harry Potter, le serpent de mer nourrira l’imaginaire des lecteurs, comme une créature mythique et terrifiante.

Abstract

Cursed by God to crawl on his belly and eat dust, the serpent asserts himself, since biblical times, as a chthonian animal.
Greeks and Romans themselves would associate the serpent with the earth : snakes are both a focus of study (Nicander of Colophon, Plinius the Elder) and an object of fascination. But it is mostly related to agrarian and human fertility, along with the gods of the underworld.
In the Middle Ages, the serpent goes through its first metamorphosis. The Physiologos establishes the serpent as a brood of evil : the animal becomes a monster. Alternatively dragon or basilisk, the serpent spreads out his wings he takes from the rooster or the bat in the air. From the pediment of Roman art churches to Disney’s Sleeping Beauty, through heraldry and fairy tales, the dragon rules the medieval imaginary as well as the contemporary fantasy.
At the same time, but mostly from the Renaissance on, appears the even scarier figure of the sea serpent, already present in Virgil’s Aeneid. Medieval bestiaries mention the biblical image of the Leviathan, a monster which gulps sailors and sinks ships, and from Rabelais to Harry Potter, the sea serpent will feed readers’ imagination as a mythical and terrifying creature.

Texte intégral

Condamné par le Créateur à ramper sur la terre et à se nourrir de la poussière, le serpent s’affirme, dès les temps bibliques, comme un animal chthonien. Incarnation de la malice et de la ruse perfide, il précipite la chute originelle dans la Bible, tout comme il croque la plante d’immortalité dans l’épopée de Gilgamesh.

À l’examen du vocabulaire, qu’il soit grec ou latin, on a parfois tenté de classer les serpents selon leurs habitudes ou leur lieu de vie : une distinction qui, à l’examen des textes, ne se révèle pas réellement pertinente – les termes étant souvent employés indistinctement – mais qui cependant orientera, d’une certaine manière, le plan de cet exposé. Nous verrons qu’avec l’Antiquité, disparaît le serpent inoffensif et bienveillant, dispensateur de fécondité : sous l’influence de la Genèse, il est à jamais damné, au point de devenir une créature démoniaque. Animal chthonien, rabaissé à la terre par le Dieu de la Bible, le serpent cède la place à l’époque chrétienne et au surtout au Moyen Âge, à une créature dont il est à la fois l’origine et le double, mais qui, elle, tenant autant du volatile que du reptile, a la capacité de voler. Nous verrons enfin que le serpent de terre et le dragon céleste cohabitent, depuis les temps légendaires, avec le serpent de mer. Déjà présent dans la culture et l’esthétique de l’Antiquité, il prend une place de plus en plus importante jusqu’à l’époque contemporaine, pour devenir une figure majeure de la science-fiction et de la fantasy.

Le Fils de la Terre. L’image double du serpent dans l’Antiquité

Le serpent, tel qu’il est considéré dans le monde gréco-romain, est l’héritier d’une longue tradition. Les civilisations sumérienne et mésopotamienne le présentent comme « Fils de la Terre », une créature primordiale, associée aux forces souterraines de fertilité et de croissance, une figure liée à l’immortalité, mais aussi, paradoxalement, à la mort1.

Le motif du serpent sur l’Arbre de Vie est un thème iconographique très ancien. En Mésopotamie, au second millénaire avant J.-C., le serpent est ainsi associé à la fertilité et, par extension, à la fécondité humaine. C’est probablement de ce motif que tire son origine l’épisode du péché originel dans la Genèse, où, à dessein, l’auteur du texte installe le serpent auprès d’un autre arbre, celui de la Connaissance du Bien et du Mal, alors que l’Arbre de Vie est relégué au second plan. Mais le serpent sur l’Arbre de Vie restera une source d’inspiration, mythique et picturale. Une des plus belles fresques pompéiennes, dans la Maison du Verger, montre un reptile de bonne taille enserrant le tronc d’un figuier chargé de fruits. Une fresque peu connue du XVe siècle représentant le Jugement Dernier2 montre le Roi Salomon au pied de l’Arbre de Vie où se love un serpent.

La mythologie grecque reprend l’image de ce serpent « gardien » et en force le trait, pour en tirer quelques-unes de ses figures les plus terrifiantes, ainsi affectées à la protection d’un lieu ou d’un objet : outre Ladon, le gardien du Jardin des Hespérides, on peut nommer Echidna, génitrice de l’Hydre de Lerne, ou encore le dragon de Colchide, que devra affronter Jason pour pouvoir s’emparer de la Toison d’Or. On pourrait y ajouter Cerbère – dont la triple gueule était, dans la religion étrusque, faite de têtes de serpents (et non de chiens), Méduse à la chevelure serpentine ou encore Typhon. Adversaire d’Apollon, le serpent Python est fils de Gaïa, la Terre Mère : incarnation même du mal, il est connu, selon Macrobe, pour s’être introduit dans le berceau d’Apollon, après l’accouchement de Latone (Sat., 1, 17, 52). L’enfant divin aurait tué le draco femelle et aurait laissé son corps « tomber en pourriture », πύθειν, sur le sol. La légende la plus connue raconte cependant que Python défendait l’oracle de Delphes et qu’Apollon dut le tuer, pour se rendre maître du sanctuaire, et instituer ensuite les Jeux Pythiques afin d’apaiser la colère de Gaïa3.

Tandis que la mythologie grecque fait la part belle aux serpents fabuleux, la littérature savante opère une rigoureuse classification des ophidiens : au second siècle avant notre ère, le poète grec Nicandre de Colophon, dans ses Thériaques, recense les différentes espèces et leurs caractéristiques. Pline l’Ancien, dans les pages qu’il consacre aux reptiles, invite à se prémunir de leurs morsures, tandis que le poète Lucain, à travers un tableau spectaculaire et horrifique, dresse, dans sa Pharsale, un catalogue des serpents de Lybie4. Dangereux par son venin, son regard ou son haleine, le serpent est aussi et surtout un animal inquiétant auquel on prête, par une sorte d’anthropomorphisation, un caractère vil, fourbe et trompeur. C’est bien sûr le serpent de la Bible qui, dans la Genèse, convainc Ève de goûter au fruit défendu et conduit le couple originel à être banni du Jardin d’Eden. C’est encore le serpent des Fables d’Esope, mauvais et vicieux. C’est aussi Kaa, le python créé par Rudyard Kipling dans son Livre de la Jungle en 1894 et détourné ensuite par les studios Walt Disney dans le dessin animé homonyme (1967)5 : Kaa tente à deux reprises d’hypnotiser le jeune Mowgli afin de l’engloutir facilement, en lui susurrant d’une voix sifflante une mélopée persuasive – « Trust in me ! » – et en l’enserrant dans ses anneaux6.

Considéré comme vil et nuisible, le serpent fait partie de la triade funeste qui entoure le condamné à mort dans le culleus : il s’agissait en fait d’un vaste sac de cuir dans lequel on enfermait le meurtrier convaincu de parricide, en la compagnie peu engageante d’un coq, d’un chien et d’un serpent, avant de le jeter à l’eau. Trois animaux jugés néfastes qui menaient probablement la vie dure au condamné, avant de périr avec lui, noyés dans les flots7.

Le serpent s’impose néanmoins comme une figure double, ou plutôt ambivalente8. Si l’aspic et le basilic sont redoutés pour leur venin mortel, le draco, lui, est un animal inoffensif9, au point qu’il est considéré, en Grèce, comme un animal domestique10. À l’échelle de la cité, un serpent (c’est-à-dire une couleuvre) gardait, dit-on, le sanctuaire d’Athéna sur l’Acropole. Le serpent drakôn est bien sûr associé à une figure divine remarquable, le dieu guérisseur Asklépios, devenu à Rome Aesculapius. Esculape, fils d’Apollon, avait de toute éternité son sanctuaire à Epidaure, dans un vaste enclos où les innombrables dracones, élevés en liberté, étaient vénérés comme l’animal attitré du dieu11. Un personnage du Ploutos d’Aristophane raconte l’incubation, telle qu’elle était pratiquée à l’Asklepieion du Pirée, et comment les serpents dracones qui rampaient autour des lits des malades participaient activement à la thérapie, les léchant et les mordillant si bien que les hommes avaient l’impression d’avoir été touchés par le dieu12. On racontait que le bâton d’Asklépios, autour duquel s’enroulait une couleuvre, lui donnait le pouvoir de guérir toutes les maladies. En 493 av. J.-C., lors d’une épidémie particulièrement meurtrière, le Sénat romain ordonna – sur le conseil des Livres Sibyllins – qu’une ambassade se rende à Epidaure pour en ramener, sous la forme d’un serpent, Esculape et installer son culte à Rome. Le poète Ovide raconte ainsi comment le gigantesque draco, incarnation d’Asklépios (puisque le dieu était parfois confondu avec le serpent), débarque en pleine Rome et prend possession de l’Île Tibérine, qui restera par la suite, et jusqu’à aujourd’hui, dédié à la santé et la salubrité13.

Dispensateur de bienfaits en tant que dieu guérisseur, Esculape partageait – dans le monde grec au sens large, d’Athènes à la Sicile, en passant par la Béotie – le motif du serpent avec Zeus Meilichios, qui était représenté selon les mêmes types iconographiques que lui. Doté d’une épithète qui évoquait le miel et la douceur, ce dieu-daimôn chthonien assurait la prospérité, non seulement des individus qui l’invoquaient dans le cadre domestique, mais aussi de la cité tout entière, sur laquelle il faisait régner la concorde. Il était souvent confondu avec l’Agathos Daimôn, le « Bon Génie » des Grecs, lui aussi souvent représenté sous l’apparence d’un serpent : les Agathoi Daimones étaient les protecteurs de la maison et de la famille, et aussi les garants de la fertilité des récoltes14. On pense alors à un autre serpent « aimable », celui qui hante la domus de tout citoyen romain et déroule ses boucles harmonieuses sur le mur du laraire romain. Souvent confondu avec le Genius déjà représenté, encadré par les Lares dansants, sur la partie supérieure du laraire, le serpent occupe lui la partie inférieure et n’a pas d’interaction avec toutes ces figures. Alors que G. Wissowa identifiait ce serpent avec le Genius, l’incarnation de la puissance reproductrice (de gignere, « engendrer ») du pater familias, sur lequel il veillait15, on a tendance, de nos jours, à l’en dissocier. Représenté seul, ou par paire, le serpent est sans doute plus vraisemblablement attaché au lieu – genius loci – qu’aux individus, à l’image des Agathoi Daimones grecs et conformément à sa fonction primitive de gardien16.

Indissociable de la terre et des forces vitales qu’elle enferme17, le serpent est également associé, non aux morts en tant que tels, mais au caractère exceptionnel de ces morts : il incarne notamment la toute-puissance des héros défunts. Selon les théories de la génération spontanée – qui supposent que le vivant naît de la matière inerte, on prétendait ainsi que les serpents pouvaient naître de la décomposition d’un cadavre humain. L’exemple fourni par les auteurs anciens est celui de Cléomène, et c’est précisément la dimension héroïque du personnage qu’illustre le phénomène prodigieux18. Le serpent dénotait, tel un symbole, le prestige de cette figure héroïque. À l’inverse, comme signe de prédestination, il annonçait l’avènement d’un futur prince : Suétone rapporte ainsi qu’on trouva une mue de serpent dans le lit de Néron alors enfant19.

Le serpent était déjà, dans la mythologie grecque, une figure monstrueuse. Comme le montre L. Bodson, ces figures mythiques se construisaient néanmoins à partir des traits caractéristiques des animaux connus. La description des serpents monstrueux de l’Antiquité se nourrissait de l’avancée des connaissances géographiques et zoologiques : les grands serpents du Nil influencèrent la description des monstres serpentiformes de la littérature20. Néanmoins, ces animaux fabuleux – déjà appelées « dragons », dracontes – n’étaient que des avatars hyperboliques des serpents réels. Tout en étant gigantesques, ils gardaient une apparence serpentiforme21. Le Moyen Âge et les époques suivantes vont transformer la physionomie du serpent pour en faire une créature hybride, mi-reptile, mi-oiseau de proie.

Le dragon médiéval ou l’« Apoteratose »22 du serpent

De serpent monstrueux, le « dragon » est devenu un monstre à part entière, très loin de l’inoffensive couleuvre dont il tient son nom. Au sens littéral du terme, le dragon tel qu’il apparaît à la fin de l’Antiquité est un monstrum, une figure composite qui n’appartient pas aux catégories de la Nature. Il ne s’apparente à aucun autre animal, mais incarne en quelque sorte un fantasme et cristallise les peurs d’une civilisation. Doté d’ailes et de pattes aux griffes acérées, souvent pourvu de cornes, le dragon a, dans ses représentations traditionnelles, le corps d’un énorme serpent ventru. Sa force ne réside plus dans le pouvoir constricteur de ses anneaux, mais dans son énorme gueule qui crache du feu23 et dans sa capacité à voler, soutenu par des ailes immenses, semblables à celles d’une chauve-souris ou d’un ptérodactyle. Là où le serpent primitif était un animal chthonien, attaché à la terre dont il était issu et sur laquelle il était, depuis la Genèse, réduit à ramper24, le dragon investit les airs et bat des ailes à la poursuite de ses victimes, décuplant la menace que représentait son ancêtre.

En réalité, le dragon est une créature née de l’imaginaire et de l’inconscient des populations : il ne correspond à aucune espèce zoologique attestée, mais son image et ses variantes se sont diffusées au fil des migrations et des échanges commerciaux, si bien qu’il se trouvait à la fois en Orient et en Occident. Le dragon occidental est à la fois l’héritier des serpents légendaires de la mythologie grecque et de la tradition chrétienne, à travers la Bible et surtout l’Apocalypse, avec cette Bête avec laquelle on a fini par le confondre25. Le dragon va connaître une évolution physique au fil des époques. Tantôt serpentiforme26, tantôt hybride27 dans le Haut Moyen Âge, le dragon se pare d’ailes membranées, semblables à celle d’une chauve-souris, à la période gothique. Cornu ou griffu, par association avec le Démon, le dragon ressemble désormais plus à un dinosaure ou un fauve qu’à un serpent.

Au Moyen Âge, les animaux réels ou imaginaires – les deux se côtoient – occupent une place majeure dans l’art ornemental, depuis les jambages et les marges enluminées des manuscrits jusqu’aux frontons des églises. C’est principalement sur les édifices religieux que le dragon s’imposera comme un motif ornemental essentiel28. Les figures animalières sont partout, non seulement sur la pierre sculptée, avec les chapiteaux et les gargouilles29, mais aussi sur les ouvrages de ferronnerie (poignées et ferrures de porte). Les artisans et les tailleurs de pierre utilisent toute la matière première mise à leur disposition pour la façonner en forme de monstre ou d’animal. Dans l’art roman, les représentations sont avant tout symboliques : les artistes représentent les animaux de manière souvent stylisée et sans se référer à la réalité observée. On pratique volontiers la copie d’un support à l’autre, et de la peinture à la sculpture, les modèles sont déformés et transformés. À partir du XIIe siècle, l’art gothique privilégie les motifs végétaux et les ornements se retrouvent surtout sur les chapiteaux de colonnes. Les animaux sont figurés de manière plus réaliste, les descriptions qui en sont faites, fondées sur le savoir antique, se veulent plus objectives. Dans les enluminures, la figure animale est désormais représentée seule, pour elle-même, et n’est plus seulement un motif ornemental.

Promu au rang d’emblème par la « matière de Bretaigne » – le champ immense des mythes celtiques et de la littérature arthurienne –, le dragon va envahir non seulement l’écrit, mais aussi l’image. Il devient un motif incontournable dans les enluminures qui ornent les bestiaires. Les bestiaires médiévaux s’inspirent du Physiologus et précèdent les premières encyclopédies, au XIIIe siècle. Recueil anonyme rédigé à Alexandrie au IIe siècle, le Physiologos (devenu ensuite Physiologus en latin) se présentait comme un manuel de théologie enseignant les grands principes du Christianisme à partir de textes antiques ou bibliques décrivant la vie des animaux30. Les bestiaires perdent cette orientation théologique : ils rassemblent des notices moralisées qui décrivent des animaux souvent réels, mais parfois imaginaires.

Malgré le caractère composite et monstrueux du dragon, le texte des bestiaires reprend essentiellement Isidore de Séville et ses Etymologies (VIIe siècle), et à travers lui, les notices de l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien.

Le dragon est le plus grand de tous les animaux ou même de tous les animaux terrestres. Les Grecs l’appellent drakon. De là est dérivé́ le latin draco. Souvent arraché aux grottes, il est emporté́ dans les airs, et l’air en est troublé. Il a une crête, une petite gueule et d’étroits conduits par lesquels il respire et sort sa langue. Sa force réside, non dans ses dents, mais dans sa queue, et c’est moins sa gueule que ses coups qui sont nuisibles. Il n’est pas venimeux et n’a pas besoin, dit-on, de venin pour causer la mort, car il tue par son étreinte. Le corps énorme de l’éléphant ne l’en protège pas. En effet, caché au bord des pistes habituellement suivies par les éléphants, il lie leurs pattes de ses nœuds et les tue en les étouffant. Il naît en Éthiopie et dans l’Inde, en pleine fournaise d’une chaleur ininterrompue31.

Autrement dit, et comme d’autres ouvrages dit « savants » du Moyen Âge ou du début de la Renaissance, le texte n’est pas en adéquation avec l’iconographie32. Les auteurs des bestiaires citent Isidore (et à travers lui, Pline ou Solin), reprenant donc la description de l’animal réel tel qu’il était perçu par les Anciens, tandis que l’illustration correspondante donne à voir un monstre légendaire de création beaucoup plus récente.

À partir du XVe siècle, le dragon s’impose surtout comme une figure essentielle de l’héraldique, c’est un motif récurrent sur les oriflammes et les étendards33. Le type de dragon le plus courant possède deux pattes griffues, deux ailes et une queue de serpent, avec des variantes selon que les ailes sont repliées ou déployées34. Il peut avoir plusieurs têtes, comme la Bête à Sept Têtes de l’Apocalypse, ou plusieurs queues. Comme l’a souligné M. Pastoureau, c’est l’une des figures les plus complexes et les plus composites de l’iconographie médiévale. Également présente sur la proue des drakkars normands comme sur les insignes, la figure du dragon sert de repoussoir pour l’ennemi, en même temps qu’elle protège celui qui l’arbore. Au XIIe siècle, on trouve des girouettes en forme de dragons sur les maisons et les beffrois. On promène des effigies géantes de dragon lors des Rogations, processions organisées par le clergé pour faire cesser les calamités naturelles. En même temps, le dragon médiéval est de plus en plus souvent assimilé à Satan et au péché, et sa gueule ouverte est devenue la métaphore de la porte des Enfers et représentée comme telle dans les livres d’Heures et les peintures du Jugement Dernier. « Le dragon terrible est la gueule de l’enfer qui convoite de dévorer tous les hommes » : c’est ainsi que le définit J. de Voragine35 et cette image se retrouve dans la scénographie des Mystères à partir du XVᵉ siècle : la ligne des « mansions », c’est-à-dire des scènes juxtaposées où étaient représentés des tableaux bibliques, se terminait par une gueule de monstre béante, qui matérialisait l’entrée de l’Enfer.

La même ambivalence qui caractérisait le serpent antique se retrouve donc dans le dragon médiéval : soit il défend, soit il menace une cité ou un lieu et c’est dans l’interaction avec les humains qu’il va révéler toute sa dimension. De nombreux saints, au Moyen Âge, vont être présentés par la littérature hagiographique comme des saints sauroctones, « tueurs » de dragon – comme Saint Clément, à Metz, ou Saint Marcel, à Paris 36– et ils ont souvent recours à la prière ou à l’intervention directe de Dieu pour venir à bout du monstre qu’ils affrontent37. Il s’agit, à chaque fois, du triomphe du Bien sur le Mal et la Légende Dorée (1265) de J. de Voragine en offre de multiples exemples. Saint Philippe combat le dragon de Scynthie, Saint Sylvestre celui de Rome. Les plus connus sont bien sûr Saint George, en Angleterre, et notre Saint Michel, protecteur du Mont éponyme, qui affronte le dragon de l’Apocalypse. Pour reprendre les termes de Greimas, le dragon a une fonction « actantielle » totalement évidente, puisqu’il est, dans tous les récits, adjuvant ou – et c’est le cas le plus fréquent – opposant du héros dont la tâche principale sera de le mettre à mort. C’est à ce titre qu’il occupe, en même temps, une place centrale dans le roman d’aventures médiéval. Le type classique du chevalier qui affronte le dragon naît avec Beowulf (une épopée anglo-saxonne du VIe siècle)38. Il se retrouve bien sûr dans la légende du Graal et le roman arthurien : Yvain, le Chevalier au Lion, vainc courageusement le dragon dans le roman de Chrétien de Troyes. Perceval fait de même, dans La Quête du Saint Graal. Le dragon apparaît même comme la figure tutélaire du lignage d’Arthur39. Le motif de la jeune princesse livrée comme obole au dragon est également un lieu commun de la littérature médiévale et l’on retrouve ici, bien sûr un schéma déjà présent dans les légendes antiques, avec l’histoire du Minotaure ou encore le sacrifice d’Iphigénie, comme dans les différentes versions de King-Kong (1934, 1976 et 2005) : le valeureux chevalier qui délivre la demoiselle et tue le monstre, la reçoit alors en mariage, en récompense de son courage et de sa loyauté. Si, dans ces situations, le dragon est très clairement un adversaire, bestial ou monstrueux, pour le héros qui l’affronte ou la population qui le subit, il est des cas où le dragon n’a pas, d’emblée, d’existence à part entière, mais consiste en un avatar d’un individu capable de métamorphoses. La légende disait que la fée Mélusine avait le pouvoir de se transformer en femme-serpent40 et l’on crut jusqu’à la fin du XVIIe que les sorciers pratiquant la magie noire parvenaient à se métamorphoser en chat, en crapaud ou en dragon. On retrouve ici l’inspiration de Walt Disney, d’une part avec la transformation de la sorcière Mme Mim en dragon (un dragon plutôt grotesque, qui fait plus rire qu’il ne fait peur) dans le film d’animation Merlin l’Enchanteur (1963), d’autre part, avec la scène beaucoup plus fameuse et terrifiante où la fée Maléfique se transforme en dragon dans La Belle au Bois Dormant (1959), conformément, pourrions-nous dire, à l’esthétique médiévale et stylisée de ce long métrage dont les images semble tout droit sorties des Très Riches Heures du Duc de Berry.

Au fil des siècles, on situe la tanière du dragon dans des lieux de plus en plus reculés : d’abord localisé dans les cavernes obscures et les forêts, le monstre est ensuite relégué aux contrées les plus lointaines, à mesure que les récits de voyageurs et les connaissances géographiques se diffusent. Comme tous les monstres, il a son antre dans les territoires des confins, loin, bien loin de l’Europe Occidentale. Le dragon n’a pas vraiment sa place à la Renaissance, qui est aussi l’âge des premières encyclopédies. Un temps en retrait, puisqu’il n’apparaît plus, au XVIIe siècle, que dans les contes des Frères Grimm ou de Madame d’Aulnoy, le dragon fera un retour en force au XXe, à travers ces genres fictionnels nouveaux que sont la fantasy ou l’heroic fantasy : déclinée en films, en bandes dessinées, en jeux vidéo, la fantasy au sens large a fait du dragon une de ses figures essentielles, très éloignée cependant de celle du serpent qui l’avait engendrée. Peut-être influencés par les animatronics du déjà ancien Jurassic Park de Spielberg (1993), les dragons volants d’Harry Potter et la Coupe de Feu (2005) ou le Jabberwocky d’Alice aux Pays des Merveilles version Tim Burton (2010) ressemblent comme de lointains cousins – leurs ailes de ptérodactyles mises à part – aux vélociraptors d’Isla Nublar…

L’eau et le serpent

Force est de reconnaître que, quelle que soit sa popularité auprès des amateurs du genre, le dragon a perdu la scène de premier plan que lui offraient les arts et la littérature du Moyen Âge, pour se réfugier, sans mauvais jeu de mots, dans une niche. Mais réduire l’héritage du serpent antique au seul dragon, c’est ignorer un pan entier de la carrière de ce reptile décidément plein de ressources.

En parallèle à l’élaboration et la diffusion du monstre dragon, se développe dès l’Antiquité un autre avatar du serpent : non pas, cette fois une créature hybride, mais une version « magnifiée », augmentée dans ses dimensions et ses pouvoirs, de l’animal réel. Chthonien et définitivement attaché à la terre et ses profondeurs, le serpent possède un double gigantesque qui, lui, règne sur et dans les eaux. Le « serpent de mer » est une figure qui apparaît déjà dans les légendes mythologiques de la Grèce. Andromède, livrée en pâture à Ceto, est délivrée par Persée qui parvient à tuer le monstre marin41. Dans l’Enéide de Virgile, Laocoon est dévoré par deux énormes serpents à crête, sortis des flots pour assaillir le prêtre troyen et ses deux enfants42.

S’il est totalement absent de l’hagiographie comme du genre romanesque au Moyen Âge, le serpent de mer réapparaît dans les premières encyclopédies et dans la littérature parascientifique : récits de voyages, encyclopédies et ouvrages de cartographie mentionnent l’existence de créatures gigantesques et redoutables dans les profondeurs marines. Au XIIIe siècle, Thomas de Cantimpré, un dominicain, compose ce qui constitue la première encyclopédie médiévale et accorde un chapitre particulier aux monstres marins, qu’il distingue des poissons43. On y trouve notamment la description du draco marinus :

Le dragon de mer est un monstre que sa cruauté rend effrayant. Il est de forme allongée, comme le dragon terrestre, mais il n’a pas d’ailes. Il a une queue sinueuse, une tête petite au regard de son corps, mais l’ouverture de sa gueule est effrayante. Il a des écailles et une peau dure. Il est fatal aux poissons et aux autres animaux de la mer. En effet, s’il mord un poisson ou un animal, ceux-ci meurent. Et l’homme lui-même, si le dragon vient à le blesser, n’échappera pas à la mort44.

Une définition influencée, de toute évidence, par l’imagerie traditionnelle du dragon médiéval et qui, alors même que Cantimpré se réclame des savoirs antiques, est en totale discordance avec la définition – réaliste – que donne Isidore de Séville du même animal45. Le Liber de natura rerum, autant que l’Hortus Sanitatis publié en 1491 (et dont les notices s’appuieront en partie sur celles de Cantimpré), présente cette particularité que ses illustrations, nombreuses et colorées, sont en totale discordance avec le texte qu’elles complètent : l’artiste interprète littéralement les noms d’animaux et le draco marinus décrit ici ressemble plus à une chimère de Viollet-Leduc qu’à un monstre marin !

En 1555, Olaus Magnus, un archevêque suédois, publie son Historia de gentibus septentrionalibus, somme monumentale décrivant la géographie, la faune et les caractéristiques plus ou moins extraordinaires des contrées du Nord46. Son recueil est un ouvrage d’érudition, enrichi d’innombrables citations des auteurs de l’Antiquité (Aristote, Pline l’Ancien, Solin), du Moyen Âge (Isidore de Séville, Albert le Grand, Vincent de Beauvais) et aussi de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le livre XXI, dédié aux « poissons monstrueux », répertorie d’effrayantes créatures, comme le formidable serpent qui hante la mer de Scandinavie :

Les gens de mer qui, pour les besoins de la pêche ou du commerce, fréquentent les côtes de Norvège norvégiennes, affirment d’une seule voix la chose la plus étonnante du monde : un gigantesque serpent, de deux cents pieds de long au moins, et vingt d’épaisseur, vit parmi les écueils et les grottes marines, non loin du rivage de Bergen. Il quitte ces cavernes par les claires nuits d’été pour aller dévorer veaux, agneaux et porcs, ou, fendant les eaux, engloutit poulpes, langoustes et crustacés. Du col lui pend une crinière d’une coudée de long, ses écailles sont noires et acérées et ses yeux rougeoient comme le feu. Ce monstre assaille les navires, et se dressant comme une colonne dans les airs, enlève des hommes et s’en repaît47.

Comme dans tous les traités d’ichtyologie du début de la Renaissance, les monstres marins sont le prétexte à l’hyperbole et la dramatisation. Il est difficile d’identifier la créature serpentiforme décrite par Olaus Magnus, dans l’hypothèse où elle serait identifiable, et en matière de faune aquatique, le champ de l’imaginaire n’a, pour les hommes du Moyen Âge et de la Renaissance, pas de limites. La mer reste, comme les confins, un territoire inconnu des hommes et cela autorise toutes les affabulations à son sujet48. Pline l’Ancien et Elien de Préneste inventoriaient déjà, dans leurs écrits, les monstres extraordinaires et terrifiants qui peuplaient les profondeurs ; les encyclopédistes et les cartographes ne feront qu’accentuer le trait. Les mappemondes se multiplient, en même temps que se diffuse la littérature de la merveille, recueils paradoxographiques et récits de voyage : les illustrateurs adoptent, dès le début, l’usage de représenter les beluae les plus saisissantes qui, on aime à le prétendre, peuplent les fonds marins. La Carta Marina du même Olaus Magnus, publiée en 1539 est l’une des plus belles mappemondes du début de la Renaissance49. Le serpent de mer précédemment évoqué y est représenté dans la Mer de Norvège, en train de dévorer l’équipage d’un navire : on retrouvera une illustration similaire dans la Cosmographia universalis de Sebastian Munster (1544) où, parmi une multitude d’autres créatures effrayantes, un serpent de mer s’enroule autour de la coque d’un bateau50. Ces cartes avaient de quoi terrifier le plus hardi des navigateurs, mais le public y voyait une source d’intérêt et de divertissement51. Si l’iconographie est propre à la cartographie de la Renaissance (et reste immuable d’un ouvrage à l’autre, dans la mesure où les « bois » encrés utilisés par les imprimeurs étaient réemployés ou taillés selon le même modèle52), le texte d’Olaus Magnus mérite l’examen, en particulier la description qu’il fait du monstre : « Il a de longs poils qui pendent de son cou, des écailles noires acérées et des yeux rouges brillants. Il attaque les navires, et se dressant hors de l’eau comme une colonne, capture et avale les marins »53. Le monde est assurément petit, mais on ne manquera pas de s’étonner, ici, que l’abominable créature que notre cartographe localise, au XVIe siècle, dans les mers septentrionales, ressemble autant, par son apparence et son comportement, aux serpents monstrueux qui sévissaient, au temps de la guerre de Troie, sur les rivages égéens : « Poitrines dressées sur les flots, avec leurs crêtes rouge sang, / ils dominent les ondes ; l’arrière de leurs corps épouse les vagues / et […] leurs yeux brillants étaient injectés de sang et de feu »54. De toute évidence, Olaus Magnus s’est inspiré de Virgile et de l’épisode de la mort de Laocoon pour décrire son serpent de mer. Là où d’autres auteurs se réfèrent à Aristote ou Pline l’Ancien, l’érudit suédois a recours à l’imaginaire virgilien pour rédiger son traité de géographie : plus que d’instruire, il s’agissait surtout d’impressionner son lectorat55.

Il en aurait fallu davantage, cependant, pour dissuader Pantagruel, Panurge et leurs compagnons d’entreprendre une périlleuse expédition en mer, sujet du Quart Livre de Rabelais (1552). Dans ce roman d’aventures satirique, qui parodie les récits de voyage très en vogue à cette époque, l’inspiration antique est très présente et l’un des épisodes les plus fameux du livre (chap. 33-34) raconte comment Pantagruel livre bataille au Physetère, un monstre marin, et le terrasse héroïquement… en lui enfonçant des pieux dans le corps, transformant la créature en une sorte de porc-épic grotesque. On peut penser, à l’instar d’un certain nombre de spécialistes, que Rabelais s’inspire ici de la Carta Marina d’Olaus Magnus (qui donne à voir un Phiseter rejetant de l’eau par des trous dans sa tête)56. Même si rien dans sa description n’évoque cette fois le serpent de mer, Panurge associe ce monstre au « Leviathan descript par le noble prophete Moses en la vie du sainct home Job »57. Le Léviathan est un autre avatar, biblique cette fois (mais d’origine phénicienne), du serpent de mer, évoqué dans les Psaumes, le livre d’Isaïe et surtout le livre de Job58 : il est l’ennemi du Créateur et par conséquent, une incarnation des forces du Mal et de Satan. Isidore de Séville (orig., 8, 11, 22) le définit comme un serpens de aquis, mais l’iconographie médiévale l’a transformé en monstre. Quel que soit son nom, le serpent de mer oscille constamment entre mythe et zoologie.

Il serait trop long d’évoquer ici tous l’engouement des populations des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles pour les serpents de mer et surtout les canulars qui y sont associés. À de multiples reprises et dans plusieurs pays, les navigateurs rapportent avoir vu des créatures serpentiformes de taille exceptionnelle, sans que jamais il n’ait été possible de les identifier avec certitude. L’Italien Ulysse Aldrovandi, auteur d’une célèbre compilation de tératologie, publie un ouvrage sur les serpents de mer où il prétend que de tels monstres peuplent les mers de l’Arabie et de l’Éthiopie. Au XIXe, on aperçoit régulièrement des serpents de mer au large des côtes américaines, tandis que d’habiles faussaires façonnent des squelettes factices pour faire croire à l’existence de ces bêtes. En juillet 1922, en France, l’Ouest-Eclair rapportait même le témoignage d’un capitaine de vaisseau de Granville, qui prétendait avoir vu un serpent de mer. Autant de rapports souvent fantaisistes mais de bonne foi, qui s’expliquent par la confusion avec un autre animal marin et l’attrait perpétuel des hommes pour ce serpent marin, donc forcément mystérieux59.

Si l’on aborde enfin la culture populaire contemporaine, et plus précisément l’œuvre de J. K. Rowling et son bestiaire foisonnant, on rencontre un « monstre » absolu : non seulement une créature monstrueuse, mais une incongruité totale, amalgame de plusieurs traditions pourtant contradictoires. Dans le second volume de sa saga, Harry Potter et la Chambre des Secrets, le jeune sorcier est confronté au Basilic, une abominable engeance tapie depuis des siècles dans une chambre souterraine du château. Dans le roman et son adaptation cinématographique, le Basilic prend la forme d’un énorme serpent à la mâchoire acérée dont l’habitat est une fontaine grandiose où il baigne ses replis. Une créature qui rappelle, morphologiquement, les serpents de mer de la cartographie du XVIe, mais qui est appelée, étrangement, « basilic ». Effectivement, la généalogie du monstre nous apprend qu’il a été créé, quelque mille ans plus tôt, par l’un des quatre fondateurs de l’Ecole de sorcellerie : Salazar Serpentard (le bien-nommé) aurait eu recours à une recette infaillible datant de l’Antiquité60, en faisant couver un œuf de poule par un crapaud. Un vieux grimoire retrouvé par les jeunes héros révèle au lecteur et au spectateur quelques-unes des caractéristiques du monstre : le Basilic est le « roi des serpents », sa taille est gigantesque (il dépasse quinze mètres de long) et il peut vivre plusieurs centaines d’années ; non seulement ses mâchoires et son venin sont redoutables, mais il peut tuer instantanément ses victimes en croisant leur regard.

Des éléments qui, pour une part, correspondent à la tradition antique et à ce que nous disent Nicandre et Pline l’Ancien du basilic : il est pour les anciens Grecs le basiliskos (de basileos, le roi), le « roi des serpents », et il est avéré qu’on lui prête une haleine et un regard meurtrier. Mais là où le basilic décrit par la zoologie antique est un serpent de petite taille, le Basilic qu’affronte Harry Potter emprunte le reste de ses caractéristiques à la fois aux serpents de la mythologie grecque et au folklore populaire : il est gigantesque comme les serpents de Laocoon et éternel comme Nessie, le monstre du Loch Ness. Il est surprenant en tout cas que cette créature aquatique ait reçu le nom de basilic, alors même que cette dénomination avait connu une fortune exceptionnelle au Moyen Âge pour décrire un animal hybride, plus proche du dragon que du serpent de mer. Les bestiaires du XIIIe siècle, ceux de Guillaume le Clerc de Normandie (vers 1210) et de Pierre de Beauvais (avant 1218), avaient enrichi l’iconographie du dragon en introduisant la figure du basilic – qui était absent du Physiologus latin. Le petit serpent au regard paralysant devient un monstre diabolique et redoutable à l’époque médiévale. Une légende égyptienne racontait que le basilic était issu d’un œuf d’ibis fécondé par le venin d’un reptile : la tradition médiévale, plus inspirée, prétendra que le basilic naissait d’un œuf de coq qui avait été couvé par un crapaud. Il prendra ainsi le surnom de cocatrix et sera représenté, le plus souvent, comme un coq à queue de serpent, doté du pouvoir de tuer par son seul regard ou par son haleine et assimilé au diable et au péché. Dans l’héraldique, le basilic est un hybride, mi-coq, mi-dragon61. La romancière J. K. Rowling sélectionne donc très soigneusement parmi les éléments du mythe pour créer une nouvelle créature, un monstrum constitué de l’amalgame de plusieurs traditions divergentes qui deviennent ici complémentaires pour susciter l’effroi et pérenniser, aussi, l’aura d’un serpent multiforme.

En suivant les orbes et les plis de la queue du serpent, nous voilà fort loin de notre point de départ, la zoologie antique et les animaux chthoniens savamment répertoriés par les Anciens. Le serpent nous a fait voyager de la terre à la mer, en passant par les airs : une tripartition déjà ébauchée au Ve siècle de notre ère par Servius, dans son commentaire à l’Enéide et précisément au passage de la mort de Laocoon : angues aquarum sunt, serpentes terrarum, dracones templorum, à savoir qu’on appelle anguis le serpent de mer, serpens le serpent terrestre et draco celui qui s’élève delubra ad summa, au sommet des temples62. Le serpent est donc partout et pour longtemps encore, tant est vaste le champ de ses incarnations. Tantôt reptile mordeur aux anneaux menaçants, tantôt dragon volant à la gueule brûlante, il est aussi l’habitant squameux des profondeurs abyssales.

Mieux, peut-être, que tout autre animal, le serpent originel et ses déclinaisons monstrueuses se chargent de tous les symboles, au confluent de toutes les traditions. Il ne cesse de s’adapter et de se métamorphoser pour régénérer en une figure nouvelle, prête à trouver sa place dans l’esthétique et les fictions de notre époque.

Notes

1Voir notamment Waldemar Deonna, « Lavs Asini. L’âne, le serpent, l’eau et l’immortalité (1e partie) », Revue belge de philologie et d’histoire, 34. 1, 1956. p. 5-15. Sur les dieux-serpents, voir Jean-Christian-Marc Boudin, « Du culte du serpent chez divers peuples anciens et modernes », Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, Première série, 5. 1, 1864, p. 486-516.

2Eglise Notre Dame des Fontaines (commune de La Brigue, Alpes Maritimes).

3Hymn. hom. 1, 300-374 ; Ov. met., 1, 441-47 ; Hygin. 140 ; Stat. Achill., 1 560 sq.

4Plin. nat., 8, 33 et 78-79 ; Lucan., 9, 604-937 (voir notamment la mort de Sabellus, v. 762-786). Voir ici Sébastien Barbara, « Science, mythe et poésie dans le « Catalogue des serpents » de Lucain (Phars. IX, 700-733) », Pallas, 78, 2008, p. 257-277. Également Aelian. 17, 8-28 ; Solin. 27, 51-53 ; Isid. etym., 12, 4, 6.

5Le serpent du roman était un ami et adjuvant de Mowgli ; dans le film d’animation, Disney en a fait le prédateur du jeune héros.

6On retrouve un double de Kaa, plus humanisé et plus grotesque, à travers le désopilant Sir Hiss dans Robin des Bois (Walt Disney, 1973), conseiller machiavélique et obséquieux de l’imposteur King John. Comme s’il était une version parodique de Kaa, le serpent Sir Hiss tente d’hypnotiser son maître, afin de calmer ses angoisses.

7Voir Charles Lécrivain, s. v. parricidium, DA, 4, 1, p. 337-338 ; Rudolf Dull, « Zur Bedeutung der Pœna Cullei im römischen Stadtrecht », in Atti del Congresso internazionale di diritto romano (Bologna e Roma 17-27 Aprile 1933), 1935, p. 363 ; Paul Savey-Casard, « La peine de mort dans l’Antiquité », in Paul Savey-Casard (dir.), La peine de mort. Esquisse historique et juridique, « Travaux de Sciences Sociales », Genève, Droz, 1968, p. 3-19 ; Dominique Briquel, « Sur le mode d’exécution en cas de parricide et en cas de perduellio », MEFRA. Antiquité, 92.1, 1980. p. 87-107 ; Thomas Yan, « Parricidium. I. Le père, la famille et la cité (la Lex Pompeia et le système des poursuites publiques) », MEFRA. Antiquité, 93.2, 1981, p. 646-647 ; Denise Grodzynski, « Tortures mortelles et catégories sociales. Les Summa Supplicia dans le droit romain aux IIIe et IVe siècles », in Du châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique, Table ronde de Rome (9-11 novembre 1982), Rome, EFR, 1984. p. 361-403 ; Joël Le Gall, « Recherche sur le culte du Tibre », RHR, 146.1, 1954, p. 92-93 ; Max Radin, « The Lex Pompeia and the Poena Cullei », JRS, 10, 1920, p. 119-130 . Également Enzo Nardi, L’otre dei parricidi e le bestie incluse, Milano, Giuffrè, 1980.

8Liliane Bodson, « Evolution du statut culturel du serpent », in Alain Gallo-Frédéric OgÉ-Jean-Pierre Digard (dir.), Histoire et Animal, II, Toulouse, Presses de l’Institut d’études politiques, 1989, p. 525-548. On garde à l’esprit la symbolique du caducée d’Hermès et les deux serpents antithétiques, réconciliés autour de la metis pour célébrer l’harmonie des contraires.

9Nic. Ther., 438-450.

10On l’appréciait surtout parce qu’il avait la capacité d’éloigner les rongeurs susceptibles de s’attaquer au garde-manger ! Suétone raconte aussi que l’empereur Tibère possédait un serpent domestique (Tib., 72, 2).

11Il s’agit probablement de la couleuvre élaphe ; Aelian. 8, 12 et 16,39 ; Paus., 2, 11, 8 et 3, 23. Dans le Ploutos d’Aristophane, le personnage de Carion raconte comment deux serpents, en léchant les orbites d’un malade, lui ont permis de recouvrer la vue (Plout., 736).

12Plout., 633-747. Voir aussi Cic. diu., 2, 135. Cf. Jean Bayet, Croyances et rites dans la Rome Antique, Paris, Payot, 1971, p. 46.

13Ov. met., 15, 622 sq. ; sur cet épisode, cf. Maud Pfaff-Reydellet, « L’arrivée d’Esculape à Rome : une épiphanie bien déconcertante (Ovide, Métamorphoses XV, 622-744) », in Sylvia Estienne-Dominique Jaillard-Natacha Lubtchansky et al. (dir.), Image et religion, Publications du Centre Jean Bérard, 2008, p. 69-84. Selon Pline l’Ancien, les Romains prirent l’habitude d’élever des couleuvres – pour les remèdes qu’elles pouvaient fournir – dans leurs demeures (nat., 29, 22, 1).

14Zeus Meilichios était un dieu démon chthonien, dispensateur de richesses, honoré notamment à Athènes et au Pirée ; il était parfois représenté sous la forme d’un serpent gigantesque et barbu (cf. Charles Picard, « Sanctuaires, représentations et symboles de Zeus Meilichios », Revue de l’histoire des religions, 1943, 126, p. 123-124 ; Laurent Gourmelen, « Le serpent barbu : réalités, croyances et représentations. L’exemple de Zeus Meilichios à Athènes », Anthropozoologica, 47.1, 2012, p. 323-343) ; Daniel Ogden, Drakôn. Dragon Myth and Serpent Cult in the Greek and Roman Worlds, Oxford, 2013, p. 272-282.

15RKR2, p. 176-177.

16Cf. Cic. diu. 1, 72 ; Obs. 47. Voir notamment Harriet Flower, The Dancing Lares and the Serpent in the Garden. Religion at the Roman Street Corner, Princeton, 2017, p. 66-67 ; également Marie-Odile Charles-Laforge, « Lares, Génie et Pénates : les divinités du foyer, figures identitaires ? » in Maëlys Blandenet-Clément Chillet-Cyril Courrier, Figures de l’Identité. Naissance et destin des modèles communautaires dans le monde romain, Lyon, ENS Editions, 2010, p. 195-226.

17Herodot. 1, 78, 13.

18Plut. Cleom., 39, 5 ; Aelian. 1, 51 ; Isid. etym., 12, 4, 48 ; Serv. Aen., 5, 95. Voir Emmanuel Voutiras « Le cadavre et le serpent, ou l’héroïsation manquée de Cléomène de Sparte », in Vinciane Pirenne-Delforge-Emilio Suárez de la Torre (dir.), Héros et héroïnes dans les mythes et les cultes grecs : actes du colloque organisé à l’Université de Valladolid, 26-29 mai 1999, Presses Universitaires de Liège, 2000, p. 377-394. Sur la génération spontanée, cf. Ov., met., 15, 364-63 ; voir Jean Trinquier, « La hantise de l’invasion pestilentielle : le rôle de la faune des marais dans l’étiologie des maladies épidémiques d’après les sources latines », in Le médecin initié par l’animal. Animaux et médecine dans l’Antiquité grecque et latine (Actes du colloque international tenu à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée-Jean Pouilloux, les 26 et 27 octobre 2006), Lyon, Maison de l’Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 2008, p. 168-169 ; également Caroline Fevrier, « Cum dolabra ire piscatum ». Les poissons de la terre, du discours scientifique à la littérature du prodige, dans L’Animal et le Savoir, de l’Antiquité à la Renaissance, Actes du colloque de Caen (mai 2006), Schedae 2, Caen : Presses universitaires de Caen, 2009, p. 62-63 et n. 9.

19Tac. ann., 11, 11 ; Suet. Nero, 6, 8 ; Cass. Dio, 41, 2, 4. Voir Annie Vigourt, Les présages impériaux d’Auguste à Domitien, Paris, De Boccard, 2001, p. 434-435.

20« Les Grecs et leurs serpents. Premiers résultats de taxonomique des sources anciennes », L’antiquité classique, 50.1-2, 1981, p. 58.

21Voir Jean Trinquier, « La fabrique du serpent draco », Pallas, 78, 2008, p. 223-228.

22Si l’on nous autorise ce jeu de mots hardi (de téras, térata, « prodige, monstruosité » en grec ancien).

23Certains voient dans le feu craché par le dragon une interpolation avec la brûlure causée par morsure et le venin du serpent.

24Gen., 3, 14.

25Le dragon de l’Apocalypse incarne l’Antéchrist qui combattra Dieu juste avant la fin du Monde. Il s’agit d’un Dragon rouge possédant sept têtes couronnées et dix cornes, assisté d’une armée de dragons. Voir Marion Charpier, Le dragon médiéval. Genèse, succès et reconfigurations d’un animal hybride (thèse du CHR, 2020). Les traductions de la Bible font du dragon l’incarnation du Mal et du Démon (Psaumes, 90, 13 : « Tu écraseras le lion et le dragon »).

26C’est le cas du worm qui, comme son nom le suggère, est une sorte de ver gigantesque, sans ailes ni pattes, et de la wyvern, la vouivre, qui est un serpent doté d’une paire d’ailes.

27Le basilic, si souvent présent dans les manuscrits, mêle les caractères d’un reptile et d’un coq à crête.

28On se reportera notamment à Victor-Henri Debidour, Le Bestiaire sculpté en France, Paris, 1961 et Jurgis Baltrusaitis, Le Moyen Âge fantastique. Antiquités et exotismes dans l’art gothique, Paris, A. Colin, 1955.

29À ne pas confondre bien sûr, avec les chimères néo-gothiques de Viollet-Leduc, dont l’un des spécimens est précisément un superbe dragon.

30Arnaud ZUCKER, Physiologos : le bestiaire des bestiaires, J. Millon, Grenoble, 2004 ; Stavros LAZARIS, « Le Physiologus grec et son illustration : quelques considérations à propos d’un nouveau témoin illustré (Dujcev. gr. 297) », in Bestiaires médiévaux. Nouvelles perspectives sur les manuscrits et les traditions textuelles, Turnhout, Brepols, 2055, p. 141-167. Sur les bestiaires, voir notamment Gaston Duchet-Suchaux-Michel Pastoureau, Le bestiaire médiéval, Paris, Le Léopard d’or, 2002 ; Michel Pastoureau, Bestiaires du Moyen Âge, Paris, Seuil, 2011, p. 256-265 (à propos du serpent, puis du dragon).

31Isid., etym., 12 (traduction Jacques André, CUF, 1986). Une description confuse, qui mêle des caractéristiques zoologiques de grands serpents réels à celles de l’inoffensif draco. Localisés en Inde ou en Ethiopie (alors même que le draco se trouvait en Grèce et en Italie), ces serpents monstrueux sont très probablement relégués, au même titre que toutes les créatures tératologiques, dans les territoires des confins : là d’où ils peuvent inspirer la terreur, sans représenter une menace.

32Voir, à propos des illustrations de l’Hortus Sanitatis, Caroline Fevrier, « Les animaux de la mer. Genèse d’un bestiaire fabuleux, des mosaïques romaines aux éditions illustrées de la Renaissance », Kentron, 23, 2007, p. 31-53.

33Le motif apparaît déjà, au Xe siècle, sur la Tapisserie de Bayeux, sur une bannière portée par un soldat de Guillaume.

34Les blasons germaniques portaient des dragons aux ailes déployées. Les blasons anglais, eux, présentent une variante par rapport au dragon bipède (qu’ils dénomment wyvern), un dragon à quatre pattes, au lieu de deux. Cf. Michel PastoureauTraité d’héraldique, Paris, Picard, 1993 ; L’Hermine et le sinople. Etudes d’héraldique médiévale, Paris, Le Léopard d’or, 1982.

35« Saints Barlaam et Josaphat », La Légende dorée, II, p. 414-415.

36Voir ici Jacques Le Goff, Pour un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1977, p. 241-278. L’historien rapporte qu’avant la Révolution française, on avait accroché, sous la voûte de l’église Saint-Marcel à Paris, un reptile empaillé destinée à fournir une preuve tangible à la fable du dragon de Saint Marcel (évêque de Paris au Ve siècle). Le combat de Saint Marcel contre le dragon est raconté dans la Vita Marcelli (10) de Venance Fortunat. La vie de Saint Antoine par Athanase, la vie de Saint Ambroise par Paulin de Milan et la vie de Saint Martin par Sulpice Sévère sont les premiers récits hagiographiques à traiter ce motif. Mais le plus connu en Occident reste la vie de Saint Sylvestre (pape au temps de la conversion de Constantin) par Venance Fortunat ; voir ici Agostino Paravicini Bagliani, Le Bestiaire du Pape, Paris, Les Belles Lettres, 2018 (p. 37-56 : « Dragons, basilics et serpents »). La victoire de Sylvestre sur le dragon est lue le plus souvent comme une métaphore de la victoire du christianisme sur le paganisme, alors qu’il s’agirait, toujours selon J. Le Goff, d’une victoire du pontife de Rome sur les calamités naturelles, un serpent gigantesque ayant échoué sur les rives du Tibre suite à une crue (p. 250), tout comme le pape Grégoire aurait débarrassé Rome d’un monstre abandonné sur les berges du Tibre, lors d’une inondation, en 509 (Grégoire de Tours, Historia Francorum, 10, 1).

37Robert Godding, « De Perpetue à Caluppan : les premières apparitions du dragon dans l’hagiographie », in Jean-Marie Privat (dir.), Dans la gueule du dragon. Histoire-Ethnologie-Littérature, Metz, Pierron, 2000, p. 145-157 ; Fabrice Guizard-Duchamp, Les Terres du sauvage dans le monde franc (IVe-IXe siècle), PUR, 2009, p. 137 sq. ; également Daniel Ogden, Dragons, Serpents and Slayers in the Classical and Early Christian Worlds. A sourcebook, Oxford, 2013.

38Ensemble de trois légendes, la geste du roi Beowulf se passe au Danemark en 507 av. J.-C. : la troisième légende raconte comment un dragon, irrité d’avoir été volé par un humain, dévaste le pays de Beowulf et massacre ses habitants. Le héros Beowulf va courageusement affronter le dragon dans son antre et le tue.

39Selon Geoffroy de Monmouth et son Histoire des Rois de Bretagne, Arthur est le fils d’Uter Pendragon, « le dragon à la tête effrayante » et reste donc associé à l’animal : il s’agit selon le médiéviste Philippe Walter « de la forme "évhémerisée" du dragon celtique, proche d’un esprit divin, avatar d’une divinité de l’Autre Monde » (voir « Merlin et les dragons », in Jean-Marie Privat, op. cit., p. 178).

40Jean d’Arras, Mélusine ou la Noble Histoire de Lusignan. Roman du XIVe siècle, Paris, Livre de Poche, 2003, p. 17.

41Apollod. 2, 4, 3-5 ; Ov. met., 6, 663-764 ; Hygin. 64.

42Aen. 2, 199 sq.

43Rassemblant tous les savoirs de son temps, le Liber de natura rerum se fonde essentiellement sur un choix de citations d’auteurs anciens. Voir Grégory Clesse, « Un compilateur en eaux (in-)connues : Thomas de Cantimpré et la faune aquatique du nord-ouest de l’Europe », in Catherine Jacquemard-Brigitte Gauvin et al. (dir.), Animaux aquatiques et monstres des mers septentrionales (imaginer, connaître, exploiter, de l’Antiquité à 1600) = Anthropozoologica, 53.7, 2018, p. 87-96.

44Th. Cantimpr. Liber de natura rerum, XV.Traduction https://ichtya.unicaen.fr/lab/bibliotheque/FR_TC6.xml/FR.tc.6.15.html (dernier accès janvier 2023).

45Isid. etym., 12, 6, 42 : « Le dragon de mer a sur les branchies des aiguillons tournés vers la queue. Quand il a frappé, quelque endroit qu’il atteigne, il déverse son venin, d’où son nom ».

46Voir François Émion, « Le Nord selon Olaus Magnus », Études Germaniques, vol. 290.2, 2018, p. 193-214.

47Traduction de Jean-Baptiste Brunet-Jailly (Paris, Droz, 2023). Voir l’Historia de gentibus septentrionalibus. Rome, 1555, XXI, 43. (lxxxiv + 815 p. http://runeberg.org/olmagnus/ (dernier accès janvier 2024).

48Voir notamment Claude Lecouteux, Les monstres dans la pensée médiévale européenne. Essai de présentation, Paris, PUPS, 1993, p. 52-53.

49Olaus Magnus, Carta marina et descriptio septemtrionalium terrarum ac mirabilium rerum in eis contentarum deligentissime elaborata Anno Domini 1539, Venise, Thomas de Rubis. Carte consultable sur le site de la Bibliothèque Nationale de Suède : https://www.loc.gov/item/2021668418 (dernier accès janvier 2024).

50Édition consultable en ligne sur le site de la BNF : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b55007164r (dernier accès janvier 2024).

51Chet Van Duzer, Sea Monsters on Medieval and Renaissance Maps, London, British Library, 2013. Également Joseph Nigg, Sea Monsters. A voyage around the world’s most beguiling Map, University of Chicago Press, 2013.

52C’est le cas des illustrations de l’Hortus Sanitatis où le même bois est utilisé pour des animaux très différents, mais de morphologie voisine (par ex., sauterelle/locusta et langouste/locusta marina) ou d’appellation similaire (poisson appelé « chien de mer »/canis marinus représenté par le bois du chien/canis).

53A collo deinceps dependentes pilos cubitalis longitudinis habet, squamasque acutas, atro colore et flammeos oculos rutilantes. Hic nauiga infestat, hominesque in sublime instar columnae erigens rapit ac deuorat.

54Pectora quorum inter fluctus arrecta iubaeque / sanguineae superant undas ; pars cetera pontum / (…) ardentisque oculos suffecti sanguine et igni (Verg. Aen. 2, 206-210).

55Le chant II de l’Enéide est apparemment le texte le plus ancien conservé qui fasse allusion à l’épisode des serpents (voir Isabelle Jouteur, « Le sacrifice de Laocoon sous l’angle des serpents : le texte-monstre (Virgile, Enéide II, 199-227 », BAGB, 1, 2016. p. 74-75). Il existe en revanche une postérité à ce récit fameux : la parodie de Pétrone (Sat., 89) et le texte de Quintus de Smyrne (Posthomerica, XII, 398). I. Jouteur envisage d’ailleurs les différentes sources dont Virgile a pu s’inspirer pour écrire ce passage, et notamment l’Idylle XXIV de Théocrite, qui évoque de manière saisissante les deux serpents venus assaillir le jeune Héraklès dans son berceau (ibid., p. 76-78). Voir aussi Anne Videau, « Deux descriptions épiques à l’époque augustéenne : le combat avec le serpent [Virgile, Énéide II, 199-225 ; Ovide, Métamorphoses III, 28-98] », Vita Latina, 157, 2000, p. 19-29).

56Voir ici Frank Lestringant, « Le souffle et le sens. À propos du Physétère (QL, ch. 33-34) », in Jean Céard-Marie-Luce Demonet-Stephan Geonget (dir.), Rabelais et la question du sens, Etudes rabelaisiennes, tome XLIX, Genève, Droz, 2011, p. 37-58 ; Povl Skarup, « Le Physétère et l’île Farouche », Etudes rabelaisiennes, VI, Genève, Droz, 1965, p. 57-59. Également Adrien Mangili, « Un Physetère contre la lecture du monde, ou l’aporie herméneutique démystifiée : lecture des chapitres XXXIII et XXXIV du Quart Livre », Etudes rabelaisiennes, LVII, Genève, Droz, 2019, p. 51–64.

57Rabelais, Quart Livre, in Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1994, p. 616. C’est lui que représente Gustave Doré dans son illustration du chapitre 34 du Quart Livre.

58Job, 41, 3-25 : « Autour de ses dents habite la terreur. Ses magnifiques et puissants boucliers sont unis ensemble comme par un sceau ; Ils se serrent l’un contre l’autre, Et l’air ne passerait pas entre eux ; Ce sont des frères qui s’embrassent, Se saisissent, demeurent inséparables. Ses éternuements font briller la lumière ; Ses yeux sont comme les paupières de l’aurore. Des flammes jaillissent de sa bouche, Des étincelles de feu s’en échappent. Une fumée sort de ses narines, Comme d’un vase qui bout, d’une chaudière ardente. Son souffle allume les charbons, Sa gueule lance la flamme. […] Sous son ventre sont des pointes aiguës : On dirait une herse qu’il étend sur le limon. Il fait bouillir le fond de la mer comme une chaudière, Il l’agite comme un vase rempli de parfums. Il laisse après lui un sentier lumineux ; L’abîme prend la chevelure d’un vieillard. Sur la terre nul n’est son maître ; Il a été créé pour ne rien craindre. Il regarde avec dédain tout ce qui est élevé, Il est le roi des plus fiers animaux ». Voir notamment C. Kappler, Monstres, démons et merveilles à la fin du Moyen Âge, Paris, Payot, 1980, p. 292-293.

59Cf. Nelson Cazeils, Monstres marins, Rennes, Editions Ouest France, 1998 p. 32-49 (« Le grand serpent de mer ») ; également Jean-Luc Buard, « Le "serpent de mer du Constitutionnel", "cet admirable et immortel canard". Examen d’un running gag médiatique », Dalhousie French Studies, 118, 2021, p. 61-91.

60J. K. Rowling retrace, dans Les Animaux Fantastiques (Paris, Gallimard, 2001), l’histoire du Basilic : un animal monstrueux inventé et créé par un sorcier grec adepte de la magie noire, Herpo the Foul (du grec ἕρπω « ramper »).

61Au basilic, on peut encore ajouter une autre sous-espèce de dragon imaginée par les auteurs de bestiaires, l’amphisbène, ou amphivène, dragon pourvu de deux têtes et de deux pattes, qui se mord la queue. Voir ici Anne BEHAGHEL-DINDORF, « Le basilic et le phénix, de l’Antiquité à Harry Potter » in Edmond DOUNIAS-Elisabeth MOTTE-FLORAC-Margaret DUNHAM (dir.), Le symbolisme des animaux. L’animal, clef de voûte de la relation entre l’homme et la nature ? (Actes du colloque Le symbolisme des animaux, Villejuif, 2003), Paris, IRD, 2007, p. 430-432 ; Marion CHARPIER, « Genèse, symbolique et iconographie du basilic au Moyen Âge. Exemple des bestiaires latins enluminés (XIIe-XVe siècle) », in Jean-Charles COULON-Korshi DOSOO (dir.), MAGIKON ZŌON. Animal et magie dans l’Antiquité et au Moyen Âge, Paris – Orléans, IRHT, 2022, p. 727-752.

62Ad Aen., 2, 211.

Pour citer ce document

Caroline Février , « Terra marique. Les métamorphoses du serpent, de l’Île Tibérine aux tréfonds de Hogwarts », Histoire culturelle de l'Europe [En ligne], n° 6, « Figures mythiques dans les cultures contemporaines : récits du passé et réinterprétations », 2024, URL : https://mrsh.unicaen.fr/hce/index.php_id_2507.html

Quelques mots à propos de : Caroline Février

Maître de conférences en latin, spécialiste de religion romaine et plus particulièrement des prodiges et de leurs modes d’expiation à Rome, elle a également publié plusieurs articles sur les animaux et les « curiosités » animales : « Le bestiaire prodigieux. Merveilles animales dans les littératures historique et scientifique à Rome », REL, 81, 2003, p. 43-64 ; « Les animaux de la mer. Genèse d’un bestiaire fabuleux, des mosaïques romaines aux éditions illustrées de la Renaissance », Kentron, 23, 2007, p. 31-53 ; « De l’hippokampoi à l’equus marinus. Le cheval de mer, ou les vicissitudes d’une figure double », in Images de l’animal dans l’Antiquité. Des figures de la bestialité au bestiaire figuré, Schedae 1, Caen, PUC, 2009, p. 33-46 ; « Cum dolabra ire piscatum. Les poissons de la terre, du discours scientifique à la littérature du prodige », in L’Animal et le Savoir, de l’Antiquité à la Renaissance, Schedae 2, Caen, PUC, 2009, p. 61-72.