Légendes sames, mythes nordiques et potentialités écocritiques dans deux romans fantasy de Stefan Spjut, Stallo et Stalpi
Résumé
L’auteur suédois Stefan Spjut emprunte des figures des légendes sames et des mythes nordiques pour créer des êtres surnaturels dans ses romans Stallo et Stalpi. Les titres de romans, en langue same, indiquent leur nature car stalpi signifie « loup » et « stallo » est le nom d’un géant malveillant des légendes sames. Dans le monde des romans, situé dans le pays des Sames, les géants (ou trolls) et les loups sont des créatures surnaturelles, des métamorphes alternant entre une forme animale, ours et loup, et une forme anthropomorphe, troll ou créature lycanthrope respectivement. À côté de ces êtres puissants se trouvent des petits métamorphes à l’allure des animaux de la forêt, dotés de pouvoirs télépathiques qui leur permettent de contrôler les esprits des humains. Considérées à la lumière des mythes et légendes sames et nordiques, et à l’aide de la dark ecology, ces créatures permettent d’entrevoir un message écocritique inquiétant.
Abstract
The Swedish author Stefan Spjut draws upon figures from Sami legends and myths to create supernatural beings in his novels Stallo and Stalpi. The titles of the novels, in the Sami language, indicate their nature, as « stalpi » means « wolf », and « stallo » is the name of a malevolent giant from Sami legends. Within the world of the novels, set in Sápmi the land of the Sami people, the giants (or trolls) and wolves in question are supernatural creatures, shapeshifters alternating between an animal form, bear or wolf, and an anthropomorphic form, troll or lycanthropic creature, respectively. Alongside these powerful beings are small metamorphs resembling forest animals, endowed with telepathic powers that allow them to control the minds of humans. Considered in the light of Sami and Nordic myths and legends, combined with insights from ‘dark ecology’, these creatures offer glimpses of a disquieting ecocritical message.
Table des matières
Texte intégral
Introduction
Depuis les années 2010, la culture et les traditions sames forment des thèmes récurrents dans un nombre accru de publications littéraires en Suède1. Les traditions et les pratiques sames d’antan côtoient celles d’aujourd’hui, et ceci souvent dans le cadre géographique du Sápmi, le pays du peuple same. Plusieurs ouvrages ont été favorablement accueillis par le public et la critique, dont les romans Stallo (2012) et Stalpi (2018) de Stefan Spjut qui développent spécifiquement l’imaginaire et les lieux sames, transformant ainsi la région septentrionale en une terre de suspense et de figures surnaturelles2. La perspective de l’auteur sur la culture same doit être qualifiée d’exogène, même s’il a résidé quelques années dans la région septentrionale où se déroulent ses romans. Présenté par sa maison d’édition, Albert Bonniers förlag, comme un auteur suédois, ancien journaliste et critique littéraire, il sera considéré précisément comme tel dans le cadre du présent article : un auteur suédois, issu ni du nord de la Suède ni du Sápmi ou de la culture same, terrain et héritage qui fournissent néanmoins le cadre de ses romans Stallo et Stalpi.
Les titres des romans signalent déjà des liens avec la culture same. « Stallo » est le nom d’une figure des légendes sames : tantôt un géant, tantôt un être aux pouvoirs surnaturels, il rappelle l’ogre des légendes nordiques et européennes. « Stalpi » est un terme same pour désigner le « loup », un animal présent dans les légendes de nombreux pays du monde. Dans le contexte same, le loup est à la fois respecté et craint, revêtant une signification spirituelle dans certains rites chamaniques.
Les romans ont suscité l’intérêt des critiques mais peu se sont intéressés à leurs racines sames. Etant donné la réutilisation dans Stallo et Stalpi de légendes sames ainsi que leur localisation géographique dans le Sápmi, il convient d’examiner de plus près les mythes et légendes dont dérivent surtout les créatures surnaturelles de ces deux romans. Ces créatures ont la forêt comme habitat naturel mais interviennent dans le monde des humains, parfois jusqu’à brouiller les frontières entre ces deux mondes. De telles frontières indistinctes sont des traits caractéristiques du fantastique mais aussi une idée centrale de la philosophie écocritique de Timothy Morton, la « dark ecology » 3. Selon Morton, les êtres vivants sont interconnectés plutôt que séparés en humains et animaux. En effet, il conçoit tous les êtres vivants de la planète comme les mailles d’un réseau d’interdépendance plutôt que comme des espèces séparées et rangées selon une hiérarchie qui placerait l’humain au sommet. Avec son emphase sur les frontières floues entre les espèces et la catégorisation impossible des êtres qui en résulte, la dark ecology se prête particulièrement bien à l’analyse de romans fantasy et à leur intérêt pour l’hésitation et le doute face à l’inquiétante étrangeté (das Unheimliche). En effet, comme l’explique Roger Bozzetto, « les textes fantastiques […] sont conçus pour confronter le lecteur à l’horreur et à la terreur d’une rencontre avec ‘l’impossible et pourtant là’4 ». Les créatures des légendes populaires et des mythes, retravaillées par Stefan Spjut, sont susceptibles d’inspirer la terreur non seulement à cause de leur nature indéfinissable mais aussi parce qu’elles attirent l’attention du lecteur vers des questions écologiques sombres.
Le présent article se propose d’explorer la convergence de la dark ecology et du fantastique pour offrir une réflexion sur la signification des créatures surnaturelles présentes dans Stallo et Stalpi, à la lumière des mythes et légendes du Sápmi et des pays nordiques. L’objectif est de saisir dans quelle mesure et par quels moyens l’auteur, en retravaillant les histoires et les créatures anciennes, participe à la construction de nouveaux mythes.
Réception critique
Stallo de Stefan Spjut a connu dès sa parution un succès commercial, tout en recevant les éloges des critiques. Traduit en une dizaine de langues, dont le français, ce roman a attiré l’attention tant des critiques en Suède que de ceux étrangers. Stalpi, traduit en trois langues, n’a suscité jusqu’ici qu’un intérêt modeste de la part de la presse et des universitaires. L’enthousiasme des critiques pour Stallo se traduit par des comparaisons avec John Ajvide Lindqvist, auteur contemporain à succès de romans d’horreur5, et même avec l’autrice suédoise canonique Selma Lagerlöf, dont le réalisme magique semble résonner dans Stallo, selon le critique de Värmlands Folkblad6. Être publié chez Albert Bonniers förlag, la plus grande maison d’édition de Suède et la plus ancienne en matière de publications littéraires, confère à l’auteur un certain statut dans le champ culturel, faisant de lui un écrivain reconnu en Suède, son roman le plus apprécié étant jusqu’à présent Stallo.
Les chercheurs se sont penchés sur les romans de Spjut, en particulier Stallo ou La chasseuse de trolls dans sa traduction française. Citons, à titre d’exemple, deux analyses abordant les créatures légendaires et les perspectives écocritiques, à savoir celles de Sofia Wijkmark7 et de Maria Hansson8. Wijkmark considère le roman de Spjut comme un exemple d’éco-gothique du Norrland (le nord du nord de la Suède), où la dissolution de diverses frontières constitue l’un des éléments gothiques saillants. Hansson reconnaît les multiples facettes de ce roman en proposant différentes interprétations du troll, notamment une lecture post-coloniale selon laquelle les trolls pourraient être une incarnation problématique des Sames, mais également en les envisageant comme l’Autre dans un sens large. L’étude qui suit offrira une lecture alternative du « troll » chez Spjut en examinant les images véhiculées par les légendes sames et la réécriture historiographique par Spjut de l’origine des illustrations de trolls par l’artiste suédois John Bauer.
Dans le but de proposer quelques pistes interprétatives supplémentaires pour les études sur les romans de Spjut, cet article se propose d’aborder les deux romans Stallo et Stalpi ensemble. La présente étude adopte une approche centrée sur l’imaginaire du Sápmi, en juxtaposant les figures fantastiques des romans avec les créatures de légendes et de mythes décrites dans les récits sames de la tradition orale, collectés dans des études ethnologiques, des textes norrois ainsi que dans le Kulturhistoriskt lexikon för nordisk medeltid [Dictionnaire historique et culturel du Moyen Âge nordique]9. Partant ainsi de la culture, de l’héritage et du territoire sames plutôt que d’une perspective suédoise ou scandinave centralisée, cette étude propose un changement de perspective, remplaçant le point de départ traditionnel du centre par celui de la périphérie, le nord de la Suède et le Sápmi.
Les romans et leurs figures surnaturelles
Les créatures désignées par les titres de roman Stallo et Stalpi sont des métamorphes, appelées hamnskiftare en suédois10. Contrairement aux métamorphes des légendes, ceux de Spjut ne sont pas des hommes qui se transforment en animaux, mais des entités surnaturelles oscillant entre une forme animale et une forme anthropomorphe non humaine. Dans Stallo, il s’agit d’ours capables de se transformer en trolls ou vice versa. Imposants et velus, ils sont extrêmement puissants dans les deux formes. Dans Stalpi, les créatures alternent entre la forme de loup et une forme à l’apparence anthropomorphe : elles sont petites, marchent maladroitement sur deux jambes et doivent souvent dissimuler une queue de loup dépassant. Une fois vêtues, elles peuvent néanmoins se faire passer pour des êtres humains. À leur mort, ces créatures prennent leur forme animale : ours et loup.
L’intrigue de Stallo se concentre sur des récits d’enfants disparus et sur « la chasseuse de trolls », la protagoniste nommée Susso. Originaire de Kiruna, Susso appartient à une famille qui croit en l’existence des trolls car elle possède une photo où figure une créature mystérieuse nommée « troll » par le photographe, le grand-père de Susso. Elle mène des enquêtes sur les trolls, ce qui l’amène à découvrir les histoires d’enlèvement d’enfants, lesquels sont en réalité enlevés au bénéfice des trolls. La chasseuse de trolls joue un rôle d’intermédiaire entre le monde réel et le monde surnaturel, étant en contact avec ce dernier. Dans le second roman, Stalpi, l’accent est davantage mis sur le monde des non-humains et met en scène des loups surnaturels et leur progéniture : des créatures hybrides à mi-chemin entre l’humain et le loup. Leur objectif semble être de se reproduire et de se propager, à l’aide de méthodes criminelles ou moralement répréhensibles. C’est dans Stalpi que le lecteur comprend qu’il existe une rivalité entre le clan des lycanthropes et les trolls-ours. Ces derniers quant à eux ne forment pas un clan mais sont au contraire réduits à un nombre restreint et avancé en âge.
Les créatures surnaturelles interviennent dans le monde des humains pour enlever des enfants (Stallo) ou pour cambrioler des villas et réduire des hommes en esclavage (Stalpi). Un objectif commun des métamorphes est de neutraliser Susso, la chasseuse de trolls, pour la réduire au silence car elle connaît leur secret, ce qui la rend dangereuse. Malgré leurs tentatives violentes et cruelles pour la tuer, elle survit, bien qu’elle perde un œil. À la fin de ce diptyque, les trolls-ours sont en voie de disparition et la meute de lycanthropes est éradiquée par des hommes armés.
Lorsque Stefan Spjut choisit le terme « stallo » comme titre de son roman, il renvoie le lecteur à la figure légendaire same du même nom : une espèce d’ogre malveillant cherchant à saboter les possessions et les activités des Sames et, surtout, à manger leurs enfants. Cependant, dans le roman lui-même, il utilise le terme « stallo » dans un sens plus large. En effet, celui-ci désigne non seulement les trolls-ours, mais aussi toute une catégorie de petites créatures métamorphes qui vivent dans les forêts du Sápmi. Dans les deux romans, les grands métamorphes sont en effet entourés d’êtres surnaturels prenant la forme de petits animaux de la forêt : des lièvres, des renards, des souris, etc. Ces petits stallo ont la particularité de pouvoir contrôler les pensées ou l’esprit des humains, par exemple en persuadant les enfants ciblés de se laisser enlever.
Repères théoriques
Porter le regard sur le monde animal et la nature qui abrite les animaux des légendes sames et des textes norrois invite à adopter une perspective écocritique dans l’analyse, d’autant plus que Spjut déplace l’action de l’univers des êtres humains (Stallo) vers celui des non-humains vivant dans la nature ou à proximité (Stalpi). En effet, comme le souligne Annie Rehill, « [l]a perspective écocritique permet une étude de la littérature par une focalisation sur les interactions des humains et de l’environnement, en s’appuyant en particulier sur les façons dont les humains perçoivent la nature11 ». Les événements des romans fantasy de Spjut engendrent une incertitude quant à l’ordre « normal » des choses, une incertitude marquée par la peur ou l’angoisse des personnages face à la forêt, habitat des surnaturels. Dans cette perspective, les interactions entre les humains et la nature chez Spjut tendent vers des relations empreintes d’insécurité ou de crainte.
Les manières dont les humains perçoivent la nature ou le non-humain chez Spjut sont influencées par les lois du fantastique, qui se rapprochent de l’écocritique et surtout du concept de dark ecology proposé par le philosophe Timothy Morton. Ce concept se fonde sur l’idée selon laquelle il est essentiel, à l’ère anthropocène, de comprendre l’interdépendance fondamentale entre tous les êtres de la planète. Penser l’écologie comme un réseau d’êtres interconnectés implique, selon Morton, de « dissoudre l’illusion métaphysique de barrières strictes, étroites entre l’intérieur et l’extérieur12 ». Chez Spjut, les créatures métamorphes incarnent une telle absence de barrières entre l’intérieur et l’extérieur car non seulement ils vivent dans les deux domaines humain et non-humain, mais ils ont en outre la capacité d’entrer dans l’esprit des humains et de les influencer, voire de les transformer, de l’intérieur. En plus de la dissolution des frontières, l’esthétique écologique de Morton se rapproche du fantastique par son intérêt pour « la laideur et l’horreur » ainsi que pour « les étrangers étranges » [strange strangers]13, un terme qui rappelle le concept de « l’inquiétante étrangeté » souvent associé au fantastique. Dans l’optique de Morton, la laideur et l’horreur sont importants parce qu’« elles obligent notre coexistence compatissante à dépasser la pitié condescendante14 ». La pitié n’a effectivement pas sa place dans les romans de Spjut, mais la question demeure de savoir s’il est possible d’envisager une coexistence compatissante dans l’univers romanesque qu’il esquisse avec Stallo et Stalpi.
Dès les premières pages de son roman Stallo, Stefan Spjut brouille les frontières entre le monde des humains et celui des non-humains d’une manière caractéristique pour ses représentations des relations entre les humains et êtres dans la nature. Le roman débute par un scénario de vacances dans les forêts de Dalécarlie. Un petit garçon et sa mère, installés dans une cabane isolée, sont approchés par des animaux de la forêt normalement farouches. Un lièvre et un renard s’asseyent tout d’un coup sur la pelouse, l’un à côté de l’autre, alors qu’ils devraient être ennemis, comme le fait remarquer le garçon. Le lendemain, le garçon disparaît après avoir aperçu dans la forêt « [u]ne bande de fourrure brune15 », et sa mère affirme avoir vu un géant « sortir des bois et prendre son enfant16 ». Les enquêteurs de la police refusent de la croire, pour une bonne et simple raison : les géants n’existent pas. Pourtant, ils repèrent des empreintes de pas « d’une taille et d’une profondeur extraordinaires17 », ce qui confirmerait le témoignage de la mère. L’incertitude et la peur sont palpables chez les personnages et constituent un fil conducteur tout au long du roman. À cet égard, le début du roman correspond au genre fantastique, décrit par Bozzetto comme des textes « conçus pour confronter le lecteur à l’horreur et à la terreur d’une rencontre avec ‘l’impossible et pourtant là’18 ». Le troll kidnappeur qu’a vu la mère, et que les enquêteurs jugent impossible, est bel et bien le ravisseur d’enfants, comme les lecteurs l’apprendront par la suite. L’incertitude des humains face à la nature parcourt le roman particulièrement face à la forêt où l’on ne sait qui peut rôder.
Si les romans de Spjut s’inscrivent dans le genre fantastique, ou la fantasy, avec leurs créatures surnaturelles impossibles selon la logique réaliste et l’hésitation ressentie en leur présence, il convient toutefois de souligner que les mêmes critères ne s’appliquent pas nécessairement aux récits de la tradition same. Comme l’explique Fredriksen, le terme fantasy same est quelque peu tautologique, car « la tradition orale same, qui est à la base de nombreuses œuvres littéraires sames, opère déjà dans un espace situé entre le réel et le surnaturel19 ». Les romans de Spjut, étant suédois, ne s’inscrivent pas explicitement dans une telle tradition littéraire mais ont peut-être emprunté des traits à la tradition narrative same, tout comme l’auteur s’est inspiré de légendes et des langues sames.
Dans la mesure où les analyses écocritiques de la littérature focalisent « la représentation de la nature – les mythes et les métaphores crées par le texte20 », un regard écocritique sur les représentations des forêts du Sápmi et de ses habitants pourrait révéler de quelle manière Spjut, en retravaillant les légendes, crée de nouveaux mythes s’appuyant sur les forêts de la Scandinavie septentrionale.
Stallo dans les légendes sames et chez Spjut
Selon les légendes sames, Stallo est un géant malveillant mais stupide à qui les Sames jouent souvent des tours21. Il est avant tout dangereux pour les enfants dont il aime la chair fraîche. Une de ses représentations artistiques, une gravure de Anders Valkeapää intitulée « Stallo chasse les enfants sames », le dépeint comme un être de grande taille, deux fois plus grand qu’un homme22. Sa tête est ornée de cornes de renne, il possède une queue de chien et a un sabot à la place d’un pied. Sa nature mi-animale, mi-anthropomorphe est ainsi soulignée, de même que ses associations avec le Diable. Sur l’illustration, Stallo poursuit des enfants sames, « la meilleure friandise qu’il connaisse », selon la légende de l’image. Malgré le ridicule auquel il est exposé face aux Sames, Stallo demeure une figure effrayante, ce qui constitue également sa fonction principale. Comme bien d’autres créatures légendaires, Stallo représente un danger dont il faut se méfier. En racontant les histoires de Stallo, les Sames et surtout leurs enfants sont ainsi avertis des risques associés à des endroits comme la rivière, le lac gelé ou la forêt. Il convient de noter que le terme Stallo est traité comme un nom propre dans la plupart des légendes, d’où la majuscule, mais qu’il existe également des « stallo » au pluriel, écrit en minuscules initiales ; des créatures vicieuses cherchant à nuire aux humains, à l’instar des lutins des légendes scandinaves, tomtar/nisser.
Chez Spjut, les mythes s’entrelacent avec le monde romanesque, tout comme ce dernier fusionne des éléments factuels et des personnages réels dans un mouvement de métalepse narrative. Les métalepses, telles que définies par Bell et Alber, représentent des « interactions verticales soit entre le monde réel et un univers fictif soit entre des univers fictifs emboîtés23 », illustrées par exemple par le « saut » d’un individu du monde réel dans l’univers fictif où il devient un personnage de l’histoire. Les effets de tels « sauts » entre différents niveaux narratifs, poursuivent-ils, sont déstabilisants car ils relèvent de la métafiction : « en attirant, de manière autoréflexive, l’attention du lecteur sur l’état instable du texte de fiction, le statut ontologique de l’univers fictif est mis en avant24 ». Ainsi, l’instabilité de la narration se conjugue à celle de l’intrigue fantastique, suscitant une double insécurité. Le mythe de Stallo est ainsi présenté dans le roman à travers le personnage de la chasseuse de trolls, tout comme le possible ancrage du mythe dans la réalité historique. Son explication relève de la métalepse dans la mesure où la réalité extra-fictive s’immisce dans l’univers romanesque du personnage de Susso : « De nombreux archéologues étaient convaincus qu’il y avait une sorte de fondement réel aux légendes de Stallo. Des habitations anciennes et des pièges qui ne pouvaient être attribués à la culture nomade same avaient été découverts à différents endroits du nord de la Scandinavie25 ». Les trouvailles et les hypothèses des archéologues sont empruntées au monde extra-fictif et le « peuple de stallo » dont on a trouvé les habitations aurait été ainsi nommé d’après le géant des légendes. Selon les réflexions de Susso, « ce peuple naviguait entre mythes et sciences d’une manière qui correspondait à ses propres théories sur les origines des créatures des légendes populaires suédoises26 ». L’approche de Susso vis-à-vis des créatures légendaires reflète la façon dont Spjut permet à ses personnages et à ses créatures surnaturelles de naviguer entre mythes et faits réels. L’auteur brouille ainsi les frontières entre l’imaginaire et le réel, entre les légendes et les faits vérifiables, sans toutefois changer les faits extra-fictifs en cette occurrence.
En revanche, les faits biographiques de John Bauer sont altérés par Spjut d’une manière qui modifie l’histoire originelle de ses célèbres dessins de trolls. Explorateur du Sápmi dans le monde réel, Bauer fonctionne chez Spjut comme un transmetteur de savoirs, sous forme de dessins, du monde des stallo. Spjut décrit comment un des « grands bonshommes » (storgubbar en suédois) rend visite à Bauer, et la description du géant correspond parfaitement aux trolls des illustrations réalisées par John Bauer27 dans le monde extra-fictif : il mesure plus de trois mètres, a des cheveux hirsutes, de grands anneaux aux oreilles et une posture légèrement voûtée. Les similitudes invitent le lecteur de Stallo à établir un lien entre les trolls dessinés par Bauer et les trolls de Spjut. Ainsi l’histoire de l’origine des illustrations de trolls réalisées par Bauer est modifiée : leur source d’inspiration n’est plus celle connue dans le monde extra-fictif28, à savoir les Sames dans une version teintée de préjugés, mais le géant Stallo des légendes sames. Par cette réécriture de l’histoire, une nouvelle connotation est associée aux dessins de Bauer : ils représentent l’ennemi des Sames, celui qui est craint mais aussi combattu par eux.
Les « grands bonshommes » de Spjut partagent des traits non seulement avec la figure de Stallo issue des légendes sames mais aussi avec les trolls et les ogres tels qu’on les connaît des contes et des légendes folkloriques. Outre les similitudes physiques, c’est surtout leur besoin d’enfants qui constitue le dénominateur commun entre les trois créatures de légendes. À l’instar de l’ogre, le géant same Stallo a un appétit pour la chair humaine, en particulier celle des enfants. Une des superstitions associées à l’ogre, explique Stith Thompson, est celle de « la croyance au pouvoir curatif et régénérateur de la chair humaine29 ». Chez Spjut, la présence d’enfants est essentielle pour maintenir le calme et la bonne humeur des trolls : « ce serait dangereux s’ils n’avaient pas un enfant à regarder30 » constate Seved, l’adolescent de la famille de gardiens de trolls, après un incident où les trolls ont saccagé leur propriété. Cet événement déclenche un nouvel enlèvement d’un garçon que les gardiens conduisent dans la hutte des trolls, un lieu infecte et malsain où l’on a installé un lit en métal doté d’un matelas sur lequel le garçon doit sauter, malgré l’horreur qu’il ressent31. Les « jeux » auxquels s’adonnent les enfants pour calmer les trolls ne sont donc ni spontanés ni innocents. L’énergie vitale que semble en tirer les trolls provient d’une sorte de dévoration métaphorique plutôt que cannibale, ce qui diffère des légendes sames concernant le géant Stallo. Toutefois, ce processus affecte néanmoins les enfants : même s’ils ne meurent pas (dévorés), on leur ôte un morceau de leur âme.
L’ours dans l’imaginaire same
Une caractéristique frappante des trolls chez Spjut est leur capacité à alterner une forme anthropomorphe avec une forme animale, évoquant ainsi les représentations de la figure légendaire Stallo qui est dépeinte tantôt sous des formes animales, tantôt mi-humaines. L’autre face des trolls est celle de l’ours, l’animal désigné comme l’ancêtre des Sames selon la mythologie same32. Encore aujourd’hui l’ours occupe une place de choix dans l’imaginaire same, comme en témoignent les surnoms qui lui sont attribués, explique l’ethnologue Krister Stoor : « On l’appelle grand-père, grand-père des forêts, oreille des feuilles pour n’en donner que quelques exemples33 ». Dans Stallo, les trolls-ours reçoivent des surnoms affectueux comme « grands bonshommes » ou « les vieux » ou encore « áddjá »34, terme same qui se traduit par « grand-père » ou « (vieux) sage ». Les rares fois où les gens s’adressent aux trolls, c’est en langue same. Ces éléments renforcent les liens entre les trolls-ours de Spjut et les mythes et légendes sames.
Entre les Sames et les ours, il existait autrefois un lien particulier ; une forme de réciprocité ou d’échange, doublée d’un respect envers l’ours35. Ils pouvaient même communiquer, selon les légendes. Les Sames faisaient des offrandes aux ours en échange d’une forme de protection : l’ours ne touchait pas à leurs rennes36. L’idée de don et de contre-don sous-tend les relations entre les trolls de Spjut et leurs gardiens humains, considérant le spectacle des enfants jouant dans la hutte des trolls comme une offrande. En retour, les trolls prennent sous leur protection les humains qui s’occupent d’eux, du moins selon la gardienne Ejvor que le jeune Seved appelle mère : « ils ne toucheront jamais un cheveu de ta tête37 », affirme-t-elle. Cette assurance est corroborée par une expérience concrète d’intervention protectrice de la part des trolls, lorsque Seved est attaqué par trois adolescents plus âgés que lui. Il se souvient comment ils « furent soulevés et retournés et comment leurs têtes furent tamponnées contre l’asphalte jusqu’au sang et comment leurs corps volèrent loin » dans ce qui semblait être un jeu pour « les grands bonshommes » qui ont insisté pour « le porter jusqu’à la maison et il n’avait pas osé refuser.38 » Suite à cet incident, Seved en conclut que les trolls veillent sur lui mais que « les autres, par contre, peu importe39 ». Témoin de la violence atroce dont ils sont capables, il reste prudent autour des trolls.
La protection dont pensent profiter les gardiens de trolls se montre en effet capricieuse. Ejvor, habituellement chargée du ménage dans la hutte des trolls, est tuée par ces derniers, irrités car en manque d’enfants. Son frère Börje, tentant de calmer un troll métamorphosé en ours agressif, lance des phrases atténuantes en langue same à l’attention de l’ours : « vuordil » répète-t-il, ce qui signifie « attends ». Malgré ses efforts de calmer l’ours, Börje finit par être atrocement mutilé par la bête, ses membres dispersés autour de la propriété40. Sous réserve de se conformer aux exigences et aux besoins des « grands bonshommes », les gardiens de trolls et surtout les enfants ayant amusé les trolls, se voient en sécurité mais la moindre entorse au protocole risque d’irriter ces derniers. Le fait que certains personnages s’adressent aux trolls en langue same soulève la question de savoir s’ils sont Sames. L’auteur ne fournit pas de réponse concluante mais montre des personnages qui prononcent quelques phrases en langue same uniquement pour communiquer avec les métamorphes. Alors que l’emploi de la langue same en lien avec les trolls-ours signale clairement leurs racines sames, son emploi par les personnages humains reste donc ambigu.
Stefan Spjut combine deux figures issues des mythes et légendes sames, Stallo et l’ours, pour en former une nouvelle, bien adaptée au genre de fantasy contemporain : le troll-ours surnaturel. Cette nouvelle entité permet d’intégrer une partie ours dans la figure du troll, dévoreur d’enfants, l’ours ajoutant la dimension spirituelle et mythique de l’ours-ancêtre. D’une part, la pratique d’offrandes et d’échanges, associée à la vénération portée aux anciens, résonne comme un écho lointain de rituels spirituels d’autrefois entre les Sames et les ours. D’autre part, l’échange mis en scène par Spjut est présenté comme criminel et répréhensible. En effet, la fin du roman s’accélère et tend vers la libération des trois jeunes kidnappés, dès lors que le plus âgé des trois réalise qu’ils ont tous une famille biologique en dehors du campement. Se libérer de l’emprise de la tradition selon laquelle il faut assurer la survie des trolls-ours en leur fournissant des enfants est ainsi présenté comme une fin heureuse. Un nouveau tour joué à Stallo ? En tout état de cause, le troll-ours, cette figure de bifrons aux faces contradictoires, cadre toutefois bien avec le monde fantastique de Spjut où les frontières s’effacent, où le monde devient terrifiant et difficile à décoder.
Loups sames ou norrois
Les loups métamorphes constituent le centre d’intérêt de Stalpi, le deuxième roman de Spjut et renvoient peut-être aux légendes sames qui évoquent l’existence des métamorphes humains. Selon ces légendes, c’est avant tout le noidi (le chaman) qui serait capable de se transformer en animal, notamment en loup, et des récits font état de noidi ennemis se battant sous la forme de loups. Même certains Sames non-chamans auraient le pouvoir de métamorphose en animal, surtout les Sames skolt41. Ces transformations leur permettaient d’emprunter les pouvoirs du loup, cet animal puissant et dangereux.
Les romans de Spjut, en faisant référence aux légendes sames, reprennent cette idée de transformations possibles sans toutefois inclure le côté spirituel des métamorphoses du noidi. Au contraire, les créatures-loup dans Stalpi sont représentées comme agressives, malveillantes, sournoises, voleuses et meurtrières. Leur village septentrional, Rumajärvi, est décrit comme à moitié village-fantôme, à moitié décharge publique où règne l’un des descendants du loup ancestral tel un chef de bande. Les habitants occupent des cabanes ou des caravanes délabrées et s’adonnent à des activités telle que l’allumage de gros feux de barbecue à l’aide d’essence ou bien la visite des femmes captives et enfermées. De plus, plusieurs d’entre eux présentent des déformations physiques, suggérant une consanguinité.
En somme, les lycanthropes chez Spjut incarnent un mode de vie toxique, tant pour l’environnement que pour les humains, et ils ont peu de traits admirables ou spirituels. De ce fait, ils évoquent plutôt les loups des sagas islandaises. Dans son article sur les métamorphes et le « devenir-animal » dans les sagas islandaises, Timothy Bourns explique que l’ours et le loup sont des animaux associés avec des valeurs tout à fait différentes42. Les hommes qui se transforment en ours deviennent des guerriers vaillants ou autres braves alors que les transformations en loup sont plutôt décrites comme une punition ou une humiliation, car le loup est associé à la malice, à la sauvagerie et à l’état de hors-la-loi43. Force est de constater que les loups chez Stefan Spjut ressemblent à leurs ancêtres norrois plutôt qu’à ceux des légendes sames.
Les lycanthropes, semblables aux loups des sagas, possèdent en outre des pouvoirs surnaturels : d’une part, ils sont capables de se métamorphoser et, d’autre part, ils ont la capacité de manipuler les esprits humains. Stalpi décrit comment un homme tombe sous l’emprise mentale d’une figure hybride nommée Stava et de son loup métamorphe. Bien que Stava ait l’apparence d’une femme, elle présente quelques particularités telles que quatre tétons au lieu de deux, et d’une sexualité animale marquée par des rencontres brèves et sauvages, souvent accompagnées de morsures. Son compagnon ou plutôt son esclave, Anders, incarne la dissolution des barrières entre l’humain et le non-humain, révélant « l’inquiétante étrangeté » propre au fantastique et à la dark ecology : sa mémoire, ses pensées, ses désirs, son sens moral sont pillés et son corps se transforme lentement en quelque chose qui n’est plus tout à fait humain. Plus il se rapproche de l’état animal, plus il perd le sens moral et se dégrade, semblable aux loups hors-la-loi des sagas. Il convient de rappeler que le destin cruel d’Anders est une punition pour avoir capturé ce qu’il croyait être un loup, tout comme les transformations en loup sont des punitions dans Vǫlsunga saga et les autres textes norrois discutés par Bourns.
La transformation terrifiante d’Anders, inspirée des sagas, relève du genre fantastique et rejoint la pensée écologique de Morton. La désintégration de l’humain et la fusion avec le non-humain peuvent être interprétées comme l’interdépendance totale de la dark ecology44. Chez Spjut, cette interdépendance ou coexistence demeure menaçante, associée à la terreur par la dissolution des frontières.
Métamorphes minuscules
À côté des « grands bonshommes » et des loups surnaturels se trouvent des petits métamorphes. Les initiés les appellent småskrymt45, un terme suédois qui signifie « esprits follets » ou « petits lutins », ou bien « les stallo ». Les « stallo » au pluriel (mais à la forme linguistique invariable) peuvent prendre la forme de plusieurs animaux de la forêt tels que des lièvres, des renards, des lemmings, des écureuils et des souris. À l’instar des trolls-ours, ces « stallo » ont l’apparence d’animaux naturels lorsqu’ils prennent leur forme animale. La mère de Susso, la chasseuse de trolls, explique le secret des « stallo » de la manière suivante : « La raison pour laquelle on ne peut pas les trouver c’est qu’ils se cachent sous la forme d’animal. Ils peuvent se transformer46 ». La forme animale sert donc de cachette où des créatures surnaturelles et dangereuses peuvent passer pour des êtres inoffensifs et normaux dans la forêt. Leur côté dangereux réside dans leurs pouvoirs télépathiques ou hypnotiques qui leur permettent de manipuler et de contrôler les humains.
Étant donné le cadre géographique de ces romans, les animaux de la forêt font partie intégrante du paysage. Alors que les ours et les loups sont habituellement farouches, les petits animaux sont ceux que l’on peut voir autour des maisons et dans d’autres endroits du monde des humains. Le jeune garçon au début de Stallo est ravi et fasciné de voir un lièvre et un renard assis côte à côte devant la cabane louée par sa mère. Les personnages initiés au secret des « stallo » réagissent différemment lorsqu’ils aperçoivent de tels animaux, car ils représentent un danger. Cette incertitude quant à la nature des créatures à la lisière de la forêt évoque « l’inquiétante étrangeté », ou das Unheimliche, susceptible d’inspirer la terreur dans les récits fantastiques. Il n’y a aucun moyen de déterminer à l’œil nu lesquels sont simplement des animaux et lesquels sont autre chose.
Les capacités maléfiques des petits « stallo » tiennent à leur pouvoir de manipuler les pensées et les esprits des gens, allant jusqu’à détruire leur cerveau voire les tuer. En revanche, on trouve quelques exemples de créatures bienveillantes ou protectrices, comme le lièvre et l’écureuil, deux animaux associés aux mythes et légendes du grand Nord. Parmi les créatures surnaturelles chez Spjut, les lièvres ont un statut particulier, bien que les raisons en restent inexpliquées. Les gardiens des trolls tiennent à avoir des lièvres dans la maison ou à proximité. La plupart du temps ils sont simplement là, quelqu’un les pousse du pied ou les prend sur ses genoux ; on les voit « aider » à faire le ménage dans la grange en ramassant des objets déjà dans la poubelle47. Mais lorsqu’on a « besoin de quelque chose de plus grand48 » que les lemmings métamorphes, on fait appel aux lièvres. En fait, les humains ne peuvent pas s’en passer bien qu’ils semblent les craindre un peu. La représentation des lièvres un peu mystérieux évoque le lièvre des légendes sames qui est considéré comme un animal de noidi, dont le statut spécial l’exemptait d’être chassé, comme l’explique l’ethnologue Yngve Ryd49. Le lièvre pouvait annoncer ou faire venir le malheur, ce qui explique pourquoi les Sames le craignaient.
Un écureuil extraordinaire joue un rôle central dans Stallo et Stalpi. Il vivait chez l’artiste John Bauer qui l’aurait reçu en cadeau lors d’une visite en Laponie chez le « peuple de stallo ». Par encore une métalepse, Spjut place l’écureuil chez une personne également très connue en Suède : Sven Jerring, une célébrité du temps des émissions radiophoniques. À l’instar de Bauer, celui-ci était fasciné par les légendes de stallo au point de voyager pour enquêter là-dessus, comme une sorte de chasseur de trolls. L’écureuil reste chez la veuve de Jerring, où Susso le trouve au cours de ses voyages qu’elle entreprend à son tour, pour chasser les trolls. L’écureuil l’accompagne par la suite et utilise ses pouvoirs mentaux pour protéger Susso, notamment lors d’une confrontation à la vie ou à la mort avec un des trolls-ours.
Ces pouvoirs surnaturels de l’écureuil, Spjut les a peut-être empruntés à Ratatosk, l’écureuil qui, dans le poème eddique Grímnismál, grimpe au tronc de l’arbre Yggdrasil pour transmettre des messages entre le dragon au pied de l’arbre et l’aigle au sommet. L’idée de transfert de messages d’un personnage à un autre se retrouve également chez Spjut, car l’écureuil Skrotta avertit la chasseuse de trolls des dangers, par voie télépathique, et lui explique comment réagir dans différentes situations impliquant des éléments surnaturels. Cependant, l’écureuil de Spjut ne se déplace pas dans l’espace mais dans le temps : d’une génération à l’autre, il accompagne les différents chasseurs et chasseuses de trolls, transmettant les connaissances d’un monde inconnu.
Effet de distanciation et questions écocritiques
La fin du diptyque de Spjut met en scène l’éradication violente des lycanthropes et l’extinction inévitable des trolls-ours, ce qui semble laisser la voie aux humains. Cependant, les petites créatures métamorphes restent présentes. Ce qui les distingue des métamorphes des sagas islandaises et des mythes sames c’est leur capacité d’alterner entre une forme animale et une forme anthropomorphe non-humaine. Susso, la protagoniste, exprime cette dualité en commentant une photo de ce qu’elle appelle un troll, prise par son grand-père : « Ce n’est pas un animal. Et ce n’est pas un être humain. C’est autre chose. Quelque chose d’entre les deux50 ». Spjut retravaille les figures de l’imaginaire same et nordique pour créer des « monstres » qui s’intègrent parfaitement au genre de la fantasy. Ces créatures intermédiaires correspondent particulièrement à l’imaginaire same, où les récits traditionnels glissent aisément « entre le monde mythique et surnaturel ou retournent au monde ‘réel’ », comme l’explique Fredriksen51. Les frontières floues ou inexistantes entre le monde des humains et celui des non-humains permettent aux créatures de Spjut de passer d’un monde à l’autre sans effort. Cela dit, peu de personnages humains sont initiés aux secrets des « stallo » et, comme les surnaturels cherchent à tout prix à les préserver, une sorte de barrière subsiste.
Les métamorphes minuscules représentent les créatures impossibles, ou les « étrangers étranges52 » dans la terminologie de Morton, devenant plus étranges à mesure qu’on les observe. Ainsi, les petits « stallo » aux aspects familiers mais d’une familiarité trompeuse, créent un effet de distanciation. Non seulement ils incarnent « l’impossible et pourtant là53 », mais ils existent autour de nous : les écureuils et les souris qui disparaissent à l’approche des promeneurs, sont-ils simplement des animaux ou possèdent-ils un pouvoir insoupçonné ? Les romans de Spjut sont aptes à soulever de telles questions et anxiétés, ainsi que des interrogations écocritiques sur qui peut prétendre avoir un droit de propriété sur les grandes forêts, ou encore quels sont les êtres avec qui nous sommes inextricablement liés dans l’écosystème d’interdépendance de la dark ecology.
Nouvelles légendes ?
La thématique same, annoncée par les titres des romans ainsi que par le territoire où se déroule leurs intrigues respectives, n’est pas entièrement développée par Spjut. Parmi les deux créatures surnaturelles principales dans Stallo et Stalpi seul le troll-ours s’inscrit dans un imaginaire same, tandis que les « stalpi », les lycanthropes, ressemblent davantage aux métamorphes loups des sagas islandaises. Ainsi, les principaux « monstres » résultent d’un mélange de légendes et de mythes du Nord, en réservant une place de choix à ceux de l’imaginaire same. De même, l’esthétique des récits sames de la tradition orale, où se mélangent sans cesse les mondes réel et surnaturel, se reflète dans le récit de Spjut aux frontières floues entre les humains et les non-humains. Rappelons que même le statut ontologique du récit est déstabilisé au moyen de réécritures historiographiques et de métalepses. Les petites créatures, dans le roman nommées « les stallo » au pluriel, évoquent d’une part les légendes sames associées aux animaux comme le lièvre, d’autre part les mythes nordiques, notamment de Ratatosk, ainsi que les légendes nordiques sur les esprits malicieux et parfois obligeants, tels les lutins.
Le dénominateur commun des créatures retravaillées par Spjut est leur fonction de message ou de messager, porteurs notamment d’avertissements. L’écureuil, héritier du messager Ratatosk du poème Grímnismál, qui va de chasseur en chasseuse de trolls pour transmettre ses connaissances, incarne l’héritage des savoirs surnaturels transmis de génération en génération, reflétant ainsi la transmission des légendes et des mythes. Chez Spjut, il ne transmet son message qu’à certaines personnes élues. Contrairement aux légendes autrefois racontées à qui voulait les entendre, les savoirs de l’écureuil restent cachés. Sur un plan méta-narratif, il est possible de le voir comme un symbole métonymique des romans de Spjut qui véhiculent, eux, des messages du passé mais sous une forme nouvelle. À l’exception de l’écureuil, les créatures surnaturelles cherchent à tout prix à garder le secret de leur existence. Ceci est d’autant plus facile que les humains chez Spjut ne pratiquent plus la tradition de narration orale et que les vieilles croyances sont mortes. Chercher à révéler le secret de l’existence d’êtres surnaturels, comme la chasseuse de trolls, implique un danger mortel.
En combinant la fantasy avec les légendes et les mythes, et en réécrivant certains faits du monde réel, Spjut pose les jalons de légendes nouvelles. À l’instar des histoires sames du terrible géant Stallo, elles sont censées instruire, divertir et avertir en inspirant la crainte. L’avertissement des romans à suspense Stallo et Stalpi, quoique ambigu, paraît de nature écocritique. Spjut dépeint un monde où les humains ont beau avoir repoussé les créatures surnaturelles au fin fond de la forêt du Sápmi, elles sont toujours là. Cette représentation suggère d’abord que la forêt et ses habitants sont des entités vivantes, bien plus que des ressources naturelles. De plus, elle souligne la puissance des créatures de la forêt, une puissance liée à leur capacité de se dissimuler sous l’apparence de petits animaux familiers et innocents. En fin de compte, ces petites créatures peuvent se faufiler presque partout – même dans l’esprit des humains. En reliant ainsi l’humain et le non-humain, à l’instar des êtres inextricablement liés décrits par la dark ecology, les « petits stallo » illustrent comment la coexistence planétaire peut non seulement être désagréable pour les humains, mais aussi les menacer, renversant les hiérarchies de l’écosystème. La clé de la nouvelle légende de Spjut réside toutefois dans le thème récurrent de transmission de savoirs. Le secret enveloppant les surnaturels leur confère une grande partie de leur pouvoir, mais les messages véhiculés par les légendes et les mythes les exposent. Ainsi, les récits transmis de génération en génération offrent des pistes pour une coexistence possible entre humains et non-humains, pourvu que nous soyons prêts à les écouter.
Notes
1Par ex. Ann-Helén Laestadius, Stöld, nommé le livre de l’année 2021 ; Linnéa Axelsson, Ædnan, couronné du prix littéraire Augustpriset 2018 ; Lars Pettersson, Kautokeino, en blodig kniv, le prix du débutant de l’Académie suédoise du polar 2012.
2Stefan Spjut, Stallo, Albert Bonnier förlag, 2012 [La chasseuse de trolls, trad. J-B Coursaud] ; Stalpi, Albert Bonnier förlag, 2018.
3Timothy Morton, The Ecological Thought, Harvard University Press, 2010.
4Roger Bozzetto, Le fantastique dans tous ses états, Presses universitaires de Provence, 2001, consultable sur : https://books.openedition.org/pup/1523, publié le 08 fév. 2013, §46.
5Auteur du best-seller Låt den rätte komma in, 2004 (Laisse-moi entrer, 2010, trad. C. Bruy).
6Article cité sur le site : https://www.albertbonniersforlag.se/bocker/185288/stallo/, consulté le 5 juin 2024.
7Sofia Wijkmark, « Stefan Spjuts Stallo som ekogotisk norrlandsskildring », Norrlandslitteratur: ekokritiska perspktiv, éd. P. Degerman et al., Makadam, 2018, p. 196-212.
8Maria Hansson, « L’autre et l’ailleurs : les trolls dans le Nord du Nord », in : Writing the North of the North, L'Ecriture du Nord du Nord, éd. Annie Bourguignon et Konrad Harrer, Frank & Timme, 2019, p. 159-169.
9Malmö : Allhems förlag, 1956-78.
10Le terme hamnskiftare est construit « à partir du mot désignant l’âme sous son aspect visible (Hamr), et évoquent une modification de l’apparence », ou plutôt « une modification de l’état psychique », comme l’explique Vincent Samson, Les Berserkir : Les guerriers-fauves dans la Scandinavie ancienne, de l’âge de Vendel aux Vikings, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2011, p. 25.
11Annie Rehill, « Les coureurs de bois, motif écocritique dans la littérature canadienne-française », Études en littérature canadienne, vol. 32, n° 2, 2013, p 147.
12Timothy Morton, op. cit., p. 39. « the metaphysical illusion of rigid, narrow boundaries between inside and outside ». Toutes les citations en langue étrangère de l’article sont traduites par l’auteur.
13Ibid., p. 17, 15.
14Ibid. p. 17
15Stefan Spjut, Stallo, p. 18. « En gråbrun pälsstrimma. Det är vad han ser. »
16Ibid., p. 33-34. « Magnus mamma, Mona Brodin, hävdade att en jätte kommit ut ur skogen och tagit hennes barn och även om inspektörerna från Falupolisens tekniska roteln förunderligt nog säkrade bevis som tycktes stödja hennes påstående – på ett flertal ställen i stugans närhet påträffades spårstämplar av enastående storlek och djup – fästes inget vidare avseende vid de osannolika detaljerna i hennes vittnesmål. »
17Ibid., p. 34.
18Roger Bozzetto, op. cit., §46.
19Lill Tove Fredriksen, « Imagination and Reality in Sami Fantasy », in : The Arctic in literature for children and young adults, éds. H. Hansson et.al., New York : Routledge, p. 135. « …since the Sami oral tradition that forms the basis for much Sami literature already operates in the space between the real and the supernatural ».
20Rinda West, Out of the Shadow: Ecopsychology, Story, and Encounters with the Land, University of Virginia Press, 2007, p. 26.
21Voir par exemple Asbjørn Nesheim, « Samisk trolldom », Kulturhistoriskt lexikon för nordisk medeltid, Malmö: Allhems förlag, 1970, p. 7-14.
22Ernst Manker, « Veje-Abram och Stallo-myten », Fataburen: Nordiska muséets och Skansens årsbok 1959, éd. Bengt Bengtsson, Stockholm: Tryckeri Aktiebolaget Thule 1959, p. 31-44. Consultable sur : urn:nbn:se:nordiskamuseet:diva-1176.
23Alice Bell & Jan Alber, « Ontological Metalepsis and Unnatural Narratology”, Journal of narrative theory 42:2, 2012, p.166. « Vertical interactions either between the actual world and a storyworld or between nested storyworlds ».
24Jan Alber & Alice Bell, « The importance of being earnest again: fact and fiction in contemporary narratives across media », European journal of English studies 23:2, 2019, p.125. « …the preoccupation with ontology in postmodernist fiction is ultimately metafictional and therefore destabilising: by self-reflexively alerting the reader to the unstable status of the fictional text, the ontological status of the fictional world is foregrounded ».
25Stefan Spjut, Stallo, p. 129. « Många arkeologer var nämligen övertygade om att det till sagorna om Stallo fanns en verklighetsbakgrund av något slag. Uråldriga bosättningar och fångstgropar som inte kunde kopplas till den samiska nomadkulturen hade grävts fram på olika platser i norra Skandinavien. »
26Ibid. « […] detta folk vandrade fram och tillbaka mellan myt och vetenskap på ett sätt som överensstämde med hennes egna teorier om ursprunget till den svenska folktrons väsen. »
27Pour des exemples des illustrations de Bauer, voir : http://www.johnbauersmuseum.nu/.
28Maria Hansson, « L’autre et l’ailleurs », p. 159.
29Stith Thompson, Motif-index of folk literature, Bloomington, Indiana Univ. Press, 1989, p. 1932-37.
30Stefan Spjut, Stallo p. 107. « det skulle bli farligt om de inte fick ett barn att titta på ».
31Ibid., p. 196.
32Pehr Fjellström, « Kort berättelse om lapparnas björna-fänge, samt deras der wid brukade widskeppelser », Stockholm, 1755. Consultable sur : https://heimskringla.no.
33Krister Stoor, « Samiska berättelser om björnmöten och de två bröderna », Kulturella perspektiv 1, 2014, p. 71. « Det finns ett stort antal björnberättelser […] som belägger björnens mytiska roll. Han kallas farfar, morfar, skogsfarfar, bladöra för att ge några exempel ».
34Stefan Spjut, Stallo, p. 45, 483, et Stalpi, p. 62-63 par ex.
35Krister Stoor, art. cit., p. 72.
36Ibid., p. 70.
37Stefan Spjut, Stallo, p. 131. « … på ditt huvud kommer de aldrig att kröka ett hår ».
38Ibid., p. 133. « Hur killarna som kommit ur bilen för att ge sig på honom rätt som det var lyftes upp och vändes upp och ner och hur deras huvuden stöttes röda mot asfalten och hur kropparna flög långt […]. Efteråt hade de velat bära honom hem och han hade inte vågat säga emot. »
39Ibid., p. 132. « Med andra var det emellertid inte så noga. »
40Ibid., p. 484.
41Asbjørn Nesheim, « Samisk trolldom », Kulturhistoriskt lexikon för nordisk medeltid, Malmö : Allhems förlag, 1970, p. 7-14.
42Timothy Bourns, « Becoming-Animal in the Icelandic Sagas », Neophilologus 105 : 4 (2021), p. 646.
43Bourns cite Vǫlsunga saga pour un exemple de transformation d’homme en loup et Hrólfs saga kraka pour le récit d’une transformation en ours. Ibid. p. 644, 646.
44Morton, op. cit., p. 39.
45Stefan Spjut, Stallo, p. 123.
46Stefan Spjut, Stalpi, p. 141. « Orsaken till att man inte kan hitta dem är att de gömmer sig i djurhamn. De kan förhamna sig, heter det. »
47Stefan Spjut, Stallo, p. 482.
48Stefan Spjut, Stalpi, p. 65.
49Yngve Ryd, Ren och varg: samer berättar, Natur & Kultur, 2007.
50Stefan Spjut, Stallo p. 85. « Det är inget djur. Och det är ingen människa. Det är någonting annat. Något mittemellan. »
51Lill-Tove Fredriksen, art. cit., p. 135. « We must remember that, in the Sami oral tradition, it is not difficult to enter the mythical and supernatural world or to return to the “real” world. »
52Timothy Morton, op. cit., p. 15.
53Roger Bozzetto, op. cit., § 46.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Malin Isaksson
Malin Isaksson est maîtresse de conférences de français, HDR, et membre affilié au groupe de recherche ERLIS. Elle s’intéresse aux fictions dites spéculatives et surtout celles qui mettent en scène des figures légendaires ou mythiques. Au cours du projet FAN(G)S, financé par Vetenskapsrådet (le conseil national suédois de recherches) de 2010 à 2014, elle s’est penchée sur les réactions et les interprétations présentées par les « fans » de fictions populaires vampiriques, telles que Twilight ou True Blood. Les analyses des fan fictions, les réécritures effectuées par les lecteurs et spectateurs, contribuent aux théories d’intertextualité et de transmédialité, ainsi qu’aux théories littéraires dites cognitives, par les résultats concernant la non-linéarité des univers fictifs populaires qui sont plutôt archontiques. En outre, le projet a démontré que les « fans » de fictions romantiques ont l’esprit critique aiguisé, contrairement aux préjugés les concernant. Elle a notamment publié : Isaksson, Malin, « Ethics in The Vampire Diaries Fan Fiction », in : The Vampire Diaries as Postmodern Storytelling: Essays on the Television Series and Novels, éd. Kimberley McMahon-Coleman et al., McFarland 2023 ; Lindgren Leavenworth, Maria & Isaksson, Malin, Fanged Fan Fiction : Variations on Twilight, True Blood and The Vampire Diaries, McFarland 2013 ; Isaksson, Malin, « Buffy, héros post-féministe », in Le héros était une femme, éd. Loïse Bilat & Gianni Haver, Éditions Antipodes, 2011, p. 81-92.